Lal Bahadur Shastri Une vie de vérité en politique

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Lal Bahadur Shastri

Lal Bahadur Shastri

Premier ministre de l’Inde

9 juin 1964 – 11 janvier 1966

Une vie de vérité en politique

C.P. SRIVASTAVA

Traduit de l’anglais par XXXX, Anaïc Le Louët, Jean-Michel Peyrot ;

Révisé par Christophe Rivault

Titre original :

Lal Bahadur Shastri

Prime Minister of India

1964 – 1966

A Life of Truth in Politics

© C.P Srivastava 1995

Publié par OXFORD University Press, New Delhi, Inde

Première édition 1995

Oxford India Paperbacks 1998

Réédition 2005

Sixième impression 2008

Droits pour la traduction française réservés

Copyright © Sahaja Yoga France, 2013, pour la présente édition.

Ce livre

est dédié à ma chère épouse

NIRMALA

qui, depuis notre mariage en 1947,

n’a cessé d’être une profonde source

d’affection, d’encouragement, d’aide et d’inspiration.

Préface française

Notre éditeur nous a fait un présent de choix en diffusant cette biographie de Lal Bahadur Shastri, un homme d’Etat en tous points remarquable, mais encore méconnu en Occident. Ce livre restera dans les annales des ouvrages d’histoire comme une œuvre qui manifeste à la fois une grande rigueur et une grande passion.

Lorsque les Anglais veulent complimenter quelqu’un, ils disent, sans emphase : « He is a gentleman », ce qu’on pourrait traduire par : « C’est un monsieur » ou, plus littéralement, « C’est un gentilhomme ». Voici comment introduire en une ligne Sir Chandrika Prasad Shrivastava.

Les gens faisant preuve d’intégrité sont rarement reconnus par la société postmoderne qui préfère souvent les personnages farouchement ambitieux, sans scrupules ou magouilleurs : arriver suffit, peu importe les moyens. « Sir CP », comme l’appellent collègues et amis, semble démontrer tout le contraire et avoir fait carrière sous une heureuse étoile.

Assistant personnel du second Premier ministre de l’Inde, Lal Bahadur Shastri, PDG de la Compagnie nationale de navigation, secrétaire général de l’Organisation maritime internationale de l’ONU à Londres, titulaire des hautes décorations d’un grand nombre de pays et des ordres les plus prestigieux du sien, Sir CP présente un palmarès éblouissant. Mais, s’il offre le modèle réussi d’un grand commis de l’Etat et d’un serviteur accompli de la communauté des nations, il reste aussi un homme de réflexion dont la pensée va au-devant des grands défis de son temps.

Ayant servi Lal Bahadur Shastri de si près, Sir CP est des mieux qualifiés pour en raviver la mémoire. C’est également pour lui l’occasion d’inviter son pays à ne pas oublier ses propres modèles et valeurs.

Certains considèrent que la Chine sera l’usine du monde et l’Inde son bureau. Mais l’Inde ne se limite pas au domaine des services et sa compétitivité industrielle s’améliore constamment. Avec des structures démocratiques et une population éduquée, ce pays s’annonce clairement comme l’un des géants du troisième millénaire. L’Inde est entrée dans la ligne droite d’un développement qui mène au statut de grande puissance mondiale. Politologues et investisseurs le savent bien. Pour sa jeunesse, nombreuse, éduquée et capable, tous les espoirs sont permis. Mais il y a des ombres à ce tableau. Les défaillances éthiques et la corruption dans le pays du Mahatma rongent les points du produit national brut et menacent la distribution équitable des bienfaits de la croissance. En bref, l’Inde est la plus grande démocratie du monde, mais en cela, le pays n’échappe pas au dilemme des démocraties : comment établir fermement la frontière entre la liberté et la licence.

C’est sans doute une des raisons pour laquelle cette biographie de Lal Bahadur Shastri est si actuelle. Le sous-titre en est presque provocateur ; qui peut unir en une seule ligne la vérité et la politique ?

L’intégrité est une obsession pour Monsieur Shrivastava. C’est le moteur d’une démarche personnelle constante, c’est le thème de cette biographie remarquable qu’il a rédigée sur Lal Bahadur Shastri. L’auteur, en saluant le parcours sans faille du Premier ministre, se rattache à une très ancienne tradition de son pays contenue dans l’épopée du Ramayana qui raconte les faits et gestes du dieu Rama et exalte la notion de « dharma » : la rectitude. Pour lui, Lal Bahadur Shastri en fut un exemple. Parti de rien, il gravit tous les échelons du pouvoir par le mérite d’une conduite exemplaire et sut mener son pays, dans la paix comme dans la guerre, d’une poigne ferme mais juste.

En grand serviteur de son pays, Sir CP, au terme d’un travail de recherche considérable et minutieux, rappelle à la classe des administrateurs et à nous tous que le succès récompense aussi ceux qui ne s’abaissent pas pour l’obtenir.

Il n’est pas rare pour les Indiens qui ont eu une vie active bien remplie, de consacrer leur troisième âge à des activités caritatives, religieuses ou spirituelles. Dans le cas de Sir CP, la voie, une fois de plus, était toute tracée. Son épouse, connue mondialement sous le nom de Shri Mataji Nirmala Devi, est en effet une personnalité spirituelle reconnue. Tout naturellement, il décide de mettre ses talents d’organisateur et d’orateur au service d’une nouvelle grande cause. On le verra donc exhorter des rassemblements de pèlerins, des foules joyeuses qui dansent ou des congrégations qui méditent. En effet, Sir CP reconnaît que dans la confusion ambiante où mûrissent les ferments d’injustice, de destruction et de violence, il ne suffit plus de changer la société, tâche toujours poursuivie, toujours renouvelée, mais toujours trahie. Il faut se changer soi-même. C’est à ce titre qu’il se dit impressionné et convaincu de l’efficience du yoga spontané enseigné par Shri Mataji et du pouvoir de son message.

Ce livre bénéficiera à tous ceux qui s’intéressent à des ouvrages d’histoire de grande classe, à l’Inde contemporaine et aux défis qu’elle affronte. Nous en souhaitons une lecture attentive à tous ses lecteurs.

Grégoire de Kalbermatten

Remerciements

C’est dans un grand nombre de bibliothèques et d’institutions que j’ai pu rassembler les matériaux de documentation et les photographies nécessaires à cette biographie. Je souhaite leur exprimer, à toutes, ma profonde gratitude. Et je tiens à remercier tout particulièrement les organismes et personnels désignés ci-après : au Nehru Memorial Museum and Library, New Delhi : le professeur Ravinder Kumar, directeur, le docteur Hari Dev Sharma, directeur adjoint, ainsi que le bibliothécaire et le personnel. A la bibliothèque du ministère de l’Information et de la Radiodiffusion, Gouvernement de l’Inde, New Delhi : le bibliothécaire et le personnel de la bibliothèque. A la radio All India, New Delhi : le directeur général et son personnel. Au Centre de Recherche Politique, New Delhi : le docteur V. A. Pai Panandiker, directeur, et son personnel. A la Société des serviteurs du peuple, New Delhi : Shri Satya Pal. Le journal The Hindustan Times, New Delhi, dont j’ai pu citer de larges extraits, ce dont je leur suis profondément reconnaissant. Egalement M. N. Thiagarajan, ancien directeur de la photographie du Groupe Hindustan Times, qui a fourni plusieurs photographies, dont celle de la couverture. A la Division des films, Gouvernement de l’Inde, Bombay : le directeur et son personnel. A la bibliothèque Lyndon Baines Johnson, Austin, Texas, Etats-Unis : David Humphrey, chef archiviste, John Wilson, Irene Parra, Linda Hanson, Regina Greenwell et Claudia Anderson, archivistes, ainsi que Jeremy Duval, membre du personnel. A la bibliothèque de l’Université de Yale, Connecticut, Etats-Unis : le bibliothécaire et le personnel. A la British Library, Londres : le bibliothécaire et le personnel. A la British Library, Newspaper Library (département des périodiques), Colindale, Londres : le bibliothécaire et le personnel.

Je suis infiniment reconnaissant à Son Excellence Monsieur William Clark, Jr, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Inde et à M. John Walsh, ancien conseiller, ambassade des Etats-Unis à New Delhi, qui m’ont remis des lettres d’introduction pour les bibliothèques citées précédemment aux Etats-Unis.

J’ai une immense dette de reconnaissance envers les personnes dont les noms suivent ; leur aide m’a été infiniment précieuse pour ma recherche de bien des façons, ou bien elles ont lu en partie cette biographie en me fournissant des commentaires inestimables :

Paul Ellis et Victoria Zbylut de Washington ; Grégoire et Catherine de Kalbermatten, Caroline Vance, Christine Egan, Manoj Kumar, Gagan Ahluwalia et Michael F. Foselli de New York ; le capitaine Mangal Singh Dhillon de Fort Worth, Texas ; le Dr David Spiro, le Dr Brian Wells, John Glover, Ian Paradine, le Dr R.N. Burjorjee, Lucinda Coleman, Paul Wynter, Bill Hansell, Chris Marlow, Chris Flatman et John Brooke du Royaume-Uni ; Son Excellence M. Leonid M. Zamiatin et le Dr Bohdan M. Sheovych, de Moscou ; Jagdish Kudesia, le Dr Deepak Chugh, le Dr S.C. Nigam, Shyam Gupta, le Dr U.C. Rai, Rajiv Kumar, Vijay Nalgirkar, Kiran Walia, Nirmal Kanta et Hari Kishan Khurana, de New Delhi ; Rajesh Shah, Bhagwan Kotak, Naresh Kotak et Krishna Kotak, de Bombay ; Yogi Mahajan, Prem Vaidya et Jagdish Srivastava, de Pune.

Afin de recueillir des informations authentiques sur l’enfance de Lal Bahadur Shastri, j’ai rencontré les membres de sa famille à Ramnagar et à Mirzapur et je leur suis très reconnaissant de l’aide qu’ils m’ont apportée de bon coeur. J’ai également rencontré la famille de M. Nishkameshwar Misra à Varanasi. Mishraji avait joué un rôle important pour aider et guider Lal Bahadur pendant sa vie scolaire.

J’ai bénéficié d’un récit circonstancié des années de formation de Shastri, d’une importance capitale, qu’il passa au collège Harish Chandra (Harish Chandra High School) et à Kashi Vidya Peeth, Varanasi. Je dois ce récit à son camarade de classe et ami pour la vie, le Pandit Raja Ram Shastri, qui devint vice-chancelier de Kashi Vidya Peeth. Il fut aussi membre du Parlement et reçut une des plus hautes distinctions nationales – Padma Vibhushan. Il me reçut dans sa résidence à Varanasi avec une bienveillance chaleureuse. Tous les jours, pendant une semaine entière, il me parla des nombreuses années durant lesquelles il partagea la vie de Shastri, évoquant en détail des événements et des anecdotes spécifiques, décrivant différentes facettes du caractère et de la personnalité de Shastriji. Le Pandit Raja Ram Shastri nous a malheureusement quittés le 21 août 1991 à New Delhi.

Un autre ami de Shastri à Varanasi, qui le connut personnellement pendant la première partie de sa vie, m’a fourni des renseignements de première main : Il s’agit de Shri Brij Nandan, voisin de M. Raghunath Prasad, oncle maternel de Shastri, chez qui Shastri a séjourné environ huit ans.

A New Delhi, j’ai rencontré le Pandit Bishambar Nath Pande, Membre du Parlement, ami intime et collègue de Shastri. Je suis très reconnaissant à Pandeji des renseignements qu’il m’a fournis du fait qu’il a connu personnellement Shastri à Allahabad à partir de 1929, au moment où ce dernier a été en contact étroit avec Jawaharlal Nehru et Purshottam Das Tandon.

J’ai tiré grand profit de mes entretiens avec des fonctionnaires qui ont travaillé en collaboration étroite avec Shastri : entre autres, M. Dharma Vira, à l’époque Secrétaire du Cabinet1, M. C.S. Jha, alors secrétaire aux Affaires étrangères, M. L.P. Singh, alors secrétaire à l’Intérieur, M. K.B. Lall, qui était ambassadeur de l’Inde auprès de la Communauté économique européenne et de la Belgique, et M. Govind Narain, secrétaire de l’Intérieur du Gouvernement de l’Uttar Pradesh lorsque Shastri était ministre de l’Intérieur et des Transports de l’UP. J’ai reçu une aide très appréciable dans mon travail de recherche de la part du Dr Abid Hussain, ancien membre de la Commission du Plan et ambassadeur aux Etats-Unis d’Amérique, de M. Prakash Narain, ancien président du Conseil d’administration des Chemins de fer et secrétaire principal du Gouvernement de l’Inde, de M. Naresh Chandra, ancien Secrétaire du Cabinet, de M. Muchkund Dubey, ancien secrétaire aux Affaires étrangères, de M. Mahesh Prasad, ancien secrétaire au ministère de l’Information et de la Communication, et de M. A.R. Bandyopadhyaya, ancien secrétaire adjoint au département des Réformes administratives et des Doléances publiques. J’adresse ici à tous l’expression de ma profonde reconnaissance.

Afin de traiter de questions importantes relatives à la guerre indo-pakistanaise de 1965, j’ai rencontré le général de corps aérien Arjan Singh, qui était alors chef d’état major de l’armée de l’air, le général P.P. Kumaramangalam, chef d’état major adjoint et plus tard chef d’état major de l’armée, le général de corps d’armée Harbaksh Singh, alors commandant de l’armée, Commandement occidental, ainsi que le lieutenant-colonel de l’armée de l’air Trevor Keeler. Ces officiers qui figurent parmi les héros de la guerre m’ont fourni des renseignements et des commentaires inestimables qui s’appuient sur leur connaissance et leur expérience personnelles.

J’ai eu la chance d’avoir des entretiens avec trois personnalités célèbres du journalisme indien : M. Prem Bhatia, M. Kuldip Nayar et M. Inder Malhotra, qui ont bien connu Shastri. Je leur suis très reconnaissant des commentaires clairvoyants sur différents aspects du mandat de Shastri en tant que Premier ministre.

Je souhaite exprimer ma profonde gratitude au Dr Iain West, chef du département de médecine légale au Guy’s Hospital de Londres pour sa bienveillance : il n’a pas ménagé son temps précieux pour étudier les circonstances de la mort du Premier ministre.

Le commandant d’escadrille R.K. Pal m’a apporté une aide substantielle dans mon travail de recherche ; il a passé un temps considérable à examiner en détail, avec la plus extrême minutie, le texte entier de cet ouvrage. Sa contribution à la préparation de cette biographie est inestimable.

Au commandant H.S. Sharma, je suis reconnaissant de l’aide considérable qu’il a apportée pour mettre le texte entier sur ordinateur, et de l’assistance excellente qu’il a fournie au niveau du secrétariat.

Je remercie M. P.C. Tandon pour l’aide que j’ai reçue de lui de multiples façons. Son expérience d’ancien secrétaire adjoint au Bureau des standards indiens, ministère de l’Alimentation et du Ravitaillement Civil, Gouvernement de l’Inde, me fut d’un grand profit pour la dactylographie de cet ouvrage et sa révision. M. Tandon s’est donné la peine de relire tout le manuscrit et m’a donné d’excellentes suggestions pour son amélioration.

M. Derek Lee de l’Ecole de langues, Anglia Polytechnic University, Cambridge, Grande-Bretagne, a examiné le texte entier avec un soin méticuleux et m’a proposé de nombreuses suggestions pour son amélioration.

Dans la phase finale de la préparation de ce livre, M. et Mme Beaven, de Grande- Bretagne, ont fourni une aide inestimable en entrant le texte révisé sur de nouvelles disquettes et en l’imprimant pour le soumettre aux éditeurs.

Je suis aussi extrêmement reconnaissant à M. Alan Wherry, directeur marketing, Bloomsbury Publishing Ltd, Londres. En sus de suggestions inestimables pour l’amélioration du texte, il m’a présenté à mes éditeurs, Oxford University Press.

Personne ne m’a plus aidé que mon rédacteur à Oxford University Press ; il a consacré une grande partie de son temps à mettre au point et à améliorer le texte de cet ouvrage.

Enfin, ma femme Nirmala a partagé totalement mon désir profond et insistant d’écrire cette biographie et m’a apporté toute l’aide possible. Ma fille aînée Kalpana et son mari Prabhat Kumar Srivastava, ont contribué à l’illustration photographique de ce livre avec plusieurs documents importants qu’ils se sont chargés de rechercher. Et ma fille cadette Sadhana et son mari Rommel Varma, co-auteurs d’un ouvrage de renom, The Himalayas, se sont donnés beaucoup de mal également pour mettre le texte en valeur par une mise au point soignée à domicile.

Tout en reconnaissant la dette de gratitude que j’ai contractée envers tous ceux dont le nom figure ci-dessus et ceux qui m’ont par ailleurs aidé de mille façons, je porte l’entière responsabilité du contenu de cette biographie, et je suis le seul responsable de tous les points de vue et commentaires qui y sont exprimés.

1 NDT : le mot anglais « Cabinet » a été traduit par « Cabinet », « Conseil des ministres » et « gouvernement » en fonction du contexte.

Table des illustrations

Cartes

  1. Offensive pakistanaise et contre-offensive indienne (secteur occidental)
  2. La bataille d’Assar Uttar

Photographies

  1. Trois professeurs et cinq étudiants de la promotion de Shastri en philosophie, Kashi Vidya Peeth, Bénarès. De gauche à droite : Janardan Pati Tripathy, Dularey Sahai, le Pandit Gopal Shastri, Ram Sakhe Singh, le Dr Bhagwan Das, le Pandit Raja Ram Shastri, le Dr Sampurnanand, Lal Bahadur Shastri (photo de 1925).
  2. Le Président Radhakrishnan, le Premier ministre Nehru, le ministre Shastri.
  3. Avec sa fille Suman (à sa droite) et deux petits-enfants. L’auteur, sa femme Nirmala (à gauche de Shastri) et ses filles, Kalpana (à l’extrême gauche) et Sadhana (à l’extrême droite) rendent visite aux Shastri à l’occasion de Diwali.
  4. Accueilli par Kossyguine à Tachkent, le 3 janvier 1966.
  5. Avec Ayub, du Pakistan, à Tachkent. A ce stade, le désaccord est total.
  6. Shastri, Ayub et Kossyguine se serrent la main juste avant de signer la Déclaration de Tachkent, ce qui ne semble pas être du goût d’Ali Bhutto.
  7. L’angoisse de la fin : Ayub et Kossyguine sont de ceux qui portent le cercueil de Shastri.
  8. PHOTOGRAPHIE SM ET SIR CP

Introduction

C’est en juin 1950 que je rencontrai M. Lal Bahadur Shastri pour la première fois. Quelques semaines plus tôt, j’avais été nommé au poste de magistrat de la ville de Lucknow1. Mon supérieur immédiat, le magistrat du district de Lucknow, m’avait demandé de rencontrer M. Shastri, qui était alors ministre de l’Intérieur et des Transports d’Uttar Pradesh, pour recueillir tous les conseils qu’il pourrait souhaiter me donner quant à l’exercice de ma charge.

J’obtins un rendez-vous avec le ministre pour le lendemain à 18 heures, dans sa résidence officielle. J’y arrivai cinq minutes à l’avance et remarquai que sa voiture était garée à l’entrée du « bungalow », portière arrière ouverte, signe qu’il était sur le point de partir. Son attaché personnel parut à la porte et me dit que le ministre avait été appelé à l’improviste à une réunion organisée par le ministre en chef et qu’on me fixerait bientôt un autre rendez-vous. Il transmit le même message à un autre visiteur qui venait également d’arriver.

Un instant plus tard, M. Shastri sortit de chez lui. Je ne l’avais jamais vu auparavant et fus frappé par sa petite taille et sa tenue extrêmement soignée. Il portait un kurta et un dhoti bien repassés, d’une propreté impeccable, et une coiffe à la Gandhi, le tout en coton de tissage artisanal (khadi). Il salua l’autre visiteur à la manière indienne traditionnelle, les mains jointes sur la poitrine, et en souriant avec bienveillance, il commença à lui parler avec une extrême politesse. Au bout de deux minutes, le visiteur lui remit des papiers et s’éloigna après avoir échangé les salutations d’usage. L’attaché s’approcha alors de M. Shastri et, me désignant du doigt, murmura quelques mots. Je me tenais un peu à distance afin de ne pas m’imposer à l’attention du ministre. Ce que fit ensuite M. Shastri resta profondément gravé dans ma mémoire. Il s’approcha de moi et, levant les yeux, me salua les mains jointes avec une très grande amabilité. Je n’en revenais pas ! Un ministre saluait les mains jointes un fonctionnaire subalterne ! Ce fut une expérience nouvelle qui m’enseigna une grande leçon. J’essayai de sauver la situation en offrant aussitôt à mon tour une réponse empreinte d’un grand respect, mais j’eus la conviction intime de n’être pas à la hauteur. Le ministre me mit à l’aise, m’invitant à le rejoindre dans son salon. Conscient de ses obligations, je le suppliai de ne pas prendre de retard : je pourrais venir un autre jour. Mais il insista pour me faire asseoir le temps de parler. Il m’interrogea sans hâte, voulant savoir si on m’avait alloué une résidence et si j’y étais installé. Je répondis par l’affirmative et lui demandai ensuite s’il avait des instructions spéciales à me donner. Il réfléchit un instant et me dit : « Lucknow, étant la capitale de l’Etat, se trouve de ce fait au centre de nombreuses activités d’ordre politique et autres. Une administration intègre et efficace est d’une importance vitale. Il faut être aussi d’une vigilance constante pour faire régner l’ordre et la loi. Les relations entre la police et les gens doivent être fondées sur le respect et la considération réciproques. Le magistrat de votre district est un fonctionnaire d’une compétence et d’une expérience des plus remarquables et il sera la personne la plus qualifiée pour vous guider. » Quand il eut fini, je me levai et m’excusai de l’avoir retardé. Il sourit et me demanda de revenir le voir par la suite. Nous sortîmes ensemble de chez lui. Il fit une pause et me demanda si j’avais un moyen de transport. Ma réponse étant affirmative, il se dirigea alors vers sa voiture et me dit au revoir. Tandis que celle-ci s’éloignait lentement, je joignis les mains et il sourit.

Après son départ, je restai dans l’allée, à réfléchir sur cette expérience. Un dirigeant politique important, un ministre très occupé, s’était départi de la réserve officielle pour manifester une bienveillance et une courtoisie extrêmes envers un fonctionnaire subalterne. A New Delhi, j’avais connu des ministres : leurs rapports avec leurs jeunes subordonnés se limitaient à un signe de tête rapide, d’un air plutôt affairé. J’appris plus tard que M. Shastri manifestait courtoisie, considération et bienveillance envers tous ceux qu’il rencontrait, quel que fût leur statut.

Au bout de quelques mois, je reçus une promotion et on me transféra à Meerut, en qualité de magistrat de district auxiliaire. Je n’avais pas particulièrement besoin de retourner voir le ministre et je quittai Lucknow. Ceci, pensai-je, mettait un terme à mes rencontres avec M. Shastri. Heureusement pour moi, il n’en fut rien.

Deux ans plus tard, en 1952, je dus me rendre de Meerut à la gare de New Delhi pour y attendre ma femme, Nirmala, et mes filles, Kalpana et Sadhana, arrivant de Nagpur. Le train entra en gare dans un nuage de vapeur et je pus alors accueillir ma famille. Mais comme le quai était bondé de voyageurs qui descendaient du train et se bousculaient pour s’éloigner aussi vite que possible, Nirmala et moi décidâmes de rester un peu en retrait, tenant bien la main de nos petites filles, alors âgées de quatre et deux ans. A ce moment-là, un train en provenance de Lucknow entra en gare sur le quai en face. Un grand nombre de fonctionnaires des Chemins de fer se trouvaient déjà sur place, attendant de toute évidence quelqu’un de très important. Au même moment, je vis M. Shastri sortir d’un compartiment et être accueilli par ces fonctionnaires. A cette époque, il était ministre des Chemins de fer et des Transports dans le gouvernement du pandit Jawaharlal Nehru, et s’était installé à New Delhi. Entouré de ces officiels, M. Shastri commença à s’éloigner. Ma famille et moi-même étions de l’autre côté du quai quand, soudain, M. Shastri jeta un regard dans ma direction. L’instant suivant, il détourna les yeux, car quelqu’un de son groupe se mit à lui parler. J’hésitais à me frayer un chemin jusqu’à lui pour le saluer, étant à peu près sûr qu’il m’avait oublié. Notre rencontre, deux ans auparavant à Lucknow, n’avait en effet duré que trois ou quatre minutes. Au moment où ces pensées me traversaient l’esprit, je vis M. Shastri regarder à nouveau dans ma direction. Me demandant qui il pouvait bien chercher, je regardai de chaque côté. J’eus honte de ce qui se passa ensuite : le ministre quitta son groupe, s’approcha de moi et, comme deux ans auparavant, joignit les mains pour me saluer en disant : « Srivastava sahib, namasté. Apné moujhé pahchana nahin. Main Lal Bahadur houn. » (« Bonjour  Monsieur Srivastava ! Vous ne m’avez pas reconnu ? Je suis Lal Bahadur. »)

Comme on pouvait s’y attendre, j’en restai abasourdi et les mots me manquèrent. Recouvrant mes esprits, je lui répondis respectueusement que tout le monde le reconnaissait, moi aussi bien sûr, mais que je ne savais pas qu’il me ferait l’honneur de se rappeler de moi, après tout ce temps. Avec un sourire affable, M. Shastri me reparla de notre rencontre à Lucknow et dit qu’il avait appris ma nomination à Meerut. Il s’enquit de ma santé et de celle de ma famille ; je ne pus répondre que par un murmure. Me gratifiant à nouveau d’un large sourire, il reprit sa route.

Après cette seconde rencontre de 1952, due au hasard, je n’eus pas l’occasion de revoir M. Shastri avant 1957. Cette année-là, il était ministre du gouvernement central, chargé des Transports et des Communications. A cette époque, on m’avait transféré à nouveau dans l’administration indienne : en 1957, je fus nommé au poste de vice-directeur général des Affaires maritimes à Bombay.

En qualité de ministre des Transports, M. Shastri était en charge du maritime. Il demanda au directeur général de ce secteur, le docteur Nagendra Singh – en poste à New Delhi – s’il pouvait lui recommander un fonctionnaire des services administratifs indiens pour en faire son secrétaire particulier. Le docteur Nagendra Singh proposa mon nom. Je fus convoqué à New Delhi et immédiatement invité à rencontrer le ministre. Je pénétrai dans le bureau qu’il occupait au ministèreet parvins à le saluer le premier. Apparemment, le ministre avait déjà consulté mon curriculum vitae confidentiel et semblait satisfait de mon profil. C’est pourquoi, après m’avoir accueilli avec sa bienveillance coutumière, il me demanda si j’accepterais de l’aider. Je lui exprimai mon extrême gratitude pour la confiance qu’il me portait, et ajoutai que le servir serait un grand privilège. Quelques jours plus tard, j’entrais en fonction au bureau du ministre en qualité de secrétaire particulier.

De jour en jour, j’apprenais à connaître ses exigences par rapport au travail officiel. Il voulait que tout soit fait dans un esprit d’absolue intégrité et de totale franchise. Rien ne pouvait être pour moi plus agréable ni, en vérité, plus exaltant. Il travaillait de longues heures, et moi aussi, très satisfait d’être à ses côtés.

Tout allait bien quand, un jour, j’eus l’occasion de recevoir une autre leçon – la troisième de la part de M. Shastri. C’était l’après-midi et j’étais avec lui dans son bureau à discuter de questions officielles quand le Premier ministre Jawaharlal Nehru téléphona pour inviter M. Shastri à le rejoindre le lendemain matin à 9 heures : il s’agissait d’essayer un nouvel avion Fokker Friendship que l’ambassadeur de Hollande voulait présenter au Premier ministre. Je proposai de demander au secrétaire particulier chargé des rendez-vous de prévoir les arrangements qui s’imposaient pour que le ministre Shastri soit à l’aéroport quelques minutes avant le Premier ministre. En quittant le bureau du ministre, je m’adressai au secrétaire particulier qui fit le nécessaire.

Le lendemain, j’arrivai à la résidence de M. Shastri à 9h30 et j’appris, consterné, que le ministre avait manqué son rendez-vous avec le Premier ministre : on s’était trompé d’aéroport ! Or, en Inde, plus que partout ailleurs, les ministres ne se risquent pas à manquer leurs rendez-vous avec le Premier ministre ! J’étais profondément affligé d’avoir failli à M. Shastri dans cette affaire plutôt cruciale et délicate. Je ne savais pas quelle avait été sa réaction, mais j’allais sûrement recevoir la semonce de ma vie !

Quelqu’un entra dans la maison et informa le ministre de mon arrivée. Presque immédiatement, il sortit de sa résidence et nous échangeâmes en silence des salutations. A ma profonde surprise, il arborait son sourire habituel comme si rien de fâcheux ne s’était produit. Mon visage, qui reflète toujours mes sentiments, montrait à quel point j’étais bouleversé. Le ministre me regarda un instant puis s’enquit : « Vous n’avez pas l’air bien. Est-ce que ça va ? » Tout ce que je réussis à faire, ce fut de lui présenter des excuses inconditionnelles : « Je suis vraiment désolé, Monsieur, de n’avoir pas pris toutes les dispositions qui s’imposaient. » Pour me rasséréner, le ministre me répondit sans perdre une seconde : « Il n’y a pas lieu de se faire du souci ! » Puis, avec un sourire encore plus large, il ajouta : « J’ai envoyé au Premier ministre un message en temps voulu et il a décollé avec l’ambassadeur de Hollande. Je verrai cet avion un autre jour. »

« C’est très aimable à vous de me dire cela, Monsieur » dis-je, « mais il n’empêche que je me sens très malheureux. Cela n’aurait jamais dû se produire. »

Avec son immense bienveillance habituelle, M. Shastri me dit : « Veuillez ne pas oublier que je vous ai demandé de me rejoindre pour m’aider dans mon travail officiel. Cela ne fait nullement partie de vos attributions de vous occuper de mes rendez-vous. Il y a des secrétaires particuliers qui en sont chargés. Vous ne devez nullement vous sentir responsable de ce contretemps d’aujourd’hui. Alors, je vous en prie, oubliez cela. » Après un instant de pause, il ajouta : « Je vous demande également de n’en rien dire au secrétaire particulier. Cette affaire l’a complètement retourné. C’est un homme très consciencieux et il a fait de son mieux pour tout vérifier. En réalité, il n’y a eu aucune négligence. Quelquefois les choses vont de travers malgré tout le soin qu’on y apporte. Poursuivons notre travail. Il me faut quelques minutes pour me préparer, nous irons ensuite au bureau ensemble. »

M. Shastri n’exprimait jamais ses sentiments par des gestes de la main, mais par son regard qui témoignait d’une bonté et d’une bienveillance apaisantes : c’était le fruit d’une noblesse d’âme tout à fait exceptionnelle. La stature morale de M. Shastri m’apparut en pleine lumière, autant que son humanité chaleureuse, son extrême respect, sa capacité de compréhension et de pardon.

Les trois incidents que j’ai décrits eurent sur moi un retentissement considérable. Cela donna le ton à toute ma carrière. C’est avec un dévouement total que je continuai à travailler pour M. Shastri. Dans les discussions, il semblait apprécier mes points de vue et mes commentaires qui s’appuyaient, du mieux possible, sur des critères objectifs. Il commença à placer en moi une grande confiance et je devins bientôt une sorte de conseiller personnel du ministre.

Quand, en 1959, M. Shastri prit en mains les portefeuilles de l’Industrie et du Commerce, il m’emmena avec lui dans ce ministère en qualité de secrétaire privé. C’était une lourde charge et notre journée de travail se terminait rarement – pour ainsi dire jamais – avant 22 heures. La vie continua ainsi pendant quelques mois. Malheureusement, ma santé en souffrait. Le climat extrême de Delhi, en particulier sa chaleur et sa poussière, me causait des problèmes. Le climat de Bombay en bord de mer me convenait mieux. Par chance, au ministère des Transports, on avait très envie de me récupérer à la direction générale des Affaires maritimes à Bombay pour traiter de certaines questions urgentes et complexes. En conséquence, le directeur général, le Dr Nagendra Singh, réussit à persuader M. Shastri de me libérer.

C’est avec émotion que je pris congé de M. Shastri. Il avait sur ses sentiments un contrôle remarquable et n’était jamais démonstratif. Cependant, il m’exprima son affection et son estime en me disant que ce n’était pas la fin de nos relations et que je devais rester en contact étroit avec lui. Aussi, chaque fois que j’allais à New Delhi ou que M. Shastri venait à Bombay, nous prenions toujours un petit moment pour nous rencontrer et le lien qui nous unissait demeura très fort.

Puis soudain, en octobre 1959, nous fûmes bouleversés d’apprendre que M. Shastri avait eu une crise cardiaque et qu’il avait été hospitalisé à Allahabad. J’éprouvai alors une inquiétude et une affliction profondes. J’appris de mes amis de New Delhi, en contact avec l’hôpital d’Allahabad, que l’état de M. Shastri s’était stabilisé et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. C’était très réconfortant. Je sentais néanmoins qu’il me fallait aller à Allahabad. J’y arrivai quelques jours plus tard et, plein d’appréhension, j’entrai dans sa chambre d’hôpital. Il reposait sur son lit, le visage souriant comme à l’accoutumée. Nous échangeâmes des salutations comme nous l’avions toujours fait. Il était visiblement content de me voir et me dit qu’il se sentait mieux. Il avait la voix ferme et claire et ne manifestait aucune anxiété. J’y restai quelques minutes et me retirai, grandement soulagé. Au bout de trois semaines environ, M. Shastri retourna à New Delhi et reprit ses fonctions.

Entre 1959 et 1963, je rencontrai M. Shastri de temps à autre. En avril 1961, il était devenu ministre de l’Intérieur, cela rehaussait sa stature dans la vie politique du pays. En 1963, le corps exécutif le plus élevé du Parti du Congrès – la Commission de travail du Congrès – invita certains ministres parmi les plus hauts placés au gouvernement central, ainsi que des ministres en chef des Etats provinciaux, à abandonner leurs positions au gouvernement pour venir renforcer le travail des membres du parti. Six de ces ministres devaient quitter le gouvernement Nehru. Le Premier ministre n’était vraiment pas disposé à laisser partir M. Shastri dans le cadre de ce projet, connu par la suite sous le nom de Plan Kamaraj. Mais finalement, sur l’insistance de M. Shastri, il s’inclina. Celui-ci quitta donc le gouvernement avec les autres. Mais après seulement quelques mois, en janvier 1964, il fut rappelé au gouvernement par Jawaharlal Nehru, qui souffrait d’une indisposition et réclamait Shastri pour l’aider à exercer ses responsabilités.

Le pandit Jawaharlal Nehru décéda le 27 mai 1964. Je me trouvai à ce moment-là au Royaume-Uni, en train d’assister à un congrès maritime. Le pandit Nehru avait été mon héros, comme il l’avait été pour la nation indienne tout entière, et sa mort m’attrista profondément. On ne pouvait imaginer l’Inde sans Nehru, mais l’inimaginable s’était produit. L’avenir du pays soulevait de graves inquiétudes. Cependant, des nouvelles rassurantes nous parvenaient de l’Inde. Au Parti du Congrès alors au pouvoir, on redoublait d’efforts pour élire rapidement un successeur, de préférence à l’unanimité, afin d’assurer une transition dans l’ordre des choses. Le 2 juin 1964, on apprit que Lal Bahadur Shastri avait été élu à la tête du Parti parlementaire du Congrès, et qu’il prêterait bientôt serment en qualité de nouveau Premier ministre.

Naturellement, je fus ravi et enthousiasmé de cette nouvelle. Cependant, de retour à Bombay, j’appris par les journaux que le Premier ministre était tombé malade et que ses médecins lui avaient conseillé de rester alité quelque temps. Le bruit courait qu’il avait été victime d’une seconde crise cardiaque, heureusement bénigne cette fois-ci. Ma femme et moi étions tous les deux soucieux et mon épouse me pressa de me rendre immédiatement à New Delhi pour offrir mes services au nouveau Premier ministre. Elle sentait vraiment qu’avec toute la confiance que M. Shastri me portait, il était de mon devoir de lui apporter toute l’aide nécessaire. En tant que fonctionnaire, je n’étais aucunement enclin à prendre une telle initiative, car le Premier ministre pouvait être embarrassé si, pour une raison quelconque, il ne souhaitait pas m’intégrer à son équipe.

Quelques jours plus tard, cependant, je dus me rendre à New Delhi pour assister à une réunion et je jugeai que je pouvais, sans mettre le Premier ministre dans une situation délicate, tirer parti de cette occasion pour lui rendre visite à sa résidence, et m’enquérir de sa santé. En fait, comme nos relations personnelles s’étaient toujours maintenues au cours des années, j’aurais été très mal avisé de ne pas chercher à le rencontrer, alors même que j’étais de passage à New Delhi et qu’il n’allait pas bien.

Je me rendis donc à la résidence du Premier ministre. Le secrétaire particulier de service me dit que ses médecins avaient déconseillé de trop nombreuses visites, mais qu’il allait cependant signaler mon arrivée. Il revint bientôt, disant que le Premier ministre avait accepté de me rencontrer et ajouta que je ne devrais pas rester plus d’une ou deux minutes. J’entrai. M. Shastri était couché dans son lit. Il avait l’air bien et répondit à mes salutations comme à son habitude, avec un sourire. Je lui présentai mes félicitations respectueuses pour son accession à la tête du gouvernement et du pays et lui souhaitai un prompt rétablissement.

Dans la chambre, deux secrétaires particuliers écoutaient la conversation et, sûrement conscients de leur responsabilité, tenaient à s’assurer que je ne resterais pas trop longtemps. J’étais moi-même soucieux de ne pas fatiguer M. Shastri en parlant davantage. Au bout de quelques minutes silencieuses, je joignis les mains et demandai la permission de me retirer. Les deux secrétaires particuliers firent un signe d’acquiescement, mais le Premier ministre avait autre chose en tête. A ma grande surprise, et plus encore à celle des secrétaires, il me demanda de rester et pria ceux-ci de sortir de la chambre. Je sentis que quelque chose d’important se jouait peut-être pour moi. Quand nous ne fûmes plus que tous les deux, M. Shastri dit : « Ap ko to Bambai bahout pasand hai. Abhi wahan kab tak rahéné ka irada hai ? » (« Je sais que vous aimez Bombay. Combien de temps encore comptez-vous y rester ? ») « Ji, ap jab tak mounasib samjhén  (Monsieur, aussi longtemps que vous le jugerez opportun »).

M. Shastri me regarda un instant puis me dit : « Main sochta houn ki ab ap yahan a jaiyé aur méri madad kariyé » (« Je crois que vous devriez venir m’aider, maintenant, à New Delhi »).

Je répondis promptement : « Ji, achcha. » (« Oui, Monsieur. »)

M. Shastri était content. Il me dit qu’on s’occuperait de mon transfert immédiatement.

Je pris alors congé du Premier ministre et retournai à Bombay avec la bonne nouvelle. Nirmala était ravie. J’étais aussi heureux que les choses eussent aussi bien tourné pour moi sans avoir commis, en aucune façon, de manquement à la bienséance ni aux normes en usage dans la fonction publique.

Peu de temps après, on reçut l’ordre de mon transfert et je quittai Bombay pour New Delhi, où je me présentai devant le Premier ministre. Mon titre officiel était : co-secrétaire du Premier ministre de l’Inde ; mes devoirs spécifiques étaient fixés par le Premier ministre en personne. On me fit entrer dans ses appartements et, après les salutations d’usage, je dis : «  Je vous suis profondément reconnaissant, Monsieur, de m’avoir renouvelé votre confiance. J’aimerais savoir quelles seront mes obligations ? »

Je posai cette question parce que deux fonctionnaires éminents appartenant aux cadres supérieurs de la fonction publique – L.K. Jha et Rajeshwar Prasad – avaient déjà été nommés au secrétariat du Premier ministre en qualité, respectivement, de secrétaire et de co-secrétaire, et je voulais connaître précisément mes responsabilités. « Vous devrez travailler pour moi et m’assister, comme vous le faisiez lorsque vous étiez mon secrétaire particulier, » répondit M. Shastri.

Il désirait me faire comprendre, en effet, qu’il voulait que je travaille en collaboration étroite avec lui en tant qu’attaché personnel, conformément à ses vœux et à ses besoins. J’avais bien conscience que les responsabilités d’un Premier ministre étaient largement différentes de celles d’un ministre, et j’étais impatient de savoir si le Premier ministre avait pour moi, dans ce contexte, des directives spécifiques. Il me dit à ce propos : « Vous devez être disponible pour moi pendant toutes les heures de travail, comme auparavant. Veuillez vous installer un bureau dans chacun des trois endroits où je dois travailler – le Parlement, l’immeuble du Secrétariat, et la Résidence officielle. Je vous demanderai votre aide sur toutes questions quand j’en aurai besoin. Aussi, sentez-vous libre de me donner votre avis ou de me conseiller sur toutes les questions à examiner. Comme vous le savez déjà, dans mes déclarations et dans mes lettres, je ne veux pas employer ne serait-ce qu’un seul mot de plus que ce qui peut être réellement accompli. Il faut parler moins et agir plus. » Il ajouta, comme une pensée qui lui serait venue après coup : « La tâche d’un Premier ministre est difficile, mais elle n’est pas impossible. Essayons. Si nous réussissons, parfait ! Si j’échoue, je donnerai ma démission et je partirai. »

D’une voix claire et ferme, il prononça ces paroles qui retentissent encore aujourd’hui à mes oreilles. Pour moi, ces mots étaient la plus succincte expression, le symbole le plus capable de montrer l’intégrité de son caractère. Notez les bien : « Si nous réussissons », et « Si j’échoue ». En cas de réussite, il était prêt à en partager le crédit avec ses collaborateurs ; mais en cas d’échec, il en assumait l’entière responsabilité. Ainsi commença entre le Premier ministre et moi-même une relation de travail qui allait devenir de jour en jour plus étroite.

Ma routine quotidienne : arriver le matin au n°10 de la rue Janpath, la résidence officielle du Premier ministre, puis l’accompagner quand il se rendait à la Chambre du Parlement ou à l’immeuble du Secrétariat. Quand il allait à Lok Sabha ou à la Rajya Sabha2, je siégeais invariablement à la tribune officielle pour être disponible au cas où il aurait besoin, à bref délai, de renseignements complémentaires. Le soir, il travaillait dans son bureau au 10 rue Janpath, jusqu’à une heure très tardive. Pendant la guerre indo-pakistanaise, la journée de travail ne se terminait jamais avant minuit et se poursuivait même parfois jusqu’aux premières heures du matin suivant. Pendant tout ce temps, j’étais dans mon bureau à proximité, ou avec lui.

Une relation de travail très étroite se développa entre nous ; elle reposait sur la confiance totale qu’il avait en moi et ma loyauté absolue à son égard. Il avait la certitude qu’il pouvait discuter avec moi de toute question officielle, si épineuse et délicate fût-elle, sans courir le moindre risque de fuite ou de trahison. De plus, avec le temps, il réalisa qu’à chaque fois qu’il avait besoin de mes commentaires ou de mes conseils, je lui répondais toujours en visant l’objectivité et la vérité. Il savait aussi que je ne disais rien dans le seul but de lui être agréable : il m’avait demandé d’être honnête et sincère à chaque fois qu’il me consulterait, ce qui concordait parfaitement avec mes propres dispositions. Tandis qu’il écoutait mon point de vue et prenait en considération ce que j’avais à dire, ce n’est qu’à partir de son propre jugement qu’il prenait une décision concernant un problème, à la suite d’une réflexion sérieuse et approfondie. C’est en bonne intelligence que, tard dans la soirée avant de cesser le travail, nous discutions des principaux faits de la journée et du programme du lendemain. C’est ainsi que j’eus le grand avantage de connaître son avis sur la plupart des problèmes. Cela m’a considérablement aidé à rédiger des brouillons de lettres ou de discours en affinité avec sa pensée.

Je savais aussi que le jargon administratif habituel n’était guère à son goût. Dans ses paroles et ses écrits, il apportait un soin extrême et une précision rigoureuse. Il tenait l’hyperbole en abomination. Il voulait des textes précis, rédigés en langage clair et direct, sans équivoque aucune. Il disait exactement ce qu’il avait en tête, et il était en adéquation totale avec ce qu’il disait. Il avait le courage de ses convictions et n’usait jamais de faux-fuyants. Aucun de ceux qui travaillaient avec lui ne pouvait obtenir quoi que ce soit par feinte ou flatterie : il avait tôt fait de percer les gens à jour ; c’était chez lui un don exceptionnel. Il était toujours prêt à oublier ou à pardonner des erreurs commises sans intention ou de bonne foi, mais quiconque se risquait à la moindre malhonnêteté ou imposture sombrait dans la disgrâce.

Travailler avec lui était tout à la fois facile et difficile. C’était facile parce que tout ce que l’on avait à faire consistait à se montrer d’une honnêteté, d’une sincérité et d’une courtoisie irréprochables. La difficulté consistait à se consacrer de tout son cœur et de toute son âme à ses obligations. Tant pour lui-même que pour ceux qui travaillaient avec lui, il n’y avait pas de temps pour rencontrer des amis ou s’adonner à des centres d’intérêt personnels, et même très peu de temps pour la famille. Plus on était proche du Premier ministre, plus la relation était exigeante. Ses responsabilités publiques occupaient pratiquement tous ses instants ; à vrai dire, il s’y vouait corps et âme et quiconque travaillait étroitement avec lui était tenu d’en faire autant. Mais l’obligation ne venait aucunement de lui. Absolument pas. Il s’agissait d’une obligation intérieure, manifestement exaltée par l’exemple désintéressé de M. Shastri.

Mes fonctions comportaient la rédaction de lettres et de déclarations conformes à ses volontés, et l’étude de problèmes qu’il me confiait de temps à autre. Il me demanda de porter une attention particulière au travail qui concernait le Parlement et la presse. Je l’accompagnai dans la plupart de ses missions à l’étranger, y compris la dernière à Tachkent. Au cours de cette conférence historique sur la paix, je passai le plus clair de mon temps dans la résidence du Premier ministre, où nous évoquions fréquemment l’évolution de la situation. Tard dans la soirée, nous passions en revue les délibérations de la journée et parlions du lendemain. Il me racontait avec force détails les entretiens qu’il avait eus avec le Président Ayub Khan du Pakistan et le Premier ministre Kossyguine d’URSS. L’affaire en cours retenait seule toute notre attention. Pour moi, ces journées – parmi les plus précieuses de ma vie – me laissent un souvenir ineffaçable.

Pendant les deux brèves périodes où je travaillai avec M. Shastri (1957-1959 et 1964-1966), toute ma famille eut des contacts étroits avec lui et sa famille. Nous étions fréquemment invités à sa résidence pour des festivités ou pour dîner. M. Shastri et sa famille en vinrent à manifester beaucoup de considération et de respect pour ma femme Nirmala, en raison de son nationalisme, de son patriotisme et de ses qualités spirituelles. En effet, elle avait pris part au mouvement du Mahatma Gandhi « Quittez l’Inde » (« Quit India ») de 1942, et son père, P.K. Salve, était un dirigeant éminent du Congrès dans l’Etat du Madhya Pradesh. Il avait beaucoup sacrifié à la cause du nationalisme et on l’avait jeté en prison ; Nirmala s’était imprégnée de son esprit. Quand nous rendions visite à M. Shastri, il lui parlait de saints et de sages, de religion et de spiritualité, domaines où elle avait des connaissances étendues. Il abordait aussi avec elle d’autres sujets : cela allait de l’économie intérieure du pays aux affaires politiques et, en 1965, il désira même la voir entrer au Parti du Congrès. Cependant, Nirmala s’intéressait davantage aux questions spirituelles ; la politique ne l’attirait pas.

Pendant toute cette période, les membres de la famille du Premier ministre se montrèrent pleins d’égards envers ma famille et moi-même. Pour nous adresser à Mme Lalita Shastri, la femme de M. Shastri, nous lui disions « Mataji » (mère vénérée). Les fils de M. Shastri, Hari Krishna Shastri, Anil Shastri, Sunil Shastri et Ashok Shastri, me traitèrent toujours en frère et je fis de même envers eux. Les gendres de M. Shastri, Kaushal Kumar et V.N. Singh, nous témoignèrent la même affection et la même considération. Malgré la proximité de nos relations personnelles, jamais aucun d’eux ne se permit d’intervenir sur une quelconque question officielle relevant de mes activités professionnelles.

Telle était l’heureuse situation quand nous nous rendîmes à Tachkent le 3 janvier 1966. Le Premier ministre Shastri fit l’histoire en signant avec le Pakistan l’accord de paix – la Déclaration de Tachkent – du 10 janvier 1966 à 16 heures. Comme nous le savons, dans les quelques heures qui suivirent ce moment historique, M. Shastri décéda. En ce jour de triomphe et de tragédie, je me promis d’écrire la biographie du Premier ministre Shastri, une fois retraité de la fonction publique. Ce livre est la réalisation de cette promesse.

Si cette biographie couvre toute la vie de M. Shastri, elle met surtout l’accent sur son mandat de Premier ministre. Ce fut une période importante, qui connut de nombreuses crises, une guerre historique, puis la paix. C’est cette période qui a révélé à l’Inde et au monde la pleine stature de M. Shastri, leader et chef d’Etat éminent.

Pour exécuter convenablement ma tâche de biographe, on me conseille de révéler les faiblesses et les déficiences de M. Shastri au même titre que ses réussites. Faiblesses de caractère ou d’intégrité ? Je crains de ne pouvoir en découvrir aucune. Je me dois de dire, pour respecter la vérité, qu’il adopta tacitement et de bonne heure une règle de conduite globale à laquelle il adhéra fermement toute sa vie. La passion du pouvoir, la cupidité ou la convoitise des femmes, tout cela lui était étranger. C’est la raison pour laquelle, pendant la longue période qui suivit la mort de M. Shastri, le 11 janvier 1966, nul ne laissa jamais entendre qu’il y aurait eu des squelettes dans le placard.

Si quelque chose avait pu être révélé dans ce sens, nul doute que les sentinelles de l’arène politique s’en seraient chargées : en témoigne la reconsidération actuelle du Président Kennedy, héros en son temps d’un monde qui l’admirait.

Qu’en est-il alors des déficiences de M. Shastri ? Il en avait quelques-unes, c’est vrai. Il faisait à peine 1,57 m, source d’amusement notable dans les premiers mois de son mandat, par exemple lorsqu’il se tint debout à côté de la haute et puissante silhouette du Président Nasser d’Egypte. Et si la personnalité affable de M. Shastri avait un charme bien particulier, elle n’avait nullement le charisme de M. Nehru. M. Shastri n’était pas non plus un grand orateur, et sa prose ne pouvait se comparer à la belle prose anglaise de Nehru. Si Jawaharlal Nehru était un aristocrate, doté de toutes les grâces de la haute société qui accompagnent la richesse, M. Shastri était issu d’un milieu pauvre ; dans les premières années, il avait dû lutter avec acharnement, ne fût-ce que pour survivre. Mais cela ne laissa chez lui aucune rancœur. Il était toujours maître de lui-même, confiant et plein de dignité, imprégné des meilleures traditions de la culture indienne, si riche de splendeurs. Bien que « désavantagé » par son aspect physique, donné par Dieu, et par les autres imperfections dues à la pauvreté dont il souffrit dans ses premières années, M. Shastri fut un météore politique qui, par la force de son caractère, de son intégrité et de sa sincérité, s’imposa avec une modestie exceptionnelle, mais aussi un courage inébranlable, face aux défis considérables que l’histoire mit sur sa route.

Ce livre retrace l’histoire extraordinaire de la vie de cet Indien ordinaire. Dans le lourd climat de cynisme politique et social qui semble caractériser notre époque, j’ose espérer que cette biographie fournira un modèle lumineux et une source d’inspiration.

1 Lucknow est la capitale de l’Uttar Pradesh (UP), l’état le plus peuplé de l’Inde.

2 Les deux Chambres du Parlement Indien.

Chapitre 1 – Naissance, enfance et éducation

Lal Bahadur Shastri est né le 2 octobre 1904 à Moghalsaraï, tout près de Bénarès, la ville sainte de l’Inde. Il est mort le 11 janvier 1966 à l’âge de soixante et un ans, à Tachkent, en Ouzbékistan, qui faisait alors partie de l’URSS. Sa vie a coïncidé avec l’une des périodes les plus importantes et décisives de l’histoire de l’Inde. En 1904, à la naissance de Shastri, l’Inde était asservie aux Britanniques, dont le pouvoir était total et incontesté. Et cependant cette même année, survinrent des circonstances qui furent à l’origine, l’année suivante, en 1905, de ce qui ressemblait à une révolution. Ce fut le lancement d’un mouvement politique en faveur du swaraj – l’autonomie. Le Congrès national indien (CNI), créé en 1885 grâce aux efforts déterminés d’un Anglais, Allan Octavian Hume, devint après 1905 l’organe qui servit à l’avancement de ce nouveau mouvement. En 1920, le Mahatma Gandhi prit la succession à la tête du Congrès national indien. Il voyagea inlassablement à travers tout le pays, portant son nouveau message sur le principe éthique de vérité et la voie de la non-violence (satyagraha). L’Inde se rallia autour du Mahatma, qui lança un mouvement de masse pour la liberté. Lal Bahadur était un enfant de cette époque révolutionnaire.

Par une coïncidence remarquable, la date de naissance de Shastri – le 2 octobre – est la même que celle du Mahatma Gandhi, né trente-cinq plus tôt. Le père de Lal Bahadur, Sharda Prasad, était instituteur à Allahabad. Sa mère, Ram Dulari Lal, était la fille de Munshi Hazari Lal, directeur de l’Ecole des Chemins de fer de Moghalsaraï, le grand nœud ferroviaire proche de Bénarès. Il y était aussi professeur d’anglais. Lal Bahadur est né dans la maison de son grand-père maternel, Munshi Hazari Lal. Il était le second enfant de Ram Dulari Devi ; le premier était une fille, Kailashi Devi, alors âgée de quatre ans environ.

Le père de Sharda Prasad (grand-père de Lal Bahadur), Babu Nandan Lal, était receveur adjoint des postes. Les ancêtres de Lal Bahadur, du côté paternel, étaient employés au service du domaine de Ramnagar, dans le district de Bénarès. A Ramnagar, il reste une petite maison ancestrale, où vivent toujours quelques-uns de ses parents. Lal Bahadur Shastri appartenait donc à une famille de la petite bourgeoisie ; pour assurer leur subsistance, ses membres exerçaient des emplois d’instituteurs, de receveurs adjoints des postes et des positions similaires.

Quelques jours après la naissance de Lal Bahadur, sa mère retourna chez son mari à Allahabad avec ses deux enfants. Un jour, Lal Bahadur avait tout juste un mois, sa mère se rendit à une mela – une foire au bord du Gange (Ganga). Elle portait l’enfant dans ses bras, quand soudain, poussée par une foule qui déferlait sur elle, elle lâcha l’enfant qui disparut dans la confusion et la bousculade. Tous ses efforts pour le retrouver échouèrent. On signala la disparition à la police et, comme par miracle, on retrouva bientôt Lal Bahadur dans la cabane d’un vacher d’un village voisin et on le rendit à ses parents éplorés. Lal Bahadur était tombé dans le panier de ce vacher, qui avait cru que le Tout-puissant et le fleuve sacré, « Mère Ganga », avaient exaucé ses ferventes prières pour avoir un fils. Quand la police expliqua les faits, le vacher et sa femme acceptèrent volontiers, mais non sans tristesse, de se séparer de l’enfant.

En 1906, alors que Lal Bahadur avait juste dix-huit mois, son père mourut soudain de la peste. En décédant, le soutien de famille laissait derrière lui une jeune veuve de vingt-trois ans avec deux petits enfants, l’un de dix-huit mois et l’autre de cinq ans. Sharda Prasad venait juste de recevoir sa nomination au poste de naib tahsildar, une position de cadre subalterne, mais il ne laissait ni argent, ni biens. C’était une situation désastreuse pour Ram Dulari Devi et ses deux enfants. Normalement, pour respecter les traditions des familles hindoues, le père de Sharda Prasad, Babu Nandan Lal, aurait dû se rendre immédiatement à Allahabad et ramener chez lui la famille en détresse. Mais il n’en fut rien. La seconde femme de Babu Nandan Lal était la belle-mère de Sharda Prasad par un second mariage. Elle n’avait aucune affection pour Sharda Prasad et sa famille, et refusa fermement de leur venir en aide.

Providentiellement, Munshi Hazari Lal, qui aimait beaucoup sa fille, l’amena chez lui à Moghalsaraï, ainsi que ses petits-enfants. A cette époque-là, Ram Dulari Devi était enceinte de son troisième enfant. Trois mois plus tard, elle mit au monde une fille qui reçut le nom de Sundari Devi.

Mais bientôt, le bienfaiteur, victime d’une attaque de paralysie, mourut à son tour en 1908, deux ans à peine après que sa fille fut devenue veuve. Avec ces tragédies successives, Ram Dulari Devi, Lal Bahadur et ses deux sœurs étaient confrontés à une situation très difficile, mais une aide providentielle vint à leur secours une fois encore.

Munshi Hazari Lal avait un frère, Munshi Darbari Lal, chef de bureau dans le service gouvernemental de l’opium à Ghazipur, en Uttar Pradesh. Comme son frère, c’était un homme humain, chaleureux et généreux. Immédiatement, il prit en charge la responsabilité financière de toute la famille et prévint le désastre possible. A cette époque, Lal Bahadur n’avait que trois ans et n’était donc pas encore assez grand pour saisir la gravité de leur situation. Sa mère, jeune femme de vingt-cinq ans, faisait face à ses malheurs avec un grand courage. Elle était déterminée à ce que Lal Bahadur ne restât pas marqué par ces expériences. Pour subvenir aux besoins de la famille, Munshi Darbari Lal envoyait régulièrement de l’argent à son fils, Bindeshwari Prasad, qui devint le tuteur local de la famille. Entre-temps, celui-ci était devenu instituteur à Moghalsaraï. De cette façon, la famille malchanceuse recouvra la stabilité.

Etant le plus jeune fils de la famille, Lal Bahadur jouissait de l’affection de tous et des soins constants de sa mère. Bindeshwari Prasad était un homme bienveillant au cœur généreux, et lui aussi s’occupa beaucoup du jeune garçon. Une autre personne de la famille se prit d’affection pour l’enfant : c’était Purshottam Lal, le fils de son grand-père défunt Munshi Hazari Lal, le plus jeune frère de Ram Dulari Devi (et donc l’oncle maternel ou « mama » de Lal Bahadur). Dans la famille, on appelait Purshottam Lal de son petit surnom, Lallan. Il avait alors tout juste sept ans. Pour Lal Bahadur, il fut à la fois mama et ami. Cette relation apporta aussi une certaine sécurité au jeune Lal Bahadur, bien qu’en fait sa vie fût pleine d’incertitudes.

Dans la famille de Munshi Hazari Lal et de Munshi Darbari Lal, il était de coutume d’entreprendre l’éducation d’un enfant sous la responsabilité et la garde personnelles d’un maulvi, un homme instruit dans la foi musulmane. Pour commencer, les enfants devaient apprendre l’ourdou, et l’initiation à l’étude tenait de la cérémonie. Lorsque Lal Bahadur fut âgé de quatre ans, Maulvi Budhan Mian, du village voisin de Padhza, accomplit le rite d’initiation ou, comme on disait alors, la cérémonie de Bismillah. Sous la tutelle de Maulvi Sahib, Lal Bahadur apprit non seulement l’ourdou, mais aussi le tahzib, qui associe étiquette sociale et culture cosmopolite. Ce fut la première influence extérieure qu’il reçut pour sa formation. Assidu, il assimilait tout ce qu’on lui présentait. Il manifesta un intérêt marqué pour la littérature ourdoue, surtout la poésie. Comme nous le verrons plus tard, toute sa vie, son poème favori fut celui du poète Mirza Ghalib. A Moghalsaraï, au collège Railway Boys où Lal Bahadur étudia jusqu’en sixième, Maulvi Budhan Mian était un professeur respecté de tous.

Jusqu’à douze ans, Lal Bahadur passa son enfance à Moghalsaraï, avec de temps à autre des visites à Mirzapur. Durant cette période, les soins et l’affection de sa mère et de sa famille maternelle – grand-mère, grand-père et oncles – lui permirent de poursuivre son éducation à peu près comme l’aurait fait tout autre enfant de la famille. C’est pourquoi le décès de son père n’affecta pas sérieusement son développement et ne provoqua pas chez lui de tension nerveuse grave.

Trois anecdotes à propos de son enfance mettent en relief certaines qualités innées du caractère de Lal Bahadur. Un soir d’été, Lal Bahadur et son oncle maternel, Lallan Mama, se promenaient à Mizrapur près de la rive du Gange, et ils virent passer un vieil homme qui portait sur la tête un panier chargé. Lal Bahadur lui demanda ce qu’il portait. L’homme s’arrêta, déposa le panier et répondit : « J’ai de très bonnes mangues. En voici une pour toi, et une autre pour ton compagnon. Goûte-la. Tu vas aimer. Puisque c’est le soir et que je voudrais en vendre quelques-unes avant de rentrer chez moi, je vous en vends cent pour juste un anna.1 »

Lal Bahadur et Lallan Mama goûtèrent la mangue, qui était délicieuse. Lal Bahadur regarda Lallan Mama, qui fit un signe d’acquiescement. Ils rassemblèrent leurs ressources, qui s’élevaient à deux paisas chacun, et donnèrent l’argent au vieil homme. Celui-ci se mit à compter les mangues et à les mettre à part. Quand il arriva à cinquante, Lal Bahadur intervint et dit à l’homme de ne pas en sortir davantage. Le vieillard était stupéfait. « Mon garçon, tu m’as donné un anna, et je dois te donner encore cinquante mangues pour aller jusqu’à cent. »Lal Bahadur répondit : « L’argent est à vous. En fait, cinquante mangues nous suffisent. Merci beaucoup. » Le vieil homme regarda Lal Bahadur ; il n’en croyait pas ses oreilles. Il remit son panier sur la tête avec les mangues qui restaient, et s’éloigna lentement. Pendant tout ce temps, Lallan Mama, qui était lui-même âgé de dix ans et avait seulement quatre ans de plus que Lal Bahadur, assista à la scène sans intervenir. Après le départ du vieil homme, il dit : « C’est idiot de ta part. Nous avons payé pour cent mangues, mais tu n’en as pris que cinquante. » Lal Bahadur expliqua : « Tu te souviens de ce que l’homme a dit ? Il était prêt à vendre cent mangues rien que pour un anna. C’était un acte de misère. Pourquoi profiter d’une telle situation ? En tout cas, nous n’avons pas vraiment besoin de plus de cinquante mangues pour la famille. » Pendant toute sa jeunesse, la candeur de ses convictions se révéla persuasive. Qu’est-ce qui poussait un enfant de six ans à agir comme il le faisait ? Il n’avait pas reçu de leçons pour lui inspirer ce sens exceptionnel du « fair-play ». On peut raisonnablement en déduire que Lal Bahadur avait une conscience très développée, nourrie par des voies invisibles au sein d’un environnement familial très moral, qui s’était manifestée spontanément en cette occasion.

La deuxième anecdote est encore plus significative de la force innée de cette volonté morale. L’oncle maternel de Lal Bahadur, Bindeshwari Prasad, le chef de famille, était très amateur de bonne chère. Il était particulièrement friand de pigeon, et pour s’assurer d’en avoir toujours à sa disposition, il avait élevé de nombreux oiseaux dans sa maison de Moghalsaraï. A son gré, il en choisissait un, le faisait tuer, cuire et servir à table. Un jour, le pigeon qu’il avait précisément choisi s’envola et se réfugia sur les tuiles du toit. Bindeshwari Prasad demanda à Lal Bahadur de grimper au sommet du toit pour lui dire s’il voyait le pigeon. Lal Bahadur obéit, aperçut l’oiseau, et le dit en effet à son oncle. Celui-ci demanda au garçon d’attraper le pigeon et de l’apporter. Lal Bahadur resta assis, l’air abattu, sans bouger : c’était un végétarien rigoureux. Voici l’échange qui eut alors lieu entre eux :

Bindeshwari Prasad Nanku, va chercher ce pigeon tout de suite.

Lal Bahadur Non, je n’irai pas !

Bindeshwari Prasad Pourquoi non ?

Lal Bahadur Parce que je sais que tu vas tuer le pigeon et que tu vas le manger.

Bindeshwari Prasad C’est à çà que servent les pigeons ! Maintenant, va vite le chercher.

Lal Bahadur Non, tu vas le tuer !

Bindeshwari Prasad D’accord ! Va le chercher ! Je ne le tuerai pas !

, qui était encore un enfant, pensait avoir convaincu Mama Bindeshwari Prasad. D’un bond, il attrapa le pigeon et le rapporta. Mais naturellement Bindeshwari Prasad ne tint pas parole. Il fit tuer le pigeon et le fit préparer pour le repas. en fut doublement atterré : son Mama avait manqué à sa parole et « son » pigeon avait perdu la vie. Sa conscience se dressait, révoltée. Que pouvait-il faire ? Bindeshwari Prasad était un homme à la forte volonté, et il était le chef de famille. Le petit Lal Bahadur n’était pas de taille à poursuivre la discussion, mais il ne voulait pas abandonner non plus. Même à cet âge tendre, il n’agissait pas avec précipitation ni de façon impulsive. Après mûre réflexion, il décida de faire ce que le Mahatma Gandhi devait faire des années plus tard lorsqu’il demandait réparation d’une grave injustice. Il fit la grève de la faim, et s’abstint de nourriture toute la journée, résistant à toute insistance de la part de sa mère et des autres personnes de la maison. Comme Lal Bahadur était l’enfant chéri de toutes les dames de la famille, elles s’associèrent à sa protestation courageuse et elles aussi refusèrent de manger ! Le lendemain matin, Bindeshwari Prasad se trouva face aux récriminations de toutes les femmes de la maison liguées contre lui ! Quand elles eurent dit ce qu’elles avaient à dire, Bindeshwari Prasad convoqua le petit garçon et lui parla avec fermeté : « Tu n’as rien mangé hier. Je suis sûr que tu as très faim. Tu prendras certainement quelque chose aujourd’hui. » Lal Bahadur regarda son oncle avec respect et répondit sans céder : « Non ! Je ne mangerai pas, » dit-il, « Pourquoi as-tu tué le pigeon alors que tu m’avais dit que tu ne le tuerais pas ? »

Bindeshwari Prasad resta sans réponse. « Nanku, tu as raison, » dit-il finalement. « Je n’aurais pas dû faire ce que j’ai fait. Je te promets que je ne tuerai plus jamais de pigeons. En fait, je ne mangerai plus jamais de pigeon. Je te promets que je vais devenir végétarien. » Bindeshwari Prasad tint parole. Pour Lal Bahadur, ce fut le premier exercice de satyagraha.

Ces deux anecdotes n’ont évidemment pas une importance publique, et ne relatent que de simples incidents domestiques. Et cependant, elles dénotent déjà une volonté morale et une conscience d’une acuité exceptionnelle qui allaient se manifester de façon plus remarquable encore dans la vie publique et politique de Shastri.

La troisième est d’un tout autre ordre. Pendant qu’il était collégien (en sixième) à Moghalsaraï, Lal Bahadur remarqua qu’il était inscrit à l’école sous le nom de Lal Bahadur Varma. Il avait alors douze ans. Il dit à sa mère et à sa famille qu’il ne souhaitait pas garder le nom de caste « Varma » dans son nom de famille : il n’aimait pas les différences de castes. Cela ne fut pas du goût de Munshi Darbari, mais il ne souleva aucune objection. Par contre, cette idée plut à son fils, Bindeshwari Prasad, qui ne portait pas de nom de caste. D’un commun accord, ils adressèrent une requête au directeur de l’école pour qu’on supprimât le nom de famille « Varma » des dossiers scolaires de Lal Bahadur. C’était une situation délicate, parce que le directeur lui-même était un Varma – Basant Lal Varma. Il eut le bon sens de ne pas en prendre ombrage et approuva la proposition. Lal Bahadur Varma devint ainsi simplement Lal Bahadur. « Shastri » fut ajouté à son nom en 1925, après qu’il eût acquis le grade de « Shastri » (celui qui connaît les Shastras2) qu’il reçut de l’université Kashi Vidya Peeth de Bénarès.

En 1917, Lal Bahadur quitta Moghalsaraï, car, suite au transfert de Bindeshwari Prasad, toute la famille dut déménager. La plupart des membres de la famille regagnèrent la demeure ancestrale située à Mirzapur. Lal Bahadur se rendit à Bénarès en vue de poursuivre son éducation. Ainsi, 1917 marqua la fin de la première et de la plus délicate période de sa vie.

Ram Dulari Devi emmena ses trois enfants à Bénarès, où habitaient les deux filles mariées de son oncle. Ils séjournèrent d’abord chez l’une de ces parentes, et Lal Bahadur entra au collège Dayanand (Dayanand High School). Dans cette famille, l’atmosphère n’était pas agréable, et Ram Dulari Devi préféra résider avec ses enfants chez l’autre cousine, dont le mari, Raghunath Prasad, était employé à la municipalité de Bénarès. Ils n’étaient pas proches parents, mais Raghunath Prasad accepta les nouveaux arrivants et leur procura de bonne grâce le gîte et le couvert. Lal Bahadur séjourna dans cette maison de 1917 à 1925, jusqu’à la fin de ses études.

Il entra au collège Harish Chandra en cinquième et poursuivit son éducation dans cette institution jusqu’en seconde. Ces quatre années, de 1917 à 1921, constituèrent une période cruciale de sa vie tant pour la formation de son caractère et le développement de ses qualités intérieures, que pour son évolution de jeune patriote loyal et dévoué.

Bénarès est une cité sainte qui remonte à l’antiquité. Le temple Vishwanath, le sanctuaire bouddhiste de Sarnath, le Gange sacré, la foule de sages qu’on y rencontre, les divers lieux de savoir, le centre de la Société théosophique, la culture et l’héritage de l’Inde partout présents, tout cela s’associe pour donner à Bénarès sa prééminence et sa sainteté sans rivale. S’y ajouta une dimension politique lorsque le Congrès national indien y tint sa vingt-et-unième session en décembre 1905, sous la présidence de Gopal Krishna Gokhale. Cette session marqua un tournant dans l’histoire du Congrès. La partition du Bengale, qui prit effet en octobre 1905, provoqua un choc émotionnel sans précédent. Gokhale condamna cette partition, il y voyait « une cruelle injustice », et relança la colère et le ressentiment de tout le pays sur cette question (1). Il incita le peuple de l’Inde à promouvoir la lutte politique, en particulier à travers le mouvement Swadéshi, et engagea un débat où se firent entendre, dans l’enthousiasme et avec une attention sans faille, les voix puissantes de nationalistes et patriotes de premier plan – Lala Lajpat Rai, Bal Gangadhar Tilak et Bipin Chandra Pal. A partir de ce moment, Bénarès devint un centre important d’activité politique dans le pays.

C’est dans cette atmosphère que commença l’éducation de Lal Bahadur. A son arrivée, c’était un jeune garçon de treize ans, calme et intelligent, bien élevé, maître de soi, un étudiant enthousiaste et attentif. Il retint bientôt l’attention de l’un des professeurs les plus respectés de l’école, Nishkameshwar Misra, qui s’attacha à ce petit garçon doué.

Misra était un homme remarquable. C’était un bon professeur qui montrait aussi beaucoup d’humanité et de patriotisme et portait grand intérêt à ses élèves. Le dimanche et les jours de congé, il organisait pour le bénéfice de ses étudiants des excursions spéciales en plein air ; il s’agissait de volontaires, et les participants devaient payer un anna chacun pour couvrir les frais de transport et la nourriture. Le but de Misra était de leur inculquer un intérêt plus large pour leur environnement – pour l’architecture, en particulier les monuments historiques, ainsi que pour les fleurs et jardins – ainsi que de faire naître un esprit de camaraderie et la sympathie entre eux.

Misra trouva en Lal Bahadur l’étudiant le plus assidu, le plus dévoué et le plus discipliné de sa classe, aussi le désigna-t-il comme chef de classe. A ce titre, il lui revenait de préparer une liste de volontaires pour le pique-nique suivant et de recueillir l’argent nécessaire. Une fois, Misra remarqua que Lal Bahadur n’avait pas porté son nom sur la liste. Prenant le garçon discrètement à part, il lui en demanda la raison. Lal Bahadur répondit franchement : « Parce que je ne peux pas payer, Monsieur. J’ai besoin de cet argent pour les besoins essentiels de la maison. » « Mettez votre nom sur la liste, dit Misra, je paierai l’anna pour vous. » Misra avait compris la situation financière de Lal Bahadur : celui-ci vivait avec son mausa (oncle maternel), on lui assurait les repas, puisqu’il était membre de la famille, mais on ne lui donnait pas d’argent de poche.

Ce soir-là, au retour de l’excursion, Misra emmena Lal Bahadur chez lui, le présenta à sa femme en lui demandant de traiter le nouveau venu comme un autre fils. Tout d’abord celle-ci protesta, disant qu’ils avaient déjà assez d’enfants à la maison, mais bientôt elle se prit de sympathie pour lui et lui prodigua avec abondance affection et hospitalité. Lal Bahadur leur rendait visite régulièrement et faisait presque partie de la famille. En échange, il demanda à servir de précepteur à l’un des petits enfants de la maison. Misra était très content de cet arrangement. C’était un homme sensible, généreux et magnanime ; il pensa que ce travail de précepteur méritait mieux que des bonnes paroles, de l’affection et un repas de temps à autre, et il décida de le rétribuer régulièrement. Sachant que Lal Bahadur n’accepterait pas de paiement en espèces, il trouva une autre solution : tous les mois, il mit de l’argent dans une tirelire affectée à Lal Bahadur. Des années plus tard, quand la sœur du jeune homme fut sur le point de se marier, Misra offrit toute la somme ainsi accumulée à la mère de Lal Bahadur, disant qu’il s’agissait des gages que son fils avait durement gagnés par son travail. On accepta l’argent et l’obstination de Misra se révéla très utile pour financer les dépenses du mariage.

Les années 1917 à 1921, où Lal Bahadur était au collège Harish Chandra à Bénarès, connurent plusieurs changements politiques majeurs. Le Mahatma Gandhi, qui était arrivé en Inde en 1915, commença à prendre part à des activités politiques à partir de 1917, et lança au début de 1921 un mouvement de masse, le Mouvement de non-coopération.

Nishkameshwar Misra, qui était immensément patriote, entreprit dès lors d’inspirer de profonds sentiments d’amour et de dévouement pour la mère patrie à quelques-uns de ses élèves. Chaque jour, après les cours réguliers, il donnait un cours spécial sur l’héritage antique et la prospérité fabuleuse de l’Inde avant l’invasion britannique. Il rappelait avec force détails comment les Britanniques avaient assujetti l’Inde, décimé ses industries florissantes et exploité impitoyablement la classe paysanne. Il captivait ses élèves par l’évocation de Maharana Pratap et de Chhatrapati Shivaji et décrivait minutieusement les efforts de Gokhale, Surendranath Banerji, Bal Gangadhar Tilak, Lala Lajpat Rai, Bipin Chandra Pal, Aurobindo Ghose et d’autres qui avaient encouragé la renaissance politique récente de l’Inde. Il parlait à ses étudiants du rôle des journaux indiens dans le développement d’un sentiment nationaliste parmi les classes instruites, et de la noblesse et du courage de ceux qui avaient œuvré pour faire du Congrès national indien un forum en vue de favoriser le progrès politique de l’Inde vers l’autonomie ou swaraj. « Notre Mère l’Inde, disait-il, a besoin de troupes neuves de jeunes soldats pour la lutte engagée en faveur de la liberté. »

Lal Bahadur, né et élevé dans une famille sans antécédents ni penchants nationalistes, buvait avidement toutes les paroles de Misra sur la situation tragique du pays et le devoir des Indiens d’entrer dans la lutte pour la liberté. Il se consacra à une étude détaillée de l’histoire récente de l’Inde, surtout du Congrès national indien. Il lisait aussi les enseignements de Swami Dayanand sur la réforme sociale, ainsi que de Swami Vivekanand qui avait récemment introduit le Vedanta en Amérique, essayant ainsi d’ouvrir une voie permettant à la sagesse antique de l’Inde d’atteindre des auditoires populaires en Occident. Le roman de Bankim Chandra Chatterji, Anandmath, faisait aussi partie de ses lectures favorites Il étudia et fut également influencé par les discours d’Annie Besant sur la théosophie, autre véhicule des idées indiennes en Occident.

Il assimila le meilleur de ce qu’il lisait et, par des efforts soutenus, l’intégra à son caractère, mettant en pratique dans la vie quotidienne ce qu’il apprenait de ses professeurs et de ses mentors. Tout ceci amorça un processus continu d’évolution et de transformation intérieures. L’histoire lui apprit comment des étrangers avaient réduit l’Inde en servitude et il acquit de bonne heure la conviction qu’il était vital de créer une volonté d’unité dans l’Inde tout entière. Le message fondamental des grands dirigeants politiques de l’époque, qu’il s’agisse de modérés comme Gokhale et Ranade ou d’extrémistes comme Tilak et Aurobindo Ghose, revenait inlassablement : il était de son devoir de se préparer à servir son pays. C’était son devoir premier et essentiel, son dharma. Dans ce but, il devait se laisser pénétrer d’un amour sans bornes pour la mère patrie, ce qui signifiait un patriotisme et un nationalisme désintéressés. Il devait aussi se forger un caractère moral invincible et être prêt au sacrifice pour la cause du pays.

Lal Bahadur accueillit ce message comme s’il était un don de la divine providence, transmis par son professeur Misra. Il en assimila tous les aspects dans son esprit et dans son cœur. Lal Bahadur aurait pu dire en ces années-là ce que Lala Lajpat Rai disait de lui-même : « Ce n’était pas l’objectif de ma vie d’amasser des richesses. Ce n’était pas mon but de vivre dans le luxe. Ce n’était pas mon ambition de gagner des honneurs. Mon esprit était animé d’aspirations toutes différentes. Je voulais me sacrifier pour mon peuple et pour mon pays, comme le papillon se brûle à la flamme d’une bougie. »

En 1919, survinrent le Rowlatt Act, visant à entraver la liberté d’expression, et le massacre de Jallianwalla Bagh. Il s’ensuivit une angoisse et une détresse profondes chez Lal Bahadur, alors âgé de quinze ans. Son intérêt pour les activités politiques s’était développé et il suivait les événements au jour le jour. En 1920, l’apparition du Mahatma Gandhi en leader d’une Inde renaissante, porteur d’un message national avec son mouvement de non-violence en faveur du swaraj, affermit plus encore sa résolution de rejoindre les patriotes. Mais il ne savait pas comment cela se concrétiserait ; il voulait finir ses études avant de s’engager dans la politique.

En janvier 1921, alors qu’il était en seconde, il préparait l’examen final, prévu trois mois plus tard, qui le qualifierait pour un poste subalterne au gouvernement ou un poste de professeur dans une école. Sa famille escomptait son succès puis un emploi salarié en conséquence. Pour sa mère et sa sœur célibataire, tout comme pour lui, ce serait la fin de l’austérité financière et de la misère. Une fois encore, le destin en décida autrement, lui indiquant une autre voie.

Après la fin de la session du Congrès national indienàNagpur en décembre 1920, Mahatma Gandhi entreprit à nouveau une tournée dans les différents centres du pays afin d’expliquer les décisions importantes prises pendant cette session et de chercher le soutien du peuple pour le Mouvement de non-coopération. A l’invitation du Pandit Madan Mohan Malaviya, il vint à Bénarès en juin 1921. A cette occasion, on organisa une réunion publique et Lal Bahadur s’y rendit avec ses amis Tribhuvan Narain Singh, Raja Ram et Algu Rai. Ce fut un grand rassemblement et tout le monde était impatient de voir et d’entendre le Mahatma Gandhi, maintenant chef reconnu du Congrès et, d’ailleurs, du pays.

Devant un auditoire impatient, Gandhi expliqua les raisons de la décision du Congrès de lancer un mouvement national non-violent. Il appela tous les Indiens à adhérer à son mouvement ; il s’adressa aux jeunes étudiants en particulier, et demanda à ceux âgés de seize ans ou plus (Lal Bahadur venait de les avoir) de se retirer sur-le-champ des institutions subventionnées ou contrôlées par le gouvernement « sans se soucier des conséquences ». C’était le devoir – le dharma – de tout un chacun, garçon ou fille. C’était, semblait-il, dans la vie d’une nation, un moment qui ne se produisait qu’une fois par époque oucycle cosmique (yuga). « Ce que vous devez faire maintenant relève de la nécessité historique – c’est votre yuga dharma » dit Gandhi, et il ajouta : « Vous devez faire votre devoir, même s’il faut, pour cela, passer outre aux conceptions de vos aînés. Notre Mère, l’Inde, a besoin de vous aujourd’hui. Elle compte sur vous ! »

Le pandit Madan Mohan Malaviya, qui présidait le meeting, prit la suite de Gandhi et, à son tour, lança un vibrant appel sans équivoque. Avec des sentiments évidents d’anxiété et d’inquiétude, il dit : « J’apporte mon soutien total au Mouvement de non-coopération et je m’associe au Mahatma Gandhi pour vous exhorter à prendre part à ce mouvement historique. C’est tous ensemble qu’il nous faut lutter pour la liberté. Mais je ne suis pas d’accord pour que vous, les jeunes étudiants, vous désobéissiez à vos aînés. Vous ne devez pas perdre de vue les intérêts de votre mère et de votre père. »

Lal Bahadur écouta Gandhi et Malaviya avec grande attention. Après la réunion, il se rendit avec ses amis chez Misra, où s’engagea une discussion importante. Absorbé dans ses pensées, Lal Bahadur voulait suivre les conseils de Gandhi, mais il avait pris note de la mise en garde apportée par Malaviya. Dans le groupe, il y en avait qui voulaient achever le cursus universitaire, passer le certificat de fin d’études et s’engager ensuite dans le mouvement comme volontaire – il n’y en avait plus que pour trois mois, ce qui, après tout, était peu de chose ! D’autres, en plus petit nombre, étaient pour l’engagement immédiat « sans souci des conséquences ».

Lal Bahadur rentra chez lui et expliqua à son oncle Raghunad Prasad et à d’autres anciens de la famille ce qui s’était passé au meeting, et il annonça son intention de répondre immédiatement à l’appel du Congrès et du Mahatma Gandhi en quittant la collège Harish Chandra, une institution subventionnée par le gouvernement. De plus, pour accomplir son service national, il voulait devenir volontaire du Congrès. La famille fut complètement désorientée en apprenant la nouvelle. A l’exception de sa mère, ils étaient tous furieux. On fit comprendre à Lal Bahadur, en des termes on ne peut plus clairs, qu’il devait se conduire de manière responsable : il avait le devoir de s’occuper de sa mère. S’il interrompait ses études maintenant, sans obtenir ne serait-ce que le premier diplôme reconnu – qu’il était facile d’obtenir dans les trois mois à venir – comment trouverait-il du travail ? Qu’adviendrait-il de sa mère et de sa sœur célibataire ? S’occuper de sa mère n’était-il pas son premier dharma ? On lui rappela qu’après la mort de son père, sa mère l’avait élevé avec affection et lui avait prodigué tous ses soins, tout en souffrant elle-même des rigueurs de l’indigence. C’était maintenant son tour de se comporter en fils soucieux de son devoir. Lal Bahadur écouta tout ce discours sans se laisser ébranler. Il se tourna alors d’un air interrogateur vers sa mère, Ram Dulari Devi, à qui il était très dévoué. Elle lui donna un avis clair et généreux : « Mon fils, » dit-elle, « réfléchis profondément et demande-toi où se trouve ton devoir, puis prends une décision et tiens-toi fermement à celle-ci. »

Lal Bahadur suivit le conseil de sa mère qui allait devenir le principe constant de sa vie. Cette nuit-là, il réfléchit profondément, écouta sa voix intérieure puis prit sa décision. La loyauté suprême devait aller à l’Inde, sa mère  patrie, et le dharma le plus élevé consistait à servir son pays, sans tenir compte du sacrifice que cela impliquait. Cette décision témoignait d’une qualité, qui s’ajoutait à celles, nombreuses, qu’il possédait déjà : la volonté d’accomplir un sacrifice, si coûteux fut-il, pour suivre ce qu’il avait clairement identifié comme la juste ligne de conduite. Le lendemain, il retira son nom de la liste des inscrits au collège Harish Chandra et rejoignit le Parti du Congrès en qualité de volontaire. De ce jour-là, il devint un disciple dévoué de Gandhi, et se consacra aux principes éthiques de vérité et de non-violence du Mahatma Gandhi.

Après avoir quitté le collège Harish Chandra, Lal Bahadur entra à la section locale du Parti du Congrès à Bénarès comme volontaire, et commença à participer à des activités de non-coopération telles que manifestations et piquets de grève. Les pouvoirs publics l’arrêtèrent, l’envoyèrent en prison, puis le relâchèrent. Ce fût son premier emprisonnement, qui, bien que bref, l’amena résolument et dès l’âge de seize ans sur sa nouvelle voie – celle d’un soldat se battant pour la liberté.

Volontaire du Congrès, Lal Bahadur travaillait sous la direction d’Acharya J.B. Kripalani. Celui-ci était célèbre pour l’intérêt qu’il portait à l’éducation nationale et avait donné sa démission de l’Université hindoue de Bénarès en réponse à l’appel du CNI qui prônait le boycott des institutions subventionnées par le gouvernement. Ce professeur fut l’un des premiers à instaurer un ashram sur le modèle de celui de Gandhi, dans un immeuble en location à Bénarès, surtout en vue de développer l’usage du khadi. Gandhi y voyait une méthode simple mais efficace pour marquer l’importance d’une autonomie économique du pays et pour promouvoir l’industrie familiale à l’échelon national. Le khadi, simple tissu de coton filé à la maison, devint un symbole à la fois d’orgueil national et de renaissance économique et politique. Lal Bahadur et ses amis intimes, Tribhuvan Narain Singh, Algu Rai et Raja Ram, devinrent les assistants d’Acharya Kripalani dans cette tâche.

Ces jeunes gens se mirent ainsi à vendre du khadi avec enthousiasme. Cependant, Acharya Kripalani décida de les aider à reprendre leurs études, mais dans le cadre d’une éducation nationaliste (rashtriya shiksha), qui mettrait l’accent sur l’histoire du mouvement pour la liberté de l’Inde et sur les qualités de nationalisme et de patriotisme, tout en dispensant les matières habituelles. Il ouvrit une école officieuse à l’ashram de Bénarès, avec l’aide de son ami Vichitra Narayan Sharma, qui, comme lui, avait quitté l’Université hindoue de Bénarès pour adhérer au Congrès. Pendant la journée, ils travaillaient à de l’ashram aux côtés des ces jeunes gens, pourvendre du khadi. Le soir, ils dispensaient une éducation nationaliste. Leur objectif était de constituer un corps de combattants de la liberté, dévoués et informés. Ils délivraient ainsi des conférencessur les viesde héros nationalistes, tels que les italiens Mazzini (1805-72) et Garibaldi (1807-82), et l’Irlandais De Valera, ou d’autres combattants de la liberté ; ils pouvaient s’appuyer sur du matériel publié en Angleterre, envoyé par un ami de Lala Lajpat Rai, Lala Hardayal.

En demandant à des jeunes gens et jeunes filles de seize ans et plus d’interrompre leur éducation dans des institutions subventionnées par le gouvernement, Gandhi avait pris une lourde responsabilité morale – celle de promouvoir la création d’institutions éducatives nationales, sans rien recevoir du gouvernement de l’époque. Pour réaliser cet objectif urgent, il trouva un secours immédiat chez un philanthrope et éducateur de premier plan à Bénarès, Shiv Prasad Gupta, qui venait d’une famille riche. Profondément imprégné de culture et de tradition indiennes, Gupta prit une part active au mouvement du Congrès, après son adhésion à l’organisation en 1904(2). Il était entièrement opposé au maintien d’institutions éducatives subventionnées par le gouvernement qui, de son point de vue, n’avaient d’autre but que de créer un corps d’employés au service de la machine administrative gouvernementale. Le pays avait en fait besoin d’un grand nombre d’Indiens cultivés qui combattraient pour la liberté de l’Inde. Gupta avait entrepris une recherche personnelle sur le système éducatif dans les pays démocratiques indépendants, et avait beaucoup voyagé, visitant Oxford et Cambridge pour voir ce qui s’y faisait. Il était revenu en Inde avec la conviction que son pays avait besoin d’institutions semblables pour promouvoir une éducation de qualité.

Aux sessions du Congrès national indien à Calcutta en septembre 1920 et à Nagpur en décembre 1920, l’éducation nationale constitua l’un des sujets importants à l’ordre du jour. Gupta, qui participa aux deux sessions, avait préparé un plan pour créer une institution nationale en vue de procurer un enseignement universitaire en langue hindi. En décembre 1920, à la session de Nagpur, il discuta de ses idées avec le Mahatma Gandhi qui, enchanté, bénit le projet et promit un soutien chaleureux.

A la fin de la session du CNI, Gupta quitta Nagpur et retourna à Bénarès le 30 décembre 1920, bien déterminé à mettre en place, au cours des semaines suivantes, une nouvelle institution nationale à Bénarès, de niveau universitaire. Cela ne pouvait se réaliser sans un soutien financier substantiel. Gupta fournit lui-même les ressources nécessaires, avec une humilité rare. A la mort précoce de son jeune frère Har Prasad, Shiv Prasad Gupta était devenu le seul héritier de la fortune de son père, alors évaluée à deux millions de roupies. Shiv Prasad annonça qu’il n’avait aucun droit moral sur la part de son jeune frère décédé, aussi fit-il don de la moitié de ses biens propres à une fondation au nom de son frère. Les revenus annuels de la fondation, estimés à 40.000 roupies, serviraient uniquement à l’entretien de la nouvelle institution nationale. Cette donation permit la création de Kashi Vidya Peeth, la première université nationale de l’Inde en hindi. Shiv Prasad Gupta fut ainsi considéré en son temps comme l’inspirateur et le mécène de l’éducation nationaliste (rashtriya) ainsi que d’autres activités nationalistes à Bénarès.

Kashi Vidya Peeth fut inaugurée en tant qu’institution nationale d’enseignement supérieur par le Mahatma Gandhi, le 10 février 1921, dans un immeuble loué à Bénarès, en présence de nombreux leaders nationaux, dont Jawaharlal Nehru et Abul Kalam Azad. Le Mahatma prononça un discours d’inauguration passionné. « Cette Vidya Peeth, » dit-il, « ne comporte pas de bâtiment spacieux – ce n’est qu’un endroit minuscule, comme une cabane. Mais elle est nationale. C’est un symbole de la détermination de la nation à poursuivre la non-coopération. C’est un lieu où ne se fera sentir aucun asservissement à un drapeau étranger. Ici, l’éducation sera dispensée dans la langue nationale, dans l’intérêt national. » S’adressant aux jeunes, il insista : « Quittez les institutions qui fonctionnent grâce aux fonds du gouvernement… Venez rejoindre Vidya Peeth(3). » Lal Bahadur, qui assistait à cette cérémonie d’inauguration, fut parmi les premiers à s’inscrire à Kashi Vidya Peeth, avec ses amis T.N. Singh, Raja Ram et Algu Rai. Ce groupe subit un examen d’entrée spécial avant d’être admis à un cursus de quatre ans, en vue d’obtenir le diplôme de Shastri, reconnu plus tard comme l’équivalent d’une licence.

Kashi Vidya Peeth disposait d’un corps professoral éminemment prestigieux, compétent et distingué, placé sous la direction du Docteur Bhagwan Das, qui reçut à titre posthume la Bharat Ratna (la distinction nationale la plus élevée) et que l’on considérait comme un érudit d’une grande profondeur et un maître éminent de la philosophie indienne. On comptait aussi dans le corps enseignant YAgnya Narayan Upadhyaya (sanskrit), Jag Mohan Varma (hindi), le Dr Sampurnanand (philosophie occidentale et droit international), et le Dr Gopal Shastri (philosophie orientale)(4). Lal Bahadur s’inscrivit au cours de philosophie, son sujet préféré étant l’éthique. Ces quatre années d’études à Kashi Vidya Peeth (1921-5) constituèrent la troisième période formatrice de sa vie.3

Tout en préparant son diplôme, Lal Bahadur fut profondément influencé par le Docteur Bhagwan Das, professeur qui possédait une fraîcheur d’approche séduisante et apparaissait comme un modèle. Das avait étudié en profondeur toutes les grandes religions du monde et en avait présenté une image unifiée dans son traité « L’unité essentielle des religions » (The Essential Unity of All Religions). Il exposa aussi une philosophie personnelle : samanvay vad ou « l’intégration de points de vue différents ». Il voulait dire par là que des opinions qui divergeaient sur un sujet donné, avaient toutes et toujours une part de vérité. Un effort sincère pour la discerner déboucherait sur une approche positive et non conflictuelle de la vie ; on pourrait alors arriver à un point de vue synthétique adoptant une «perspective intégrée», un point de vue plus largement acceptable pour le camp adverse. Il demandait à ses étudiants de dire : « yeh bat bhi thik hai »(« ceci est aussi vrai »), et non pas : « yeh bat hi thik hai » (« seul ceci est vrai »). De cette façon, personne ne se sentirait vaincu ou humilié. Lal Bahadur adopta et appliqua cette philosophie de l’intégration, ou samanvay vad, avec une transparence et une sincérité désarmantes.

Tout en s’appliquant à l’étude des sujets fondamentaux pour le diplôme de Shastri, Lal Bahadur porta un intérêt particulier à la littérature – anglaise, hindi et ourdou. Il avait reçu sa première éducation en ourdou, aussi était-il en affinité avec la poésie philosophique de Ghalib, le plus grand poète dans cette langue. Il fit son livre de chevet de la Diwan-e-Ghalib, une anthologie de la poésie de Ghalib, et on l’entendait souvent se réciter ce poème :

Rahiyé abb aisi jagah chal kar jahan koi na ho ;

Houm sukhhan koi na ho aur houm zaban koi na ho ;

Bay dar-o-diwar sa ek ghar banaya chahiyay ;

Koi hamsaya na ho aur passban koi na ho ;

Pariyay gar bimar to koi na ho timardar ;

Aur agar mar jaiyay to noha-khwan koi na ho.

Je veux m’en aller là où je pourrais vivre dans la solitude ;

Là où il n’y a personne avec qui converser,

Personne qui parle ma langue.

Je veux bâtir une maison sans murs ni porte ;

Je veux être là où il n’y a pas de voisins ;

Personne pour me réconforter ;

Personne pour prendre soin de moi si je suis malade ;

Personne pour me pleurer si je meurs.

Un jour, Raja Ram Shastri entendit Lal Bahadur réciter ce poème et lui demanda : « Yeh kya bat hai ? Yéhi nazm kyon bar bar dohraté ho ? » (« Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi répétez-vous sans cesse ce poème ? ») Lal Bahadur répondit : « Jo Ghalib né likha hai, wahi main apné liyé chahta houn. Antim vairAgnya yéhi to asli chiz hai. » (« Ce que Ghalib a écrit, c’est exactement ce que je veux pour moi : une vie totalement détachée et finalement, le renoncement. Voilà la vraie vie. »)

A l’âge de dix-huit ans, Lal Bahadur était déjà attiré par l’idée de détachement : à mesure que le temps passait, le renoncement devait faire intégralement partie de son être.

On croit généralement que Lal Bahadur passa son enfance dans une misère noire. Des histoires fantaisistes circulent comme quoi il devait chaque jour traverser le Gange à la nage, ses livres attachés sur la tête, parce qu’il n’avait pas assez d’argent pour payer le bac. Cet exploit acrobatique quotidien n’est guère du domaine du possible et ce n’était pas nécessaire non plus, car Lal Bahadur habitait tout près de l’école, du même côté du fleuve, précisément à quelques centaines de mètres. Il m’a dit personnellement qu’il ne lui était arrivé qu’une fois de traverser le Gange à la nage. Ce jour-là, il devait aller à Ramnagar voir sa mère souffrante, et il n’avait pas d’argent pour payer la traversée. « La pauvreté n’a rien de décoratif ; ça ne se montre pas » lui avait dit son directeur d’école. Lal Bahadur vit là un conseil judicieux. Il ne faisait pas voir sa pauvreté et n’en parlait pas non plus. Pendant toute la période où j’ai travaillé avec lui, je ne l’ai entendu qu’une fois aborder le sujet. C’était au cours d’un meeting public de masse à Calcutta en 1965, où il dit à son auditoire : « Personne plus que moi ne connaît les affres de la pauvreté. » C’est tout.

La pauvreté ne l’avait pas aigri. En fait, la gêne dans laquelle il vécut pendant ses premières années se révéla être un atout puissant tout au long de sa vie. Très jeune, il décida de limiter ses besoins au strict minimum et s’en fit une ligne de conduite pour la vie. A part le thé du matin, celui de l’après-midi et des repas frugaux, il n’avait pratiquement pas de besoins. Il adopta et mit fidèlement en pratique le concept d’asangraha du Mahatma Gandhi, c’est-à-dire la non-acquisition. Ce précepte de Gandhi voulait dire : « N’acquérez rien qui ne soit essentiel à la vie elle-même. Si vous n’avez pas de désirs inutiles, vous n’aurez aucune peur. » La non-acquisition menait à aparigraha ou la « non-convoitise » et cela pouvait prendre des formes intéressantes. Chez son oncle Raghunat Prasad où il vivait à l’époque, les dames de la maison préparaient de délicieux repas végétariens que Lal Bahadur appréciait beaucoup. Mais à mesure que le temps passait, cet épicurisme le rendait malheureux ; un jour, il aborda Raja Ram Shastri et lui confia sa contrariété à propos de son point faible pour la nourriture. Raja Ram Shastri m’en a rapporté l’entretien :

Lal Bahadur J’aime beaucoup ce qui est bon. C’est une mauvaise habitude. Cela ne convient pas à un volontaire du Congrès. On doit être prêt à voyager de village en village et à manger ce qu’on nous donne tout en l’appréciant.

Raja Ram Shastri Je ne vois pas où est le problème. Mange de la nourriture savoureuse quand tu en as. Sinon, mange ce qu’on te donne. Tu n’es pas obligé de te priver tout le temps de bonne nourriture.

Lal Bahadur J’ai cette mauvaise habitude. Je dois la vaincre.

Raja Ram Shastri Très bien. Mais comment feras-tu ?

Lal Bahadur Je trouverai un moyen.

Environ un mois plus tard, Raja Ram Shastri revint sur le sujet, non sans humour : « Alors, où en es-tu par rapport à ton penchant pour la bonne nourriture ? » demanda-t-il. « Oh ! J’ai réussi, » dit Lal Bahadur. « Un soir, j’ai versé toute l’eau d’une lota (un gobelet) sur le thali (plateau) où on m’avait servi mon repas. Et j’ai tout mélangé, cela m’a donné une sorte de soupe insipide, épaisse et froide, que j’ai avalée. J’ai renouvelé l’expérience depuis et maintenant mes papilles gustatives ne me donnent plus de problème. » Raja Ram, plutôt effaré, lui dit : « Tu aurais pu demander à ta famille de préparer une nourriture simple, sans apprêt. » A quoi Lal Bahadur répondit : « Non, je ne pouvais pas faire çà, parce que cela aurait obligé tous les autres à prendre cette nourriture sans goût. Pour eux, ce n’était pas nécessaire, ils ne sont pas volontaires du Congrès. »

Le Mahatma Gandhi avait pratiqué l’aswad, l’ascèse amenant à se libérer de la servitude au goût ; il y voyait la marque de ceux qui voulaient faire face au quotidien mouvementé de la vie politique. Ceux qui ont eu le privilège de séjourner à l’Ashram de Gandhi à Wardha, se rappellent que la nourriture y était fade ; le seul but était de fournir de quoi manger pour se maintenir en vie. Armé de cette nouvelle qualité d’aswaad, Lal Bahadur avait fait un pas de plus pour devenir un disciple résolu du Mahatma Gandhi.

Raja Ram Shastri soulignait que cette anecdote mettait en relief deux traits importants de la personnalité de Lal Bahadur : le premier, sa détermination à éliminer de sa structure mentale ou de son caractère jusqu’à la moindre faiblesse, et le second, le souci profond et sincère qu’il portait aux sentiments d’autrui.

Débats et discussions constituaient une caractéristique importante de la vie et des études à Kashi Vidya Peeth. On y trouvait l’atmosphère studieuse d’un gurukul, l’université de l’Inde ancienne, où les enseignants étaient censés se distinguer par leur vaste savoir et leur sagesse autant que par leur noblesse d’âme. Le nombre d’étudiants dans chaque classe était relativement restreint, ce qui permettait aux professeurs de prêter à chacun une attention particulière. Les sujets choisis pour les échanges et les discussions ne se limitaient pas au programme d’études du diplôme de Shastri. Les questions politiques étaient souvent au centre des débats. L’objectif principal était de créer un corps de combattants de la liberté, cultivés et foncièrement dévoués. Lal Bahadur participait activement à ces débats et échanges. Au dire de tous, il exprimait ses conceptions en phrases claires, simples et bien pensées. Son raisonnement ne trahissait aucune émotion. Il s’efforçait de se montrer persuasif, sans dogmatisme, et de gagner le soutien de tous ses auditeurs. A la fin des débats ou discussions, il proposait habituellement un résumé des conclusions qui rencontrait invariablement l’assentiment de la majorité du groupe. Quand il posait des questions, il le faisait avec douceur, avec un effort sincère pour comprendre le point de vue de l’autre. Quand il répondait aux questions, il y mettait une gentillesse désarmante. En général, il évitait la véhémence quand il parlait.

Lal Bahadur n’était pas un solitaire à la morale rigoriste, tant s’en faut ; il était la vie et l’âme d’un petit groupe d’amis parmi lesquels on rencontrait Algu Rai, Tribhuvan Naryan Singh et Raja Ram. Il était jovial, mais plaisantait la plupart du temps à ses dépens. Sa jovialité se limitait aussi à ce petit cercle d’amis. A l’extérieur, il se montrait plutôt réservé, calme et digne. Bien que pauvre et possédant très peu de vêtements, il était toujours vêtu avec soin. Il possédait deux jeux de kurtas et dhotis : il en portait un et lavait l’autre pour le lendemain. Lal Bahadur tenait à la propreté et au soin dans sa tenue ; il n’y avait rien de négligé en lui.

Il avait un sens esthétique développé et éclairé, et s’intéressait en particulier à l’architecture. Raja Ram Shastri se rappelle qu’au cours de visites à Allahabad, les deux amis regardaient toujours en direction de la statue de la reine Victoria. En effet au-dessus de la statue se trouvait une belle pièce d’architecture, un baldaquin, que tous deux avaient coutume d’admirer, assis face à la statue. Quand ils se rendaient à Lucknow, ils visitaient les célèbres Imambaras. Les beaux monuments, disait Lal Bahadur, lui apportaient un sentiment de paix et d’ordre intérieurs.

Lal Bahadur était aussi amateur de musique indienne et chantait de temps à autre. Aux dires de Raja Ram Shastri, sans avoir eu l’occasion d’apprendre la musique classique, il s’essayait parfois à imiter les ustads et les pandits (experts). Il y parvenait plutôt bien, semble-t-il.

Vers la fin de cette période, Lal Bahadur écrivit une thèsesur « La Philosophie du Docteur Bhagwan Das » pour son diplôme de « Shastri ». Il réussit cet examen en 1925, dans la première division. Son ami Raja Ram Shastri obtint la même distinction. A l’obtention de ce diplôme, le titre universitaire de « Shastri » fut ajouté à son nom, qui finit, au cours du temps, par s’y assimiler. Maintenant le monde entier le connaît sous le nom de Lal Bahadur Shastri ou simplement Shastri.

1 Un anna valait alors un seizième de roupie. Dans un anna, il y avait quatre paisas.

2 NDT : Shastra : écritures.

3 J’ai eu la chance d’obtenir des renseignements authentiques et détaillés de cette période auprès de l’un de ses amis les plus proches, le pandit Raja Ram Shastri, qui fut son camarade de classe à Harish Chandra High School et à Kashi Vidya Peeth. J’ai passé sept jours avec lui à Bénarès, au cours desquels il m’a rappelé les événements de cette époque et rapporté diverses anecdotes. C’est lui, et quelques-uns de ses amis et parents à Bénarès, à Ramnagar et à Mirzapur, qui m’ont fourni les renseignements sur lesquels s’appuie en priorité mon récit sur l’enfance de Lal Bahadur.

Chapitre 2 – Membre de la Société des serviteurs du peuple

« C’est en tant que membre à vie de cette société que j’ai eu l’occasion de servir au mieux mon pays. La Société a joué un rôle-clé  pour moi, elle m’a inculqué le vrai sens du terme : serviteurs du peuple ! » (1)

– Lal Bahadur Shastri

En 1925, après avoir terminé ses études à Kashi Vidya Peeth, Shastri était prêt, en qualité de volontaire du Congrès, à se consacrer au service du pays. A ce moment-là, il était devenu un karma yogi1 et recherchait désormais le domaine où s’engager, son kshetra2. Il n’eut pas longtemps à attendre. Son ami intime Algu Rai Shastri l’invita à Lahore afin de le présenter à Lala Lajpat Rai. Ce dernier avait créé la Société des serviteurs du peuple, il en était le président fondateur. Le Mahatma Gandhi inaugura officiellement cette société le 9 novembre 1921. Lajpat Rai s’était inspiré de l’exemple de Gokhale, qui avait fondé la Société des serviteurs de l’Inde en 1905 à Pune. Le dessein des deux sociétés était sensiblement le même, comme Lala Lajpat Rai l’expliqua clairement :

Dès le départ, l’idée fut de susciter une sorte de missionnaires nationaux, dont l’unique objectif serait de consacrer tout leur temps à l’oeuvre nationale, dans un esprit de service – sans rechercher de promotion ni servir leurs propres intérêts. Ils se contenteraient des indemnités qui leur seraient allouées par la Société et vivraient dans une pauvreté relative – idéal noble en soi. Ils accompliraient leur travail dans un esprit de sacrifice et de service et, à leur façon, ils seraient une sorte de phare et d’exemple pour les autres (2).

Algu Rai Shastri, qui avait obtenu son diplôme à Kashi Vidya Peeth un an avant Shastri, avait déjà adhéré à la Société. Répondant à son invitation, Lal Bahadur se mit en route pour Lahore et, à son arrivée, fut hébergé au siège de la Société.

Le lendemain, arriva le moment qu’il avait tant attendu. La vie et les écrits de Lala Lajpat Rai inspiraient Lal Bahadur depuis ses années d’écolier, et le seul fait d’être en sa présence était une expérience exaltante. Selon son habitude, Lala Lajpat Rai eut avec le nouveau venu un entretien approfondi afin de se faire une opinion personnelle. Cela n’était pas un exercice de routine – Lajpat Rai insistait sur les critères les plus élevés possibles, tant sur le plan du dévouement que sur celui du caractère. La Société ne recrutait pas plus de quatre ou cinq membres par an. Lala Lajpat Rai reconnut en Shastri le genre de missionnaire dévoué qu’il recherchait. Shastri avait alors vingt-et-un ans. Peu après, on lui assigna le district de Muzaffarnagar en Uttar Pradesh (qu’on appelait alors les Provinces unies) comme champ d’action. On lui donna la responsabilité du Centre Achhut Uddhar de la Société des serviteurs du peuple. Ce fut là sa première occasion de mettre en pratique ses diverses qualités, surtout ses facultés de travail acharné, de désintéressement et de dévouement. Lala Lajpat Rai fut si content de son travail qu’il l’admit dans la Société à titre probatoire, dès le début de 1927. Si l’on songe que Shastri n’avait encore que vingt-deux ans, c’était une reconnaissance prophétique de son envergure par un leader national éminent. Plus tard, en 1930, lors de son investiture comme membre à vie de la Société, il prêta le serment suivant :

Je m’engage à oeuvrer pour la Société pendant au moins vingt ans, à dater de mon investiture, comme membre à vie. Pendant cette période, je serai lié par les règles et la discipline de la Société, je travaillerai à son rayonnement avec zèle, et je ne ferai rien qui aille contre ses objectifs et ses intérêts.

Je m’efforcerai toujours de mener une vie personnelle intègre.

Le service du pays sera toujours au premier plan de mes préoccupations et, en servant le pays, j’éliminerai tout motif d’avancement personnel.

Je travaillerai pour que les gens de mon pays puissent accéder au progrès, sans distinction de caste ou de croyance.

Je me contenterai des indemnités fixées ou autorisées par la Société pour moi et ma famille, et je ne participerai à aucune activité qui aurait pour but de gagner davantage pour moi et les miens.

Je déclarerai mes avoirs personnels par écrit au Président au moment de mon adhésion, puis tous les cinq ans.

Dans le district de Muzaffarnagar, la Société avait monté un centre d’action sociale parmi les « intouchables ». Shastri se consacra corps et âme à cette tâche, qui impliquait de vivre au milieu des déshérités. Il fallait mettre en place des programmes d’assistance sociale pour les enfants et les femmes en particulier et des programmes d’alphabétisation pour les adultes, tout cela avec une aide locale des plus limitées. Toute l’année 1926, Shastri fit des efforts incessants afin d’accomplir les tâches qui lui avaient été assignées. La vie qu’il menait était difficile, proche de la pauvreté – on ne lui versait qu’une très modeste indemnité. Cela ne l’inquiétait pas ; au contraire, il était reconnaissant envers Lala Lajpat Rai et Algu Rai Shastri de l’occasion qui lui était donnée de commencer sa vie active dans une zone d’activité sociale qui représentait un défi.

Lala Lajpat Rai était un patron exigeant. Il croyait en la dignité du labeur et pour lui, aucun travail n’était insignifiant. Il s’imposait les principes les plus exigeants, à lui ainsi qu’à ceux qui voulaient s’associer à lui ou à la Société des serviteurs du peuple. Il observa avec un vif intérêt le travail de Shastri et, à la fin de 1926, fut entièrement satisfait. En 1927, comme je l’ai dit, il l’admit dans la Société à titre probatoire.

Ceci représentait un événement important dans la vie de Shastri. Un dirigeant national éminent reconnaissait publiquement ses capacités, son dévouement, son sens des responsabilités. Il avait passé sa première « épreuve pratique » avec mention. En outre, sa qualité de membre probatoire lui donnait droit à une indemnité mensuelle de 50 roupies, portée ultérieurement à 60 roupies. Pour la première fois, il était financièrement indépendant. Pour exprimer sa gratitude envers son oncle Raghunath Prasad qui l’avait hébergé pendant toutes ses années d’études à Bénarès, Shastri lui envoya la totalité de son premier salaire. Prasad en fut profondément touché ; il ne conserva qu’une roupie et renvoya le solde !

Shastri poursuivit son travail à Muzaffarnagar au cours des années 1927 et 1928. En novembre 1928, Lala Lajpat Rai décéda de ses blessures. Elles lui avaient été infligées par la police qui avait chargé au lathi (au bâton) les manifestants qu’il conduisait lors d’activités de non-coopération. Ceci ne fit que renforcer la résolution de Shastri de se consacrer au service de la nation.

La mort soudaine de Lajpat Rai créa un vide au sein de la Société des serviteurs du peuple. Lalaji n’était pas simplement le fondateur de la Société, il en était aussi le bienfaiteur principal. Il avait donné à la Société ses biens, une part substantielle de ses revenus financiers et sa bibliothèque. Qui allait lui succéder à la présidence et à la direction ? Des responsables de la Société demandèrent conseil à Gandhi, qui suggéra Purshottam Das Tandon. Celui-ci était un associé proche de Lalaji dans l’arène politique. Comme Lalaji, c’était un ardent patriote aux opinions libres et fortes et qui avait renoncé à des postes bien rémunérés afin de servir son pays. Pour beaucoup, c’était un rishi, un sage qui n’était pas attaché aux biens matériels. On l’invita donc à assumer la fonction de président, ce qu’il fit le 1er janvier 1929.

Tandon se rendait très fréquemment à Lahore, mais il décida d’assurer la présidence de la Société depuis Allahabad. Pour l’assister, Shastri fut nommé dans cette ville et cela marqua le début d’un autre chapitre de sa vie.

A Allahabad, Shastri fut élu au conseil municipal local. Cette position, ainsi que d’autres facettes de ses activités (la principale étant son service à la Société des serviteurs du peuple), lui procura des occasions de révéler plus encore ses capacités, en particulier son talent pour gérer les situations complexes. Shastri travaillait sous la conduite de Tandon qui, on peut l’affirmer, fut son gourou politique. Celui-ci disait de lui qu’il avait du génie pour trouver le juste équilibre, régler des situations épineuses, parvenir à des compromis réussis – son humilité cachait, en fait, une inflexible ténacité.

Tandon assura la présidence de la Société de 1929 à 1962, puis Balvantray Mehta de 1962 à 1965 ; Shastri fut élu président en 1965 et, à la suite de Jawaharlal Nehru, président du Comité du Centenaire de Lajpat Rai. Dans cette double fonction, Shastri consolida les bases financières de la Société.*

MARIAGE

Shastri percevait une indemnité mensuelle suffisante pour les besoins d’une personne seule ou même d’un jeune couple ; aussi en 1927, à l’âge de vingt-quatre ans, il fut considéré comme « en âge de se marier ». Au début de l’année 1928, alors que la mère de Shastri était en visite à la maison de son père à Mohalla Ganeshganj, Mirzapur, on lui proposa de marier son fils à Kumari Lalita Devi, fille de Sita Ram, alors inspecteur adjoint des écoles. Ce dernier résidait aussi à Mirzapur et avait une maison à Mohalla Chetganj. Par son statut social et ses revenus, il appartenait à une bonne famille de la classe moyenne. Il possédait deux maisons et un cabriolet et était à l’aise financièrement. Aussi, la proposition du père de Lalita Devi de marier sa fille à Shastri fut acceptée, et en fils obéissant, Shastri respecta la décision de sa mère. Chez certains parents de Lalita Devi, on manifesta de l’inquiétude de la voir mariée à un homme qui, sur le plan financier, n’était pas trop bien établi. Toutefois, cela n’eut pas d’influence sur le cours des événements : le mariage de Shastri avec Lalita Devi fut célébré solennellement le 16 mai 1928. Lalita Devi avait dix-sept ans. Shastri refusa toute dot ou même des présents, à l’exception d’un charkha (un rouet) et d’un morceau de tissu khadi.

Au cours d’une conversation avec Madame Lalita Shastri – à qui je m’adressai respectueusement en l’appelant Mataji – je lui demandai si elle se rappelait des incidents de cette époque. Un instant, elle fit appel à ses souvenirs et il lui revint à l’esprit certaines paroles que Shastri lui avait dites quand ils se retrouvèrent tous les deux seuls après le mariage : « Vous appartenez à une famille aisée et vous auriez pu épouser un homme plus riche. Maintenant que vous m’avez épousé, puis-je suggérer, pour votre bonheur et votre contentement personnels, que vous preniez en considération ceux qui sont encore moins favorisés que nous par la fortune. » Lalita avait près de sept ans de moins que Shastri, cependant elle ne manquait pas de maturité et connaissait le milieu où avait grandi celui qu’elle avait épousé. Elle accepta joyeusement les conseils de son époux. Elle se rappela aussi que, le même jour, alors qu’elle était dans la maison, il lui fit parvenir un message lui demandant de donner tous ses saris de soie, et de ne porter que les saris de coton khadi qu’il lui avait achetés. Par la suite, Lalita Devi ne porta plus que des saris de khadi, tout au long de sa vie.

Après le mariage, le couple vécut plusieurs années à Allahabad avant de s’installer à Lucknow, puis à New Delhi. Lalita Devi se rappelait que toute leur vie conjugale se déroula dans un esprit de profond respect mutuel. Elle le respectait et l’adorait, c’était son idole, et de son côté, il lui donnait toute son affection, autant qu’une immense considération. D’habitude, quand il s’adressait à elle, il disait tum (forme affectueuse de « tu »). Mais s’il était contrarié à propos d’un problème domestique, il employait la forme plus cérémonieuse ap (« vous »). Le passage du tutoiement au vouvoiement (de tum à ap) était pour elle le seul indice que quelque chose n’allait pas, car Shastri ne formulait jamais son déplaisir ou son mécontentement. Tous deux partageaient joyeusement les épreuves et les tribulations de la vie. Shastri passa environ neuf ans en prison. Durant ces périodes, sa femme s’occupait alors des enfants et de la maisonnée. Elle était la femme hindoue par excellence, dévouée, parfaite.

Plus tard, quand Shastri fut devenu Premier ministre, sa femme l’accompagna lors des visites officielles en URSS et en Yougoslavie. Bien qu’elle ne parlât pas anglais, elle s’entendit aussi bien avec Mme Kossyguine (femme du Premier ministre d’URSS) qu’avec Mme Tito (épouse du président yougoslave) ; à vrai dire, elles devinrent amies.

La grande tâche de vermillon qui marquait le front de Lalita Devi, le tika ou bindu (signe d’une femme mariée dans la société hindoue), son sourire affable et sa profonde courtoisie, lui gagnèrent respect et admiration. Elle mourut le 13 avril 1993. Toute sa vie, elle sembla incarner la bonté de son mari, et c’était très réconfortant pour tous ceux qui les connaissaient, elle et lui. Son corps fut incinéré dans le Vijay Ghat de New Delhi, à côté du samadhi de son époux.

1 NDT : « karma yogi » : celui qui suit le chemin de l’action (« karma ») désintéressée, pour rechercher l’union avec Dieu, le « yoga ».

2 NDT : « Kshétra », ici le « champ de bataille » sur lequel le yogi engage son combat intérieur pour réaliser l’union avec Dieu.

* La Société continue à rendre des services utiles par l’intermédiaire de ses différents centres à travers tout le pays, dans de nombreux domaines : assistance médicale, éducation, amélioration des conditions des femmes et des Harijans, informations sur le mariage, santé, aide et réhabilitation en cas de catastrophes naturelles, suppression du statut d’intouchable, aide juridique, etc.

Chapitre 3 – Du militant villageois au responsable de province

Au début de janvier 1929, Shastri, encore membre probatoire de la Société des serviteurs du peuple, se présenta au nouveau président, Purshottam Das Tandon, à Allahabad. Tandon, dirigeant respecté du Congrès, était aussi président du Comité du Congrès pour le district d’Allahabad. Ses croyances politiques étaient sensiblement les mêmes que celles de Lala Lajpat Rai. Patriote intrépide, c’était un ascète de la plus haute intégrité. Profondément religieux, il se conformait aux idéaux et aux valeurs de l’hindouisme, sans tomber dans le « communautarisme » ni le sectarisme. De fait, il plaida pour l’unité entre hindous et musulmans et se montra critique à l’égard du système des castes. Il se consacra au progrès de l’hindi tout en étant un lettré en ourdou et en persan. Il mettait particulièrement l’accent sur la moralité. Concernant l’éducation, il croyait fermement que la connaissance de l’héritage culturel de l’Inde ancienne devait être un élément essentiel de tous les programmes d’études.

Shastri n’aurait pu espérer mieux comme collègue. Tandon était une copie presque conforme de Lala Lajpat Rai – même patriotisme enflammé, même détermination, même croyance dans les valeurs morales, et même ardeur à la tâche au service du pays. Shastri était du même moule, sauf qu’à la différence de Tandon et de Rai, il croyait plus à la modération et la conciliation qu’à l’expression vigoureuse de conceptions qui pouvaient paraître partisanes. Cet aspect des dispositions de Tandon n’était pas pour inquiéter Shastri outre mesure : il savait jusqu’où aller pour adopter les qualités de son chef et à quel moment se laisser guider par ses propres convictions.

Tandon confia à Shastri des activités dans les zones rurales du district d’Allahabad, dont Shastri s’acquitta à la satisfaction de Tandon. A mesure que le temps passait, Tandon découvrait les nombreuses qualités de Shastri, en particulier sa capacité à travailler sans relâche dans le cadre d’un emploi du temps serré. Bientôt Tandon développa une grande sympathie, une réelle affection pour Shastri. De son côté, Shastri considérait Tandon avec un respect et une admiration immenses. Comme on pouvait s’y attendre, Tandon ne fut pas long à assigner à Shastri certaines tâches du Parti du Congrès. Là encore, la méthode persuasive, non agressive de Shastri obtenait les résultats désirés.

C’est à ce moment que Shastri entra en contact avec la famille Nehru. Le Bureau du Comité du Congrès pan-indien se situait alors à Swaraj Bhawan, immeuble dont la famille Nehru avait fait don au Parti du Congrès. Shastri y travailla quelque temps comme membre du personnel. Nehru remarqua ce jeune homme aux manières dignes et discrètes. Nehru était alors président du Comité du Congrès de la Ville, et lui-même avait besoin d’aide. Il confia un grand nombre de travaux à Shastri qui les mena à bien avec sa minutie et sa promptitude habituelles, et ses rapports étaient présentés de façon soignée et méthodique. Cela fit grande impression sur Nehru.

Quand Nehru devint président du Congrès en 1929, il dut assurer une importante correspondance. Il demandait souvent leur aide à Shastri et à B.N. Pande (à présent membre du Parlement1). Celui-ci se souvient de l’estime de Nehru pour les brouillons de Shastri écrits avec sa belle écriture en hindi, ourdou ou anglais, selon la demande.

C’est bien connu, Nehru ne prêtait aucun intérêt aux excuses. Il voulait des résultats et il était content de voir Shastri se consacrer totalement à sa tâche, de toute son intelligence et de tout son coeur. Si un problème difficile ou compliqué survenait, Nehru se tournait discrètement vers Shastri en quête d’une solution satisfaisante. Celui-ci devint bientôt un confident et un assistant en qui Nehru avait toute confiance.

Tout en assistant Nehru, Shastri continuait d’entretenir des liens étroits avec Tandon, qu’il rencontrait presque quotidiennement. Il travaillait ainsi et pour la Société et pour le Congrès. Tandon était un patron sévère. Pour lui-même autant que pour les autres, il exigeait la qualité la plus haute. Non sans surprise, la relation qui s’établit entre Tandon et Shastri fut celle d’un maître (guru) avec son disciple (chela; avec le temps, Shastri devint également le confident de Tandon.

Cependant, Nehru et Tandon ne s’entendaient pas. En fait, sur des questions politiques et sociales cruciales, ils se situaient aux antipodes l’un de l’autre. Nehru, qui avait étudié à Harrow et à Cambridge, avait tout du laïc occidentalisé qui envisageait l’Inde indépendante comme un Etat socialiste. Il voulait que l’enseignement indien fût basé sur la science et la technologie modernes, et il n’aimait pas l’idée de mêler politique et religion. Tandon, au contraire, baignait dans la tradition et la culture indiennes. C’était un ascète qui croyait profondément aux valeurs de l’hindouisme des origines. Il ne croyait à aucun concept de laïcité qui aurait pu priver l’Inde de son assise morale issue de l’hindouisme ancestral.

Servir en même temps Nehru et Tandon, s’assurer et garder leur confiance, tenait du prodige. Tous deux avaient des points de vue bien arrêtés, des goûts et des aversions tranchés, et l’un comme l’autre étaient hostiles au compromis sur ce qu’ils considéraient comme essentiel. Mais chacun était profondément engagé dans la vie civique et politique d’Allahabad, point de convergence du Parti du Congrès. La situation, semblait-il, était presque créée pour que Shastri mît en pratique la philosophie dont il avait fait sa ligne de conduite : samanvay vad. Pouvait-il servir de pont entre les deux ?

Nehru savait bien que Shastri était très proche de Tandon, et Tandon savait également que son protégéétait aussi celui de Nehru. Mais comme tous deux avaient une totale confiance dans la loyauté et l’objectivité de Shastri, aucun ne suggéra qu’il s’éloignât de l’autre. En fait, tous deux avaient le sentiment que les qualités de médiateur de Shastri pouvaient être un avantage inestimable.

Quand deux personnes à la volonté forte, convaincues de la validité éternelle de leur propre point de vue, deviennent des adversaires, il arrive souvent qu’elles continuent à parler sans s’écouter. Nehru et Tandon étaient de farouches patriotes, guidés par l’idéalisme, et Shastri sentait qu’il existait bien une possibilité de trouver des points d’entente sur lesquels ils pourraient se mettre d’accord, sans abandonner leurs philosophies fondamentales. Nehru et Tandon étaient engagés dans les affaires du Congrès et sur des questions en rapport avec les services administratifs, à Allahabad ainsi que dans ce district. Dans le domaine qui relevait de la responsabilité de Tandon, il y avait toujours un point sur lequel Nehru voulait que l’on prît une initiative particulière, et vice versa. Dans des situations de ce genre, Nehru demandait à Shastri de rédiger une lettre à Tandon. Comme Shastri savait bien ce que pensait Tandon, il préparait un brouillon qui lui semblait raisonnable et acceptable pour celui-ci. Et presque toujours, Nehru écrivait à Tandon d’après les propositions de Shastri. De son côté, en recevant la lettre, Tandon demandait à Shastri de rédiger une réponse appropriée ; de cette façon, ce dernier devint rédacteur pour eux deux. Grâce à ses dons particuliers, le ton des lettres restait amical des deux côtés, et de nombreuses tâches trouvèrent une heureuse conclusion à la satisfaction de toutes les parties.

Avec le temps, la confiance que Tandon et Nehru plaçaient en Shastri s’affirma pour devenir inébranlable. Tous deux prodiguèrent avec largesse leur affection au jeune homme qui venait d’avoir vingt-cinq ans. De simple assistant, il fut, en l’espace d’un an, promu conseiller par les deux hommes. Ce sont ces nationalistes si dissemblables qui, ensemble, propulsèrent Shastri sur la scène de la politique indienne.

Nehru, nourri de pensée et de culture occidentales, trouva en Shastri, l’Indien du terroir, une précieuse complémentarité. Celui-ci ne voulait jamais rien pour lui. Ce n’était pas de l’affectation, Nehru le savait. Renoncement et service désintéressé, c’est ce qui le caractérisait le mieux. Progressivement, Nehru se mit à consulter Shastri même sur des questions familiales. Bishambhar Nath Pande se rappelle qu’après avoir reçu de Nehru ce type de confiance, Shastri s’efforça de susciter une réconciliation entre Vijay Lakshmi, la soeur de Nehru, et sa fille Indira. Nehru aimait infiniment sa fille : elle était son point faible, et sa sœur, Vijay Lakshmi, arrivait juste après. Les deux femmes ne s’entendirent jamais. Avec l’approbation tacite de Nehru, Shastri tenta de favoriser entre elles une certaine compréhension réciproque. Ainsi, de bien des façons, le rôle de Shastri dans la vie de Nehru gagnait en profondeur et en ampleur. Shastri conserva incontestablement la confiance totale de Nehru jusqu’à la fin.

Une évolution semblable marqua les relations de Shastri avec Tandon. Par ses valeurs et son milieu, Shastri était plus proche de Tandon que de Nehru. Tous deux étaient des ascètes ; Tandon ouvertement, Shastri intérieurement. Celui-ci considérait Tandon comme son premier maître (guru) en politique. Il y avait tout de même une différence fondamentale. Tandon savait parler haut et fort et ses paroles pouvaient être corrosives ; Shastri, lui, avait développé un équilibre émotionnel et jamais de sa vie, il ne prononça un mot grossier. Le guru n’en aimait que davantage son disciple.

L’année 1929 fut importante dans la vie de Shastri. Au début de cette année-là, quand il arriva à Allahabad pour se présenter à Tandon, il n’était qu’un travailleur social ; à la fin de l’année, il était devenu le proche conseiller de deux des plus puissants leaders de l’Inde. L’année se termina par la session historique du Congrès national indien à Lahore, sous la présidence de Nehru. Shastri y était présent et y fut témoin d’un spectacle inoubliable : Nehru déploya le drapeau du Congrès et déclara en même temps que l’objectif manifeste du Congrès était maintenant de se libérer de la domination étrangère. Ce fut une expérience exaltante et stimulante – la voie était maintenant clairement tracée.

En 1930, Nehru, bien que président du CNI, continua à cumuler les fonctions de président du Comité du Congrès de la ville d’Allahabad et de vice-président du Comité du Congrès du district d’Allahabad. Il incarnait tout à fait l’étoile lumineuse qui se levait au firmament du Congrès. Tandon était président de la Société des serviteurs du peuple et président du Comité du Congrés du district d’Allahabad. Chacun de leur côté, ils arrivèrent à la conclusion qu’il fallait confier à Shastri des responsabilités spécifiques dans l’organisation. En conséquence, Shastri fut nommé secrétaire du Comité du Congrès du district d’Allahabad. Ceci renforça ses responsabilités et l’éleva du rang de simple exécutant à celui d’un chef de district. C’est à lui maintenant qu’incombait en grande partie la responsabilité de propager le nouveau message du Congrès national indien, qu’il avait rapporté de la session du Congrès à Lahore.

A ce moment-là, les événements commencèrent à s’accélérer. Le 12 mars 1930, pour donner suite aux décisions de la session de Lahore, le Mahatma Gandhi lança le Mouvement de désobéissance civile : il entreprit sa marche historique à Dandi pour la satyagraha du sel. Ce fut à l’origine d’un nouvel esprit de défi. Dans le district d’Allahabad, Shastri se joignit à ce mouvement et, avec l’autorisation de Nehru et de Tandon, organisa une campagne de « boycott des loyers ». Des auxiliaires du Congrès firent le tour des villages, incitant les paysans à refuser de payer leur loyer. Le gouvernement prit immédiatement des mesures pour contrecarrer ce mouvement. Shastri, qui en fut le principal instigateur à Allahabad, fut arrêté peu après avoir prononcé son premier discours pour soutenir la campagne. Il fut condamné à deux ans et demi de prison, mais en raison de l’évolution politique ultérieure, fut libéré au bout d’un an environ.

Lord Irwin, le vice-roi des Indes, engagea des discussions avec Gandhi pour désamorcer la situation et prévoir, entre les dirigeants indiens et le gouvernement britannique, un échange de vues sur le plan politique. Le Pacte Gandhi-Irwin fut signé, puis une Table Ronde fut réunie en 1931 par le gouvernement britannique à Londres, à laquelle les dirigeants indiens furent invités. Gandhi n’y mâcha pas ses mots :

Je viens ici très respectueusement revendiquer, au nom du Congrès, le contrôle total sur les forces armées et les Affaires étrangères de l’Inde. Les dirigeants étrangers pourraient tenir l’Inde par l’épée pendant quelque temps. Mais cela ne serait rien d’autre qu’une étape et, même pendant cette période de transition, on verrait une Inde réfractaire, rebelle et enfiévrée, prête à se dresser à tout instant pour renverser le joug étranger… (1)

Le gouvernement britannique n’était pas disposé à accéder à cette revendication et s’abrita commodément derrière le problème entre hindous et musulmans qu’il avait lui-même aggravé. En fait, la situation se dégrada sous le coup de l’Arbitrage des communautés, annoncé par le Premier ministre Britannique, Ramsay MacDonald. Cet événement envenima les tensions entre les deux communautés indiennes les plus importantes.

Lorsque Gandhi revint en Inde en décembre 1932, sans aucun résultat tangible, grande fut la déception dans le pays. Gandhi chercha à avoir une entrevue avec le vice-roi pour discuter de la situation, mais sans succès. Lors de sa réunion du 1er janvier 1931, le Comité de Travail du Congrès décida de reprendre le Mouvement pour la désobéissance civile et d’organiser un boycott des produits étrangers. Une fois encore, cela déclencha un soulèvement national. Gandhi et d’autres chefs du Congrès furent arrêtés, et leur parti fut déclaré illégal. Shastri aussi fut arrêté et condamné à une peine de prison.

Entre 1930 et 1945, Shastri fut incarcéré sept fois pour sa participation à la lutte pour la liberté. Les neuf ans que Shastri passa en prison représentent dans sa vie une période d’une portée considérable. En prison, comme lorsqu’il était libre, Shastri se montra un modèle de bonne conduite, toujours prêt à aider ses compagnons du Congrès par tous les moyens à sa disposition. Il ne demanda aucune concession ni aucune faveur pour lui-même. « Ma vie en prison » disait-il « fut intéressante à plus d’un égard. Chaque fois que j’étais écroué, je lisais beaucoup. »(2)

Pendant que Shastri était incarcéré, sa famille, naturellement, était plongée dans l’affliction. Un jour, sa fille aînée, Manju, tomba gravement malade. Selon les règles de la prison, Shastri pouvait bénéficier de la liberté sur parole pendant une courte période, à condition de signer une déclaration indiquant qu’il ne s’engagerait dans aucune activité politique durant ce laps de temps. De l’avis de Shastri, il ne convenait pas à un combattant de la liberté de signer une quelconque déclaration de ce genre. Le directeur de la prison disposait d’un certain pouvoir discrétionnaire en la matière ; il avait un grand respect pour Shastri et l’autorisa à quitter la prison sur parole pendant quinze jours, sans signer la déclaration habituelle. Le directeur prenait un risque, mais il avait confiance dans le fait que Shastri respecterait les règles. Le jour où Shastri arriva chez lui, sa fille malade décéda tragiquement. Sitôt accomplis les rites des funérailles, il s’en retourna en prison, avant la fin des quinze jours qu’on lui avait accordés.

Une autre fois, le fils aîné de Shastri, Hari Krishna, tout juste âgé de quatre ans, fut cloué au lit à cause de la typhoïde. Il avait beaucoup de température, la fièvre étant montée à 40°, et son état ne connaissait pas d’amélioration. On accorda à Shastri une semaine de liberté sur parole, à nouveau sans conditions. Il rentra chez lui et la semaine durant, soigna son fils malade. L’état de Hari empirait, la fièvre monta à 40,2° et l’enfant s’affaiblissait de jour en jour. Quand on arriva au terme des huit jours, le directeur de la prison fit savoir que cette période pouvait être prolongée, mais que cette fois, Shastri devrait faire la promesse écrite de rester à l’écart de toutes activités politiques. Ce dernier déclina l’offre conditionnelle. Ni les circonstances, ni même l’urgence, sans parler de la convenance personnelle, ne pouvaient le faire dévier de son code moral.

Hari désirait la présence de son père à ses côtés, et Shastri était loin d’être insensible. Mais il se durcit et opta pour le code moral. Il retourna à temps en prison. En ces occasions, comme en bien d’autres de sa vie, Shastri dut choisir entre sa famille et son pays.

De 1930 à 1935, Shastri s’engagea activement dans diverses manifestations du Mouvement pour la désobéissance civile et fut emprisonné à diverses reprises en 1930, 1932 et 1934. Il joua un rôle majeur dans la campagne anti-loyer et celle du sel, satyagraha. Vers la fin de 1934, il était parvenu à une position-clé dans l’organisation du Parti du Congrès à Allahabad, autour duquel, à l’époque, gravitaient les activités du Congrès national indien. Il avait la réputation d’un homme doté de hautes vertus morales, d’une énorme capacité de travail, et d’un talent unique pour concilier des points de vue différents en proposant un consensus généralement acceptable. Il avait remarquablement réussi en qualité de secrétaire du Comité du Congrès du district d’Allahabad, manifestant des qualités d’organisation exceptionnelles. Il était prêt à assumer des responsabilités à un échelon supérieur. Il n’eut pas à attendre très longtemps.

En 1935, Nehru devint président du Comité du Congrès pour la Province d’Uttar Pradesh (UPCC) qui avait son siège à Lucknow. Cela impliquait de rencontrer beaucoup de gens, d’écouter leurs points de vue, de résoudre des problèmes et de prendre d’importantes décisions. A cette époque, Nehru était profondément engagé dans les affaires nationales et ne pouvait trouver le temps de s’occuper en détail du quotidien des affaires provinciales du Parti du Congrès. Il avait besoin d’une personne compétente et digne de confiance pour l’assister et partager ses responsabilités. Il choisit Shastri, qu’il nomma secrétaire général de l’UPCC. Par cette nomination, ce dernier gravissait les échelons politiques, du niveau du district à celui de la province. Cependant, selon la pratique générale à l’époque, il conserva sa base politique à Allahabad. En 1936, il fut élu président du Comité du Congrès pour le District d’Allahabad et membre du Conseil municipal d’Allahabad où il servit sept ans. Parmi ses collègues au conseil municipal se trouvait la soeur de Nehru, Vijay Lakshmi. Shastri fut aussi, pendant quatre ans, membre de l’association pour l’amélioration d’Allahabad, « c’est-à-dire », dit D.R. Mankekar, «là où son talent pour le travail en commission pouvait le mieux s’exprimer. » (3)

De toute évidence, le centre des activités politiques de Shastri se déplaçait maintenant à Lucknow. Dans ses nouvelles fonctions, il commença à s’occuper des affaires du Parti du Congrès pour toute la province et à agir en liaison avec des chefs de comités de district du Congrès, aussi bien qu’avec les chefs politiques de la province – dont quelques-uns avaient déjà acquis une réputation nationale. On comptait parmi eux Govind Ballabh Pant, Sampurnanand et C.B. Gupta, qui devaient tous, quelques années plus tard, devenir des ministres en chef de l’Uttar Pradesh. On y trouvait aussi d’autres personnalités importantes – Rafi Ahmad Kidwai, Syed Ali Zaheer et Hafiz Mohammad Ibrahim, qui devinrent plus tard ministres du gouvernement central.

Cette soudaine promotion de Shastri, qui était alors un jeune homme de trente ans, aurait pu froisser bien des susceptibilités. Plusieurs, parmi ceux qui travaillaient depuis plus longtemps au service du parti, aspiraient à des postes de responsabilité. Mais finalement, cela ne souleva aucun problème. Shastri arrivait précédé d’une réputation plus qu’honorable et du soutien connu de Nehru. C’était un bon début. Il lui fallait encore rencontrer l’approbation générale, et il commença par se consacrer à ses responsabilités avec son dévouement habituel. Il recevait tous ceux qui voulaient le rencontrer. Il écoutait avec patience et une attention sans faille. Il prenait de brèves notes à chaque entretien et veillait à leur donner la suite qui convenait. Lorsqu’il faisait des promesses, il prenait grand soin de les tenir – tout cela avec une sincérité transparente et un respect manifeste pour toutes les personnes qu’il rencontrait, sans tenir compte de leur statut ou de leur position. Cela se sut très vite : en quelques semaines, Shastri avait gagné l’estime de tous, ainsi que la confiance et l’affection de ses supérieurs au parti.

Auparavant, à Allahabad, Shastri avait joué un rôle de premier plan dans les affaires du Parti du Congrès, mais le champ était limité. Il s’agissait surtout alors d’exécuter les souhaits et les ordres de Nehru et de Tandon. A Lucknow, son champ d’action couvrait tout l’Uttar Pradesh, la plus grande province de l’Inde et l’avant-garde de la lutte pour la liberté. Shastri devait maintenant assumer de plus lourdes responsabilités ; il avait à traiter d’affaires du parti et à concilier des points de vue différents, tout en tenant Nehru bien informé. En qualité de secrétaire général du Congrès de l’UP, il devait s’assurer que, dans tous les districts, auxiliaires et chefs du Parti du Congrès restaient en contact étroit avec les gens des villages pour répandre le message du Congrès. « Si, en Uttar Pradesh, tous les villages étaient sensibilisés à l’action du Congrès, » dit D.R. Mankekar, « il fallait en attribuer tout le mérite à l’action conjuguée de Jawaharlal Nehru, Purshottam Das Tandon et Lal Bahadur. » (4)

L’année suivante, en 1936, on confia à Shastri une nouvelle responsabilité importante qui le porta au coeur des affaires politiques de l’Uttar Pradesh. En rejoignant les masses rurales pour en obtenir le soutien, le Parti du Congrès s’était attelé à une réforme majeure du système féodal en vigueur, celui des zamindaris : les terres cultivables étaient la propriété des zamindars qui payaient l’impôt foncier au gouvernement de la province et relevaient les loyers auprès des cultivateurs, qui avaient le statut de métayers. Beaucoup de paysans ne jouissaient même pas de ce droit et étaient traités comme des ouvriers agricoles, employés pour un maigre salaire. C’était un système injuste où sévissaient de nombreux abus, mais il avait le soutien de la loi. Seule une nouvelle législation était en mesure d’amener des réformes. Cette question était l’une des plus urgentes et des plus importantes à l’ordre du jour du Congrès. Pour examiner ce problème dans le détail et présenter des recommandations appropriées pour la réforme, le Congrès de l’UP désigna une commission non officielle, sous la présidence de Shastri. Cette question intéressait toute l’Inde parce qu’il fallait des réformes agraires, non seulement en UP mais également dans les autres provinces.

Shastri se consacra à ce problème complexe et vital sur le plan politique. Il étudia la documentation disponible, ainsi que les dispositions de la loi à ce sujet. Il nota en détail les vices des zamindaris. La tâche la plus importante et en fait cruciale de cette commission, était de formuler des recommandations claires et spécifiques en vue d’une réforme. Il fallait faire preuve d’innovation. En quelques semaines, Shastri produisit un rapport sur des réformes agraires dont les recommandations étaient détaillées et réalisables. Les chefs du Congrès en UP y virent un travail d’une importance prodigieuse pour le bien-être et la santé des paysans qui, après des décennies d’exploitation, espéraient l’amélioration de leur sort. Comme nous le verrons plus tard, lorsque le Parti du Congrès assuma la responsabilité gouvernementale en 1937, sa première décision fut de s’acquitter de son engagement envers le peuple en matière de réformes agraires, en promulguant une nouvelle législation qui s’appuyait largement sur les recommandations du rapport de Lal Bahadur Shastri. Dans les années qui suivirent, ce rapport servit de modèle pour la mise en oeuvre des réformes agraires dans d’autres provinces.

A cette époque, sous la pression du Mouvement pour la désobéissance civile, le Gouvernement britannique parvint à la conclusion qu’il était essentiel de procéder à des réformes constitutionnelles nécessitant un considérable transfert de pouvoir aux Indiens dans l’administration de leur pays. En conséquence, le Parlement britannique édicta en 1935 l’Acte sur le Gouvernement de l’Inde, qui prévoyait, dans les provinces, des corps législatifs élus et des gouvernements provinciaux responsables, soumis à des obligations spéciales sous l’autorité des gouverneurs britanniques. Après s’être assuré de l’authenticité de l’autonomie prévue dans l’Acte de 1935, le Parti du Congrès accepta les réformes et consentit à procéder à l’élection des corps législatifs dans les provinces. Ces élections eurent lieu en 1937 et Shastri fut élu à l’assemblée de l’UP, dans l’une des circonscriptions d’Allahabad. Il obtint ainsi, pour la première fois, le mandat du peuple. Son siège politique à Allahabad se trouva renforcé par cette élection.

Ayant obtenu une large majorité à l’assemblée de l’UP aux élections de 1937, le Parti du Congrès forma le gouvernement. Mais il ne dura que deux ans environ. En 1939, la Seconde Guerre mondiale éclata et, pour protester contre la décision britannique d’engager l’Inde dans la guerre en Europe, le Congrès démissionna dans toutes les provinces où il était au pouvoir. Si l’Inde était opposée aux nazis en Allemagne et aux fascistes en Italie, les dirigeants indiens soutenaient fermement que la décision d’entrer en guerre revenait aux Indiens eux-mêmes, non à la puissance étrangère qui tenait les rênes. Pour gérer cette situation, le Gouvernement britannique investit le vice-roi, Lord Linlithgow, de pouvoirs extraordinaires pour continuer à administrer le pays ainsi que pour maintenir et renforcer l’effort de guerre. Le vice-roi refusa poliment de traiter plus avant avec le Congrès. On eut recours de nouveau à la vieille recette impérialiste : dresser les communautés les unes contre les autres. Dans cet esprit, on encouragea la Ligue musulmane à présenter sa propre charte de demandes.

Après la démission du gouvernement et la dissolution de l’assemblée au niveau de la province, les affaires politiques connurent un interrègne. Shastri retourna à Allahabad pour commencer à travailler à la réorganisation des rouages du Parti du Congrès au niveau du district. Mais à l’époque, sa santé était fragile. « Des incarcérations fréquentes, » dit D.R. Mankekar, « un régime alimentaire médiocre, même quand il n’était pas en prison, et un travail acharné ininterrompu commençaient à se faire sentir. De toute façon, il n’avait jamais été très solide. Et il négligeait de faire attention à sa santé, jusqu’à ce qu’une maladie grave l’obligea à s’aliter. » Alors qu’il était à Bénarès pour le travail, il décida de se rendre à Ramnagar, de l’autre côté du fleuve, afin de rencontrer des parents. En atteignant le ghat pour prendre un bateau, « il ressentit dans la poitrine une vive douleur, si violente qu’il s’évanouit. On le conduisit à l’hôpital et on avertit le Bureau du Congrès de Bénarès de son état. »(5)

Immédiatement, un ami de la famille amena sa mère à Bénarès. Sa femme, Lalita, ne put s’y rendre aussitôt parce qu’elle n’avait pas les moyens de payer le voyage. Purshottam Das Tandon vint à son aide en se chargeant des billets pour elle et ses enfants. Le temps pour Lalita d’arriver à Bénarès, on avait transporté Shastri dans la maison de Kamlapati Tripathi, un chef local du Parti du Congrès, pour s’assurer du traitement et de l’attention dont il avait besoin. Lalita trouva son mari dans un état grave. Selon D.R. Mankekar, Shastri avait été victime d’une crise de pleurésie aiguë, si virulente qu’il en perdit l’usage de la parole pendant les trois premiers jours.

Lalita prodigua toute son attention à son mari. Cependant, il lui fallut un mois pour se rétablir. Par la suite, Shastri et sa famille retournèrent à Allahabad. Avec l’été, la chaleur commença à affecter de nouveau sa santé. Le docteur qui le soignait conseilla un endroit frais, de préférence une station en montagne. On ne pouvait ignorer cette suggestion, mais le principal obstacle était une fois encore la question de l’argent. Lalita insista pour emprunter de l’argent en vue du voyage. Dans ces circonstances, voyant sa santé à nouveau défaillante, Shastri accepta la suggestion de sa femme. On rassembla des fonds et un ami trouva un hébergement bon marché pour le séjour. Ils partirent pour Ranikhet où, au bout d’un mois, la santé de Shastri s’améliora rapidement.*

En 1941, le Congrès lança un nouveau mouvement politique, soigneusement organisé. On demanda à des membres du parti, spécialement sélectionnés, de faire preuve d’une « satyagraha individuelle » : dans une déclaration publique, ils devaient manifester leur opposition à l’effort de guerre et exiger l’indépendance de l’Inde. Shastri fut l’un d’eux. Il accomplit son devoir de désobéissance civile non-violente (satyagraha) et fut arrêté. Le 19 août 1941, il fut condamné à une peine d’emprisonnement de cinq mois et libéré le 14 décembre.

A cette époque, la guerre tournait mal pour les Alliés. Les nazis avaient conquis la presque totalité de l’Europe occidentale et la Grande-Bretagne était elle-même menacée d’invasion. Le Gouvernement britannique décida de rechercher la possibilité d’un règlement politique en Inde ; il envoya une mission dotée de pouvoirs considérables, sous la direction de Sir Stafford Cripps. Le Congrès voulait un gouvernement central responsable, composé uniquement de ministres indiens, investi de pouvoirs réels, et dont le vice-roi serait le chef à titre nominal. Mais la Mission Cripps n’avait aucune autorité pour débattre des propositions du Congrès. Le Mahatma Gandhi qualifia cette mission de « chèque postdaté sur une banque en faillite ». La mission Cripps se solda par un échec.

Le Congrès décida alors de convoquer un rassemblement du Comité du Congrès pan-indien (AICC) pour la première semaine d’août 1942, afin de prendre une décision sur la ligne de conduite à adopter pour l’avenir. La réunion commença comme prévu, en présence de la totalité des chefs du parti. Des délégués venus de tous les coins du pays suivirent cette session. Tous ceux qui participèrent au débat furent unanimes : l’Inde devait lancer un mouvement de masse pour la liberté. Le 8 août 1942, l’AICC adopta la résolution « Quittez l’Inde », sommant les Britanniques de laisser l’Inde aux Indiens. Les autorités gouvernementales suivaient la situation à chaque instant : la réaction fut rapide. Le 9 août 1942, à 4 heures du matin, Gandhi fut arrêté, ainsi que des centaines de dirigeants, parmi lesquels Jawaharlal Nehru, Abul Kalam Azad, Vallabhbhai Patel et Rajendra Prasad.

L’exigence du Congrès sommant les Britanniques de « Quitter l’Inde » immédiatement galvanisa tout le pays. A la nouvelle de l’arrestation de Gandhi et des autres, les gens devinrent furieux. A Bombay et dans d’autres villes, ils manifestèrent dans les rues pour exprimer leur soutien à cet appel. A Bombay, devenu maintenant le centre de ce soulèvement national, et dans un grand nombre de localités, le gouvernement instaura le couvre-feu pour tenter de limiter les mouvements de populations. La police fit usage de gaz lacrymogènes pour disperser les foules et, en cas d’échec, n’hésita pas à tirer. La brutalité de la police jeta de l’huile sur le feu. De semblables incidents se produisirent dans tout le pays. Loin d’étouffer le nationalisme, ces mesures incitèrent au contraire des milliers d’hommes et de femmes, jeunes et vieux, à se joindre à ce qui était pratiquement une guerre d’indépendance, à quoi la police riposta par une répression impitoyable.

Selon une déclaration de Sir Reginald Maxwell, membre du conseil exécutif du vice-roi pour les affaires intérieures, la police ouvrit le feu à 538 reprises dans différentes parties du pays, faisant 940 tués et 1630 blessés. Vers la fin de 1942, on compta jusqu’à 60.229 arrestations. Le Gouvernement britannique annonça que la révolte avait été écrasée. Le Premier ministre Churchill déclara pompeusement : « Que ce soit bien clair, au cas où il subsisterait quelque part confusion ou doute. Nous avons l’intention de rester. Je ne suis pas devenu le Premier ministre du Roi pour présider à la liquidation de l’Empire Britannique. » Moins de cinq ans après cette déclaration sentencieuse, l’Inde était libre

Malgré les assertions de Maxwell et de Churchill, on n’en avait pas fini avec le mouvement « Quittez l’Inde ». Tandis que de nombreux dirigeants et employés du Congrès étaient arrêtés et emprisonnés, un grand nombre de gens entrèrent rapidement dans la clandestinité pour continuer la campagne.

Shastri avait tranquillement quitté Bombay le 9 août 1942. Conscient qu’il serait arrêté s’il allait à la gare centrale d’Allahabad, il descendit du train à une petite station de banlieue pour éviter la police. A la tombée de la nuit, il se rendit au Bureau du Parti du Congrès à Anand Bhawan, où il organisa un centre de renseignements clandestin. On prépara des bulletins renseignant sur le mouvement national, sur les atrocités de la police et le courage des hommes et des femmes qui poursuivaient la lutte. On incita les gens à continuer leur résistance par tous les moyens en leur pouvoir.

De cette façon, on mit en place un réseau secret de centres clandestins avec des numéros de code et des noms d’emprunt. Comme on pouvait s’y attendre, dans beaucoup d’endroits les gens eurent recours à la violence, coupant des lignes télégraphiques et téléphoniques, perturbant les transports ferroviaires, brûlant des établissements du gouvernement, etc. Cela devint une guérilla, avec des raids éclair. Cependant Shastri continuait à organiser des campagnes pacifiques. Chaque fois que cela était possible, il sortait déguisé, rencontrait les gens dans les villages, leur expliquait l’appel du Congrès à l’indépendance et les incitait à adhérer au mouvement.

Un jour qu’il se cachait à Anand Bhawan dans une pièce située à l’étage, la police fit soudain irruption. Ils trouvèrent Vijay Lakshmi au rez-de-chaussée et l’arrêtèrent. Ils ne poussèrent pas plus loin leurs investigations et Shastri put rester caché. Mais quelques jours plus tard, le 19 août 1942, lui aussi fut arrêté, et jeté en prison pour trois ans, jusqu’en 1945.

Ce fut une période de souffrance indicible pour la famille de Shastri. Leur seul revenu consistait en une maigre indemnité de 100 roupies par mois accordée à Shastri par la Société des serviteurs du peuple, dont il était membre à vie. Cela donnait tout juste de quoi vivre, et pas assez pour payer les frais supplémentaires. En cas de maladie, il était difficile, et souvent impossible, de trouver l’argent pour régler les médecins et les médicaments.

Pendant ces trois années, la situation empira encore de bien d’autres façons. Le gouvernement avait interdit le Congrès national indien et toutes ses activités. Même le travail de la Société des serviteurs du peuple dut cesser. En raison des arrestations massives, il ne restait presque plus personne pour gérer les activités normales et en assurer le financement. Dans ces circonstances, il n’était pas possible d’attribuer à Shastri son allocation de 100 roupies par mois. De fait, Lalita dut retourner à la maison paternelle à Mirzapur, où elle réussit tant bien que mal à survivre et à donner à manger aux enfants. Mais l’anxiété qui la rongeait au sujet de son mari ainsi que la malnutrition eurent raison de sa santé et elle finit par contracter la tuberculose (6). Elle fit de son mieux pour cacher la nouvelle à son mari, mais il finit par l’apprendre et s’en trouva très perturbé. Il dut demander l’aide d’une collègue du Congrès, Purnima Banerji, la soeur d’Aruna Asaf Ali. On amena Lalita à Allahabad et celle-ci se rétablit en quelques mois, grâce aux soins de Purnima Banerji qui s’occupa de son traitement. Avec l’aide de quelques amis, Lalita continua à vivre à Allahabad avec ses enfants. Une famille musulmane du voisinage, mise au courant de leur pauvreté, prit des dispositions pour qu’on leur fît parvenir des provisions et du bois de chauffage. Lalita protesta, mais la famille musulmane insista en disant que c’était un faible dédommagement en regard des sacrifices que son mari endurait pour leur pays.(7)

1 NDT : Dr. Bishambhar Nath Pande (1906-1988) fut membre à vie du Congrès national indien

* Ranikhet est une petite station climatique de l’UP dans les collines.

Chapitre 4 – Secrétaire au Parlement et ministre

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question de l’Inde revint une fois de plus à l’ordre du jour pour le Gouvernement britannique. Le mouvement « Quittez l’Inde », bien qu’alors écrasé par la puissance de l’Etat, avait néanmoins convaincu les Anglais qu’on ne pouvait plus maintenir l’Inde en servitude par la répression : ce n’était plus avantageux, ni réalisable. Le vice-roi Lord Wavell se rendit à Londres en vue de pourparlers pour obtenir l’accord de Churchill pour la libération du Mahatma Gandhi et d’autres dirigeants du Congrès, et pour entamer un dialogue politique.

Le monde venait de traverser l’holocauste d’une guerre mondiale et on y voyait à l’œuvre une nouvelle détermination, un nouvel idéalisme pour promouvoir un ordre mondial plus juste. Les Nations Unies venaient d’être créées pour assurer la paix et la sécurité dans le monde entier. Winston Churchill lui-même, qui n’avait pas oublié son refus d’être le fossoyeur de l’Empire britannique, commençait à accepter l’idée que dans le monde d’après-guerre, l’Inde devait être libre. Les Etats-Unis d’Amérique l’avaient nettement encouragé à réfléchir en ce sens. Non qu’il envisageât cette éventualité avec plaisir. Il fit attendre le vice-roi quatre semaines à Londres, puis, au cours d’un entretien de quarante minutes, il précisa son point de vue : l’Inde pourrait être divisée en trois parties – l’Hindustan, le Pakistan et le Princestan(1). Cependant, il accepta les propositions de Wavell quant à la libération des détenus politiques et aux négociations avec la Commission de travail du Congrès.

Wavell libéra les dirigeants du Congrès le 15 juin 1945, et les invita à Simla en vue de participer à des pourparlers à la fin du même mois. Jinnah et Liaquat Ali, de la Ligue musulmane, furent aussi invités, ainsi que d’autres dirigeants nationaux importants. Le vice-roi offrit de constituer un nouveau conseil exécutif représentatif, composé à égalité de musulmans et d’hindous, avec un représentant des « castes répertoriées »1 et sans doute quelques personnes appartenant aux autres minorités. Wavell ajouta qu’il ne ferait pas inconsidérément usage de son droit de veto.

Le Congrès accepta les propositions malgré son aversion bien connue aux formules de parité. Cependant, Jinnah les rejeta. Il revendiquait le droit absolu de nommer tous les membres musulmans du conseil. Wavell n’était pas d’accord ; il voulait nommer un musulman issu du Parti unioniste du Penjab qui avait apporté une contribution considérable à l’effort de guerre. Les pourparlers furent rompus.

Environ un mois plus tard, une élection générale eut lieu en Grande Bretagne. A la surprise du monde entier, les urnes portèrent au pouvoir le Parti travailliste, de préférence aux conservateurs menés par Churchill. Sous la présidence de Clément Attlee, le nouveau gouvernement décida qu’il était urgent d’organiser de nouvelles élections législatives en Inde, tant au niveau central que provincial. On procéda sans retard à leur mise en oeuvre. Le résultat des élections révéla que la Ligue musulmane était devenue le corps représentatif le plus important de la communauté islamique. Les non-musulmans votèrent pour le Parti du Congrès. Il était tout à fait évident maintenant qu’il serait impossible de parvenir à un règlement politique si la Ligue musulmane le rejetait. Ayant démontré sa force, la Ligue affirma avec vigueur son droit à être le seul corps représentatif des musulmans de l’Inde. Comme on pouvait s’y attendre, il existait maintenant un clivage encore plus net entre les aspirations du Congrès et celles de la Ligue musulmane.

Le gouvernement Attlee prit à nouveau l’initiative de reprendre les contacts politiques par l’intermédiaire du vice-roi. Vers la fin de janvier 1946, une mission ministérielle se rendit en Inde, déterminée à trouver une solution. Pour l’essentiel, elle fit des propositions que le Congrès et la Ligue musulmane commencèrent par accepter, avant de les repousser.

Le Gouvernement britannique était maintenant résolu à transférer le pouvoir à l’Inde, dans les mois qui suivaient. Il fit savoir que si aucun accord n’était possible entre le Congrès et la Ligue, le pouvoir serait transféré à une Inde coupée en deux : les zones à majorité musulmane constitueraient le Pakistan, et le reste du pays conserverait le nom « Inde » (ou tout autre nom de son choix). Sur cette base, le vice-roi invita le Congrès et la Ligue à entrer dans un gouvernement intérimaire, formé à égalité d’hindous et de musulmans, ainsi que quelques membres supplémentaires pour représenter les « castes répertoriées » et autres minorités. Le Parti du Congrès accepta l’invitation, mais la Ligue musulmane posa des conditions inacceptables pour le vice-roi. Cela n’empêcha pas un gouvernement provisoire de se mettre en place avec Jawaharlal Nehru à la vice-présidence du conseil exécutif. Un peu plus tard, la Ligue musulmane changea d’avis et décida d’y participer, mais ses membres formèrent un bloc qui perturba le fonctionnement du gouvernement. Cela avait tout l’air de deux gouvernements antagonistes sous l’autorité du vice-roi.

Des difficultés effroyables surgirent quand on essaya de faire fonctionner ce gouvernement central de transition, composé de personnes désignées par le Congrès, de la Ligue musulmane et des minorités. Le Congrès et d’autres petites unités constitutives finirent par admettre que le monstre communautaire ne permettrait jamais le fonctionnement harmonieux d’un gouvernement aussi composite, même après le transfert du pouvoir. L’indépendance n’aurait guère de sens si le gouvernement devait être contrecarré à chaque instant.

Lord Louis Mountbatten fut assermenté le 24 mars 1947 en tant que nouveau vice-roi des Indes. Il arrivait avec des idées personnelles dont la réalisation aurait provoqué la balkanisation du sous-continent indien. Mais face à la forte résistance de Nehru, il abandonna rapidement ses idées. A partir de là, il fallait procéder au plan de partition. Les zones à majorité musulmane devaient être délimitées et une commission des frontières devait régler tous les litiges. Un référendum allait être organisé dans la Province Frontière du Nord-Ouest. On accéléra les opérations sur tous les fronts et Mountbatten annonça que les Britanniques pourraient se retirer du pouvoir vers la mi-août 1947, ce qui fut effectivement fait. Le 14 août, les zones à majorité musulmane firent sécession pour former le Pakistan. L’Inde devint indépendante à minuit, dans la nuit du 14 au 15 août 1947. Et ce fut un grand moment de joie et de réjouissances quand on fit descendre le drapeau anglais pour déployer le drapeau national indien.

Mais bientôt parvint la nouvelle atroce d’un holocauste. La partition du pays fut suivie d’une migration massive de populations dans les deux sens, événement dont on a rarement vu l’équivalent dans l’histoire de l’humanité. Des êtres humains innocents furent victimes de brutalités indescriptibles ; ceux qui en réchappèrent perdirent tout ce qu’ils possédaient. Mais la vie devait continuer. Nehru était devenu le Premier ministre de l’Inde indépendante. C’était le choix de Gandhi : « Le pandit Jawaharlal Nehru et moi-même avons connu des différends dès le moment où nous avons coopéré, cependant je le dis depuis quelques années, et je le dis maintenant, ce n’est pas Rajaji, ni Sardar Valabhbhai, qui sera mon successeur, mais Jawaharlal Nehru. Il est tout aussi difficile de nous diviser que de partager l’eau en la frappant à coups redoublés avec un bâton… Quand je serai parti, il tiendra le même langage que moi. »(2)

Tandis que se déroulaient à New Delhi les événements historiques de 1945-7, Shastri était toujours un dirigeant du Parti du Congrès en Uttar Pradesh. Il s’acquittait à Lucknow des responsabilités que lui avait assignées le parti, mais gardait cependant l’attention sur les grands événements de la capitale, en observateur lointain. En 1945, on apprit de New Delhi que des élections se tiendraient dans les provinces. On sélectionna avec soin des personnes pour organiser tous les aspects de ces élections au nom du Parti du Congrès. Dans l’Uttar Pradesh, on confia cette responsabilité à Shastri, nommé secrétaire du Bureau parlementaire du Congrès. C’était une tâche immense : il fallait organiser une campagne électorale à l’échelle de la province, établir des procédures justes et objectives pour la sélection des candidats, rencontrer un grand nombre d’auxiliaires et d’aspirants du parti, maintenir constamment le contact avec les dirigeants du Congrès en UP, et gérer le travail administratif du Bureau parlementaire de l’UP pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Ce fut la mission la plus importante et, sur le plan politique, la plus délicate que l’on eut jusque-là confiée à Shastri. Le plus difficile lorsqu’on organise des élections, c’est de concilier les revendications rivales des postulants à l’investiture du parti. La personne sélectionnée est satisfaite, mais les autres pestent et se retournent contre le responsable de la sélection. Du fait de la taille énorme de l’Uttar Pradesh et du grand nombre de sièges à l’assemblée, la tâche de Shastri s’en trouvait encore plus intimidante. En 1946, la population de l’UP dépassait les 50 millions, soit la taille d’un grand pays d’Europe.

C’est avec une humeur égale que Shastri assuma ses responsabilités. Il vivait et travaillait au Bureau du Comité du Congrès de la province de l’UP et était disponible à toute heure du jour et de la nuit, au téléphone ou en personne, vis-à-vis de tous les dirigeants, candidats et militants du Parti du Congrès. La tâche monumentale de sélectionner les candidats du parti, la conduite de la campagne politique du parti, les élections elles-mêmes, le pointage au cours du dépouillement et la proclamation des résultats, tout fut proprement accompli. Le Parti du Congrès remporta en UP une victoire retentissante. Shastri lui-même fut élu à l’assemblée, une fois encore dans une circonscription d’Allahabad. Son sens de l’équité et son impartialité lui valurent des éloges mérités ; même les perdants ne semblaient pas lui en vouloir. Cela était en soi un exploit. Mais en cette occasion comme tout au long de sa vie, il montra qu’il possédait d’autres qualités telles l’humilité, l’intégrité, et une mémoire phénoménale.

Son humilité avait un caractère particulier ; elle était fondamentalement différente de celle que l’on rencontre dans la vie quotidienne. Elle n’avait rien à voir avec les propos sarcastiques de Churchill, selon lesquels « un politicien humble a sûrement des raisons de faire preuve d’humilité. » L’humilité de Shastri ne relevait pas de l’opportunisme, ni d’une attitude affectée. Elle n’était pas non plus suscitée par un sentiment d’insuffisance, c’était la manifestation spontanée de la vertu innée. Il croyait sincèrement que tous les êtres humains, créés par le même Dieu Tout-puissant, devaient être traités avec considération et respect, indépendamment de leur situation dans la vie, de leur pouvoir ou de leurs richesses. Il avait le plus grand souci de l’homme de la rue et de ses sentiments. La plupart des gens qui l’ont rencontré gardent précieusement le souvenir de cette rencontre. Shastri avait une façon bien à lui de recevoir ses visiteurs et de leur parler. A chaque visite, il se levait de son siège et joignait les mains en signe de salutation, accueillant le visiteur d’un sourire. Il mettait le visiteur à l’aise en s’enquérant de son état et en lui portant une attention sans partage. Il avait une grande qualité d’écoute et prenait de brèves notes sur les points qui exigeaient une action. Si nécessaire, il posait des questions, en quête d’éclaircissements – signe indéniable de l’intérêt sincère qu’il portait à ce qu’on avait à dire. Jamais il ne sous-estimait l’importance d’un visiteur en compulsant des papiers ou des dossiers. Il ne détournait jamais son attention en passant subitement un coup de téléphone. Jamais il n’avait l’air pressé, ni ne donnait l’impression qu’il était impatient de se débarrasser de son visiteur. En bref, il se montrait toujours poli et plein d’égards. Naturellement, il était la discrétion en personne et ne laissait jamais échapper un secret. Une fois l’entretien terminé, Shastri se levait à nouveau et disait au revoir, les mains jointes. Il n’est donc pas surprenant que Shastri se fût fait un nombre considérable d’amis, car il offrait au tout venant la même considération qu’à ses collègues du gouvernement.

Toutes les activités de Shastri portaient également l’empreinte de son intégrité absolue. A partir de 1946, on fit appel à lui pour assumer des responsabilités gouvernementales, tout d’abord en qualité de secrétaire parlementaire du ministre en chef de l’Uttar Pradesh, plus tard en qualité de ministre de l’Intérieur et des Transports dans le même Etat. En 1951, Nehru lui demanda de venir à New Delhi, où il devint secrétaire général du Parti du Congrès. A ce titre, il assuma la responsabilité de la campagne du Congrès pour la première élection générale en Inde en 1951-1952. Travaillant en étroite collaboration avec Nehru, c’est à lui que revint principalement, pour des raisons pratiques, la responsabilité de faire la première sélection des candidats du parti (bien que la décision définitive revînt au Bureau parlementaire du Parti du Congrès). Après 1952, il fut successivement ministre des Chemins de fer et des Transports, des Transports et des Communications, du Commerce et de l’Industrie, puis de l’Intérieur, au gouvernement central. En 1964, il devint Premier ministre. A l’exception de Nehru, aucun Indien n’avait jusque-là exercé autant de pouvoir sur le Parti du Congrès et sur les affaires du gouvernement. Cependant, à la différence de la plupart des politiciens, il ne se laissa pas corrompre par le pouvoir. Toute sa vie, il limita ses dépenses au salaire qu’il recevait. Ses besoins personnels étaient toujours restreints, mais sa famille ne faisait pas non plus de dépenses excessives. En trois occasions, en 1951, 1956 et 1963, quand il démissionna du ministère, ses revenus diminuèrent et sa famille bannit des repas les légumes coûteux afin de vivre selon ses moyens. Quand un de ses fils eut besoin d’un tuteur, Shastri accepta à la condition de rémunérer celui-ci en économisant sur les frais de lessive ; il donna l’exemple en lavant lui-même ses vêtements. Il fallait toujours se battre, mais c’était le prix qu’il payait de bon coeur afin de mener une vie de pureté absolue. Quand il mourut en 1966, le Premier ministre Shastri ne laissa derrière lui ni maison, ni terre, ni argent. En fait, loin d’un solde positif, il lui restait une petite dette envers le gouvernement, à qui il avait emprunté de quoi acheter une jeep à l’usage de sa famille, et qu’il remboursait par mensualités. Comme nous le verrons, la question financière ne représentait qu’un aspect de l’intégrité de Shastri.

A ces atouts, il faut ajouter une mémoire d’une qualité exceptionnelle. Shastri n’oubliait jamais un nom, ni un visage. Le Docteur K.M. Zararia, qui réside maintenant à Baroda, se rappelle avoir rencontré Shastri pour la première fois en 1959, à Tibia College, New Delhi. Lors d’une visite de Shastri au Canada six ans plus tard, en 1965, le docteur Zararia le croisa de nouveau devant les chutes du Niagara et, à son grand étonnement comme à son grand plaisir, Shastri le reconnut immédiatement et conversa avec lui quelques minutes. Un grand nombre de personnes rapportent la même expérience.

Il reste encore à dire que la vie de Shastri était un livre ouvert. Du même moule que le Mahatma Gandhi, c’était un colosse moral de la politique indienne.

Les élections aux assemblées provinciales se tinrent vers la fin de 1945, donnant au Parti du Congrès une majorité écrasante en UP. Govind Ballabh Pant, politicien de stature nationale, fut élu à l’unanimité chef du Parti du Congrès à l’Assemblée législative et devint ministre en chef. Pant était membre de la Commission de travail du Congrès, le corps le plus élevé de l’organisation pour prendre des décisions. Il avait une réputation de sagacité politique et, sur des questions d’importance nationale, Jawaharlal Nehru recherchait ses conseils.

Pant avait besoin d’un secrétaire parlementaire à la fois compétent et digne de confiance. Son choix s’arrêta sur Shastri. En qualité de secrétaire du ministre en chef, il devait assister Pant en premier lieu dans ses responsabilités législatives. Pendant cette période d’apprentissage ministériel, Shastri se trouva en contact étroit avec la plupart des membres du corps législatif de l’Etat, y compris ceux de l’opposition, et gagna leur estime. Pant fut très impressionné et assigna également à Shastri des tâches spécifiques hors du cadre législatif. Selon D.R. Mankekar, Pant décrivait Shastri comme un homme « sympathique, acharné au travail, dévoué, digne de confiance, qui ne prête pas le flanc à la controverse. »(3) Mankekar ajoute :

Pant avait l’habitude de travailler tard au bureau, et de même Lal Bahadur, tandis que les autres ministres et secrétaires parlementaires préféraient quitter le travail à une heure convenable. C’est ainsi que le chef et son jeune secrétaire parlementaire, qui travaillait jusque tard dans la soirée, commencèrent à rentrer chez eux tous les soirs dans la voiture du premier. Cela les rapprochait fréquemment. Le « Tigre de Kumaon »(4) en vint à étudier Lal Bahadur de très près et se prit pour lui d’une grande affection, pleinement payée de retour (5).

La situation de 1929 à Allahabad se répéta à Lucknow en 1946, à l’époque Shastri avait gagné la confiance et l’affection de Tandon et de Nehru. Maintenant, il avait obtenu la confiance et l’affection de Pant, administrateur avisé qui savait très bien juger les hommes. Mais que ce soit en 1929 ou en 1946, Shastri n’essaya jamais d’avoir une image collant aux préférences et aux exigences qu’il percevait chez ses supérieurs. Il resta strictement fidèle à lui-même, sans affectation. Vers la fin de 1946, le ministre en chef Pant jugea que Shastri était mûr pour de l’avancement et, en 1947, le nomma ministre de l’Intérieur et des Transports.

Ce fut la première nomination de Shastri à un poste ministériel, ce qui entraînait un salaire relativement décent. Sa famille pouvait vivre maintenant dans un confort raisonnable. En ce qui le concerne, il conserva le même style de vie jusqu’à la fin.

En qualité de ministre de l’Intérieur et des Transports, Shastri mit en pratique quelques-unes de ses idées concernant le bien-être de l’homme de la rue. Il était responsable des forces de police de l’Etat. Au temps de l’hégémonie britannique, les gens du peuple voyaient dans la police un instrument de répression. Shastri savait que la police aurait besoin de faire usage du bâton. Il tenait fermement à ce qu’elle s’acquittât de son rôle avec efficacité, en faisant respecter la loi et l’ordre de façon aussi humaine que possible. Il fit transmettre ce message par l’intermédiaire du préfet de police. Il développa aussi une nouvelle méthode pour disperser les foules illégalement rassemblées : on demanda à la police de se servir dans un premier temps de lances à incendies, plutôt quede matraques longues ou lathis, à n’utiliser qu’en dernier ressort. Dans certains cas où il fut lui-même présent, il conseilla à la police de faire preuve de modération, même si certains avaient été blessés. Il rendait alors visite en personne à chaque policier blessé pour expliquer la raison de sa politique. De plus, afin d’améliorer l’image de la police, il recruta pour les postes de cadres supérieurs, un grand nombre de jeunes gens qui avaient été incarcérés pendant le mouvement « Quittez l’Inde ». Ils furent alors entraînés pour servir dans les forces de police, soumises à une discipline stricte. Dans sa manière d’aborder le problème, Shastri essaya d’inspirer à ces agents de police d’un style nouveau, un sentiment de fierté nationale ainsi qu’une détermination à se montrer justes et compréhensifs, sans perte d’efficacité.

Shastri jouissait d’une crédibilité morale et d’un sens de l’humour qui l’aidèrent à désamorcer des situations difficiles, des conflits communautaires particulièrement explosifs. Sous son autorité, la police reçut des encouragements à se montrer, ne fût-ce que quelque temps, moins violente qu’elle ne l’était habituellement.

Shastri organisa aussi une force de défense passive semi-officielle appelée Prantiya Raksha Dal. Cette organisation, basée sur le volontariat, recrutait et entraînait des jeunes gens pour assurer des missions défense passive dans des situations d’urgence.

Dans le secteur des transports, Shastri constata qu’on ne pouvait pas compter sur le service des autobus, jugé inefficace. Les zones rurales étaient mal desservies. Il y remédia en instaurant un service d’autobus, propriété de l’Etat et entièrement géré par celui-ci, couvrant la totalité de la province. Le public accueillit cette mesure comme une bénédiction.

Quand il traitait avec les hauts fonctionnaires et les chefs de département, il les encourageait à exprimer leur point de vue de façon claire et objective ; il lisait ce qu’ils consignaient dans les dossiers et les écoutait patiemment. Ses décisions étaient impartiales et il assumait pleinement la responsabilité de ce qu’il décidait. Aucune considération ou pression extérieure n’avait de prise sur lui.

En trois ans, vers 1950, la stature politique de Shastri avait pris de l’ampleur. Il était désormais temps pour lui de monter sur la scène nationale à New Delhi.

1 NDT : « castes répertoriées » : ce sont majoritairement des « intouchables » renommés officiellement « depressed castes » dès 1930, puis « scheduled castes » à partir de 1936. Ils bénéficient depuis lors de discriminations positives et de quotas dans la fonction publique et en politique.

Chapitre 5 – Dirigeant national et ministre du gouvernement fédéral

En 1950, une compétition titanesque s’engagea pour l’élection à la présidence du Congrès national indien. Nehru, en qualité de Premier ministre, apporta publiquement un soutien vigoureux à la candidature de J.B. Kripalani, un leader chevronné du Congrès. Le vice-Premier ministre, Sardar Vallabhbhai Patel, soutint ouvertement et d’une façon non moins vigoureuse un autre candidat, Purshottam Das Tandon. Cela devenait pratiquement une lutte entre Nehru et Patel. Nehru était un socialiste ; il considérait Sardar Patel, qui comptait de nombreux fidèles dans le parti, comme un conservateur. Les deux piliers du Parti du Congrès ne s’entendirent jamais. Tout en soutenant Kripalani, Nehru fit savoir qu’il était fermement opposé à Tandon et que si celui-ci était élu, ce serait comme un vote de censure à son égard de la part du Congrès, et qu’il démissionnerait de son poste de Premier ministre. Le scrutin eut lieu le 19 août 1950, et on proclama les résultats le 1er septembre. Malgré l’opposition vigoureuse de Nehru et sa menace de démission, Tandon remporta l’élection à la majorité absolue. Furieux, Nehru annonça qu’il refuserait de siéger à la Commission de travail du Congrès. En l’absence du Premier ministre, chef du Parti parlementaire du Congrès, il était impossible que la Commission de travail pût fonctionner dans l’harmonie ou avec efficacité. Et bien que Nehru n’eût pas démissionné de son poste, une crise politique s’installait.

Shastri, alors ministre de l’Intérieur en Uttar Pradesh, était naturellement affligé de cette situation. Il était peut-être le seul homme du pays à pouvoir traiter également avec Nehru ou Tandon, le seul, du moins, capable de concilier leurs divergences. Bien que la tâche fût redoutable, Shastri décida d’agir. « J’ai fait tout le voyage de Lucknow à New Delhi pour parler à Panditji, » dit-il à son biographe, D. R. Mankekar.

Je l’ai rencontré trois fois le même jour ; le matin, l’après-midi et le soir. Au cours de longs entretiens, je lui ai suggéré qu’il était indispensable de sortir de l’impasse d’un désaccord croissant. Cela fit impression sur le Pandit Nehru. En fin de compte, Tandonji résolut lui-même le problème en donnant sa démission de la présidence du Congrès (1).

Tandon renonça à la présidence du Congrès pour maintenir l’harmonie à l’intérieur du parti auquel il avait consacré toute sa vie. Nehru assuma alors la fonction de président du Parti du Congrès. Il avait maintenant un contrôle total sur le gouvernement comme sur le parti. Quand à Patel, malade depuis quelque temps, il décéda le 15 décembre 1950. Le champ devenait libre pour l’ère Nehru, qui prit son plein essor en 1951.

Nehru invita Shastri à venir à New Delhi pour prendre la succession du secrétaire général du Congrès national indien. Shastri donna sa démission de ministre de l’Intérieur de l’UP et prit ses nouvelles fonctions. Il pénétrait maintenant sur la scène nationale et le pays tout entier devenait désormais son arène politique.

Le poste de secrétaire général était probablement le plus important et le plus prestigieux du Parti du Congrès, juste après celui de président. Comme Nehru était accaparé par ses responsabilités de Premier ministre, il se déchargea considérablement sur Shastri dont la loyauté lui était totale.

La responsabilité la plus importante de Shastri en tant que secrétaire général du Parti du Congrès, fut d’organiser la première élection générale dans le cadre de la nouvelle constitution : une élection programmée pour être tenue en 1952 sur la base du suffrage universel des adultes et du vote à bulletin secret. C’était une tâche immense. Shastri dut traverser le pays de long en large pour rencontrer les auxiliaires du Congrès, esquisser la stratégie du parti, et aider les comités du Congrès au niveau des Etats à préparer des listes de candidats pour les assemblées des Etats, ainsi que pour le parlement fédéral. Il passa de longues heures à écouter les gens et à résoudre leurs différends du mieux qu’il put.

L’élection générale eut lieu au début de 1952 et le Parti du Congrès remporta des victoires retentissantes. « Si la victoire du Congrès a été un véritable raz-de-marée électoral, c’est, dans une large mesure, à Lal Bahadur qu’il faut en attribuer le mérite » (2) dit D.R Mankekar.

A la fin des élections, Shastri apparut assurément comme un chef national respecté et admiré dans le parti. Dans plusieurs Etats, il avait établi des liens personnels avec les ministres en chef et les ministres appartenant au Parti du Congrès. Il avait pour réputation d’être le collègue en qui Nehru avait le plus confiance au sein du parti, mais il n’en faisait pas pour autant l’important. Bien au contraire, il faisait à la plupart des gens l’effet d’être une exception : un homme politique vraiment humble.

Peu après les élections générales, le Parlement nouvellement élu fut convoqué pour la session d’inauguration. Le président de l’Inde, Rajendra Prasad, invita Nehru à assumer la fonction de Premier ministre et à constituer le nouveau gouvernement.

Nehru décida d’inclure Shastri dans son gouvernement. Bien que celui-ci eût organisé la campagne électorale, il n’avait pas cherché à présenter sa candidature, ce qui était typique de sa personnalité, et ne faisait donc pas partie du nouveau parlement. Or il était nécessaire pour un ministre d’appartenir à l’une des deux chambres du Parlement, ou d’y entrer dans les six mois suivant sa nomination. Nehru prit des dispositions pour l’élection de Shastri à la Rajya Sabha1. Le 13 mai 1952, Shastri prêta serment en qualité de ministre des Chemins de fer et des Transports.

Ayant déjà exercé des fonctions ministérielles dans l’Etat de l’UP, Shastri n’eut aucune difficulté à prendre le rythme. Comme à son habitude, il travaillait de longues heures et étudiait ses dossiers. Il avait affaire maintenant à un très grand nombre de bureaucrates, de journalistes et de politiciens. Par-dessus tout, il devait rester en contact étroit avec Nehru, tant pour les responsabilités gouvernementales que pour les affaires du parti. Il élabora pour lui-même certaines lignes directrices dont il ne dévia jamais.

Tout d’abord, en qualité de ministre, il se limitait strictement au domaine de responsabilités qui était le sien, sans faire de commentaires sur les questions qui relevaient de la juridiction des autres, sauf lors des réunions du conseil des ministres. Cela lui évitait de marcher sur les plates-bandes des autres ministres ou d’avoir des controverses avec ses collègues. Mais cela donnait aussi la fausse impression que Shastri n’avait pas d’opinion sur les questions nationales majeures du jour, telles la planification économique, la politique d’économie générale, les affaires étrangères, etc. Evidemment, il avait ses idées, mais consciemment, avec sagesse, il décidait de les garder pour lui.

En second lieu, il se montra plein d’attention pour les membres du Parlement, non seulement ceux de son parti, mais aussi tous les autres. La plupart des députés qu’il rencontrait lui manifestaient un respect inhabituel. Cela le mit en très bonne position quelques années plus tard, surtout quand la question d’un successeur possible de Nehru commença à se poser.

Troisièmement, comme il l’avait déjà fait dans le Gouvernement de l’UP, Shastri établit des relations amicales avec les fonctionnaires qu’il côtoyait quotidiennement. Il les encourageait à exprimer ouvertement leur point de vue.

Quatrièmement, Shastri accordait la plus haute priorité au bien-être public et, dès le début, il en informa ses collaborateurs.

Enfin, et par-dessus tout, il voulait consacrer tous ses efforts à promouvoir l’intégrité dans l’administration. Il entretenait des relations cordiales avec la presse et s’adressait aux journalistes et aux rédacteurs en chef avec une franchise et une véracité désarmantes.

A ce moment-là, les Chemins de fer s’efforçaient de surmonter les problèmes d’organisation, consécutifs à la partition du pays. Un programme était en chantier pour rénover et augmenter la capacité du trafic des voyageurs et des marchandises. En formulant ses politiques et ses programmes, Shastri devait compter avec des contraintes financières considérables. Pour l’infrastructure du pays – chemins de fer, routes et communications – il aurait voulu disposer d’investissements beaucoup plus importants que ceux qu’on lui allouait. Il était évident pour lui que la clé du développement économique accéléré se trouvait dans le succès et l’efficacité des ministères sous sa responsabilité. Shastri insista auprès de la Commission du Plan pour obtenir une enveloppe plus importante pour les Chemins de fer et les Transports, mais finalement il dut se contenter des fonds mis à sa disposition.

Il encouragea et appuya totalement la réalisation de plans pour la réhabilitation des chemins de fer, pour l’amélioration du matériel roulant et des voies. Il mit à l’essai de nouvelles idées en introduisant les wagons-lits pour les longs voyages en troisième classe : ce fut une réforme majeure et une amélioration importante des équipements pour les gens ordinaires. Il mit également en circulation un train « Janta » (public) à corridor, comportant un wagon-restaurant bien aménagé et un chef de train. Sous son mandat, les Chemins de fer introduisirent des voitures avec des places assises en première classe sur les trajets courts, et des compartiments avec l’air conditionné sur les trains rapides entre Delhi et Bombay, Calcutta et Madras. Il annonça des plans pour supprimer la troisième classe et ne garder que deux classes : la première et la seconde – en plus des voitures à air conditionné. Il veilla à améliorer la qualité de la nourriture servie dans les trains en créant un service de restauration départemental, organisé et géré par l’administration des chemins de fer.

On réorganisa le département de la recherche de l’Office central des normes, qui accéda au rang de directoire de la recherche, avec son siège central à Lucknow et deux centres annexes – l’un à Chittaranjan pour la chimie et la métallurgie, l’autre à Lonavla pour les matériaux de construction. Shastri désigna un comité sous la présidence du Dr A. Ramaswami Mudaliar pour une révision du régime des tarifs existants sur les chemins de fer et de questions annexes. On appliqua alors les recommandations proposées par la Commission Ramaswami Mudaliar. Shastri mit également sur pied un office de contrôle de l’efficacité au Conseil d’administration des Chemins de fer, dont le travail aboutit à une amélioration notable des performances.

Afin d’accroître la sécurité des biens de la compagnie et des marchandises en transit, il nomma au Conseil d’administration des Chemins de fer un conseiller de la sécurité et, sur les recommandations de ce dernier, transforma l’Organisation de surveillance et de garde en une force statutaire appelée Force de protection des Chemins de fer. Cette nouvelle brigade, qui travaillait en coopération avec la police d’Etat, contribua à améliorer considérablement la protection des biens et marchandises du rail. Shastri approuva également le projet du pont sur le Gange qui assure une liaison directe et rapide entre le nord et le sud du Bihar. Durant son mandat, les Chemins de fer procédèrent à une autre réalisation : le rendement des Ateliers de locomotives de Chittaranjan fut porté de 120 à 200 machines par an – une augmentation substantielle. On accéléra aussi la construction des wagons de chemin de fer à l’Integral Coach Factory.

Tandis que les chemins de fer progressaient à une allure constante et que le programme de réhabilitation allait bon train, plusieurs accidents se produisirent causant une grande inquiétude au gouvernement et parmi la population. Un accident grave survint en août 1956 à Mehboobnagar, faisant 112 morts. Profondément affligé, Shastri, ministre des Chemins de fer et des Transports, en assuma la responsabilité et présenta sa démission au Premier ministre, qui la refusa. Malheureusement, en novembre 1956, un autre accident tragique à Ariyalour au sud de l’Inde provoqua la mort de 144 voyageurs. Shastri présenta à nouveau sa démission. Cette fois, il insista tellement que Nehru se sentit obligé de l’accepter.

C’était la première fois qu’un ministre assumait la responsabilité morale d’une catastrophe dans le cadre de son ministère et démissionnait, bien qu’il ne fût pas concerné directement. Tout en annonçant à la Lok Sabha2 qu’il acceptait la démission de Shastri, Nehru lui rendit un vibrant hommage :

Je voudrais dire que j’ai eu la chance et le privilège, non seulement au gouvernement mais aussi au Congrès, de l’avoir comme compagnon et collègue. Personne ne peut souhaiter meilleur compagnon ni meilleur collègue dans une entreprise quelconque ; c’est un homme loyal de la plus haute intégrité, dévoué à ses idéaux, un homme de conscience, dur à l’ouvrage. On ne peut espérer mieux. Et c’est en raison de cette conscience qu’il prend à coeur toutes les défaillances qui surviennent dans la tâche qui lui est confiée… J’ai pour lui le plus profond respect, et j’ai la certitude que, d’une façon ou d’une autre, nous resterons des compagnons et travaillerons encore ensemble à l’avenir.

Sur le plan national, cette démission donna encore plus d’ampleur à la stature morale de Shastri. Il avait établi un type de comportement nouveau en matière de politique. Paradoxalement, en renonçant à une charge élevée, il s’était rapproché de Nehru.

En 1957, alors qu’il fallait songer à la seconde élection générale, Nehru désigna Shastri comme le principal organisateur de la campagne pour le Parti du Congrès. L’exercice de 1952 se renouvelait. Une fois encore, la préparation des élections l’occupa jour et nuit. Nehru lui demanda de se présenter à la Lok Sabha dans une circonscription d’Allahabad. Comme Shastri donnait presque tout son temps à la campagne électorale du parti, il ne put accorder à sa propre circonscription que de brèves visites. Il bénéficia tout de même d’une large majorité, comme le Parti du Congrès. A la fin des élections, Shastri avait développé un contrôle sur les affaires du parti comme jamais auparavant. Personne ne fut surpris lorsque Nehru, formant son nouveau gouvernement après cette seconde élection générale, inclut Shastri au nombre de ses ministres ; celui-ci reçut le portefeuille des Transports et des Communications et prêta serment à la constitution le 17 avril 19573.

Shastri prêta la plus grande attention au développement de la marine marchande et de la construction navale indiennes. Avec l’accord du ministre des Finances, T.T. Krishnamachari, il institua un Fonds de « crédit permanent » pour le développement de la Marine, qui permit aux compagnies maritimes d’emprunter à un taux peu élevé pour l’acquisition de bateaux, et de surmonter leurs contraintes financières. Les remboursements étaient réinvestis dans le fonds et utilisés pour l’allocation de nouveaux prêts.

Il contribua aussi à l’implantation et à l’installation d’équipements universitaires appropriés, et en reconnaissance, on ajouta son nom à celui de l’Ecole des Ingénieurs de la Marine à Bombay : Lal Bahadur Shastri Nautical and Engineering College.

Shastri resta peu de temps au ministère des Transports et des Communications – moins d’un an. Au début de 1958, T.T. Krishnamachari démissionna du gouvernement à cause de l’affaire Mundra. Morarji Desai, alors ministre du Commerce et de l’Industrie, fut nommé au ministère des Finances, et Shastri le remplaça à son ancien poste (28 mars 1958). Désigné à ce portefeuille important, Shastri devenait l’un des ministres clés du gouvernement Nehru. L’Inde subissait une pression pour se doter d’une base industrielle indépendante, et se forger une économie moderne efficace, et c’était à Shastri maintenant de guider cet effort.

Sa journée de travail se terminait rarement avant 22 heures. Nehru finit par l’apprendre. Un soir, à une heure tardive, il lui téléphona, et le trouvant encore dans son bureau, il l’admonesta avec la plus grande sollicitude, lui recommandant de ne pas travailler aussi longtemps. Ce soir-là, Shastri rentra chez lui, mais il ne changea rien à ses habitudes de travail. Il paraissait en excellente santé, mais à la vérité, les privations de son enfance et le fait de travailler pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis de nombreuses années, avaient ébranlé ses forces. En octobre 1958, il fut victime d’une crise cardiaque au cours d’une tournée à Allahabad où il fallut l’hospitaliser. Heureusement, il se rétablit en quelques semaines et reprit normalement ses fonctions à New Delhi.

A cette époque, Shastri consacrait beaucoup d’énergie aux problèmes du commerce extérieur, en particulier à la promotion des exportations et la mise en oeuvre de nouveaux projets industriels. Lorsqu’il examinait de nouvelles propositions, comme le rapporte K.B. Lall (alors secrétaire adjoint au ministère du Commerce et de l’Industrie), il voulait invariablement savoir quelles en seraient les répercussions sur le bien-être de l’homme de la rue.

D.R. Mankekar décrit avec force détails la manière dont Shastri exerça ses fonctions de ministre du Commerce et de l’Industrie :

A ce poste controversé, Lal Bahadur a réussi l’exploit unique de ne pas s’aliéner la communauté du monde des affaires, tout en poursuivant résolument la politique industrielle du gouvernement Nehru, favorable à un modèle de société socialiste. C’est à lui aussi, vers cette époque, qu’incomba la tâche de débloquer une crise sérieuse du commerce extérieur. Dans le monde des affaires, on n’appréciait guère ses décisions au sujet du Droit des Sociétés. Malgré cela, on conservait pour lui le respect dû à un homme intègre et sincère.

Dans le secteur public, on assista à la réalisation la plus importante sous son mandat : la constitution de la Heavy Engineering Corporation, avec l’aide de l’Union soviétique et de la Tchécoslovaquie… La société Hindustan Machine-Tools, Bangalore, amorça son programme d’expansion qui devait doubler ses activités pour porter sa production annuelle à 2000 machines. La Nangal Fertilizer Factory commença sa production et l’usine d’horlogerie dans le secteur public à Bangalore – entreprise indo-japonaise – mit en vente son premier arrivage de montres de qualité à bas prix, montées localement. La société Heavy Electricals Ltd, à Bhopal, mit en route la production de machines électriques lourdes.

En 1960, la production industrielle progressa de 14 à 15%, taux de croissance supérieur aux objectifs que s’était fixés le Plan… Une prouesse !

Lal Bahadur prépara également un programme pour l’intégration agro-industrielle. L’association de l’industrie à l’agriculture, conclut-il, résoudrait le problème du chômage dans les zones rurales. Il prévoyait de convertir les industries de village en petites unités industrielles, sur une période de 20 à 30 ans. Ce projet servit de base aux progrès qui suivirent dans ce domaine (3).

Le ministère du Commerce et de l’Industrie constituait aussi un terrain propice pour juger de l’intégrité des personnes : le ministre jouissait de pouvoirs considérables, il pouvait approuver ou rejeter les demandes que lui adressaient industriels ou hommes d’affaires du secteur privé pour obtenir des licences en vue d’implanter de nouveaux projets ou d’importer des marchandises, opérations où d’énormes sommes d’argent étaient en jeu. Le seul avantage que Shastri en retira pour lui-même fut de voir grandir sa réputation d’intégrité irréprochable.

Au début de 1961, Govind Ballabh Pant, ministre de l’Intérieur, tomba gravement malade. Le 25 février 1961, Nehru demanda à Shastri d’ajouter à ses fonctions de ministre du Commerce et de l’Industrie la responsabilité du ministère de l’Intérieur. Pant ne survécut pas à sa maladie et mourut au début d’avril 1961. Nehru nomma Shastri au poste de ministre de l’Intérieur.

Le destin allait maintenant rapidement placer Shastri en tête de ses collègues du gouvernement. Celui-ci était désormais responsable des relations du gouvernement central avec les Etats de la fédération indienne, ce qui le mettait en contact étroit avec les gouverneurs et les ministres en chef des différents Etats. La fonction publique et l’ensemble de l’administration relevaient également de ses attributions. Shastri avait en outre l’avantage d’être le collègue le plus proche de Nehru. Le nouveau ministère convenait au génie personnel de Shastri qui se manifestait maintenant pleinement.

Peu après son accession à ce poste, Shastri dut s’occuper d’un problème qui prenait alors une très mauvaise tournure : la question des langues dans l’Etat d’Assam, où coexistent une vaste majorité parlant l’assamais et une forte minorité utilisant le bengali. Depuis de nombreuses années, l’assamais, le bengali et l’anglais y avaient le statut de langues officielles. Mais en 1959, la Sahitya Sabha4 de l’Assam demanda à ce que l’assamais fût déclaré la seule langue officielle de l’Etat. Il s’ensuivit vite une campagne contre les Bengalis. Puis en avril 1960, éclatèrent de graves émeutes liées à la question des langues. Vers juillet on comptait déjà plusieurs victimes. Malgré cela, en octobre 1960, le corps législatif d’Assam promulgua une loi déclarant que l’assamais serait la langue officielle de l’Etat. De leur côté, les Bengalis, principalement concentrés dans le district du Cachar, commencèrent à manifester pour la reconnaissance du bengali en tant que deuxième langue officielle. En mai 1961, éclatèrent à nouveau des manifestations à caractères communautaires et linguistiques.

Shastri, ministre de l’Intérieur depuis à peine un mois, décida de se rendre immédiatement en Assam afin de trouver une solution acceptable pour tous. Les passions étaient exacerbées, et concilier les différends entre ces groupes antagonistes ne serait pas chose aisée. Pour déterminer la langue ou les langues officielles d’un Etat, la Commission de la réorganisation des Etats déclara qu’on ne proposerait le monolinguisme à un Etat que si 70 % au moins de sa population constituait un même groupe linguistique. Sinon, l’Etat devait être bilingue ou multilingue, selon le cas. En se référant au recensement de 1951, la population de langue assamaise était inférieure à 70 % en Assam.

Le 31 mai 1961, Shastri s’envola pour l’Assam. Il commença par des consultations avec les autorités de l’Etat, suivies bientôt d’une série d’entretiens avec des représentants des deux groupes rivaux, l’un en faveur des Assamais, l’autre des Bengali. Les membres des deux groupes furent satisfaits de ces rencontres, car le ministre de l’Intérieur les avait écoutés avec attention. Shastri élabora alors un contrat global qui prit le nom de « formule de Shastri », comportant les articles suivants :

  1. Serait abrogée la disposition de Loi sur la Langue Officielle de 1960, habilitant les autorités locales au Cachar à substituer l’assamais au bengali comme langue administrative.
  2. Le Gouvernement de l’Etat utiliserait l’anglais dans sa correspondance avec les districts de Cachar et de Hill jusqu’à son remplacement par l’hindi.
  3. Au niveau de l’Etat, on utiliserait exclusivement l’anglais pour l’instant. Plus tard, on l’emploierait au même titre que l’assamais.
  4. On mettrait intégralement en oeuvre la sauvegarde des minorités linguistiques pour l’éducation et l’emploi, prévues dans la Constitution et acceptées par le gouvernement fédéral suivant les recommandations de la Commission de la réorganisation des Etats.
  5. Toutes les lois, ordonnances, réglementations, ordres, etc., continueraient à être publiés en anglais, aussi bien qu’en assamais.

La formule de Shastri impliquait que l’anglais, l’assamais et le bengali seraient tous utilisés à l’avenir. En particulier, la correspondance entre le district du Cachar (où se trouvait une concentration de Bengalis) et le siège du Gouvernement d’Assam serait conduite en anglais. De plus, l’assamais et le bengali pourraient tous deux être utilisés dans l’administration et les écoles du district du Cachar. Dans la pratique, on préféra toutefois le bengali, parlé par la majorité de la population dans ce district. Malgré l’amertume qui avait précédé les négociations, cette formule pour laquelle Shastri s’était donné beaucoup de mal convint aux deux parties. Son travail et sa persévérance avaient permis de sortir d’antagonismes apparemment irréconciliables et d’aboutir à un consensus.

Un autre défi survint lorsque Maître Tara Singh de l’Akali Dahl fomenta des troubles en août 1961, pour provoquer la création d’un nouvel Etat à majorité sikh appelé « Punjabi Suba », au motif que les sikhs avaient subi une discrimination de la part du gouvernement. Shastri désigna une commission d’enquête sous la présidence d’un ancien Juge en chef de l’Inde, S.R. Das. Les autres membres en étaient C.P. Ramaswamy Iyer et M.C. Chagla. A la suite d’une étude approfondie de la situation, cette commission affirma de façon catégorique qu’au « vu des matériaux dont elle disposait, elle n’avait relevé aucune discrimination contre les sikhs au Punjab ». La commission ajouta qu’« à l’intérieur du Punjab comme à l’extérieur, les sikhs constituent un groupe qui jouit du respect de la société indienne ». Après ce verdict sans équivoque, le jeûne de Maître Tara Singh qui fut l’objet d’une large publicité, finit par tourner court au bout de quarante-huit jours. Shastri avait réglé ce problème en associant bon sens et fermeté.

Shastri considérait qu’il était de sa responsabilité de promouvoir l’idée que l’Inde n’était pas seulement un conglomérat de communautés religieuses et linguistiques, mais une seule nation unifiée d’Indiens. Il voulait contrecarrer des tendances à la scission qui existaient dans différentes parties du pays, en rapprochant les gens sur un programme commun consacré à l’intégration nationale. C’est avec cet objectif qu’à New Delhi, il réunit un Congrès pour l’Intégration nationale s’adressant à tous les partis, du 28 septembre au 1er octobre 1961. Présidé par Nehru, ce congrès adopta un code de conduite appelant tous les partis politiques à s’abstenir d’aggraver les différends et les tensions, d’inciter à la violence et d’avoir recours à des mouvements d’agitation susceptibles de troubler la paix et de provoquer dissensions et rancoeurs entre les communautés. La question linguistique ne fut pas absente des débats : tout en reconnaissant que finalement, l’hindi était appelé à devenir la langue véhiculaire nationale, le Congrès accepta sans ambiguïté de continuer à utiliser l’anglais comme langue de communication.

Ces conclusions ne donnaient pas entière satisfaction aux Etats du sud de l’Inde, et un autre problème linguistique potentiellement dangereux pointait à l’horizon national. Dans les Etats du sud, les gens n’étaient pas prêts à utiliser l’hindi dès janvier 1965, comme le prévoyaient les dispositions de l’article 341 de la Constitution. Ils voulaient avoir l’assurance qu’on ne chercherait pas à leur imposer l’hindi de force. Plus précisément, ils voulaient qu’une action fût engagée en temps voulu dans le cadre de l’article 341 (3) (a) pour prolonger indéfiniment la période de l’utilisation indéfectible de l’anglais, comme on l’avait fait jusque-là. Afin d’apaiser ces appréhensions légitimes, Shastri s’adressa à son auditoire lors du Cinquième Congrès pan indien de la jeunesse à Tirupati en septembre 1962, et fit une déclaration sur la politique du gouvernement fédéral à cet égard : « Tant que l’hindi est insuffisamment développé et que les gens de notre pays ne le connaissent pas bien, il n’existe pas, à l’exception de l’anglais, d’autre moyen de communiquer ou, si je puis dire, pas d’autre moyen susceptible d’être utilisé dans le monde commercial ou l’administration, surtout d’un Etat à l’autre. » D.R.  Mankekar croit qu’avec cette déclaration :

Shastri gagna la confiance du Sud en reconnaissant volontiers les difficultés authentiques des gens du Sud à accepter le passage de l’anglais à l’hindi comme langue de communication officielle au gouvernement central. Ce geste, venu du coeur du chauvinisme hindi, lui gagna une allégeance durable et reconnaissante de la part du Sud. Ceci le plaça en bonne position lorsque le pays dut choisir un successeur à Nehru (4).

Les assurances données par Shastri, confirmées plus tard par Nehru, furent alors incorporées à l’Acte sur les Langues officielles de 1963, qui fut introduit au Parlement par Shastri.

Mais en octobre 1962, tout ceci passa au second plan. L’Inde subit l’attaque soudaine de son puissant voisin du nord aux visées expansionnistes, la Chine. L’invasion chinoise et son avance rapide en territoire indien créèrent un état d’urgence. Le Gouvernement indien assuma des pouvoirs draconiens pour traiter la situation. En qualité de ministre de l’Intérieur, il revenait à Shastri de faire face à cette urgence. Il s’y engagea avec beaucoup de modération, soucieux de respecter la liberté : seul un nombre restreint d’extrémistes communistes firent l’objet de sanctions. Les forces chinoises se retirèrent en décembre 1962, mais l’état d’urgence se poursuivit encore quelque temps, car la menace persistait. Shastri consacra à ce problème une grande part de son temps.

Malgré ces préoccupations, Shastri commença à s’occuper de quelques questions importantes à long terme qui lui tenaient à coeur. L’une de ses responsabilités consistait à assurer l’intégrité et l’efficacité de la machine administrative. Pouvoirs politique et économique se trouvaient l’un et l’autre entre les mains de quelques politiciens et bureaucrates. Et cette concentration du pouvoir avait eu un effet corrosif qui n’avait pas tardé à se faire sentir dans les années qui suivirent l’indépendance. Des fonctionnaires, même de haut niveau, s’étaient risqués à rechercher des positions avantageuses ou des promotions prématurées en flattant les désirs de leurs patrons politiques, sans guère se soucier du bien-fondé du problème en question. Shastri était peiné de cette situation et le 28 juin 1963, il fit connaître sa pensée dans un rapport détaillé, en traitant quelques questions administratives fondamentales :

En ce moment, nous sommes confrontés à des problèmes importants. Je voudrais surtout mentionner certaines tendances du pays auxquelles l’administration est intimement liée.

La rationalisation de l’administration a fait l’objet d’un grand nombre de discussions. Le Comité des secrétaires s’est également exprimé sur le sujet. On a mis sur pied une organisation méthodique et rationnelle. On a vu quelques améliorations et cependant la paperasserie, comme on dit, continue. Les affaires traînent en longueur et il reste bien des progrès à réaliser pour accélérer le processus. Il y a un certain temps sous la présidence de l’ex-président Hoover, on a constitué aux Etats-Unis une commission qu’on voulait, semble-t-il, dotée de pouvoirs importants. On voulait lui donner du poids auprès du gouvernement et du public tout à la fois. Je pense aussi parfois que nous devrions nommer une commission aussi puissante que celle-là, pour examiner tous les aspects importants de ce problème. Il faudrait également en établir précisément le mandat et en sélectionner le personnel avec discernement. Le plus important sera le choix du Président. Je serai reconnaissant que l’on donne suite à cette question au ministère, et qu’on affiche une notice ainsi que des propositions de mandat. Dans le cas contraire, le mandat pourrait en être précisé plus tard, en s’appuyant sur cette notice. J’aimerais alors en discuter avec le Premier ministre et, si nécessaire, en parler au Parlement, ce qui à mon avis, ne me paraît pas absolument essentiel.

Je ne sais pas si l’administration du district pourrait aussi faire partie du mandat de la commission que j’ai suggérée ci-dessus. Dans bien des Etats, l’administration du district s’est affaiblie, motif d’une grande insatisfaction dans le peuple. Il est vrai qu’en majeure partie, le travail des départements de l’administration s’est considérablement accru, par exemple dans les départements de l’Irrigation, du Développementcommunautairecoopératif et de l’Agriculture, ce qui est pour nous d’une importance vitale. Je ne suis pas sûr que leur organisation et leur fonctionnement soient à la hauteur. Cependant, actuellement, je n’ai que des objectifs restreints, et je voudrais mettre l’accent sur l’administration civile et celle de la police. Quels en sont les défauts, et comment peut-on y porter remède ? Où en est-on de la mise en oeuvre des recommandations de V.T. Krishnamachariji et quel en a été l’impact ?

Voici certains points concernant le personnel. La discipline laisse à désirer, et il serait néfaste de ne pas mettre un frein à cet état des choses. Je ne veux pas me confiner simplement à prendre des mesures efficaces et rigoureuses contre le personnel. Ce n’est pas la vraie solution. Il est important d’instaurer un forum ouvert à la discussion et aux échanges entre les responsables et le personnel. Nous avons pris récemment certaines décisions en consultation avec les ministères du Travail et de la Défense. Les Chemins de fer et l’Administration des Postes y donnent leur accord. Dès que ce sera passé au conseil des ministres, il faudra prendre des mesures susceptibles de dissiper quelques-uns des motifs d’irritation éprouvée par le personnel. Le second point qu’il nous faut prendre en considération concerne les autres raisons d’indiscipline au sein du personnel. Ceci mérite un examen attentif et il nous faut tenter de remonter à la racine du problème.

Il est essentiel aussi de souligner que les responsables doivent faire preuve d’une plus grande modération. Il est regrettable que même les hauts fonctionnaires du Gouvernement indien entreprennent des démarches pour leur compte personnel, soit pour favoriser leur promotion, soit pour obtenir de petits profits. Cela ne peut avoir qu’un effet déplorable non seulement sur leur moral, mais aussi sur le moral de ceux qui travaillent sous leurs ordres. Ce problème exige que l’on prenne des mesures efficaces. Le secrétaire de l’Intérieur et le secrétaire spécial pourraient éventuellement y réfléchir.

Il faut ajouter le problème des ministres et de leurs services. Les relations entre les deux ne sont pas ce qu’elles devraient être. Il doit être possible de prescrire quelques principes concrets pour gérer ces rapports. Si les fonctionnaires doivent se contenter d’exercer leurs fonctions dans un contexte de peur, ce n’est pas bon pour l’administration. Ils doivent être libres d’exprimer leurs points de vue, mais accepter en dernier ressort de mettre à exécution les ordres des ministres. Il serait regrettable que s’instaure dans notre pays une sorte de règle personnelle. Il doit aussi y avoir un code de conduite pour les ministres Il leur faut éviter de donner oralement ordres et instructions, et les fonctionnaires ne doivent en aucun cas s’engager dans le factionisme. Ils doivent aussi suivre un code de conduite et ils n’ont pas à demander de faveurs directement aux ministres. Leur cas doit parvenir aux ministres par la voie hiérarchique. Si l’on constate une injustice dans un cas précis, des démarches de protestation officielles doivent être entreprises auprès du ministre. En règle générale, ces protestations ne doivent pas être cachées, elles doivent être envoyées aux ministres.

Il ne s’agit là que de quelques points.

Le secrétaire de l’Intérieur et le secrétaire spécial pourraient en citer beaucoup d’autres. L’important, c’est qu’à l’occasion de la rationalisation de l’administration à tous les niveaux, nous devrions clarifier les relations entre les ministres, les responsables et les employés non fonctionnaires. J’aimerais beaucoup que l’on approfondisse les différents aspects de ces problèmes (5).

Les Britanniques avaient mis en place un cadre administratif excellent qui fut très utile à l’Inde dans les années suivant directement l’indépendance, mais il avait pour but premier de maintenir un statu quo. Le pays avait maintenant besoin d’une administration orientée vers le développement, capable de prendre des décisions bien réfléchies mais rapides, en vue de promouvoir le développement économique. La lenteur des prises de décisions dans le gouvernement engendrait la corruption. Shastri appréciait la compétence des services publics qu’il jugeait excellente et le sens patriotique qui animait leur perspective, mais une réforme s’imposait. Les structures administratives pesantes, les règlements pléthoriques, les procédures obsolètes et dilatoires, la circonspection excessive qui revenait presque à de l’obstruction – tout le système nécessitait une intervention décisive. Shastri avait l’intention de désigner un corps doté de pouvoirs développés pour mener à bien cette tâche, mais sa démission soudaine dans le cadre du Plan Kamaraj l’empêcha de réaliser ce dessein. Par la suite cependant, il remit le projet en chantier en qualité de Premier ministre : le 5 janvier 1966, il nomma une Commission des réformes administratives sous la présidence de Morarji Desai.

Shastri s’appliqua aussi à lutter contre la corruption croissante dans l’administration gouvernementale. Les fonctionnaires du gouvernement étaient déjà soumis à des règles de conduite rigoureuses. Un Bureau central d’investigation fut créé en février 1963 en vue de poursuivre les infractions à ces règles. De plus, Shastri nomma le Commission Santhanam pour examiner la corruption aux niveaux administratif et politique, et faire des recommandations appropriées. Tout ceci aboutit à un code de conduite pour les ministres.

Jusque-là, Shastri ne s’était jamais aventuré sur le terrain des affaires étrangères. Même en qualité de ministre du Commerce et de l’Industrie, il n’était jamais allé à l’étranger. En mars 1963, Nehru demanda à Shastri de se rendre au Népal pour aplanir les difficultés dans les relations de l’Inde avec son voisin. Katmandu semblait se rapprocher de Pékin et de Rawalpindi.5 L’hostilité envers l’Inde se manifestait dans les colonnes de la presse népalaise et les déclarations politiques des dirigeants du Népal. C’est avec méfiance que la presse du pays commença par saluer la visite au Népal du ministre de l’Intérieur. Mais une fois dans la capitale népalaise, le charme désarmant de Shastri fit son effet.

Il fut reçu par le roi Mahendra, qui dès leur première rencontre, se prit de sympathie pour lui. Ils se retrouvèrent deux fois encore. Shastri eut aussi des entretiens avec Tulsi Giri, président du conseil des ministres, et Vishwabandhu Thapa, ministre de l’Intérieur du Népal. Sa mission principale consistait à dissiper l’impression que l’Inde se conduisait en « grand frère », sans respecter comme il convient l’indépendance souveraine de son petit voisin. Ce fut un succès considérable. Le communiqué commun faisant suite à sa visite mentionna les « liens infrangibles de la géographie, de la culture et des traditions » qui unissaient l’Inde et le Népal. Un correspondant de presse demanda à Shastri si, de son point de vue, le Népal était trop bien disposé envers la Chine, ce à quoi Shastri répondit, avec sa franchise caractéristique : « Il revient entièrement au Népal de décider de sa politique et de sa ligne de conduite. » Cela plut au Népal. Des relations cordiales reprirent leur cours. La première mission diplomatique de Shastri fut reconnue comme un véritable succès.

Le pays se remettait progressivement de l’invasion chinoise. De hauts dirigeants du Parti du Congrès se sentaient de plus en plus préoccupés du fait que les gens ne voyaient plus le Congrès comme une organisation désintéressée et au service du pays. Cela commençait à se faire sentir : l’appel du Congrès aux masses n’avait plus le même impact. Les chefs à la tête du parti avaient assumé des responsabilités gouvernementales, et le travail d’organisation du parti avait été laissé aux mains d’hommes qui ne jouissaient pas toujours de l’estime et de la stature requises pour cette tâche.

C’est dans ce contexte que K. Kamaraj, alors Premier ministre du Tamil Nadu, soumit une proposition à la Commission de travail du Congrès : certains ministres en chef des Etats et quelques ministres haut placés du gouvernement central devaient abandonner leurs fonctions gouvernementales pour se consacrer à des tâches d’organisation au sein du parti. La Commission de travail fit bon accueil à cette proposition, qui reçut l’approbation unanime du Congrès pan indien lors de sa session à New Delhi, le 10 août 1963.

Le 24 août 1963, sur la recommandation de Nehru, la Commission de travail du Congrès approuva une liste de douze noms, pour ce travail d’organisation : six ministres du gouvernement central et les ministres en chef de six Etats. Leur démission fut approuvée. Au gouvernement central, il s’agissait de : Morarji Desai (Finances), Jagjiwan Ram (Transports et Communications), Lal Bahadur Shastri (Intérieur), S.K. Patil (Ravitaillement et Agriculture), B. Gopala Reddi (Information et Radio-Diffusion), et K.L. Shrimali (Education).

Initialement, Nehru n’avait pas prévu Shastri sur sa liste, mais ce dernier persuada Nehru de l’y inclure.

Après l’indépendance, ce fut le plus grand bouleversement au Congrès. L’ampleur du mouvement surprit et excita le pays. Dans sa note à la Commission de travail du Congrès, Nehru avait justifié ses propositions en disant : « Si la résolution de l’AICC est acceptée avec tout le sérieux qui convient, il s’ensuit que l’action entreprise doit être assez vaste pour être d’une importance percutante. Cela signifie que les dirigeants du Congrès qui occupent actuellement des postes élevés doivent se retirer et se consacrer à l’organisation et à d’autres formes de service du peuple. »

En quittant son poste de ministre de l’Intérieur, Shastri fut désigné comme membre des deux corps d’organisation les plus importants : le Bureau parlementaire et le Comité d’organisation. Il commença alors à consacrer son temps au travail du Congrès national indien.

Tandis que le pays dans son ensemble accueillait bien le Plan Kamaraj, certains critiques eurent le sentiment qu’on ne connaissait pas les dessous du plan. On alla jusqu’à suggérer qu’il avait été conçu en premier lieu pour retirer leur portefeuille aux ministres qui s’étaient révélés gênants. Ce n’était certainement pas le cas pour Shastri, car, me dit-il, ce fut uniquement à force d’insister qu’il obtint l’accord de Nehru pour sa démission.

Pendant les mois qui suivirent sa démission, Shastri voyagea en différentes régions de l’Inde au nom du Congrès. Une fois, lors de son passage à Bombay avant d’aller vers le sud, j’allai le rencontrer à l’aéroport, comme je le faisais toujours quand il s’arrêtait dans cette ville. Son vol de correspondance avait quelques heures de retard, aussi je l’invitai dans ma résidence, ce qu’il accepta volontiers. Ma femme, Nirmala, n’était pas à Bombay à ce moment-là, sinon elle aurait préparé un repas. Je me contentai de lui offrir des fruits et du thé en guise de rafraîchissements. Comme à son habitude, il était la bonté même. Je lui demandai comment il envisageait l’avenir. Il me donna une réponse neutre. « Actuellement, j’ai encore une fois l’occasion de travailler pour le Congrès » dit-il. « Il y a beaucoup à faire en ce domaine. Au-delà, je ne sais pas. » Il se reposa un moment dans le calme, puis nous regagnâmes l’aéroport.

Etant donné les décisions concernant la revitalisation du Congrès, la question de la succession de D. Sanjivayya à la présidence du parti revêtait maintenant une importance majeure. Les chefs du parti dans les différents Etats se consultèrent mutuellement ainsi qu’avec Nehru, et ils aboutirent à un consensus en faveur de K. Kamaraj, considéré comme le meilleur choix en cette période tumultueuse. Kamaraj était un homme de la plus haute intégrité, désintéressé, patriote, sage, objectif et doué d’esprit de décision. A la réunion de la Commission de travail du Congrès, le 9 octobre, une décision officieuse fut prise sur proposition du chef du Bengale occidental, Atulya Gosh : la haute autorité du Congrès devrait soutenir le nom de K. Kamaraj. On mit en route la procédure d’élection. Kamaraj, étant le seul candidat à se présenter, il fut déclaré élu président du Congrès le 27 novembre 1963. Il succéda à D. Sanjivayya en janvier 1964, lors de la 68ème session annuelle du Congrès national indien à Bhubaneshwar. Les sessions plénières étaient prévues pour les 9 et 10 janvier, mais des délégués commencèrent à arriver plus tôt pour participer aux réunions préparatoires de la Commission des sujets et d’autres organismes.

Soudain des nuages assombrirent le ciel de la session quand on apprit que Nehru avait subi une attaque le 7 janvier 1964, le lendemain de son arrivée. Le président du Congrès demanda à Shastri d’annoncer la nouvelle de la maladie de Nehru à la Commission des sujets alors en session. Shastri informa la commission que Nehru souffrait d’indisposition et n’avait donc pas pu venir à la session. Il lut ensuite un bulletin médical délivré par les médecins qui soignaient le Premier ministre et qui se terminait par ces mots : « Le Premier ministre est enjoué et plein d’entrain. » Shastri intervint alors : « Je pourrais ajouter aussi que Panditji désire vivement venir ici, mais nous lui avons tous demandé de ne pas le faire. »

Immédiatement, une question qui paraissait jusqu’alors inconcevable se présenta comme une urgence : après Nehru, qui prendrait la relève ?

La Commission des sujets poursuivit l’ordre du jour. « Puis les membres ordinaires du Congrès firent remarquer aussi » dit D.R. Mankekar « que l’honneur et la responsabilité de porter devant la Commission des sujets la résolution la plus importante de la session – sur la démocratie et le socialisme – n’incombaient ni à Gulzarilal Nanda, ni à Morarji Desai, un leader de stature nationale qui ne le cédait qu’à Nehru, mais à Lal Bahadur qui n’était plus ministre depuis cinq mois et dont la revendication d’appartenance au socialisme était contestée par des hommes de gauche, tels Krishna Menon et Keshav Dev Malaviya. » (6)

Shastri présenta les objectifs de la résolution sur la démocratie et le socialisme avec une habileté politique consommée. Il fit bien comprendre qu’il envisageait le socialisme démocratique comme un système politique consacré au bien-être de l’homme de la rue et que pour obtenir des résultats concrets, l’idéalisme devait se teinter de réalisme. Concernant le commerce d’Etat, il ne laissa aucun doute sur sa position : « Nous devrions faire très attention pour ce qui est de recourir au commerce d’Etat, en particulier pour les céréales. En attendant que le gouvernement soit prêt à faire face à l’énormité du problème, le commerce d’Etat pourrait non seulement augmenter la corruption, mais pourrait aussi accroître les difficultés du peuple. »

Le débat sur cette résolution, auquel prirent part soixante-dix orateurs, révéla toute la gamme des opinions représentées au Congrès, de l’extrême droite à l’extrême gauche. A la fin du débat, la résolution, rédigée sous la conduite personnelle de Nehru, fut adoptée à l’unanimité le 10 janvier 1964. Elle accordait la plus haute priorité à la garantie d’un minimum national concernant les besoins essentiels en matière d’alimentation, de vêtements, de logement, d’éducation et de santé, et insistait sur la réduction des « vastes disparités de revenus et de richesses qui existent maintenant ». On escomptait réaliser l’objectif d’un minimum national vers la fin du Cinquième plan, « sinon, » comme la résolution en donnait l’avertissement, « la planification et le progrès perdraient tout leur sens pour l’homme de la rue. » La veille, le 9 janvier 1964, le Congrès avait adopté un amendement à sa constitution où le parti précisait son objectif pour l’avenir : « l’établissement en Inde, par des moyens pacifiques et constitutionnels, d’un Etat socialiste ayant pour base la démocratie parlementaire. »

Le 11 janvier, Kamaraj nomma des membres à la Commission de travail du Congrès, le corps exécutif le plus élevé du parti, communément connu comme le haut-commandement du Congrès : Shastri, Morarji Desai, Jagjivan Ram, S.K. Patil, D. Sanjivayya, N. Sanjiva Reddy, Atulya Ghosh, Fakhruddin Ali Ahmad, S. Nijalingappa et Gulzarilal Nanda.

Ainsi, à la fin de cette session, la dernière à laquelle participa Nehru, Shastri, avec les soutiens manifestes du Premier ministre Nehru et du Président du Congrès Kamaraj, apparut comme la personne la plus à même de succéder à Nehru au poste de Premier ministre de l’Inde. C’est ce que confirma clairement la suite des évènements.

Pendant qu’il était encore à Bhubaneshwar, Nehru avait dit à Shastri qu’il aimerait le voir revenir au gouvernement dès que possible, afin de lui venir en aide. Etant donné la situation, Shastri avait accepté. Il me raconta qu’il y eut entre eux un entretien bref, mais significatif.

SHASTRI : Moujhé kya kam karma hoga ? (Quel sera mon travail ?)

NEHRU : Toumhen méra sab kam karma hoga. (Vous devrez faire tout mon travail).

Le 22 janvier, un communiqué de Rashtrapati Bhavan annonça la nomination de Shastri au gouvernement en qualité de ministre sans portefeuille, pour « exécuter les fonctions confiées par le Premier ministre, touchant au ministère des Affaires étrangères et aux Départements du secrétariat du Gouvernement et de l’Energie atomique. » Sous cet ordre présidentiel, le Premier ministre donnait une directive précisant que « le ministre sans portefeuille voit et traite les documents qui parviennent au Premier ministre en provenance du ministère des Affaires étrangères, du Département de l’Energie Atomique et du Secrétariat du gouvernement. Il reçoit les ordres spécifiques du Premier ministre toutes les fois qu’il est nécessaire. »

On donna à Shastri un bureau dans le bloc sud de l’immeuble du secrétariat, tout près de la suite du Premier ministre. En réalité, les arrangements pour la conduite des affaires et le traitement des dossiers ne suivaient guère les directives. Certains dossiers et documents étaient envoyés à Shastri, d’autres directement au Premier ministre, sans passer par Shastri. Les cercles politiques remarquaient que les fonctions du ministre sans portefeuille étaient plutôt restreintes, sans possibilité d’initiative. Non seulement Shastri ne trouvait pas dans cette nouvelle mission, de quoi s’occuper à plein temps, mais il y trouvait encore moins de défis à relever. En fait, cet arrangement ne correspondait pas à ce que le Premier ministre lui avait dit à Bhubaneshwar, mais il sentit qu’on ne pouvait rien faire pour améliorer la situation. Il n’en dit rien au Premier ministre dont la santé n’était toujours pas satisfaisante. Il n’eut cependant pas longtemps à attendre un défi à relever.

Le 26 décembre 1963, un cheveu sacré du prophète Mahomet disparut du sanctuaire d’Hazratbal à Srinagar où il était conservé depuis 300 ans. Il avait été dérobé par des mécréants.

Cette sainte relique s’était transmise de père en fils depuis l’époque du Prophète, jusqu’à se retrouver entre les mains de Sayyid Abdullah, l’administrateur (Mutawalli) du sanctuaire du Prophète à Médine. En 1634, Sayyid Abdullah arriva à Bijapur, en Inde, transportant avec lui la précieuse relique. Puis fin XVIIème siècle, l’Empereur Aurangzeb la déroba à ses descendants. Suite à un rêve, l’empereur envoya la relique dans le Cachemire, selon les souhaits de son dernier détenteur. Elle trouva enfin un lieu adapté dans la mosquée d’Hazratbal, qui allait devenir un important centre de pèlerinage. (7)

Les gens de Srinagar et du Cachemire en devinrent furieux. Hindous et sikhs rejoignirent les musulmans dans des manifestations indignées. Le Pakistan, toujours prêt à fomenter des troubles communautaires en Inde, reprit sa tactique habituelle. On demanda au Bureau central d’investigation du ministère de l’Intérieur d’effectuer des enquêtes à propos du vol et de faire tout ce qui était possible pour retrouver au plus tôt la sainte relique.

La perte de cette sainte relique donna à Nehru bien des insomnies. Heureusement, le 4 janvier 1964, huit jours après le vol, la relique fut mystérieusement retrouvée dans le sanctuaire. V. Vishwanathan, le ministre de l’Intérieur, qui s’était rendu à Srinagar pour consulter le gouvernement de l’Etat, annonça le 5 janvier que les « coupables » avaient « subrepticement » replacé la relique dans le sanctuaire, au beau milieu d’une traque acharnée des hommes du Bureau central d’investigation. Nehru en fut grandement soulagé.

Malheureusement, l’espoir de voir la situation s’apaiser s’évanouit. Tandis que le ministre de l’Intérieur Vishwanathan soutenait que presque toutes les personnes en mesure d’identifier la relique en avaient admis l’authenticité, des membres d’un comité d’action locale n’étaient toujours pas satisfaits. Ils insistaient pour obtenir un didar (un examen de visu), spécialement effectué par leurs membres et par des théologiens, pour rendre un verdict sur l’authenticité de la relique. Le gouvernement de l’Etat considérait cette requête comme un coup des agitateurs pour exciter le peuple contre lui et refusa d’y donner suite, tout comme Vishwanathan. Les troubles s’intensifièrent. Le 27 janvier 1964, le Times de Londres écrivit :

Troubles répétés à Srinagar ce week-end ; et hier la police a tiré sur la foule à plusieurs reprises, tuant quatre personnes, selon le communiqué officiel. Il semble qu’au travers de ces manifestations, le public au Cachemire continue à exprimer ses doutes : ce ne serait pas la vraie relique du Prophète qui aurait été recouvrée après sa disparition le mois dernier, et le cheveu qui est maintenant dans le sanctuaire d’Hazratbal ne serait pas celui qu’on a volé… Ces troubles qui à Srinagar, rapporte-t-on, ont abouti à un hartal (fermeture de tous les magasins et services) ininterrompu visaient avant tout Bakshi Ghulam Mohammad, le précédent Premier ministre de l’Etat du Cachemire. Mais la cible en a été élargie à son successeur, Shamsuddin, et au Parti de la Conférence nationale tout entier. Et on court sûrement le risque, au moins, que ce mouvement se poursuive jusqu’à viser le Gouvernement indien qui, depuis si longtemps, apporte son soutien à Bakshi Ghulam Mohammad et à son parti.

Face à cette situation explosive, Nehru se tourna vers Shastri. Il lui donna carte blanche et lui demanda de traiter au mieux la situation en suivant son propre jugement. Comme il gelait à Srinagar, Nehru donna à Shastri son propre pardessus. Portant le « manteau de Nehru », Shastri s’envola le 30 janvier 1964 pour Srinagar, dans un avion de l’armée de l’air indienne. Dans son numéro du 1er février 1964, le Times notait maintenant : « Ce déplacement soudain montre que le Gouvernement indien prend très au sérieux la situation instable qui se poursuit ici, conscient que toute solution devra être imposée de Delhi – et confirme de façon spectaculaire le retour de Shastri au centre des affaires. »

A Srinagar, il ressortit des discussions de Shastri que les chefs des manifestants insistaient pour faire établir l’authenticité de la relique par un groupe d’hommes religieux, sans lien avec la politique. Sinon, on risquait l’émeute.

Le ministre de l’Intérieur Vishwanathan, administrateur compétent et déterminé, conseilla à Shastri de ne pas accepter la requête des manifestants constituant le comité d’action. Les fonctionnaires gouvernementaux de l’Etat étaient d’accord avec Vishwanathan. Shastri écouta patiemment, mais fit savoir qu’il prendrait sa décision après avoir consulté lui-même des membres du comité d’action. Il eut avec eux des entretiens directs, en particulier avec Maulana Mohammad Saeed Masoudi, en qui il découvrit un chef responsable et respectable. La question fondamentale était de savoir si les membres du comité d’action cherchaient sincèrement à authentifier la relique, ou bien s’ils étaient résolus à créer une situation dangereuse en rejetant la relique pour des raisons politiques. Les fonctionnaires, sous la conduite de Vishwanathan, redoutaient le second cas, c’est pourquoi ils s’opposaient fortement à tout didar (examen) spécial.

Shastri arriva à la conclusion que selon toute probabilité, la relique était authentique et qu’en raison de sa sainteté, aucun théologien ni aucun fidèle musulman ne se risquerait à en rejeter le caractère sacré pour des raisons politiques. C’est pourquoi il écarta la possibilité d’un verdict malintentionné. Même ainsi, la négociation comportait un élément de risque – de risque sérieux, car on avait soulevé de violentes passions. Mais Shastri avait reçu l’assurance de Malauna Masoudi et d’autres de ne pas mêler la « politique » à cette question sacrée.

Après avoir réfléchi au problème, Shastri passa outre le ministre de l’Intérieur Vishwanathan avec fermeté. Il annonça qu’un didar spécial aurait lieu le 3 février, et accepta que des représentants du comité d’action fassent partie du groupe de maulvis qui examineraient la relique.

Le didar eut lieu le 3 février 1964. Rawle Knox, correspondant spécial du Daily Telegraph de Londres, envoya son rapport sur l’événement :

Au milieu de la tension croissante, de vénérables religieux musulmans se sont rencontrés dans la Mosquée historique de Hazratbal près de Srinagar… Ils ont admis aujourd’hui que le cheveu du prophète Mahomet, perdu et maintenant retrouvé, était authentique.

Soldats, religieux, théologiens, ainsi que le grand public, grouillaient autour de la mosquée, située au bord du lac, tandis qu’à l’arrière-plan, se tenait la silhouette insignifiante de Shastri, le nouveau ministre sans portefeuille de l’Inde. Contre l’avis de ses fonctionnaires, il avait misé sur cet examen.

Le 26 décembre, on avait constaté la disparition de ce cheveu, de 7,5 cm de long, placé dans une fiole de verre au couvercle d’argent. Deux personnes furent tuées au cours d’émeutes avant qu’il ne fasse sa réapparition dans la mosquée huit jours plus tard.

L’armée et la police ont patrouillé aujourd’hui dans presque toutes les rues, alors que la population attendait dans un silence maussade le jeudi suivant, jour de la présentation publique de la relique restituée.

Dans la mosquée, quand arriva le moment d’ouvrir le coffret contenant la relique, les mains du chef religieux tremblaient si violemment qu’il dut faire appel à un confrère pour achever la tâche. La psalmodie ininterrompue des prières se transforma en gémissements et en sanglots.

Puis on sortit du coffret un sac de velours vert d’où l’on retira la fiole contenant le cheveu. Un par un, les chefs religieux inclinèrent leur tête enturbannée au-dessus de la fiole, se redressèrent pour l’examiner à la lumière, puis d’un signe de tête, donnèrent leur accord.

Une vague de soulagement incrédule souleva les foules rassemblées à l’intérieur et à l’extérieur de la mosquée. Jeudi, la présentation publique du cheveu sacré devrait être une joyeuse formalité (8).

Shastri se trouva littéralement assailli par la foule : il était devenu le héros du jour. Un grand nombre des théologiens rassemblés exprimèrent leur satisfaction et leur gratitude. Shastri les félicita et fit une offrande personnelle de 101 roupies au sanctuaire d’Hazratbal, geste qui fut fort apprécié.

Shastri retourna à New Delhi le soir même et se rendit immédiatement chez le Premier ministre pour lui rendre compte de sa mission. Plus tard dans la soirée, il reçut le Sadar-i-Riyasat du Jammu et Cachemire, Karan Singh, avec qui il eut un entretien circonstancié sur la situation politique au Cachemire.

Le succès de Shastri fut salué par le Parlement et par la presse. On loua vivement la perspicacité, la forte détermination et la ferme résolution dont il fit preuve dans la gestion d’une situation politique délicate. L’un des commentateurs de premier plan, à l’époque, K. Rangaswami, écrivit :

Lal Bahadur Shastri est devenu le conciliateur du Parti du Congrès. Il y a quelques années, c’est lui qui résolut les controverses sur les revendications linguistiques au Penjab et en Assam. Maintenant, le Premier ministre l’a envoyé négocier la crise du Cachemire, suite à la disparition de la sainte relique du Prophète. Lal Bahadur Shastri est retourné dans la capitale, ajoutant d’autres lauriers au crédit dont il jouit dans la vie publique et politique de l’Inde. Son atout, c’est d’être, par nature, foncièrement enclin à la justice, à la tolérance et à la compréhension, même envers ses adversaires. C’est cette qualité qui lui a gagné l’affection et la confiance de tous les groupes au Cachemire, et qui lui a donné le courage de prendre un risque calculé, que le ministre de l’Intérieur et ses conseillers avaient jugé sage d’éviter précédemment (9). Le risque que prit Lal Bahadur a payé et les théologiens musulmans ont proclamé à l’unanimité que la sainte relique était authentique. Ainsi, l’aspect purement religieux de la controverse a pris fin et, en agissant ainsi, Lal Bahadur a réussi à l’isoler du problème politique, tâche que le ministre de l’Intérieur du gouvernement central s’était efforcé d’accomplir (10).

La question religieuse ainsi réglée restait un problème politique sous-jacent qui avait aussi besoin de trouver une solution. Shastri était revenu du Cachemire, totalement convaincu que le Premier ministre de l’Etat, Shamsuddin, protégé de Bakshi Ghulam Mohammed, avait perdu la confiance du peuple et qu’un changement radical s’imposait. Shastri voulait y parvenir par la persuasion et le consensus et non par un diktat du gouvernement central. C’était loin d’être simple, étant donné l’amertume qui affectait différents groupes dans la Conférence nationale au pouvoir. Afin de poursuivre ce but, il se rendit le 20 février à Jammu, où il consulta longuement Karan Singh, Shamsuddin, G.M. Sadiq et Mir Qasim.

Selon D. R. Mankekar, après des pourparlers qui durèrent deux jours, Shamsuddin semblait prêt à tout accepter de Lal Bahadur. Bakshi, lui, exprima haut et fort son désir de coopérer aux efforts du ministre sans portefeuille de l’Union, pour apporter la paix et la normalité à Srinagar et la stabilité au Gouvernement de l’Etat… Le 27 février, lors d’une réunion du Parti parlementaire de la Conférence nationale, Shamsuddin annonça sa décision de démissionner du poste de Premier ministre de l’Etat, « par égard pour les souhaits de Bakshi Ghulam Mohammed ». Le lendemain, G.M Sadiq fut élu chef du parti, Bakshi ayant lui-même proposé ce choix.

Faire lâcher prise à Bakshi sur les affaires du Cachemire, c’était un désir fervent et consommé depuis longtemps de beaucoup à New Delhi. Mais même Nehru n’avait pas su s’y attaquer. Ainsi Bakshi gouvernait-il à Srinagar en despote absolu : pas question de contester son droit, ni de remettre en cause sa mauvaise administration. Or, ce petit homme de New Delhi avait réussi ce tour de force avec l’aisance d’un David abattant Goliath (11).

Les commentaires de la presse indienne furent tout aussi élogieux. Dans l’éditorial du 25 février 1964 du Hindustan Times on pouvait lire : « Lal Bahadur Shastri a pu obtenir un autre succès notable en réussissant à mettre de l’ordre dans la pagaille du Cachemire, que la disparition de la relique d’Hazratbal avait mise en pleine lumière. Cela fut autant dû à la clarté de sa détermination qu’à son talent de négociateur. »

Avec un nouveau ministère en place à Srinagar, sous la présidence de G.M. Sadiq, dirigeant politique connu pour son intégrité et sa sagacité, Shastri poursuivit sa tâche en s’attaquant une fois encore à une autre question délicate. Le Cheikh Mohammad Abdullah était en détention depuis longtemps. L’ensemble des habitants du Cachemire demandait sa libération. Shastri persuada Nehru d’accéder à leur demande. Le nouveau Premier ministre de l’Etat, G.M. Sadiq, accepta cette suggestion et le Cheikh Abdullah fut libéré le 8 avril 1964. Il s’agissait d’une décision à caractère politique : on ne pouvait plus maintenir en détention le Cheikh Abdullah, le Lion du Cachemire, sans provoquer une dégradation dans la situation du Cachemire. Le nouveau gouvernement se sentait capable de gérer les conséquences de sa libération qui, c’est le moins qu’on puisse dire, étaient imprévisibles. En effet, après sa libération, le Cheikh commença par faire des déclarations impétueuses sur le droit des habitants du Cachemire à décider de leur propre avenir. Quelques jours plus tard, il se calma et exprima le souhait de réconcilier l’Inde et le Pakistan sur la question du Cachemire, entreprise à laquelle il consacra par la suite tout son temps.

Sur le plan politique, même si l’on croyait de plus en plus que Shastri était le dauphin de Nehru, aucune réponse ferme n’avait été donnée à la question de l’après-Nehru. A l’époque où Shastri était absorbé par le problème du Cachemire, certaines personnes à Delhi encourageaient l’idée qu’il fallait introduire Indira Gandhi au gouvernement aussi vite que possible. K. Rangaswami, le correspondant bien informé du journal The Hindu de Madras, écrivit dans un article publié le 9 février 1964 :

Assez curieusement, dans cette situation en rapide évolution, on constate une incitation soudaine, une pression organisée pour faire entrer Indira Gandhi au gouvernement. L’influence de Lal Bahadur – comme celle de tout un chacun – dépend du niveau de proximité de sa relation avec le Premier ministre. Mais si Indira Gandhi arrivait sur la scène à titre officiel, il est normal de penser qu’elle serait plus proche du Premier ministre que toute autre personne. Elle bénéficie d’une campagne la présentant ouvertement comme la personne idéale pour le poste de ministre des Affaires étrangères.Lorsque Lal Bahadur était au Cachemire, ses fonctions de ministre sans portefeuille furent définies par communiqué officiel. De nombreux dirigeants ont le sentiment que ce communiqué ne fut pas bien formulé, car il donnait l’impression de restreindre le champ d’action de Lal Bahadur.

Ce communiqué ne disait pas qui étaient les protagonistes de cette manœuvre, et il est douteux que Nehru en sût quelque chose. L’impression générale était que, désormais, la conduite du pays reposait effectivement sur un triumvirat : le ministre de l’Intérieur, Gulzarilal Nanda, le ministre des Finances, T.T. Krishnamachari et le ministre sans portefeuille, Lal Bahadur Shastri.

Nehru s’était remis progressivement de son attaque de Bhubaneshwar, et pouvait de temps à autre, assister au Parlement. Le 22 avril 1964, il fit une brève déclaration à la Lok Sabha : « Monsieur le Président de l’Assemblée, je dois informer la Chambre qu’on nous propose d’assister à une réunion des Premiers ministres du Commonwealth à Londres en juillet prochain. Les dates en seraient du 8 au 15 juillet, mais ce n’est pas encore tout à fait certain. J’ai accepté l’invitation et j’espère assister à cette conférence. »

Nath Pai, membre éminent de la Lok Sabha, posa alors la question : « Puis-je savoir, quand il part pour un long voyage, s’il va envisager de désigner officiellement un vice-Premier ministre pour s’occuper des affaires très importantes de l’Etat ? »

La Chambre tout entière se trouvait dans l’expectative, mais Nehru ne donna aucune réponse spécifique à cette question lourde de sens. Eludant la référence implicite à son successeur possible, Nehru répondit simplement : « Je ne me souviens d’aucun précédent où l’on ait pris ou dû prendre des dispositions spéciales. »

Shastri lui-même ne savait pas très bien où il en était dans cette situation politique incertaine. Ses responsabilités de ministre sans portefeuille étaient floues. A cette époque, il se trouva que je le rencontrai à New Delhi. Espérant quelques éclaircissements sur sa position, j’allai droit au fait : « On a le sentiment général que vous serez le prochain Premier ministre. »

Shastri regarda dans le vide en silence, puis répondit : « Il y a des gens qui le disent, mais rien n’est certain en ce qui concerne l’avenir. » Il ne manifestait pas sa confiance habituelle. Assurément, son inclination personnelle et l’avenir du pays semblaient problématiques.

1 NDT : Il s’agit du Conseil des Etats de l’Inde, la Chambre haute du Parlement indien, l’équivalent du Sénat.

2 NDT : La Lok Sabha (« la Chambre du Peuple ») est la chambre basse du Parlement de l’Inde.

3 Peu de temps après, je le rejoignais comme secrétaire personnel.

4 NDT : La principale association littéraire

5 NDT : Ancienne capitale du Pakistan.

Chapitre 6 – Premier ministre de l’Inde

APRES NEHRU, QUI PRENDRA LA RELEVE ?

Pendant la décennie qui suivit l’Indépendance, ce que Nehru souhaitait, le peuple indien le voulait. Après la mort de Sardar Patel en décembre 1950, l’ère Nehru battait son plein : l’Inde aimait Nehru et Nehru aimait l’Inde, et il ne venait à l’idée de personne que cette situation idyllique pût avoir une fin. Puis soudain, lors d’une conférence de presse à New Delhi le 4 avril 1958, Nehru ébranla la nation en laissant entendre qu’il fallait s’attendre à de profonds changements. Il déclara qu’il se sentait plutôt « las et à plat, » et éprouvait le besoin « de se reconstituer ».

J’ai dit que je me sentais las. Je suis en bonne santé physique comme à l’habitude, mais je me sens étrangement las et à plat, et je ne pense pas qu’il soit bon pour une personne d’éprouver cette sensation alors qu’il me faut affronter des problèmes d’une importance vitale. Je manque de tonus. Il faut un esprit créatif. Cela fait onze ans et demi que je suis en fonction sans interruption, sans un jour de répit. Je peux encore exercer avec efficacité quelques années de service, me semble-t-il, parce que je suis physiquement en forme et, bien que je ne puisse pas juger de mon état mental, je n’ai pas le sentiment de perdre mes facultés. Mais mon esprit est las, je crois, et j’ai besoin de me reconstituer. (1)

Ces remarques provoquèrent une onde de choc à travers tout le pays. L’idée germa que si Nehru était aujourd’hui fatigué, il pourrait bien quitter la barre plus tôt qu’on ne l’escomptait. Qu’adviendrait-il alors de l’Inde ?

Jaya Prakash Narayan fut le premier à soulever publiquement la question. Dans une déclaration du 27 avril 1958, Narayan proposa, selon ses propres mots, « de suggérer franchement à Nehru de s’effacer et de mettre à sa place la personne de son choix [en qualité de Premier ministre] qu’il aiderait de l’extérieur. » Narayan était d’avis qu’une telle démarche de la part de Nehru serait bénéfique, non seulement pour le Premier ministre, mais pour le pays. « Il faudrait le faire maintenant, » dit Narayan, « tandis que le Premier ministre a la situation bien en main. » Il fit aussi clairement comprendre qu’il ne faisait pas simplement cette proposition parce que le Premier ministre se sentait fatigué ou las. Depuis quelque temps déjà dans différents milieux, on commençait à exprimer des craintes à propos de ce qui se passerait après Nehru. « Je crois qu’au vu des circonstances particulières de notre pays, c’est une question très importante », ajouta Narayan. (2)

Le 29 avril, la nouvelle éclata comme une bombe. Lors d’une réunion du Parti parlementaire du Congrès, Nehru annonça qu’il voulait cesser ses fonctions. Il expliqua : « J’ai le sentiment que je dois maintenant disposer de temps pour me libérer de ce fardeau quotidien et penser à moi comme à un simple citoyen de l’Inde, et pas un Premier ministre. »

Ce fut comme une tempête s’abattant sur le parti, qui refusa d’envisager l’idée de la démission de Nehru, même pour une brève période. Le 3 mai, on avait persuadé Nehru de renoncer à toute idée de se retirer. Il déclara ce jour-là à une réunion du Parti parlementaire du Congrès : « En toute humilité et en réfléchissant profondément à ce que vous avez dit, je ne poursuivrai pas cette démarche que j’ai suggérée [mardi dernier]. » Nehru expliqua que ce geste grave lui avait été inspiré par « le sentiment qu’une certaine vulgarité et grossièreté s’insinuait dans la vie publique indienne, non seulement au Congrès, mais dans tout le pays. » (3)

Ayant ébranlé la nation, Nehru reprit une nouvelle fois ses fonctions avec dynamisme.

Bien que la crise fût passée, la question n’en demeurait pas moins. Nehru avait largement renforcé la fonction de Premier ministre ; on voyait en lui tout à la fois le chef du gouvernement et celui de la nation. Il jouissait de pouvoirs considérables qui auraient pu corrompre un homme moins noble. Et alors que l’Inde était une démocratie parlementaire assez bien établie, son organisation politique, à l’équilibre fragile, avait besoin d’être consolidée et soutenue. A qui en incomberait la responsabilité ? La question commençait à faire l’objet d’un débat public.

Dans son livre India Today, publié en 1960, Frank Moraes, l’une des personnalités les plus respectées de la presse indienne de l’époque, disserta longuement sur le sujet. Pour la première fois, il émit l’hypothèse de trouver le successeur de Nehru parmi les trois figures politiques dominantes de l’époque – Rajendra Prasad (qui était alors président de l’Inde), Govind Ballabh Pant (ministre de l’Intérieur), et Morarji Desai (ministre des Finances). Considérant que chacun d’eux avait des problèmes de santé ou de personnalité pouvant jouer contre lui et provoquer un refus, Moraes fit cette observation prophétique :

Il existe donc la possibilité qu’entre en scène un concurrent relativement inattendu susceptible de succéder à Nehru, et beaucoup songent à la personne de l’actuel ministre du Commerce et de l’Industrie, Lal Bahadur Shastri, âgé de cinquante-cinq ans, également originaire de l’Uttar Pradesh. Sur le plan politique et personnel, Shastri est très proche de Nehru, mais il manque d’assurance ; il est en effet de très petite taille et plutôt effacé. Il demeure cependant le meilleur compromis, en particulier si l’un ou l’autre des trois autres « prétendants » décide d’exercer en tant que président, une direction politique plus ferme.

Si, à la démission de Nehru, l’aile droite du Congrès réussit à prendre le contrôle de la machine du parti, le groupe dominant comprendra probablement Prasad, Pant et Morarji Desai, suivis de près par S.K. Patil et le ministre des Affaires parlementaires, âgé de cinquante-neuf ans, le Dr Satya Narain Sinha, originaire du Bihar, très à droite. Malgré ses inclinations actuelles à gauche, Lal Bahadur Shastri travaillerait probablement en conjonction avec ce groupe. Il se dégagerait alors un gouvernement de centre droit (4).

A ce moment-là, Moraes ne savait pas à quel point il avait vu juste.

Welles Hangen, dans son livre After Nehru, Who ? (« Après Nehru, qui donc ? ») publié en 1963, fournit aussi une analyse magistrale du problème de la succession. Il dressa une liste de huit successeurs possibles – Morarji Desai, V.K. Krishna Menon, Lal Bahadur Shastri, Y.B. Chavan, Indira Gandhi, Jaya Prakash Narayan, S.K. Patil et Brij Mohan Kaul. Après avoir examiné chaque cas, Hangen parvint à la conclusion que Lal Bahadur Shastri était l’homme qui avait le plus de chances de succéder à Nehru, tout en signalant que son état de santé pourrait mettre un terme à ses fonctions plus tôt que prévu.

Parmi les personnalités présentées dans cet ouvrage, Shastri est le plus authentiquement indien. Il est le plus proche de l’esprit et du sol de l’Inde. Il reflète les points forts et les faiblesses du villageois indien. S’il doit entrer dans l’histoire en tant que second Premier ministre de l’Inde indépendante, il doit en recevoir le mandat des chefs du parti, Nehru y compris. Si Shastri doit être dans l’histoire plus qu’une annotation en bas de page, ce mandat doit être soutenu massivement contre tous les défis par la détermination du peuple indien. Armé du mandat du parti et soutenu par la volonté populaire, Lal Bahadur Shastri pourrait prendre sa place sur la scène internationale où sa stature pourrait acquérir sa pleine mesure (5)

Hangen conclut ainsi son livre : « Il y a quelque chose de typiquement indien dans le fait que Lal Bahadur Shastri, qui insiste pour dire qu’il ne pourrait jamais endosser le costume de Premier ministre, sera probablement la première personne à qui on le demandera. » (6) Mais Hangen ajouta un avertissement prophétique : « Le handicap le plus sérieux de Shastri, outre sa personnalité effacée, est probablement sa santé. Selon les paroles d’un ancien collègue du gouvernement de l’Union, sa première crise cardiaque n’a provoqué aucune lésion, mais une seconde ou une troisième crise pourrait être critique. » (7)

Au début de 1964, le problème de la succession de Nehru devint urgent : celui-ci venait de subir une attaque à Bhubaneshwar le 7 janvier. Le 24 janvier, Shastri fut à nouveau désigné pour siéger au gouvernement en qualité de ministre sans portefeuille afin d’assister le Premier ministre, ce qui fut généralement interprété comme une étape sur la voie de la fonction suprême. Dans son édition du 23 janvier 1964, le célèbre quotidien britannique The Guardian salua cette nomination en ces termes :

Il semble bien que Lal Bahadur Shastri soit « amené » à devenir le prochain Premier ministre de l’Inde. On annonçait hier qu’il allait rejoindre le gouvernement dont il s’était retiré en août sous le Plan Kamaraj. Cette nouvelle est la bienvenue pour deux raisons : la première, c’est qu’on s’attaque enfin au problème de la succession, la seconde, c’est que Shastri est l’homme en vue.

Il y avait du sens à ce que Nehru restât au pouvoir tant que sa santé le lui permettait. La valeur qu’il représentait pour l’Inde ne tenait pas simplement aux qualités de « dirigeant » que l’on recherche chez tout chef de gouvernement : on aurait pu trouver cela chez d’autres.

Plus important encore, sa primauté allait de soi, comme celle d’un monarque ; dans une nation en évolution rapide, c’était un signe de stabilité, du moins au sommet. Mais maintenant, l’avantage que ces atouts représentent pour l’Inde se trouve cruellement anéanti par sa santé déficiente. Pendant quelque temps en tous cas, alors que l’Inde a d’urgence besoin d’un dirigeant, Nehru n’est pas en mesure d’exercer ce pouvoir, si ce n’est au risque de sa vie ; et le fait de continuer à assurer ses fonctions sans que l’on connaisse clairement son successeur, attise plutôt que n’assagit les luttes entre factions.

Jusqu’à une époque récente, le nom de Shastri n’est guère apparu dans les manchettes de journaux occidentaux ; mais en Inde, cela fait plusieurs années qu’il fait l’objet de conversations dans les milieux qui n’apprécient aucun des candidats plus plébiscités par les médias pour le poste de Premier ministre. C’est toujours un homme du centre, un homme de compromis – susceptible d’être préféré à Morarji Desai par l’aile gauche du Congrès, et à Krishna Menon par la droite.

Mais (comme Attlee en de semblables circonstances) il y a en lui plus que la simple qualité de ne pas être une personnalité plus antipathique : il est doté de caractéristiques personnelles qui pourraient faire de lui un Premier ministre des plus efficaces dans un parti et un pays divisés.

Le 30 mars 1964, H.V. Kamath demanda à Nehru à la Lok Sabha, si la nomination d’un ministre sans portefeuille n’était qu’une étape visant à conseiller au président de nommer un vice-Premier ministre. Ce dernier éluda à nouveau la question : « Je ne pense pas que le problème ait été soulevé, je n’ai par conséquent aucune réponse à vous donner. » En même temps, il loua Shastri de l’avoir déchargé efficacement de nombreuses obligations.

Dans une interview télévisée enregistrée à New Delhi quelques semaines plus tard et diffusée à New York le 18 mai 1964, le présentateur, Arnold Michaelis, posa à Nehru des questions à propos du problème de la succession et des bruits circulant au sujet d’Indira, « formée à lui succéder », ce qui, ajoutait Michaelis, était « une idée fort intéressante ». Nehru répondit qu’il n’était guère vraisemblable que sa fille lui succédât et qu’il « ne la préparait assurément à rien du tout ». Au cours d’une interview qu’il eut avec elle ultérieurement, Michaelis communiqua ces remarques à Indira Gandhi et cita sa réponse : « Je pense qu’il a raison de tenir ces propos, car je n’ai aucune idée de ce genre. Je n’appellerais pas cela de l’ambition, parce que cela ne me paraît pas être une bonne chose. Des gens différents ont des buts différents – et ce n’est tout simplement pas ce que je convoite pour moi-même. »

On lui posa ensuite la question : « Ne s’agirait-il pas de rechercher la personne dotée des capacités nécessaires pour porter cet énorme fardeau ? Je suis sûr que vous les avez. » Indira Gandhi répondit : « Je n’ai pas la prétention de penser que je suis la seule à les posséder, même si je pense les avoir. Mais beaucoup d’autres choses dépendent de qui va succéder. Je sais que je n’entrerai nullement dans cette course. » (8)

Dans son interview, Nehru fit également quelques remarques générales exprimant ses idées sur la manière dont il faudrait trouver un successeur. Selon lui, il serait mieux d’en laisser le choix au peuple. « Quelqu’un se présenterait pour assumer la tâche de Premier ministre, » dit-il, ajoutant : « Si je nommais quelqu’un, comme les gens semblent s’y attendre, c’est le plus sûr moyen qu’il ne devienne pas Premier ministre. Il serait en butte à la jalousie et risquerait de se faire détester. Winston Churchill a nommé Anthony Eden, qui n’a pas fait long feu. »

Lors d’une conférence de presse le 22 mai 1964, on demanda à nouveau à Nehru s’il avait, pendant sa vie, envisagé de former un successeur. Le Premier ministre répondit : « Ma vie n’est pas près de se terminer. » En fait, elle se termina cinq jours plus tard.

Nehru prit alors publiquement la décision que le peuple – comprenons, le Parti du Congrès – devait choisir, en toute liberté, le prochain Premier ministre – ce qui était tout à fait juste. On lui demanda donc s’il avait des préférences, mais il était plus facile de savoir ce qu’il ne voulait pas ; en l’occurrence, il ne voulait pas qu’on lui reprochât de perpétrer un gouvernement dynastique, en formant Indira Gandhi pour cette fonction. S’il avait voulu perpétuer sa dynastie, il aurait pu facilement nommer Indira Gandhi ministre du gouvernement ; elle aurait pu alors succéder à son père au poste de Premier ministre. De l’avis de certaines personnes, Nehru, du fond du cœur, souhaitait ardemment que sa fille lui succédât, penchant naturel chez un père ; simplement, il ne tenait pas à ce qu’on le vît en train de la pousser en avant : l’histoire l’aurait accusé d’asseoir sa dynastie, alors qu’il déclarait en public n’en rien souhaiter. Dharma Vira, qui collabora directement en lien étroit avec trois Premiers ministres – Nehru, dont il fut le secrétaire privé en chef, puis Shastri et Indira en qualité de Secrétaire du Cabinet – me dit à ce sujet que Nehru était bien en train de préparer Indira Gandhi à la fonction de Premier ministre, mais pensait qu’en 1963-64, elle n’était pas encore prête à assumer cette tâche. Nehru avait en Shastri la plus grande confiance ; il lui avait donné de l’avancement, escomptant que ce serait un Premier ministre « de transition » dont la loyauté envers Indira Gandhi se manifesterait au moment opportun.

Parmi d’autres candidats potentiels au poste de Premier ministre, on comptait Morarji Desai, Jagjivan Ram, Y.B. Chavan et Gulzarilal Nanda. Mais, sur le plan pratique, seuls Lal Bahadur Shastri et Morarji Desai avaient des chances de prendre la succession, surtout du fait qu’Indira Gandhi avait déclaré qu’elle n’entrerait pas dans la compétition.

LA FIN D’UNE EPOQUE

Le 23 mai 1964, Nehru accompagné de sa fille, prit un bref congé de trois jours à Dehradun. Il retourna à New Delhi le 26 mai. A son arrivée, il avait l’air dispos et détendu. Shastri, qui l’accueillit à l’aéroport, l’accompagna en voiture jusqu’à sa résidence.

Le 27 mai 1964 survint ce que le pays redoutait. Vers 6h30 du matin, Nehru eut une crise cardiaque. Il déclina progressivement et mourut juste avant 14 heures. Outre Indira Gandhi, étaient présents à son chevet Gulzarilal Nanda, T.T. Krishnamachari et Lal Bahadur Shastri. La nouvelle de la mort de Nehru plongea la nation tout entière dans une profonde tristesse. Après l’assassinat de Gandhi le 30 janvier 1948, ce fut le coup le plus sévère qui frappa l’Inde. Le corps de Nehru fut incinéré à Rajghat le 28 mai 1964, près du samadhi du Mahatma Gandhi. L’ère Nehru avait pris fin.

Au second rang après le Mahatma Gandhi, Jawaharlal Nehru avait dominé la scène politique indienne pendant près de trente ans avant l’indépendance. Après l’indépendance, il fut le dirigeant et l’architecte de l’Inde moderne. Son patriotisme, son amour pour le peuple indien, son dynamisme, la vision qu’il nourrissait d’une Inde vibrante et prospère, son dévouement à la cause des libertés humaines assurées par une démocratie ayant pour fondement le suffrage universel des adultes et le vote au scrutin secret, son respect pour les grandes institutions d’une société libre et bien ordonnée, sa laïcité et son profond souci du bien-être des minorités, sa mentalité moderne et son esprit scientifique, son urbanité et sa cordialité – toutes ces qualités étaient sans égal. Le peuple de l’Inde lui vouait un amour sans bornes et lui accordait une confiance inconditionnelle. S’il l’avait voulu, Nehru aurait pu être monarque ou dictateur. Mais c’était un démocrate pour qui une société libre régie par le droit constituait la condition sine qua non de l’existence civilisée.

Maintenant, qui prendrait la relève ? Et qu’allait-il se passer ? Voilà les questions qui hantaient l’esprit de tous les Indiens. Comme nous le verrons, les chefs politiques du Parti du Congrès trouvèrent, en quelques jours, une réponse à la première question. Pour la seconde, il allait falloir attendre plus longtemps.

L’ELECTION DE SHASTRI

Le Parti du Congrès se trouvait confronté à une tâche sans précédent : il n’existait pas de procédure établie pour l’élection du Premier ministre. Le titulaire de ce poste n’était pas simplement le chef du gouvernement central de la fédération indienne, car Nehru avait considérablement élargi cette charge. Le Premier ministre était, de fait, le dépositaire ultime du pouvoir gouvernemental dans le pays. Il devait maintenir le pays dans l’union et déterminer la voie de son développement. Aussi son élection n’était-elle pas uniquement une affaire de parti ; ce n’était pas non plus simplement l’affaire des ministres d’Etats. En fait, cela concernait le peuple de l’Inde tout entier.

Ce fut la grande chance du pays, en ce moment de crise, d’avoir comme président du Parti du Congrès, un homme d’une très grande envergure politique et d’une intégrité incontestable, K. Kamaraj Nadar. Il avait acquis une réputation nationale en qualité de ministre en chef de Madras, et s’était démis de cette charge en 1963, dans le cadre du plan qui porte son nom. Avec dignité et compétence, il avait présidé la session annuelle du Congrès national indien à Bhubaneshwar en janvier 1964 et avait maintenant le parti bien en main. Il était connu pour sa clarté et son esprit de décision. Président du Congrès, Kamaraj s’attela promptement à la tâche de l’élection d’un nouveau Premier ministre.

Quelques membres de l’aile gauche du parti voulaient l’ajournement de l’élection, alléguant que les gens étaient trop affligés et que cette décision cruciale était encore trop précoce pour eux. Cet argument ne rencontra pas la faveur de Kamaraj. Le 28 mai, dans la capitale, différents groupes politiques organisèrent des débats informels. Le 29 mai, il fallut des efforts considérables pour éviter un conflit. Le président du Congrès tint une série de rencontres avec les cadres supérieurs du Parti du Congrès, parmi lesquels Lal Bahadur Shastri, Gulzarilal Nanda, T.T. Krishnamachari, Morarji Desai, Jagjivan Ram, Y.B.  Chavan et quelques-uns des ministres en chef des Etats.

Selon des rapports de presse, la plupart des démarches électorales se polarisèrent essentiellement sur deux personnes : Lal Bahadur Shastri et Morarji Desai. Un ancien député du Congrès, K. Santhanam, proposa que la Commission de travail du Congrès, qui devait se réunir le lendemain, organisât une convention exceptionnelle afin de laisser toute liberté au Parti parlementaire du Congrès pour choisir son nouveau chef. Celui-ci deviendrait ipso facto Premier ministre.

Lors de sa réunion du 30 mai, cette commission adopta une résolution de condoléances pour la mort de Nehru. Elle décida de se réunir à nouveau le lendemain afin de fixer une date pour élire un nouveau dirigeant du Parti parlementaire du Congrès. L’exécutif de ce parti se réunit également le 30 mai pour déterminer la date de cette élection en consultation avec le président du Congrès. Le même jour, dix-huit députés appartenant aux castes répertoriées et aux autres classes défavorisées décidèrent que Jagjivan Ram devait disputer l’élection à la fonction de chef du parti. Tard dans la soirée du 30 mai, Morarji Desai s’entretint longuement avec Kamaraj. Plus tard, Desai dit aux journalistes qu’il ne répugnerait pas à disputer cette élection au poste de chef du parti, « si l’on me juge apte à cette fonction ». Il ajouta, cependant, que « tout le monde » s’efforçait de parvenir à un choix unanime. Les représentants de la presse interrogèrent le président du Congrès sur la nature des efforts qu’il ferait pour assurer ce choix unanime. Il leur conseilla « d’attendre le lendemain, jour où la Commission de travail annoncerait sa décision. »

Lorsqu’il rencontra Indira Gandhi le 30 mai, Shastri lui suggéra d’assumer la conduite du pays. Voici les paroles précises qu’il prononça à cette occasion – il me les rappela plus tard : « Vous devriez maintenant assumer la responsabilité du pays » (Ab ap mulk ko sambhal lijiye.) Indira Gandhi déclina l’invitation, disant que son chagrin et sa douleur étaient si profonds que, tout simplement, elle n’était pas en état de songer à disputer l’élection. Shastri voulait être sûr de sa position.

Le 31 mai, la Commission de travail du Congrès tint une longue session. On ne discuta d’aucun nom pour la direction du Parti parlementaire du Congrès. Au sein de cette commission existait un large consensus : il fallait faire tous les efforts pour aboutir à un choix unanime. Dans ce but, la Commission de travail, à l’unanimité, autorisa Kamaraj à entreprendre de nouvelles consultations avec les membres de la commission, des ministres en chef des différents Etats et des membres expérimentés du Parlement, et à « faire ses recommandations en conséquence ». La Commission de travail du Congrès décida également que le Parti parlementaire du Congrès devrait se réunir le matin du mardi 2 juin 1964 afin d’élire son nouveau chef. Tous les prétendants à ce poste assistaient à cette réunion, et approuvèrent la décision de rechercher l’unanimité, grâce aux efforts de Kamaraj. On se mit d’accord pour accepter le verdict de Kamaraj sans possibilité de le contester ultérieurement.

Dans les coulisses, la campagne allait toujours bon train. Hommes de gauche, du centre et de droite tentaient de rassembler des soutiens, mais avec dignité et courtoisie. A ce stade, le groupe de gauche émit une proposition : Gulzarilal Nanda, qui faisait office de Premier ministre de transition, ne pourrait-il pas continuer à ce poste pendant quelques mois ? Cela permettrait au Parti parlementaire du Congrès d’envisager un arrangement à long terme, une fois surmonté le traumatisme dû au décès de Nehru. C’était une suggestion habile et très prometteuse. Au bout de quelques mois, la période de deuil aurait pris fin pour le Parti parlementaire du Congrès et, plus important encore, pour Indira Gandhi également. Mais pour intéressante qu’elle fût, cette démarche ne rencontra guère de faveurs. Plus tard dans la journée, il apparut que seuls deux prétendants restaient en lice – à savoir Lal Bahadur Shastri et Morarji Desai ; Krishna Menon, chef d’un groupe de gauche, tenta alors d’engager le soutien de ce groupe en faveur de Morarji Desai, présenté comme un homme de droite. En cette occasion, le profane refusa de se laisser guider par un grand prêtre de la gauche. Jagjivan Ram, le chef des Harijan1 qui fut un temps candidat lui-même, reporta sa voix sur Morarji Desai. Les Etats du Sud et de l’Est apportèrent leur soutien massif à Shastri, lui-même un homme du Nord. Ailleurs, les avis étaient partagés. Mais dans l’ensemble, il était devenu clair, le soir du 31 mai, que Lal Bahadur Shastri bénéficiait du large soutien des membres du Parlement, des ministres en chef des Etats et des membres de la Commission de travail du Congrès.

Le 1er juin 1964 connut une décision historique, et c’est Kamaraj qui fut pour l’Inde l’homme du destin. Nul n’était mieux qualifié pour remplir cette mission : c’était un homme d’une honnêteté et d’un désintéressement irréprochables. Au cours de la journée, il consulta individuellement environ 150 membres du Parlement, ministres en chef des Etats et autres dirigeants expérimentés. Il termina ses entretiens tard dans la soirée. Ses conclusions, qui le lendemain matin allaient faire l’objet d’une communication officielle au Parti parlementaire du Congrès, établissaient que Lal Bahadur Shastri disposait d’un soutien considérable dans le parti. L’élection de Shastri à la tête du Parti parlementaire du Congrès le 2 juin et sa nomination à la fonction de nouveau Premier ministre ne faisaient plus aucun doute.

Une fois ses entretiens terminés, Kamaraj convoqua Lal Bahadur Shastri et Morarji Desai pour leur annoncer le consensus qui s’était dégagé. Plus tard, Shastri convoqua Desai et s’entretint avec lui pendant plus d’une heure.

Le 2 juin 1964, l’Inde révéla au monde sa maturité politique. A la réunion du Parti parlementaire du Congrès, Gulzarilal Nanda proposa le nom de Lal Bahadur Shastri. Cette proposition fut appuyée par Morarji Desai. Comme aucun autre nom n’avait été proposé, Shastri fut déclaré élu chef du Parti parlementaire du Congrès, à l’unanimité et sous les acclamations. Tous les dirigeants qui parlèrent en cette occasion historique promirent un soutien total au nouveau chef « contre vents et marées ». La transition s’était opérée rapidement, sans acrimonie, manifestant une force démocratique dont on avait souvent douté.

Shastri était profondément ému, tout en conservant son calme et sa dignité. En cette occasion si importante, il prononça un message bref, venant du fond du cœur :

En me confiant la plus haute charge, on vient de me donner une très lourde responsabilité. Je frémis à la pensée que pour diriger ce pays et ce Parlement, il n’y a pas eu de moindre personnalité que Jawaharlal Nehru, héros et combattant pour l’indépendance de notre pays … Je peux vous assurer que je m’efforcerai de m’acquitter de ma tâche en toute humilité. Puis-je implorer votre aide, votre soutien et votre coopération, et par-dessus tout un sentiment de compréhension… Vous devriez essayer d’apprécier mes difficultés et voir en chaque problème qui se présente à nous, l’autre aspect des choses. Si vous le faites, vous accroîtrez ma force et vous permettrez à mes efforts d’être couronnés de succès.

Mon voeu et mon désir sont que nous restions soudés, afin d’affronter les problèmes avec toute l’efficacité et la rapidité souhaitables. Cela me plairait infiniment. Ceux qui sont au pouvoir doivent prendre la pleine mesure des responsabilités immenses qui nous incombent depuis le départ du défunt Premier ministre. Il nous faut travailler avec acharnement et essayer de coopérer les uns avec les autres.

Je suis sûr que nos compatriotes seront à la hauteur des circonstances. J’ai une entière confiance dans le peuple. Nous avons connu des situations difficiles. Il nous est arrivé parfois d’échouer, nous que l’on appelle les chefs. Lui (le peuple), jamais ! (9)

Ce fut un moment de gloire. On avait élu à la tête du pays un homme issu des masses de l’Inde. La journée appartenait à deux héros : celui qui avait été élu, Shastri, et celui qui avait été l’artisan du consensus dans une situation complexe, Kamaraj. En réponse à une question à propos d’un successeur, au cours d’entretiens qu’il eut avec R.K. Karanjia en 1963-64, Nehru avait une fois évoqué la possibilité d’une direction collective, mentionnant précisément ces deux noms. Karanjia lui avait demandé : « Vous avez mentionné un gouvernement collectif qui pourrait assurer votre succession. Est-ce qu’un groupe de ce genre a émergé du Plan Kamaraj ? » Nehru avait répondu :

Bien entendu, il est là. Il l’a toujours été ! Avec quoi d’autre dirigeons-nous le gouvernement et le Congrès ? Nous avons des hommes d’immenses talents dont la nation peut être fière. Il y a Kamaraj lui-même, leader des masses dans tous les sens du terme, vraiment imprégné de l’esprit de Gandhi, entièrement dévoué à notre idéologie. Shastri en est un autre, bâti sur le modèle de Gandhiji : simple, modeste et courtois, il n’a rien d’autoritaire, ce qui le rend tout à fait apte à la tâche de rallier différents groupes à notre voie centriste.

Au cours du même entretien avec Karanjia, Nehru souligna la portée de cette qualité : « L’important, dans notre cadre démocratique, c’est d’éviter toute tendance autoritaire. » (10) Ces deux noms – Kamaraj et Shastri – arrivaient en tête dans l’esprit de Nehru pour le gouvernement et le Congrès.

Les deux hommes étaient personnellement de grands amis, mais ils venaient aussi de milieux semblables. Kamaraj était né le 15 juillet 1903, il avait donc seulement environ un an de plus que Shastri. Kamaraj, comme Shastri, perdit son père, Kumaraswamy Nadar, quand il était enfant. Il rejoignit le Mouvement de non-coopération du Mahatma Gandhi en 1920, où il devint Volontaire du Congrès. Shastri fit de même au début de 1921. Tous deux étaient des patriotes désintéressés et des hommes de la plus haute intégrité.

Une fois terminé le processus de l’élection, Shastri et Kamaraj quittèrent immédiatement le Parlement pour rendre visite à Indira Gandhi. De là ils se dirigèrent vers le samadhi du Mahatma Gandhi et de Jawaharlal Nehru pour leur rendre hommage. Un lotus blanc pour le Mahatma Gandhi et des roses rouges pour Nehru – et quelques larmes – telle fut l’offrande respectueuse de Shastri à ses mentors. Il retourna ensuite chez lui voir sa mère qui l’avait élevé, sa femme et ses enfants qui étaient restés à ses côtés pendant des années d’épreuves. La mère bénit le fils, lui demandant de bien servir l’Inde et de s’occuper des gens du peuple en particulier. La voie de Shastri était toute tracée : le désir de sa mère faisait écho au sien propre et à celui du pays tout entier.

1 NDT : Harijan (littéralement : « enfant de Dieu ») : nom donné par Gandhi aux « intouchables », qui trouvant l’appelation paternaliste se font appeler « dalits » (« les opprimés »).

Chapitre 7 – L’Inde au temps de la succession

Le sentiment de transition qu’éprouva l’Inde, du temps de Nehru, en passant du nationalisme indépendantiste à l’indépendance et à la démocratie, fut traduit avec éloquence par Nehru lui-même, vers la fin de sa carrière, quand il évoqua le déclin d’un certain sens du devoir : « après tout », dit-il, « beaucoup d’entre nous sont entrés en politique, non pour les raisons habituelles – faire carrière, avoir un emploi, et tout ce qui s’ensuit. Nous y sommes entrés parce que cela relevait en partie d’une mission que nous avions entreprise – en partie, mais pas totalement. Je prends de plus en plus conscience maintenant que ce sens du devoir est en train de disparaître totalement ». Nehru parlait alors de la course aux postes et d’une dégradation de l’échelle des valeurs. Il ne mâchait pas non plus ses mots à ce sujet :

Ainsi, si cela me gênait de voir ce qui se passait dans tout le pays au niveau de l’organisation du Congrès – tendance au désordre, course plutôt inconvenante au pouvoir et aux postes, amertume dans les rapports entre camarades et parlementaires, etc., en vérité, je ne pensais pas tant au Congrès qu’à ce qui se passait dans le pays tout entier : on assistait à une dégradation de notre échelle de valeurs, une certaine grossièreté et vulgarité gagnaient notre vie publique.

Il ne s’agit pas, poursuivait-il, d’avoir des valeurs très élevées, cela devient une question de simple savoir-vivre. Le sens moral ordinaire d’un être humain n’est pas d’un niveau très élevé. J’ai souvent dit que nous souffrons en Inde d’une division de la personnalité – une véritable division de la personnalité. Une partie de nous-mêmes possède un sens moral des plus élevés. Nous en parlons et nous y croyons – je ne dis pas que nous n’y croyons pas – mais une autre partie de nous l’oublie complètement et fonctionne, disons, de façon très éloignée de cet idéal moral. Et ainsi, cette autre partie de nous-mêmes semble se manifester de plus en plus : on affirme sans preuve, on se bouscule et on se démolit mutuellement. En vérité, voilà quelque chose de particulièrement pénible. (1)

Nehru avait parfaitement diagnostiqué le mal. Mais où se trouvait la racine de ce mal, et quel traitement lui appliquer ? Il fallait poser ces questions fondamentales et y répondre. Nehru avait un point de vue idéaliste : il pensait qu’en mettant le mal à nu, il inciterait au moins les membres du Congrès à faire leur introspection. La réalité fut toute autre. Parmi les présents, ceux qui avaient un sens moral écoutèrent avec un vif intérêt les paroles où Nehru exprimait sa souffrance. Quant aux autres, sitôt partis, ils en oublièrent tout le contenu. Au niveau de la base, les choses continuèrent comme auparavant.

A mesure que le temps passait, la situation empirait. L’infrastructure était médiocre, freinant le rythme du développement économique. La production alimentaire tomba progressivement au-dessous du niveau des besoins d’une population croissante, nécessitant des importations massives et aboutissant à une dépendance envers les pays étrangers. Survint alors la désastreuse invasion chinoise d’octobre 1962. Les forces armées indiennes étaient mal préparées, et le pays fut profondément humilié. Le 18 février 1964, au cours d’un débat à la Lok Sabha, J.B. Kripalani résuma la situation dans une déclaration déchirante :

Notre peuple a maintenant le sentiment qu’en quelques années maintenant, depuis l’Indépendance, la santé de notre nation s’est rapidement dégradée.

Notre économie est dans un tel marasme, qu’il est impossible pour des millions de nos concitoyens d’arriver à joindre les deux bouts, malgré les promesses à chaque début de plan quinquennal, proclamant non seulement que les gens auraient de quoi vivre, mais qu’en plus ils gagneraient bien leur vie. Notre vie publique est viciée par la corruption, le népotisme, la malversation, l’inefficacité, l’indifférence, et tout cela a sapé la fibre morale de la nation. Nul besoin de statistiques savantes pour prouver tout cela aux gens, qu’elles viennent du Dr Lohia ou du Dr Nanda. Le peuple souffre de ces conditions jusqu’à la moelle de ses os, si tant est qu’il lui en reste.

Notre politique étrangère également a aussi misérablement échoué. Il ne nous reste pas de véritable ami dans le monde – « aucun qui soit assez pauvre pour nous rendre hommage ». Même notre grande amie la Russie, comme les discussions de l’ONU à propos du Cachemire l’ont montré, se soucie davantage des susceptibilités du Pakistan et du Bloc occidental que de nos droits, bien qu’elle les ait proclamés haut et fort sur tous les toits.

Comment tout cela est-il arrivé ? Pourquoi la santé nationale est-elle dans un tel état ? Est-ce dû à des causes naturelles de décadence et de déclin ? Est-ce un châtiment divin ? Je crois que ce n’est pas dû à la décadence et au déclin d’une nation, la preuve en est le soulèvement général provoqué par l’invasion chinoise de nos territoires dans l’Himalaya. Ce n’est pas le peuple qui a échoué. A mon avis – partagé par la masse de mon peuple, l’intelligentsia et les gens ordinaires – la condition dans laquelle nous nous trouvons résulte des actes et de la négligence de nos dirigeants, de nos dirigeants gouvernementaux surtout.

Kripalani était acerbe. Mais le 19 février 1964, au cours du même débat à la Lok Sabha, un porte-parole de l’opposition, Nath Pai, considéré comme un politicien équilibré, dont les paroles portaient habituellement l’empreinte de la modération, tint sensiblement le même discours :

Il semble que le pays, sous le gouvernement actuel, vive dans la confusion politique, que la préparation militaire soit inexistante, l’économie stagne et l’administration se trouve désorganisée et démoralisée. La situation où l’on nous a menés est alarmante. Nous sommes parvenus à un tel point sous la direction actuelle, que nous n’avons pas de dirigeant efficace à l’intérieur et, à l’extérieur pas d’amis sur qui compter…

Par contraste avec cette ambiance générale de morosité, l’état du régime politique était rassurant. La démocratie parlementaire avait été bien établie. Trois élections générales s’étaient tenues dans une atmosphère de liberté. Le gouvernement parlementaire avait fonctionné avec succès, selon les meilleures traditions des démocraties bien établies. Nehru avait largement réussi à encourager l’opposition à jouer son rôle de chien de garde. La constitution fédérale était garantie par un système judiciaire compétent, indépendant et respecté. La liberté de la presse était considérée comme sacro-sainte. Dans tout le pays, la situation du respect de l’ordre était satisfaisante. Les partis politiques étaient bien organisés et le droit d’association légal n’était pas entravé. Sur le plan politique donc, le vaisseau de l’Etat se maintenait en équilibre.

Du côté de la défense, cependant, une action urgente s’imposait. Sous le coup de l’invasion chinoise, se brisa l’illusion que l’Inde était protégée par l’Himalaya. Si l’armée indienne fut mise en déroute, ce n’était pas par manque de bravoure mais davantage parce que, comme me le dit le général P.P. Kumaramangalam, le ministre de la Défense avait complètement semé la pagaille au sein des forces armées. Le général ajouta d’un ton mordant : « Krishna Menon croyait qu’il suffisait d’un flot de paroles pour vaincre les Chinois. »

La menace maintenant semblait venir davantage des flancs est et ouest. Le Pakistan avait fait l’acquisition de chars Patton, de jets Sabre et de Startfighters : l’Inde n’était pas de taille à y faire face. Pendant les deux années qui suivirent l’invasion chinoise, le nouveau ministre de la Défense, Y.B. Chavan, consacra beaucoup d’attention au renforcement et à la modernisation de la capacité de défense de l’Inde. Le président des Etats Unis, Kennedy, consentit à fournir de l’aide pour les divisions de montagne, mais l’acquisition d’une aviation de haute performance se révéla être un problème. En bref, l’armée et les forces aériennes disposaient d’un équipement obsolète et il fallait agir sans tarder pour renforcer leur capacité à combattre l’agression.

La situation de l’économie nationale était aussi source d’inquiétude. Le Troisième plan quinquennal couvrant la période 1961-62 à 1965-66 était en cours de réalisation, et on procédait à la préparation du Quatrième plan. Pendant le premier semestre de 1964, le plus grave problème qui se posait à l’économie était l’augmentation des prix, provoquée surtout par un déclin dans la production agricole : en 1962-63, celle-ci était inférieure de 3,3% à celle de 1961-62. L’écart entre le Plan et sa réalisation s’était aussi élargi au cours des années précédentes ; la croissance réelle restait à un taux très inférieur à 5% par an, objectif du Plan. L’infrastructure, inadéquate et inefficace, paralysait les efforts de développement. Après l’invasion chinoise de 1962, il était devenu nécessaire d’augmenter le budget de la défense, ce qui pesait sur les ressources disponibles pour le développement.

Les résultats obtenus par le secteur public n’étaient en général pas particulièrement édifiants. On lui avait confié « la haute autorité sur l’économie », mais la pensée pragmatique y avait trop peu de place pour assurer une gestion efficace et sérieuse. Si les entreprises étaient théoriquement autonomes et travaillaient sous les ordres d’un conseil d’administration, en réalité, elles étaient souvent traitées comme des services subordonnés aux ministères dont elles dépendaient. Cette situation freinait toutes initiatives et innovations en matière de gestion. Le mode d’action de l’administration commençait à gagner les entreprises publiques, tendance, à laquelle seuls quelques chefs d’entreprise puissants parvenaient à résister. Le problème le plus sérieux auquel le gouvernement se trouvait confronté, résidait dans l’incapacité relative de sa machine administrative à assurer une mise en oeuvre efficace du Plan. Et, alors qu’on n’arrivait même pas à s’acquitter des responsabilités existantes, la Commission du Plan, dans son mémorandum sur le Quatrième plan quinquennal, envisagea d’accroître le rôle du gouvernement et du secteur public, jusqu’à l’étendre au domaine des industries de biens de consommation courante ! L’extrait suivant montre l’atmosphère d’irréalisme qui prévalait chez les planificateurs dogmatiques :

Comme par le passé, c’est au secteur public qu’incombe en grande partie la responsabilité de promouvoir le développement dans les secteurs agricole, industriel et tertiaire. A part cela, l’Etat devra chercher à dominer le circuit de distribution des biens de consommation de première nécessité. Ces tâches imposeront un lourd fardeau à la machine administrative à tous les niveaux. Il faut accepter ces responsabilités, et instituer les organisations qu’il convient pour s’en acquitter efficacement, si l’on a pour but d’élever le niveau de vie des gens dans un laps de temps raisonnable, en restant dans le cadre du socialisme démocratique. (2)

A l’époque de l’indépendance, la fonction publique indienne constituait le sommet de l’appareil administratif du pays. Il y avait dans ce secteur des membres indiens extrêmement compétents, animés d’un esprit patriotique et du désir de servir leur pays. Mais leur nombre était restreint et un énorme fardeau pesait sur leurs épaules. Après l’Indépendance, un nouveau corps administratif le remplaça : le Service administratif indien. Les membres de ce service se révélèrent être d’une grande compétence, mais aussi très soigneux, précautionneux et prudents – gages essentiels d’intégrité dans l’administration. Mais ils étaient entravés par les anciennes structures qui laissaient peu de place à l’audace ou à l’innovation, si vitales pour le développement. Le rythme des prises de décisions était lent, non seulement à cause de l’habitude mentale de prudence excessive qui prédominait, mais aussi en raison de la pléthore croissante de règles et réglementations. D’autres services engagés dans l’effort de développement se trouvaient aussi enlisés pour les mêmes raisons. Le gouvernement n’avait entrepris aucun effort sérieux pour introduire des réformes administratives dans le but de réduire la paperasserie.

Sur le plan international, l’Inde était à ce moment là dans l’expectative vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Union soviétique. A ce stade, les efforts de l’Union soviétique portaient sur la façon de se raccommoder avec le Pakistan, même si l’Inde avait reçu l’assurance que l’amitié indo-soviétique n’en ferait pas les frais. Mais cela suscitait, dans les cercles politiques indiens, le sentiment qu’une amitié indo-soviétique « éternelle » avait été ébranlée. Pendant ce temps, le Pakistan était beaucoup plus proche que l’Inde de l’alliance occidentale. Certains commencèrent à penser que l’Inde n’avait pratiquement plus d’amis. La situation n’était pas vraiment réjouissante.

Chapitre 8 – La tâche du Premier ministre Shastri

Il est déjà suffisamment difficile de succéder à une personne remarquable ; mais succéder à un personnage de légende, un phénomène, un héros national bien-aimé, un homme d’Etat admiré et un dirigeant charismatique tenant son pays sous le charme, relève de l’impossible. Shastri déclara donc qu’il ne se considérait pas comme le successeur de Nehru car, comme il le dit avec sagesse, il n’existait personne en Inde qui fût capable de tenir sa place.

Malgré cela, Shastri devait agir comme un Premier ministre efficace et asseoir sa propre autorité avec un style et une manière bien à lui. Quand il était ministre du gouvernement Nehru, il avait démontré qu’avec lui, le pouvoir était dans de bonnes mains, et serait exercé dans l’intérêt national et en faveur des gens du peuple. Il s’était également révélé doué d’une capacité inépuisable à écouter les gens avec attention et humilité, avant de parvenir à ses propres décisions, tout en ayant pris en compte tout ce qu’il avait entendu. Maintenant, il était responsable du pays. On rechercherait chez lui non seulement sa fiabilité mais aussi ses qualités de chef, et nombreux se demandaient s’il possédait les ressources intérieures nécessaires pour affronter les épreuves auxquelles il serait inévitablement confronté dans ce poste nouveau et haut placé. « La capacité d’écouter avec patience et de décider sans tergiverser », disait un éditorial dans The Indian Express, écrit très probablement par Frank Moraes lui-même, « est la marque d’un mode de gouvernement démocratique. C’est à ce niveau que Shastri doit encore être mis à l’épreuve. C’est cette capacité à prendre des décisions après les délibérations et consultations d’usage que l’Inde espère découvrir chez son nouveau Premier ministre. » (1)

Srinagar avait montré que Shastri était capable de prendre des décisions dans une situation de crise, mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Shastri savait bien qu’il lui fallait encore affermir et développer la confiance que les gens avaient en lui. C’était sa tâche la plus importante, mais il n’était pas pressé de prouver qu’il avait l’esprit de décision. Il savait qu’il serait inévitablement confronté à des situations qui le mettraient à l’épreuve, c’était dans l’ordre des choses. Il savait aussi qu’il possédait la faculté de juger s’il fallait user d’audace ou de précaution, selon ce qu’exigeait la situation Cependant, un point d’interrogation subsistait à ce sujet dans l’esprit de bien des gens. Il lui était désormais essentiel d’établir un lien direct avec la population, car le pouvoir du Premier ministre doit venir directement du peuple pour être en mesure d’assurer sa fonction avec efficacité et de manière probante. Sans cette large base de soutien populaire, Shastri savait qu’il serait vulnérable aux effets débilitants des communautarismes.

Il y avait aussi le danger permanent de conflits intercommunautaires. Shastri ne croyait pas au concept d’une division entre communautés religieuses majoritaires et minoritaires. Pour lui, la religion était une affaire privée et ne pouvait être la base d’une activité politique. Pour toutes ces raisons, il ne croyait pas à la possibilité d’une politique amorale. Selon lui, la politique devait se fonder sur ces principes moraux et éthiques clairs qui constituent les fondements de toutes les croyances religieuses. Il voulait que tous les citoyens du pays se sentent indiens avant tout, tant sur le plan émotionnel qu’intellectuel, avec un sentiment de fierté envers le pays. C’est pourquoi l’un de ses objectifs premiers était d’entretenir le nationalisme, le patriotisme et la laïcité, et de promouvoir une unité nationale perpétuellement menacée par les courants sous-jacents des diverses communautés, comme il l’avait vu de près lorsqu’il était ministre.

Ministre de l’Intérieur en octobre 1962 quand les Chinois avaient envahi l’Inde, Shastri s’était rendu compte à quel point l’armée indienne était mal préparée pour défendre le pays. La menace pakistanaise était également toujours présente. Construire une capacité de défense pour le pays et restaurer le moral des forces armées étaient donc des questions de première urgence.

La planification gouvernementale n’avait pas accordé suffisamment d’attention à l’agriculture, et la production alimentaire en était tombée en deçà du seuil minimum requis pour le pays. Il fallait importer des quantités considérables de céréales. Shastri connaissait l’Inde rurale et comprit que si on s’occupait mieux de l’agriculture, en prévoyant des programmes pratiques pour fournir des graines, des fertilisants et un approvisionnement en eau plus efficace, ainsi que des prix encourageants pour les produits agricoles, l’Inde pourrait se suffire à elle-même. Sur le plan politique, c’était absolument nécessaire pour éviter de dépendre des pays étrangers.

La mise en oeuvre du Troisième plan quinquennal n’avançait pas rapidement. En tout cas – et cela préoccupait particulièrement Shastri – le bénéfice de l’avancement économique n’avait pas encore atteint l’homme ordinaire, surtout dans l’Inde rurale. Il croyait qu’on ne pouvait et qu’on ne devait pas demander à la génération du moment de continuer à vivre dans la misère, pour que les générations futures pussent bénéficier de projets à long terme. Shastri avait la ferme conviction qu’il fallait fournir à cette génération l’indispensable pour vivre : une nourriture convenable, des vêtements indispensables, de l’eau potable. Cela ne pouvait se faire qu’en prenant des mesures pratiques pour accélérer la croissance économique. En tant que Premier ministre, président de la Commission du Plan ainsi que du Conseil national du développement, il en aurait amplement l’occasion.

Ministre de l’Intérieur, il avait personnellement veillé à l’amélioration de l’administration indienne où procédures, règles, réglementations, attitudes mentales devaient être changées radicalement. Il voulait que la machine administrative fût tournée vers le développement, dès le niveau du district. Dans ce but, il s’était décidé à nommer une commission aux pouvoirs étendus, sur le modèle de la Commission Hoover aux Etats-Unis.

L’un des plus grands défis pour Shastri, était d’assurer l’honnêteté dans l’administration du gouvernement. La corruption gagnait du terrain et il voulait agir résolument pour en endiguer le flot. Il s’était fixé les plus hautes valeurs d’intégrité pour lui-même, ce qui le mettait en droit, moralement, d’attendre de ses collègues la même rigueur. Shastri croyait que le seul moyen efficace de combattre la corruption était de commencer au sommet. Si les ministres étaient honnêtes, ils encourageraient l’intégrité dans leur ministère. Aujourd’hui, cela pourrait passer pour un idéalisme dénué de sens pratique, mais à l’époque, on n’avait pas encore ouvert les vannes de la corruption, et on n’encourait pas le risque d’être taxé de rêveur en espérant la voir sous contrôle. En tout cas, cette question était un article de foi pour Shastri, bien résolu à faire les efforts nécessaires. Il avait la conviction absolue que si l’on ne combattait pas le mal avec détermination, il engloutirait l’administration du pays tout entière, comme c’est plus ou moins le cas aujourd’hui.

En se rendant au Népal en tant que ministre de l’Intérieur, Shastri avait contribué à améliorer considérablement les relations indo-népalaises. En tant que Premier ministre, Shastri voulait poursuivre ce processus et améliorer les relations avec le Pakistan, la Birmanie et Ceylan. De son point de vue, il revenait à l’Inde, le plus grand pays du Sud asiatique, de prendre l’initiative de dissiper les appréhensions de ses voisins plus petits. Il voulait également renforcer les relations avec l’URSS et développer des liens aussi étroits avec les Etats-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne et l’Europe.

Ces défis, inscrits au tableau des futures actions du gouvernement, exigeaient une réponse à la fois ferme, souple et précise. Au moment où l’Inde commençait à chercher sa voie pour l’après Nehru, Shastri commença à réaliser ce que signifiait vraiment être à la tête du pays, dans la foulée de ce colosse du sous-continent.

Chapitre 9 – L’approche de Shastri

Avant de relater l’histoire de la carrière de Shastri, successeur de Nehru et lui-même brillant Premier ministre, il convient d’exposer brièvement sa philosophie et son credo moral.

L’un des principaux objectifs de Shastri était d’assurer le contrôle institutionnel du pouvoir pour gouverner le pays. Selon lui, dans un cadre démocratique, intégrant les mécanismes essentiels de freins et de contrepoids pour empêcher toute concentration et tout abus du pouvoir, chaque institution devait jouer le rôle propre qui lui revenait. C’était la seule façon de s’assurer que la démocratie prendrait racine. Pour la réalisation de cet objectif, sa carrière montre qu’il a manifesté le plus grand respect envers les grandes institutions de la République, à savoir, le Président, le Parlement, le Gouvernement, le pouvoir Judiciaire, la fonction publique et la presse. Shastri respectait beaucoup le président de l’Inde à qui il rendait régulièrement visite afin de le tenir informé des dernières évolutions au sein du gouvernement. C’est un fait bien connu – comme l’a montré l’histoire de l’Inde depuis la promulgation de sa constitution en 1950 – que des problèmes surgissent dans les relations délicates entre le Président et le Premier ministre, entraînant parfois un conflit de volontés ou de personnalités. Le Président Radhakrishnan n’avait jamais eu ce genre de problèmes avec Nehru : les deux hommes s’entendaient à merveille. Shastri écoutait aussi Radhakrishnan avec respect, comme à son habitude, mais sur des questions qui relevaient de sa juridiction, il prenait ses propres décisions.

Evidemment, le Parlement était de loin l’institution la plus importante. Durant son mandat, Shastri présenta au parlement des rapports fréquents et détaillés sur des questions importantes touchant à l’administration interne du pays ou aux relations extérieures. Il se servait aussi du Parlement comme tribune pour faire des déclarations, ainsi que de la radio pour parler à la nation, en vue de promouvoir et d’inspirer l’unité, la fierté nationale, la loyauté. Il était aussi très attentif dans ses rapports avec les députés de l’opposition au Parlement, en qui il voyait, comme dans les députés du Parti du Congrès, des représentants d’une fraction du pays.

Au cours des rencontres régulières qu’il entretenait avec les dirigeants des partis d’opposition, il se montrait d’une franchise désarmante, leur exposant tous les faits, tels qu’ils étaient. Il leur expliquait alors les lignes d’action et les décisions qu’il avait prises au vu de ces faits. Les membres du Parlement en étaient satisfaits ; cela leur donnait le sentiment de participer au processus de prise de décision, au niveau national. Malgré les vives critiques qui furent formulées à propos de diverses questions et les motions de censure qui furent proposées à plusieurs reprises pour sanctionner le gouvernement, on peut raisonnablement dire que, dans l’ensemble, les députés savaient qu’avec Shastri, il n’y aurait jamais d’abus de pouvoir, et que le plus haut niveau d’intégrité serait maintenu. Le Parti du Congrès, tout autant que l’opposition, étaient convaincus que Shastri préférerait démissionner plutôt que de faillir à ses principes et à ses idéaux élevés ou de consentir à un compromis pour son profit personnel.

Il nourrissait une grande ambition à l’égard du fonctionnement du Parlement au quotidien. Il voulait que l’on respectât les procédures en appliquant les principes et les pratiques les plus nobles de la démocratie parlementaire. Il tenait à la bienséance et à l’ordre. Il était opposé à toute tentative de troubler les orateurs ou de les réduire au silence en les huant. En ce qui le concernait, il les écoutait tous avec patience, prenant lui-même des notes, sans jamais les interrompre, et parlait ensuite à bon escient. Je me souviens de plusieurs occasions où il fut interrompu par des vociférations lancées par des membres de l’opposition. Dans cette situation, il cédait la parole, puis, quand il la reprenait, il pressait les députés d’écouter patiemment. Une ou deux fois, il exprima son inquiétude au sujet de scènes bruyantes, disant que si ces pratiques se poursuivaient, la démocratie parlementaire serait en danger. Il passait donc beaucoup de temps à la préparation de ses communications au Parlement et n’approuvait la version d’un texte que lorsqu’il en était pleinement satisfait. Il insistait sur l’emploi d’un langage simple, clair et direct. Ses déclarations venaient autant d’un esprit clair que du fond du cœur.

Pendant sa première année en fonction, Shastri fut confronté à de nombreuses vicissitudes dans les débats parlementaires, mais plus tard, surtout après le début de la guerre indo-pakistanaise, il gagna l’affection de la Chambre tout entière. Ceci donne la mesure de sa réussite en tant que parlementaire à une époque troublée.

Shastri conserva la structure de l’équipe gouvernementale exactement comme il l’avait trouvée. En plus du conseil des ministres, il y avait plusieurs comissions gouvernementales, telles que la Commission « Urgence » et la Commission de la Défense. Il les garda toutes en tant que tribunes essentielles à une prise de décisions collectives.

Du temps de Nehru, le débat au conseil des ministres pour un article à l’ordre du jour consistait généralement en un dialogue entre le ministre concerné, qui expliquait le cas en question, et le Premier ministre qui donnait ses réactions. Le reste du Conseil acquiesçait habituellement d’un signe de tête. Dans des situations exceptionnelles, cela donnait lieu à un débat. Nehru résumait finalement les échanges et en dégageait un consensus comme il le voyait : cela tenait lieu de décision.

Quand Shastri devint Premier ministre, l’atmosphère changea au gouvernement. En l’absence de la personnalité imposante – pour ne pas dire dominatrice – de Nehru, le nouveau Premier ministre avait pour atouts majeurs l’humilité et la patience d’écouter, ce qui permit aux ministres de participer librement aux débats et d’exprimer leurs points de vue. Prenant en compte les commentaires fournis par les différents ministres, Shastri indiquait alors les lignes de sa décision, qui était presque toujours bien reçue de toute l’équipe gouvernementale.

Toutes les questions importantes étaient soumises au conseil des ministres ou à la Commission d’Urgence ou aux autres commissions gouvernementales. Ce système de gouvernement basé sur le conseil des ministres et le concept de responsabilité collective fut pleinement en vigueur pendant le mandat du Premier ministre Shastri. Selon le secrétaire de Gouvernement, Dharma Vira, les décisions se prenaient au bon moment, avec promptitude et efficacité. Shastri ne créa aucun groupe intérieur ou « cabinet privé » et n’encouragea pas de centres de pouvoir extra-constitutionnels. Son style de gouvernement se conformait strictement et de manière rassurante, à la lettre et à l’esprit de la constitution.

Dans le même esprit, Shastri était partisan du principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il était opposé à l’interférence – directe ou indirecte – du secteur exécutif du gouvernement dans le processus judiciaire. Il voulait que le pouvoir judiciaire s’engageât non pas en faveur de ses idées ou de celles du gouvernement, mais en faveur de la constitution et des lois du pays. Il entretenait avec le Président de la Cour suprême, P.B. Gajendragadkar, des relations amicales, mais empreintes de déférence.

Quant à la fonction publique, un écrivain étranger écrivit que dans l’ère post-Nehru, les hauts fonctionnaires assumaient un rôle beaucoup plus important qu’auparavant, et que Shastri se montrait trop déférent et même trop respectueux vis-à-vis des secrétaires du gouvernement. Je fis part de ce point de vue à L.P. Singh qui, en qualité de ministre de l’Intérieur, tout autant qu’à titre personnel, était très proche de Shastri. L.P. Singh dit simplement : « Shastri se montrait respectueux envers tous les êtres humains. » Il poursuivit :

Shastri considérait les fonctionnaires comme des collègues. Sa grande courtoisie s’étendait jusqu’à eux. Si, lorsque nous faisions une proposition, Shastri n’était pas carrément d’accord avec, nous savions qu’en fait il la désapprouvait. Il nous écoutait très attentivement, mais toutes les décisions venaient de lui. Il avait toujours le dernier mot. Il n’était pas question qu’un fonctionnaire, quel qu’il fût, exerçât sur lui une influence injustifiée ou excessive.

Shastri demanda un jour à L.P. Singh : « Pourquoi les fonctionnaires s’expriment-ils si peu ? Pourquoi cette circonspection excessive ? » Les questions avaient visiblement pour but d’encourager ces serviteurs de l’Etat à se montrer plus communicatifs. 

Je demandai à Dharma Vira, qui avait travaillé en étroite collaboration tant avec Nehru qu’avec Shastri, comment il voyait leur attitude respective à l’égard des fonctionnaires. Je voulais savoir en particulier si ces fonctionnaires avaient acquis plus de pouvoir et d’influence sous Shastri que sous son prédécesseur. Voici la réponse que donna Dharma Vira :

Nehru et Shastri montraient tous deux le même respect et la même considération envers les fonctionnaires, mais chacun avec un style différent. Nehru parlait habituellement avec brièveté – sous forme de « pilule ». J’envoyai un jour à Nehru une note au sujet d’une proposition, disant que je voudrais la lui expliquer en détail personnellement. Il m’envoya chercher et, au cours de l’entretien, me dit : « Vous vous croyez très compétent, mais à mon avis, vous n’êtes pas tout à fait aussi capable que vous croyez l’être. » Je répondis : « Si je ne suis pas assez bon, pourquoi le gouvernement gaspille-t-il pour moi quatre mille roupies par mois ? Tant que j’occuperai ce poste, j’aurai le droit de vous exprimer mes opinions. Après m’avoir écouté, libre à vous de prendre la décision que vous voudrez, elle sera rigoureusement exécutée ». Il dit alors : « Allez-y et dites-moi ce que vous avez à me dire. »

Dharma Vira me dit s’être alors expliqué sur son affaire. Après l’avoir écouté, Nehru sourit et dit : « Faites comme bon vous semble. » Tout l’entretien se déroula dans la bonne humeur, comme entre amis.

Shastri, dit Dharma Vira, avait un style différent, qu’il illustra par ce souvenir :

J’envoyai un jour une note à Shastri sur quelque affaire urgente. Il m’envoya chercher. Au cours de la conversation, je lui dis : « Il s’agit d’une affaire importante et extrêmement urgente. J’aimerais avoir votre décision maintenant. » Shastri dit : « Je suis d’accord qu’il s’agit d’une question importante d’une extrême urgence ! Pensez-vous que ce serait vraiment grave si je prenais le temps d’y réfléchir jusqu’à demain matin ? » « Pas vraiment, » répondis-je, à quoi il ajouta : « Alors, je vous en prie, veuillez patienter juste une journée. »

Shastri donna sa décision le lendemain matin.

Dharma Vira résuma ainsi la situation :

Ces deux Premiers ministres ont donné aux fonctionnaires une entière liberté et les ont toujours encouragés à fonctionner de façon objective et indépendante. Il arrivait à Nehru de se mettre en colère, mais cela ne durait qu’un instant. Pour faire rapidement amende honorable, il offrait une cigarette. Shastri était différent. Il se montrait prodigue de son temps, vous mettait à l’aise, écoutait avec patience, encourageait une opinion objective sur le pour et le contre d’une question, mais il prenait toujours ses décisions après y avoir mûrement réfléchi. Sous les deux régimes, les hauts fonctionnaires firent preuve d’une égale efficacité. Les deux Premiers ministres reconnaissaient que ces fonctionnaires avaient un rôle important à jouer au gouvernement, et qu’ils avaient le devoir et la responsabilité de conseiller, d’exécuter et d’assurer la stabilité de l’administration.

Lorsque je travaillais avec Shastri je n’étais moi-même qu’un co-secrétaire et passais avec lui plusieurs heures par jour. Cependant, il ne me considérait jamais comme faisant partie du décor. Quand on servait le thé dans son bureau, il insistait pour me servir lui-même, parce que c’était son bureau et qu’il était l’hôte. Au cours d’un entretien ou d’une discussion avec moi dans cette pièce, Shastri quittait parfois sa chaise et faisait quelques pas de long en large, tout en poursuivant la conversation. Puisqu’à ce moment-là, on n’avait pas besoin de toutes les lumières – on ne lisait en effet pas de documents – il éteignait lui-même quelques lampes pour éviter de gaspiller l’argent public. Il ne lui serait pas venu à l’idée de me demander d’éteindre les lumières.

En ce qui concerne la presse, Shastri ne recherchait pas la publicité mais quand il devint Premier ministre, il tenait pour essentiel que son message parvînt jusqu’au peuple. Il maintint des relations étroites et ouvertes avec les rédacteurs en chef et les commentateurs politiques des principaux journaux. A l’exception de ceux de l’extrême gauche, les autres appréciaient et soutenaient habituellement les efforts de Shastri. Au nombre de ceux avec lesquels Shastri entretint des contacts assez réguliers, on compte Frank Moraes, rédacteur en chef de The Indian Express, S. Mulgaonkar, rédacteur en chef de The Hindustan Times et Pran Chopra, rédacteur en chef de The Statesman. Vis-à-vis des ministres en chef des Etats, Shastri, qui tenait à l’autonomie des Etats de l’Union, n’envisageait pas le Premier ministre comme un potentat tout-puissant dont les écrits personnels devaient circuler partout. Par contraste avec quelques-uns de ses successeurs, il voyait avec lucidité qu’un excès de pouvoir central s’avérerait stérile sur le plan institutionnel et finalement désastreux, car cela affaiblirait les ministres en chef, saperait l’initiative locale, découragerait l’innovation et encouragerait les factions et les communautarismes. Shastri avait une perception claire du rôle que devait jouer le pouvoir central dans ses relations individuelles avec les Etats – rôle d’intégration plutôt que de domination. Il s’en ouvrit un jour à L.P. Singh, alors ministre de l’Intérieur, dans un commentaire succinct : « Nous avons besoin d’un gouvernement central avisé, d’un gouvernement qui pourrait harmoniser les différences et faire fonction de conciliateur. »

Shastri n’oubliait pas que c’était le Parti du Congrès qui était à l’origine de son mandat de Premier ministre. Il était reconnu comme l’un des dirigeants nationaux, mais en même temps, il n’avait pas encore la faveur des masses. Au cours des années, surtout après sa nomination par Nehru au poste de secrétaire général du Congrès national indien en 1951, Shastri avait développé des relations personnelles étroites avec les dirigeants du Parti du Congrès à différents niveaux. Il entretenait aussi des relations amicales avec des membres du Comité de Travail du Congrès et du Comité du Congrès pan indien. En raison de l’amitié qui le liait particulièrement à Kamaraj, le président du Congrès, qu’il rencontrait fréquemment, d’aucuns eurent l’impression que dans les premiers mois de son mandat, le gouvernement était dirigé par une équipe à deux têtes. Shastri dissipa vite cette impression. Il fit bien comprendre qu’au regard de ses responsabilités de Premier ministre, il était le seul à prendre les décisions. Shastri, qui avait pour guide le Mahatma Gandhi et adhérait aux valeurs morales du Ramayana et de la Bhagavad Gita, avait ses propres idées sur la manière de gouverner le pays et un style de gouvernement fondé sur le respect de tous. C’est ainsi qu’il s’engagea dans sa tâche de second Premier ministre de l’Inde.

Chapitre 10 – Première année en fonction

La formation du cabinet

Compte tenu de son attachement profond à la stabilité et son souci d’opérer une transition sans heurts, il était clair que le nouveau Premier ministre choisirait essentiellement la continuité au gouvernement plutôt qu’un changement drastique. Parallèlement, il était nécessaire d’introduire au gouvernement de nouveaux visages et de nouveaux talents. Shastri avait également quelques décisions critiques à prendre. La première et la plus délicate concernait Indira Gandhi. Il considérait nécessaire de l’inclure dans le gouvernement, parce qu’elle était la fille de Nehru et que sa présence au gouvernement constituerait un symbole visible de continuité. Indira Gandhi accepta, mais demanda un portefeuille « léger » – le ministère de l’Information et de la Communication. Shastri accepta volontiers.

Le choix suivant, peut-être tout aussi important, concernait Morarji Desai. Celui-ci avait déployé une dignité et un esprit de discipline exceptionnels lors de la préparation à l’élection du nouveau Premier ministre. A titre personnel, Shastri le respectait profondément et voulait l’inclure dans le gouvernement, mais cela posait un problème difficile, celui de son rang dans la hiérarchie gouvernementale. Morarji Desai briguait la deuxième place, immédiatement après celle du Premier ministre. Mais Gulzarilal Nanda, qui avait déjà occupé cette position dans le gouvernement Nehru et avait rempli le rôle de Premier ministre, même si ce n’était que pendant quelques jours, revendiquait la même place. Les prétentions de Gulzarilal Nanda bénéficiaient du soutien puissant d’Indira Gandhi et de l’aile gauche du Parti du Congrès. Kamaraj penchait aussi pour cette solution. Dans ces circonstances, Shastri se sentait plutôt dans une impasse. Après un temps de réflexion douloureuse, il offrit à Desai la troisième position au gouvernement. Shastri s’entretint pendant une heure avec Desai qui n’accepta pas cette offre et préféra renoncer à tout poste au gouvernement. C’est tout au crédit de Desai de n’en avoir jamais montré aucun ressentiment en public. En fait, il conserva une attitude très digne et soutint indirectement Shastri chaque fois qu’il en eut l’occasion. On rapporte une remarque qu’il fit un jour à propos de Shastri, preuve de sa noblesse d’âme : « Main to ek pouroush houn. Lal Bahadur mahapouroush hain. » (Je ne suis qu’un homme. Lal Bahadur est véritablement un grand homme.)

Une troisième décision cruciale préoccupait Shastri : il fallait trouver un ministre compétent pour le ravitaillement et l’agriculture. Shastri était déterminé à promouvoir des mesures afin d’accroître la production de produits alimentaires et, par conséquent, de réduire, voire même d’éliminer la dépendance aux importations. Il recherchait un ministre compétent et dynamique à qui l’on pourrait se fier pour faire avancer un programme qui serait, à cet égard, clairement conçu et axé sur les résultats. Shastri décida que C. Subramaniam était la personne qu’il fallait. Il avait tenu le portefeuille de l’acier, de l’industrie lourde et des mines, avec grande compétence, et on pouvait compter sur lui pour mettre ses talents considérables au service du ministère du Ravitaillement et de l’Agriculture. Shastri adopta une démarche inhabituelle en se rendant personnellement à la résidence de Subramaniam pour lui demander d’entrer au gouvernement. C’est ce dernier qui rapporte la scène :

Après Nehru, Lal Bahadur devint Premier ministre et, immédiatement après sa prise de fonction, il se présenta à ma résidence à Delhi – geste rare de la part d’un Premier ministre. Lal Bahadurji me priait – notez bien le terme « priait » – de devenir membre de son gouvernement.

Nous discutâmes du portefeuille ; j’émis le désir de poursuivre la mission en cours, j’étais en effet au beau milieu de la réorganisation de la métallurgie et des autres industries lourdes, non sans une certaine réussite. Il me dit qu’il allait considérer ma requête.

Shastri ne fit pas la proposition qu’il avait à l’esprit parce qu’il voulait examiner sérieusement la demande de Subramaniam. Au cours de la journée, il se mit en quête d’une autre personne susceptible d’assumer le portefeuille du Ravitaillement et de l’Agriculture, mais dans la soirée, il décida de soumettre sa suggestion à Subramaniam qui lui apparaissait toujours comme étant le meilleur choix. Shastri eut avec lui un second entretien, au téléphone cette fois-ci, et lui demanda de reprendre ce portefeuille. Voici la réponse de Subramaniam au cours de cet entretien :

Je m’écriai : « Pourquoi ce changement ? » Il me répondit : « Aucun autre ministre expérimenté n’est prêt à reprendre ce portefeuille car beaucoup, auparavant, y ont connu un échec cuisant. » Il pensait que c’était une véritable gageure et que je devais le faire. Présenté comme cela, je ne pouvais pas refuser (1).

Ensuite, les Affaires étrangères. En tant que Premier ministre, Nehru lui-même avait tenu ce portefeuille. Il était en effet le plus à même de formuler la politique étrangère de l’Inde indépendante. Shastri sentait que la question essentielle consistait maintenant pour l’Inde, à poursuivre la même politique de non-alignement et de relations pacifiques dans le but de se faire le plus d’amis possible. Cela impliquait évidemment de nombreux voyages, ce qui n’était guère du goût de Shastri. S’il lui semblait important que les relations extérieures de l’Inde fussent sous sa responsabilité directe et spécifique en tant que chef du gouvernement, il préférait la façon dont cela était organisé dans la plupart des pays : un ministre des Affaires étrangères siégeant au gouvernement et s’acquittant de ses obligations, en étroite collaboration avec le chef du gouvernement. Mais le véritable problème de Shastri était qu’aucun candidat ne se distinguait particulièrement pour cette tâche. Aussi décida-t-il de garder quelque temps entre ses mains le portefeuille des Affaires étrangères, en attendant de trouver le ministre qu’il fallait, pour pouvoir se décharger de cette fonction (2).

Le 9 juin 1964, le gouvernement prêta serment (comme suit) :

Lal Bahadur Shastri Premier ministre, Affaires étrangères et Energie atomique

Gulzarilal Nanda Intérieur

T.T. Krishnamachari Finances

Indira Gandhi Information et Communication

Sardar Swaran Singh Industrie (y compris Industrie lourde et Développement technique)

S.K. Patil Transports et Chemins de fer

Ashok Kumar Sen Droit et Sécurité sociale

Y.B. Chavan Défense

N. Sanjiva Reddy Mines et Metallurgie

C. Subramaniam Ravitaillement et Agriculture

Humayun Kabir Pétrole et Produits chimiques

Satya Narayan Sinha Affaires et Communications parlementaires

H.C. Dasappa Irrigation et Energie

M.C. Chagla Education

D. Sanjivayya Travail et Emploi

Mahavir Tyagi Réinsertion

Furent également nommés ce même jour quinze ministres d’Etat et vingt secrétaires d’Etat.

La résidence du Premier ministre

La résidence du Premier ministre avait été désignée par Nehru : c’était celle qui, sous le Raj (règne britannique), avait accueilli le commandant en chef, demeure la plus prestigieuse de New Delhi, qui ne cédait en rien à celle du vice-roi, attribuée officiellement au président de l’Inde. Pendant tout son mandat, Nehru avait vécu dans cette résidence officielle, rebaptisée Teen Murti House.

Normalement, le nouveau Premier ministre aurait dû s’installer dans ce logement officiel. Je ne doute pas que Nehru lui-même aurait souhaité voir son successeur résider dans cette maison. Le ministre des Travaux publics et du Logement poussa Shastri à y habiter, car elle était équipée de tout le confort fonctionnel nécessaire qui convenait à la dignité de la fonction, et répondait aussi aux exigences de sécurité. Ce point, dit le ministre, était essentiel dans l’intérêt général : tout autre arrangement aurait en effet entraîné un gaspillage des dépenses publiques, ce qui constituait un puissant argument.

Cependant, peu après la mort de Nehru, quelques-uns de ses proches parents exprimèrent le souhait de consacrer Teen Murti House à sa mémoire, en en faisant un musée et une bibliothèque. La soeur de Nehru, Krishna Huthee Singh, écrivit au Premier ministre pour appuyer cette proposition qui, Shastri en fut informé, bénéficiait du soutien d’Indira Gandhi. Il était impossible à Shastri de refuser cette proposition qui reçut un accord officiel dans les jours qui suivirent. La décision fut donc prise de dédier cette résidence à la mémoire de Nehru. Shastri fut critiqué par ceux qui pensaient qu’il aurait dû proposer la construction d’un nouveau monument à la mémoire de Nehru, pour que Teen Murti House restât la résidence officielle du Premier ministre. Mais ceux qui connaissaient bien Shastri comprenaient les raisons qui l’avaient poussé à trancher ainsi cette question délicate.

A cette époque, l’habitation de Shastri, au 1 place Motilal Nehru, n’était pas aménagée de façon appropriée pour accueillir les visiteurs officiels et leur accorder l’hospitalité ; il devenait donc nécessaire d’envisager d’autres dispositions. Shastri n’était pas disposé à s’établir dans une vaste résidence, mais sur l’insistance du ministre des Travaux publics et du Logement, il visita deux autres endroits, accompagné de quelques membres de sa famille : Hyderabad House et Jaipur House. Au retour, la famille se réunit pour en discuter. Et, comme me le raconta la seconde fille de Shastri, Mrs Suman Singh, un des enfants demanda à son père ce qu’il préférait. Shastri répondit sans hésiter : « Ni l’un, ni l’autre » car il ne souhaitait s’installer dans aucun de ces deux palais. Il voulait vivre sans ostentation et il était tout à fait heureux là où il se trouvait. Comme il fallait davantage d’espace pour le bureau du Premier ministre et l’accueil de ses visiteurs, on sélectionna une maison contiguë au 10 rue Janpath, et on la relia au 1 place Motilal Nehru. Elle devint la résidence officielle du Premier ministre Shastri.

Le secrétariat du Premier ministre

Nehru avait créé un poste de premier secrétaire privé, ayant le grade de secrétaire du Gouvernement indien, pour assurer la fonction officielle de chef du secrétariat du Premier ministre.  Shastri décida de changer la désignation de ce poste : non plus premier secrétaire privé, mais officiellement, secrétaire du Premier ministre. Ce n’était au fond qu’une modification de la nomenclature, mais qui alignait manifestement le statut de ce fonctionnaire sur celui des autres secrétaires du Gouvernement indien. Cela facilitait le travail de consultation et de coordination avec les autres ministres, ce qui était la responsabilité principale du secrétaire du Premier ministre, mise à part l’aide au Premier ministre sur des questions importantes. On créa aussi initialement un poste de co-secrétaire du Premier ministre. Le 12 juillet 1964, Shastri nomma L.K. Jha à la tête du secrétariat du Premier ministre. L.K. Jha était alors un membre éminent de la fonction publique indienne, secrétaire chargé des Affaires économiques au ministère des Finances. Shastri le nomma secrétaire du Premier ministre pour ses compétences en matière d’économie et de finances, domaines que lui-même n’avait guère eu l’occasion d’aborder au cours de ses fonctions précédentes. Au poste de co-secrétaire, il choisit un autre brillant fonctionnaire – Rajeshwar Prasad, du Service administratif indien. Jha et Rajeshwar Prasad avaient tous deux travaillé avec Shastri, alors ministre du gouvernement : il les connaissait donc bien personnellement. Ma nomination de co-secrétaire du Premier ministre survint un peu plus tard. Comme je l’ai dit, mes obligations étaient fixées par le Premier ministre. Elles étaient celles d’un secrétaire privé et d’un assistant, collaborant étroitement avec le Premier ministre et travaillant directement sous ses ordres.

Le renforcement du secrétariat du Premier ministre fut perçu comme une innovation qui pourrait empiéter sur les fonctions du secrétariat du gouvernement, dépendant de la direction du secrétaire du gouvernement. Mais aucun problème fâcheux ne se produisit du fait que L.K. Jha et le secrétaire de gouvernement Dharma Vira étaient des amis intimes.

Quelle était l’importance du rôle du secrétariat du Premier ministre et de L.K. Jha en particulier ? Dans son livre Nehru’s Mantle – The Politics of Succession in India, Mickael Brecher suggère que Shastri travaillait sous l’influence prépondérante de L.K. Jha. Apparemment, Brecher a établi son jugement à partir de quelques remarques prononcées au hasard par Jha, le 26 septembre 1964, au cours d’une interview que Brecher qualifie de « franche et révélatrice » – deux mois à peine après la nomination de Jha au poste de secrétaire du Premier ministre. Si Brecher avait rencontré Jha à nouveau un an plus tard, disons le 26 septembre 1965, Jha aurait probablement porté un jugement différent. Les commentaires de Brecher sur cette question s’avèrent fantaisistes et prêtent même à sourire, comme en témoigne l’extrait suivant :

La principale fonction du Secrétariat, selon les termes de Jha, consiste à « préparer des brouillons de déclarations, lettres et discours importants ». Mais ce rôle apparemment inoffensif – dont Nehru pouvait se dispenser du fait d’une capacité de travail exceptionnelle et d’un superbe talent de rédaction – comporte un risque, celui d’imposer son influence, surtout lorsque le Premier ministre compte sur les conseils de façon excessive ; la limite entre l’expression des idées d’un autre et l’introduction des siennes est très mince.

Selon Brecher, Jha avait mentionné, en particulier dans son interview, qu’il avait préparé des brouillons de lettres et de discours importants dans les premières semaines qui suivirent sa nomination. Brecher poursuit : « Puisque Jha reconnaissait que le Premier ministre le consultait régulièrement sur des questions de politique à un haut niveau, il est raisonnable de conclure qu’il n’était pas simplement secrétaire d’un ministre. »(3) Plus tard, Brecher confirma son jugement sur le rôle central de L.K. Jha : « Ce fait démontre manifestement que le Secrétariat du Premier ministre, au travers de la personnalité énergique de L.K. Jha, est devenu un centre de pouvoir majeur dans la politique pan-indienne, un groupe d’intérêt en tant que tel. Il a exercé une pression sur de nombreuses questions, notamment dans les domaines vitaux de la politique économique et des Affaires étrangères. » (4)

Ce que Brecher ignorait, mais qui est maintenant bien connu du lecteur, c’est que Shastri écoutait tous les conseils qu’on lui donnait, mais prenait toujours ses propres décisions. Personne n’arriva jamais à faire pression sur Shastri pour arriver à ses fins. Si L.K. Jha préparait des brouillons à l’attention de Shastri, cela faisait partie de ses obligations ; et il n’était pas le seul à le faire. A dire vrai, la plupart des brouillons de discours et de lettres – je le sais personnellement – étaient préparés par divers fonctionnaires, selon le sujet. Il est plus pertinent et important de dire que Shastri rejetait sans hésiter des brouillons qui ne lui plaisaient pas, ou qu’il les corrigeait et les améliorait pour les adapter à son propre style et à son propos.

Si l’on suggère, comme Brecher, que Shastri donna la priorité à l’agriculture sous l’influence de Jha, on passe à côté du point essentiel : son profond souci des gens ordinaires. Quand il nomma C. Subramaniam au ministère du Ravitaillement et de l’Agriculture, le 9 juin 1964, ce fut parce qu’il avait déjà décidé d’accorder à l’agriculture la plus haute priorité et cette décision ne concernait en rien L.K. Jha, puisque celui-ci ne faisait pas encore partie du secrétariat du Premier ministre. Les idées de Shastri sur la planification économique, surtout sa préoccupation du bien-être de l’homme du peuple, lui étaient entièrement propres ; et, comme nous le verrons plus tard, Shastri s’était déjà adressé à la Commission du Plan, en leur indiquant sa nouvelle approche et ses priorités, avant que L.K. Jha n’eut été affecté aux fonctions de secrétaire.

Crise cardiaque bénigne et reprise des obligations

Peu après avoir constitué son ministère le 9 juin 1964, le Premier ministre Shastri eut une crise cardiaque bénigne – la seconde de sa vie publique – et on lui conseilla de rester alité. De l’avis général, on savait que cette maladie ne présentait rien d’alarmant, aussi n’y vit-on pas un signal de danger. Au bout de quelques jours, Shastri commença à recevoir des visiteurs ; le Président du Congrès Kamaraj et Morarji Desai furent parmi les premiers à venir lui souhaiter un prompt rétablissement.

Cependant, sur avis du corps médical, le Premier ministre décida d’annuler sa visite à Londres prévue en juillet pour assister à la Conférence des Premiers ministres du Commonwealth. Il délégua à sa place deux ministres : T.T. Krishnamachari et Indira Gandhi. L’absence de Shastri causa une déception à Londres, mais tous ceux qui étaient concernés comprirent la situation.

Le 5 juillet 1964, les médecins qui le soignaient déclarèrent que le Premier ministre se remettait bien et qu’il n’était plus besoin de délivrer d’autres bulletins de santé. Shastri se rétablit bientôt complètement et reprit les responsabilités de sa fonction.

Le ministère présenté par Shastri fut généralement perçu comme un signe de son désir de continuité. Les ministres se mirent à l’oeuvre dans une atmosphère de confiance. Le monde fut impressionné par la maturité des dirigeants politiques de l’Inde et la manière rapide, efficace et constitutionnelle dont l’Inde mena à terme la première étape de transition entre Jawaharlal Nehru et Lal Bahadur Shastri.

Le nouveau Premier ministre commença à s’occuper des questions urgentes. La mise en oeuvre du Troisième plan quinquennal avait rencontré des difficultés et le Quatrième plan était en cours de préparation. Il fallait compter aussi avec l’augmentation des prix, surtout ceux des produits alimentaires, que Shastri considérait comme le plus grave problème du nouveau gouvernement.

Il avait compris que les problèmes économiques provenaient de la concentration de la propriété entre les mains de l’Etat, qui n’avait pas les moyens indispensables à une mise en oeuvre efficace du Plan. S’ajoutait à cela un réseau contraignant de règles et de réglementations où le secteur privé se trouvait lui-même frustré, pris à la gorge. Ces deux facteurs aboutissaient à des retards, du gaspillage et des dépassements de frais considérables, ainsi qu’à une croissance rapide de la corruption. Shastri était en faveur d’une libéralisation de l’économie. Il voulait un changement fondamental dans les priorités et par-dessus tout, désirait accorder une attention particulière aux besoins des pauvres qui ne bénéficiaient pas encore du minimum requis en matière de produits alimentaires, de vêtements et d’abri.

Il ne fait pas de doute, disait-il, que nous devons avoir de plus grands projets, des industries de plus grande taille, des industries de base, mais c’est une question de la plus haute importance de veiller sur l’homme ordinaire, l’élément le plus faible de la société. Quand nous considérons l’homme ordinaire, il nous faut parler en termes d’alimentation, de vêtements, de logement, de services médicaux, de loisirs pour les enfants. Il s’agit de conditions de vie et de produits de première nécessité dont tout le monde a besoin, plus encore dans les zones rurales. Quels que soient nos plans, et si grands soient-ils, nous ne pouvons passer ce fait sous silence. Nous ne pouvons continuer à faire des choses qui ne touchent pas l’homme du peuple, qui ne touchent pas l’élément le plus faible de notre société. (5)

C’est en partie pour cette raison qu’à plusieurs reprises, Shastri insista pour une mise en oeuvre efficace du Plan suivant un calendrier strict. « Nos plans sont sains, » observait-il, « nos politiques sont justes, nos programmes sont pragmatiques, mais l’important, c’est la manière dont ils sont réalisés. »(6) A une autre occasion, il dit : « L’essentiel reste la mise en oeuvre de nos programmes et de nos politiques… C’est pourquoi je vous demanderai, comme je l’ai dit précisément à ceux qui sont en lien avec le gouvernement, de veiller à ce que cette mise en oeuvre soit suffisante et efficace. » (7)

Shastri voulait en priorité que la Commission du Plan élaborât un projet complet de développement agricole accéléré, pour parvenir dès que possible à l’autosuffisance alimentaire. Selon lui, les conditions requises pour un tel plan devaient avoir la priorité pour les dépenses sur les ressources disponibles. En ce qui concerne l’industrie, le modèle Mahalanobis, inspiré de l’exemple soviétique, s’était concentré dans une large mesure sur l’industrie lourde. Et les projets dans ce secteur présentaient habituellement de longues périodes de gestation, ce qui engendrait des pressions inflationnistes. En conséquence, les prix des denrées alimentaires avaient rapidement grimpé. Début juillet 1964, Shastri s’exprima devant la Commission du Plan pour faire savoir qu’il fallait mettre l’accent sur des projets au rendement rapide. Le journal The Hindustan Times du 13 juillet 1964 mit en relief l’impact de cette déclaration sur la Commission du Plan :

La remarque du Premier ministre Lal Bahadur Shastri sollicitant des projets à rendement rapide semble avoir fourni une nouvelle ligne de réflexion à la Commission du Plan. On comprend que la Commission a décidé qu’il fallait réorienter la stratégie de développement pendant le Quatrième plan.

Le Troisième plan est aussi susceptible d’être élagué en vue de se concentrer davantage sur des projets qui fournissent des résultats rapides. Toutefois, la portée de ces nouveaux projets à rendement rapide, qui pourraient être entrepris dans le cadre du troisième Plan, n’est pas encore claire.

Des projets de longue haleine, dont la construction n’a pas encore commencé, pourraient être reportés jusqu’au Quatrième plan. On compte cependant des exceptions : Bokaro (métallurgie) et les projets de fertilisants.

Trois raisons majeures ont exigé cette modification du troisième Plan. En premier lieu, le taux de croissance des trois premières années s’est élevé à 2,5 % seulement, au lieu des 5 % initialement envisagés. Deuxièmement, on a vu les dépenses de la Défense monter en flèche, ce qui a provoqué des tensions supplémentaires sur l’économie. Troisièmement, la situation des prix menace d’échapper à tout contrôle.

Shastri souligna également d’autres points. Il voulait des projets pour développer le monde rural, en particulier son industrialisation, pour que dans un laps de temps raisonnable, le bénéfice du développement économique planifié arrivât jusqu’aux masses avec la création d’un plus grand nombre d’emplois. Il mit l’accent sur le développement d’industries de biens de consommation. Il avait aussi mis en garde la Commission du Plan contre une politique de déficit important.

C’était une nouvelle façon de penser, à laquelle la Commission du Plan n’était pas habituée. La presse fit bon accueil à ce souffle d’air frais. The Hindustan Times (14 juillet 1964) commentait dans son éditorial :

Au moment même où on procède à l’exercice conventionnel qui consiste à fixer des objectifs pour le prochain Plan, on assiste manifestement, bien que de façon passagère, à un assouplissement des vieux schémas de réflexion en matière de planification. Dans son récent discours à la Commission du Plan, le Premier ministre a mis l’accent sur l’emploi et les projets à rendement rapide. Il vaudrait mieux se garder de n’y voir qu’une remarque fortuite, sans incidence sur l’orientation très différente du plan actuel. Au contraire, la modification des priorités est peut-être bien une réponse mûrement réfléchie aux manifestations d’une économie poussée au-delà de ses limites, qui ont récemment pris une tournure alarmante. Et si sur le court terme, il faut les combattre du mieux possible, une réflexion plus fondamentale est inévitable. Préconiser une pause pour consolider des gains antérieurs et poursuivre des objectifs jusqu’ici relativement négligés, cela ne revient pas à recommander une interruption de l’activité. Bien que ces suggestions tombent particulièrement à propos dans le contexte actuel de pressions inflationnistes, les contraintes qu’elles entraînent sont tout autant inévitables. Par exemple, on ne peut rêver de se soustraire à certaines limitations évidentes à l’échelle des investissements possibles. Ce fait, souvent éludé dans des contextes officiels et des documents du passé, devrait être carrément envisagé lors de la formulation du Quatrième plan, si l’on veut éviter la désillusion engendrée par le Troisième plan, qui bouleverse actuellement le moral du peuple. La taille du Plan mise à part, se posent les questions encore plus difficiles de la redistribution des priorités et du réaménagement des divisions sectorielles de responsabilités. Et là, l’exercice de réflexion sera plus déchirant ; mais pour se conformer aux exigences fondamentales clairement définies par le Premier ministre, il deviendra inévitable de mettre l’accent sur une expansion rapide de la production des biens de consommation (y compris, bien entendu, les articles de base de la consommation tels que denrées alimentaires et habillement). Ceci à son tour impliquera qu’on se dépouille des vieux préjugés concernant le montant des investissements à autoriser dans le secteur privé.

Il n’est guère nécessaire de faire une déclaration spéciale, sur la primauté de l’agriculture dans le Quatrième plan ; néanmoins, il faudra revoir entièrement la manière d’aborder les tâches pratiques si l’on veut mettre fin à la stagnation actuelle…

Attaques de la gauche

Les vues pragmatiques de Shastri sur la planification économique et les priorités du développement agacèrent, puis irritèrent la gauche et les radicaux. Le nouveau Premier ministre, disaient-ils, abandonnait la politique de développement planifié de Nehru sur le modèle Mahalanobis. Le 7 septembre 1964, la Lok Sabha commença sa première session avec un nouveau dirigeant à la Chambre et un nouveau Premier ministre. Le début en fut spectaculaire : les groupes d’opposition, à l’exception du parti Swatantra, ne perdirent pas de temps pour déposer une motion de censure qui obtint le soutien de plus de cinquante députés et fut, de ce fait, selon les règles d’application, acceptée au débat à la Chambre. Le parti Swatantra, représentant la droite et les conservateurs, ne soutint pas cette motion : il voulait donner au gouvernement de Shastri, au pouvoir depuis seulement trois mois, davantage de temps pour formuler sa politique et ses programmes. Le président de la Chambre décida que la motion de censure serait retenue pour le débat du 11 septembre 1964. Ainsi, dès le début de son ministère, Shastri se retrouva en terrain difficile.

Pendant ce temps, la Lok Sabha lançait un débat sur la détérioration de la situation des produits alimentaires. On critiqua sérieusement le gouvernement pour la production insuffisante de produits alimentaires dans le pays et pour son incapacité à maîtriser les prix. On alla jusqu’à accuser le gouvernement de protéger les spéculateurs et les responsables de l’accumulation de réserves alimentaires. Par ailleurs, A.B. Vajpayee, le dirigeant du Jan Sangh, attaqua le gouvernement sous un angle différent, soutenant que la montée alarmante des prix était due surtout à une politique de déficit budgétaire à grande échelle et à des dépenses croissantes dans des affaires qui ne relevaient pas du Plan. Toutes ces critiques étaient justifiées, mais on rendit injustement responsable le ministère de Shastri qui n’exerçait le pouvoir que depuis trois mois, alors que ce malaise couvait depuis longtemps déjà. Dans sa réponse courageuse à ce débat, le ministère du Ravitaillement et de l’Agriculture demanda à l’opposition de ne pas utiliser les problèmes d’alimentation à des fins politiques. Il reconnut qu’il y avait collusion entre les plus gros producteurs et les responsables de l’accumulation de réserves alimentaires. Il expliqua comment le gouvernement essayait de créer une Corporation du commerce des céréales pour combattre l’accumulation des réserves. Il mentionna l’incapacité de la police à agir contre ces fraudeurs à l’échelon du village. A court terme, il n’existait pas d’alternative aux importations considérables de nourriture, et il exprima sa gratitude envers le Gouvernement américain pour l’aide substantielle qu’il apportait à cet effet. A long terme, le pays devait produire suffisamment de denrées alimentaires et, pour réaliser cet objectif, le gouvernement de Shastri était en train d’inaugurer une nouvelle politique, consistant en une approche scientifique de la production agricole, basée essentiellement sur les points suivants : assurer l’approvisionnement de semences de haute qualité, étudier les sols, fournir en quantité suffisante des fertilisants adaptés, et fixer des prix suffisamment rémunérateurs pour les producteurs. Après avoir écouté la déclaration du ministre, la Lok Sabha eut le sentiment que le pays était sur la bonne voie et manifesta sa satisfaction en approuvant par une majorité écrasante la politique du gouvernement en matière d’alimentation.

Puis, le 11 Septembre, N.C. Chatterjee (Indépendant) proposa une motion de censure pour signifier le manque de confiance dans le gouvernement, qu’il accusait d’être en échec sur tous les fronts. Un grand nombre de membres de toutes les sections de la Chambre participèrent au débat qui suivit, les uns soutenant cette motion, les autres s’y opposant, selon le parti auquel ils étaient affiliés.

Le 14 septembre, Hiren Mukherjee du Parti communiste attaqua personnellement le Premier ministre Shastri, ce qui anima fortement les débats. Mukherjee manifestait son inquiétude : sous couvert de donner une « nouvelle direction » aux politiques économiques du pays, on « laissait tomber » la politique de Nehru qui portait l’accent sur le développement des industries lourdes, au profit du développement de l’agriculture. Il accusa le gouvernement Shastri d’abandonner la politique de Nehru dans le domaine des Affaires intérieures et étrangères. Mukherjee attaqua ensuite directement Shastri en le décrivant comme un homme ayant une « double personnalité » qui, tout en professant poursuivre la politique de Nehru, manquait de cohérence. Pour justifier son accusation, Mukherjee reprochait fondamentalement à Shastri de « dévier » de la ligne nehruvienne.

Le 18 septembre 1964, Shastri s’expliqua dans une allocution de deux heures lors d’un débat marathon de cinq jours à la Lok Sabha à propos de la motion de censure. Tout d’abord, dans son style lucide et persuasif, il donna une explication détaillée sur sa méthode pour aborder les nombreux problèmes soulevés par les différents orateurs. Cet exposé faisait apparaître son sens du détail et son excellente mémoire. Shastri passa ensuite aux remarques de Hiren Mukherjee. Il commença par se montrer offensé de l’attaque personnelle de Mukherjee à son égard, disant que la remarque du dirigeant communiste qui le présentait comme ayant une double personnalité était tout à fait désobligeante. Il ajouta que les communistes étaient bien mal venus pour porter une telle accusation contre lui, alors qu’ils en étaient encore à se demander si, oui ou non, la Chine avait commis une agression contre l’Inde. Là-dessus, les membres du Parti du Congrès applaudirent vigoureusement.

Shastri s’exprima alors sur l’accusation de déviation par rapport à la politique de Nehru. Il dit qu’il voulait répondre « avec une franchise brutale » à cette question. Dans une riposte fougueuse et cinglante qui ne lui ressemblait pas, il exorcisa à jamais le spectre de la dissidence :

Maintenant je voudrais revenir à ce qu’a dit l’autre jour Hiren Mukherjee. Il suggérait que j’avais dévié de la politique de Nehru. S’il veut bien me permettre de le dire, savoir vraiment ce qu’il en est ne devrait pas être difficile pour un professeur. Mais, comme il est communiste, il lui est difficile de réfléchir hors du cadre de l’idéologie communiste. Puis-je lui dire que, dans une démocratie, le mot « déviation » ou « déviationniste » n’a pas de sens ? Il n’a pas sa place dans le dictionnaire d’une démocratie. Dans une démocratie, toutes les possibilités sont là pour repenser les choses ainsi que la liberté de constituer de nouveaux projets et de nouvelles politiques.

Le jour même de mon élection, et en plusieurs autres occasions, j’ai dit que le Gouvernement indien continuerait à poursuivre la politique de Nehru dans les affaires internationales et que, pour la politique intérieure, le socialisme démocratique demeurerait notre objectif. Puis-je aussi lui rappeler ce qui s’est passé lors de nos luttes pour la liberté ? Je sais personnellement ce qu’il en est, du moins pour les quarante ou quarante-deux dernières années. Que s’est-il passé lorsque le Mahatma Gandhi a pris la relève du pouvoir ? On a assisté à un bouleversement complet, un changement radical de philosophie, de politique, de technique et de programmes. Le Mahatma Gandhi a complètement « dévié » de Lokmanya Tilak, d’Aurobindo Ghose et de Lala Lajpat Rai. Allez-vous condamner Gandhiji à cause de cela ? J’espère que le Professeur Mukherjee aura du moins la bonté d’excuser Gandhiji, à défaut de le faire pour moi.

Et que s’est-il passé dans le cas de Jawaharlal Nehru lui-même ? D’une certaine manière, Gandhiji fut son précepteur, son gourou d’une certaine façon. Mais était-il entièrement d’accord avec Gandhiji ? Non, bien sûr ! Et cependant, pourriez-vous trouver un homme plus loyal et plus dévoué à Gandhiji que ne l’était Jawaharlal ? Je le dis, il aimait immensément Gandhiji et il lui a montré la plus entière loyauté ; cependant, il avait sa propre manière de penser, une façon de penser autonome. Quand il est entré au gouvernement, il ne lui était pas possible d’appliquer une à une toutes les idées de Gandhi.

Pourquoi nous limiter à l’Inde ? Lorsque le premier gouvernement communiste fut formé, Lénine essaya de mettre intégralement en application toutes les politiques énoncées par Marx dans Le Capital. Au bout de quelque temps, Lénine constata que quelques-unes d’entre elles étaient impraticables. Aussi annonça-t-il une nouvelle politique économique (NPE) qu’il mit à exécution. C’était une nouvelle orientation qui prenait ses distances par rapport à ce que Marx avait écrit en réalité dans son livre.

Puis, Lénine s’en va et arrive Staline. Que fait-il ? Je n’ai pas besoin de parler à la Chambre de ce qu’a fait Staline – vous le savez tous. De fait, il était totalement différent de Lénine. Je vois en Lénine l’un des plus grands révolutionnaires du monde. Mais si je peux me permettre de le dire – j’espère qu’on ne m’en tiendra pas rigueur – je considère que Staline n’a absolument rien d’un révolutionnaire. Que l’on soit d’accord ou non, c’est un autre sujet, mais Staline a utilisé la machine gouvernementale pour continuer de régner sur le pays des Soviets jusqu’à sa mort. Pour lui, ce ne fut qu’une lutte pour le pouvoir, tout au long de sa vie.

Examinons maintenant la politique menée par le Premier ministre Khrouchtchev. Il a censuré Staline – ainsi que sa politique – dans les termes les plus vigoureux. Et alors que l’idéologie fondamentale du communisme est à ses yeux tout à fait satisfaisante – il est d’ailleurs le plus grand interprète de cette théorie à l’époque moderne – il a cependant refusé tout net de suivre les sentiers battus pour adopter un nouveau programme et une technique nouvelle. Je considère que le Premier ministre Khrouchtchev est l’un des dirigeants les plus remarquables du monde, parce qu’il refuse d’emprunter les sentiers battus. Dans le domaine politique, les situations changent, les hommes changent, les conditions changent, l’environnement change et un authentique dirigeant doit répondre à ces changements.

Nous ne voulons pas invoquer à tout prix le nom de Jawaharlalji pour couvrir nos défaillances et nos insuffisances. Nous ne pouvons pas oublier notre grand leader Jawaharlalji – notre Premier ministre, notre héros, avec qui nous avons oeuvré pendant quarante ans, pendant environ un demi-siècle.

Mais je voudrais dire que depuis un grand nombre d’années, nous suivons clairement un cap bien établi dans les affaires internationales. Nous croyons dans le non-alignement et dans la poursuite de méthodes pacifiques pour le règlement de conflits internationaux. Nous affirmons tout aussi clairement que les colonies ne devraient pas exister et qu’il faut s’opposer au racisme. La coexistence est une politique saine et absolument judicieuse qui fut lancée et renforcée par notre défunt Premier ministre Jawaharlalji. Nous l’endossons de tout coeur et c’est une grande réussite lorsque la politique de coexistence aboutit au rapprochement même des plus grandes puissances sur certaines questions. Toute menace ou tout danger de guerre serait la ruine pour le monde, surtout pour des pays comme l’Inde, engagés dans un combat contre un problème excessivement difficile – celui de la pauvreté et du chômage.

Je dois ajouter que l’idée de rester dans l’isolement complet, sans parler ni échanger avec d’autres, ne me dit rien. Nous avons toujours toléré des différences d’opinions, et je me sens affligé lorsque je vois de temps à autre une manifestation d’intolérance. Je voudrais rappeler ce que disait le Président Kennedy dans son adresse inaugurale : « Ne négocions jamais par crainte, mais ne craignons jamais de négocier. » Je pense que c’est le meilleur principe que nous devrions accepter dans ce pays.

Shastri acheva de démolir l’opposition par un rappel caractéristique et émouvant des points importants de sa réflexion sociale et économique :

Je voudrais conclure en affirmant notre foi profonde dans la démocratie et le socialisme. Pour moi, le socialisme en Inde doit signifier une situation meilleure pour la grande masse de notre peuple qui travaille dans l’agriculture, pour le grand nombre d’ouvriers qui travaillent dans les diverses usines et pour les classes moyennes qui ont beaucoup souffert lors de l’inflation des prix. Voilà ceux que j’appelle le peuple de mon pays. En tant que chef du gouvernement, je veillerai constamment et de toutes mes forces à la réalisation de ces objectifs et à l’établissement d’un ordre social, économique assurant le bien-être de notre peuple.

Cet exposé vigoureux, par lequel le Premier ministre affirmait son droit à prendre des initiatives nouvelles, enchanta le Parti parlementaire du Congrès. L’opposition non communiste s’était trouvée désarmée par une réponse franche et sincère, et les Communistes s’étaient fait remettre à leur place. Shastri avait tenu ferme et parlé avec autorité. Le comité exécutif du Parti parlementaire du Congrès, qui se réunit plus tard dans la journée, le félicita pour son remarquable discours à la Lok Sabha. Des membres de l’exécutif exprimèrent l’opinion que la réponse de Shastri « faisait date dans les annales du Parlement ». Ce fut son premier discours en qualité de Premier ministre, énonçant la politique de son gouvernement, et ce discours établit sa réputation de dirigeant de la Chambre.

Défense du pays

Depuis l’invasion chinoise d’octobre 1962, le Gouvernement indien avait commencé à prendre des mesures pour la modernisation des forces de défense. Shastri accordait à la défense, comme à l’agriculture, la plus haute priorité. Cette position se trouva parfaitement illustrée par le slogan qu’il donna plus tard au pays – « Jai Jawan Jai Kisan » (Vive le soldat, vive le paysan).

Le ministre de la Défense, Y.B. Chavan, avait rendu visite aux Etats-Unis en mai 1964. Les échanges qu’il eut avec le secrétaire de la Défense Robert S. McNamara, le secrétaire d’Etat Dean Rusk, et le gouverneur Averell Harriman s’étaient révélés extrêmement utiles. Le Gouvernement américain avait accepté de fournir son assistance :

  1. Un crédit immédiat de 10 millions de dollars américains pour l’achat de matériel et d’équipement pour la Défense en provenance des Etats-Unis, destinés à la modernisation d’installations et d’équipements dans les usines d’artillerie.
  2. Les subventions militaires devaient être reconduites pour l’année fiscale 1965, au même niveau qu’en 1964, en vue de couvrir les dépenses pour des articles destinés à soutenir les divisions Indian Mountain, de l’équipement en matériel de communication pour la défense aérienne, des avions de transport, et un équipement de soutien et de construction des routes pour l’Organisation des routes de frontières.
  3. Un autre crédit porté à 50 millions de dollars américains devait être disponible pendant l’année fiscale 1965, destiné, entre autres choses, à faire face à l’installation de l’usine d’obus d’artillerie prévue à Ambajhari.

Y.B. Chavan devait rencontrer le Président Lyndon B. Johnson le 28 mai, mais cet engagement fut annulé, car le ministre de la Défense dut rentrer précipitamment en Inde le 27 mai 1964, à l’annonce du décès soudain de Jawaharlal Nehru.

Ce fut donc toujours avec le double objectif d’obtenir le matériel militaire et l’assistance technique qui permettraient de renforcer la capacité de production de la défense nationale, qu’Y.B. Chavan se rendit spécialement en Union soviétique. Il arriva à Moscou le 28 août 1964 pour s’entretenir avec le ministre de la Défense, le maréchal Malinovsky, et des membres éminents du Comité d’Etat pour les Relations économiques extérieures. Chavan s’entretint également avec le président du conseil des ministres d’URSS, Nikita Khrouchtchev. Les échanges, d’une extrême cordialité, furent couronnés de succès et aboutirent aux résultats positifs suivants :

  1. Le Gouvernement soviétique fournirait usines et machines, gabarits et outils, etc., pour faciliter l’installation rapide du complexe d’usines MiG. Les accords stipulaient également que des équipes techniques soviétiques seraient étroitement associées à l’élaboration de projets de travail détaillés et de programmes de production. Et ils finalisaient un ensemble de dispositions portant sur la fourniture d’assemblages, de sous-assemblages et de matières premières essentiels pour la production des premiers contingents d’appareils MiG-21.
  2. On conclut un accord pour l’achat d’un certain nombre d’appareils MiG-21 et d’équipements assortis.
  3. Le Gouvernement soviétique acceptait aussi de fournir un certain nombre de chars légers et d’équipements assortis.

Pour tous ces articles, le Gouvernement soviétique consentait à se faire payer en roupies indiennes qu’il pourrait utiliser pour l’achat de marchandises indiennes, dans le cadre des dispositions existantes.

Dans une déclaration de politique importante faite au Parlement le 21 septembre 1964, le ministre de la Défense Chavan annonça la décision du gouvernement Shastri de mettre en oeuvre un plan quinquennal de défense, afin d’accroître la puissance des forces de défense de l’Inde d’ici mars 1969, (1) en portant les effectifs de l’armée à 825.000 hommes et (2) ceux de l’aviation à 45 escadrilles de chasseurs modernes.

Le ministre de la Défense donna aussi des détails sur les accords auxquels on était déjà parvenu, au titre de l’aide aux besoins de défense de l’Inde, avec les Gouvernements des Etats-Unis d’Amérique et de l’Union soviétique. A cette occasion, il mit l’accent sur le fait que ces deux gouvernements avaient exprimé leur satisfaction à propos de la politique étrangère de non-alignement adoptée par l’Inde.

Tout cela était très rassurant. Le pays progressait désormais vers les niveaux requis en termes de capacité de défense.

Administration

Shastri voulait la transparence dans l’administration et l’honnêteté chez les ministres du gouvernement. Le 15 septembre 1964, le gouvernement de l’Union adopta un code de conduite détaillé pour les ministres. Le pouvoir d’enquêter sur des allégations de malversations à l’encontre des ministres fédéraux fut confié au Premier ministre et de façon similaire, en ce qui concernait les ministres des Etats, au ministre en chef. Une Commission centrale de vigilance fut nommée pour traiter des allégations de corruption dans les rouages de l’administration. Le gouvernement central prit ces décisions après avoir examiné les recommandations de la Commission Santhanam, désignée par Shastri lorsqu’il était ministre de l’Intérieur.

Shastri était également d’avis qu’il fallait accélérer le rythme de la prise de décisions dans la machine gouvernementale. Une opération de grande envergure s’imposait pour réduire la paperasserie. En conséquence, pour s’atteler à cette tâche, il institua une Commission des réformes administratives.

Shastri avait remarqué que les hauts fonctionnaires devaient assister à des réunions trop nombreuses, ce qui aboutissait à des retards même en matière de décisions urgentes. Quand on leur téléphonait, on obtenait habituellement la réponse : « Il est en conférence. » Il prit donc la décision de supprimer les réunions un jour par semaine pour permettre aux fonctionnaires de consacrer tout leur temps ce jour-là au traitement des affaires en attente et aux prises de décisions. Il décida que le mercredi serait la journée « sans réunions ».

Il décida aussi qu’il ne faudrait pas tenir compte des réclamations anonymes, habituellement déposées par des gens sans scrupules ou des bureaucrates mécontents et décidés à harceler les cadres. Dharma Vira, secrétaire du gouvernement, envoya des circulaires à cet effet.

La crise alimentaire

Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, les planificateurs de l’Inde n’avaient pas initialement accordé à l’agriculture la haute priorité qui lui revenait, ce qui était plus que nécessaire, comme les événements allaient bientôt le prouver. Dans les deux premiers Plans, on avait misé sur l’industrie lourde, selon le modèle soviétique. Des pénuries alimentaires commencèrent à se faire sentir, aggravées par la croissance démographique : il devenait nécessaire pour l’Inde – qui était fondamentalement un pays agricole – d’importer des céréales, surtout en provenance des Etats-Unis, dans le cadre de la Loi 480 et du Programme AID (Agence pour le développement international),. Alors que le volume des importations alimentaires était inférieur en 1956 à 250.000 tonnes, il se mit à grimper en flèche à partir de l’année suivante, comme le montrent les chiffres suivants :

AnnéeTotal des importations des Etats-Unis (en tonnes)
1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962 1963236.358 2.200.534 2.227.386 3.676.859 3.529.792 3.950.108 2.682.938 4.058.510

Quand Shastri devint Premier ministre en juin 1964, le pays était en proie à une crise alimentaire. Les pénuries avaient amené l’accumulation de réserves et une montée des prix galopante. Le nouveau ministre du Ravitaillement et de l’Agriculture, C. Subramaniam, s’y attaqua du mieux qu’il put. Cette année-là, malheureusement, la mousson fit défaut, cela exacerba la situation qui commença à prendre des proportions alarmantes. Et elle empira à cause de l’incapacité ou de la réticence des gouvernements de l’Union et des Etats à sévir contre les citadins ou les villageois qui accumulaient des réserves de céréales, l’impression générale étant que le gouvernement Shastri tergiversait. Shastri gardait constamment le contact avec les ministres en chef, qui furent invités à New Delhi pour des discussions urgentes en vue d’examiner des problèmes tels que ceux du rationnement dans les grandes villes, et de l’organisation des zones de ravitaillement.

Shastri et les ministres en chef furent submergésde conseils sur des mesures fermes et radicales à prendre contre les accumulations de réserves et le marché noir. Mais tandis qu’ils prirent certaines mesures ici et là, ils étaient conscients que des arrestations massives pourraient conduire à une situation tout à fait incontrôlable. Shastri en vint à la conclusion que le seul moyen de surmonter la crise immédiate était de porter tous ses efforts sur l’importation de quantités plus importantes. En même temps, des signaux parvenaient des Etats-Unis : le Président Johnson voulait s’assurer personnellement que l’Inde faisait tout ce qui était en son pouvoir pour accroître la production alimentaire sur son sol. De fait, lors de sa visite en Inde en avril 1964, le ministre de l’agriculture américain, Orville L. Freeman, avait nettement conseillé au gouvernement d’investir une proportion plus importante des ressources propres du pays dans l’agriculture : c’était le seul moyen possible pour les Indiens de satisfaire aux besoins alimentaires de l’Inde en croissance rapide.

Shastri savait que c’était exact : il avait pris la décision d’accorder la plus haute priorité à l’agriculture dans le quatrième quinquennal alors en cours de préparation. Mais il fallait présenter au Président Johnson quelques initiatives nouvelles et concrètes pour lui montrer que l’Inde prenait maintenant le problème au sérieux. Il n’existe pas de preuve formelle que Johnson profitait de la vulnérabilité de l’Inde en matière de ravitaillement pour exercer sur elle une pression politique. Selon moi, même si ses méthodes ne s’embarrassaient pas de périphrases, Johnson rendait à l’Inde un immense service en la pressant de prendre des mesures pour accroître sa production alimentaire intérieure.

Tout en s’efforçant d’importer une quantité considérable de céréales des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie et d’autres pays, Shastri demanda à Subramaniam d’élaborer une nouvelle stratégie pour accroître la production alimentaire dans le pays. Afin de recueillir des renseignements de première main sur la manière dont il aborda sa tâche, je rencontrai le 11 décembre 1991 à Bombay C. Subramaniam, alors gouverneur du Maharashtra. Il commença par rappeler la suffisance dont firent preuve les planificateurs par rapport à l’agriculture pendant les deux premiers plans quinquennaux. C’est cela, insista-t-il, qui avait conduit à une crise nationale. Il se livra personnellement à une étude approfondie du monde agricole en parlant non seulement avec ceux qui, comme il disait, se contentaient de travailler sur « dossier », mais aussi avec ceux qui avaient l’expérience du « terrain » en matière d’agriculture.

Il conclut en premier lieu que le prix d’acquisition des céréales était beaucoup trop bas. Afin d’encourager les fermiers à obtenir un rendement supérieur à l’hectare en investissant dans des semences et des fertilisants de meilleure qualité, il était nécessaire de payer leurs produits à un tarif plus élevé. Il présenta donc cette recommandation au gouvernement. Subramaniam rappela que le ministre des Finances T.T. Krishnamachari s’opposait à cette suggestion en invoquant pour motif que cela intensifierait encore l’inflation. Cependant, Shastri passa outre et se prononça en faveur d’une augmentation adéquate des prix. Plus tard, une commission recommanda une hausse de 16 % en guise d’ « incitation » aux producteurs de denrées alimentaires. Shastri approuva cette recommandation. Subramaniam rappela en outre qu’une organisation d’achats alimentaires, la Food Corporation of India, avait été créée pour s’assurer que le producteur était bien en réalité le bénéficiaire de cette nouvelle politique. Et on créa aussi une Commission des prix agricoles chargée de fixer les prix à l’avenir.

Subramaniam chercha ensuite de l’aide auprès des scientifiques de l’agriculture, ils étaient en effet les mieux placés pour renforcer la confiance des agriculteurs en de nouvelles méthodes basées sur la science et la technologie. Il découvrit que ces savants touchaient un maigre salaire : les emplois du gouvernement dans ce secteur n’attiraient donc pas les meilleurs talents. Il proposa en conséquence une réorganisation du Conseil indien de la recherche agricole et une meilleure échelle de salaires pour les ingénieurs agronomes. Shastri fit bon accueil à ces propositions qu’il fit approuver par le gouvernement.

Afin de renforcer l’efficacité du ministère du Ravitaillement et de l’Agriculture, Subramaniam voulait un secrétaire ayant, dans ce secteur, une expérience de terrain au niveau d’un Etat. Il choisit B. Sivaraman, qui servait alors dans l’Etat d’Orissa. Le Premier ministre d’Orissa, B. Patnaik, s’opposa à ce qu’un fonctionnaire aussi compétent que Sivaraman fût transféré au gouvernement central. On porta l’affaire devant Shastri qui, après un entretien personnel avec le ministre en chef Patnaik, obtint le départ de Sivaraman du Gouvernement de l’Orissa. Ce dernier transforma le fonctionnement du ministère du Ravitaillement et de l’Agriculture pour lui donner une orientation plus pratique.

Afin d’assurer un rendement plus élevé à l’hectare, il était essentiel d’importer de meilleures semences et de grandes quantités de fertilisants appropriés. Pour l’importation de semences et de fertilisants, le ministre des Finances devait libérer le marché des devises. Cette question donna lieu à une bataille mémorable au conseil des ministres, le ministre des Finances s’opposant à cette proposition. Selon Subramaniam, celui-ci privilégiait la solution de facilité en soutenant les importations en provenance des Etats-Unis dans le cadre de l’acte PL 480, le règlement se faisant en roupies indiennes. Shastri soutint à nouveau le ministre du Ravitaillement et de l’Agriculture et accéda à sa demande pour une devise étrangère adaptée à l’importation de semences à rendement élevé et de fertilisants indispensables.

Par des démarches innovatrices, il fallait encore persuader les fermiers traditionnels de passer à de nouvelles méthodes agricoles. En ce qui les concernait, dit Subramaniam, il fallait « voir »pour « croire » Il fallait attester de résultats améliorés par un exercice pratique ; on retira donc aux fermiers, dans les zones de culture du blé, environ 1000 lots de terrain d’environ 2 ha chacun, afin de démontrer les bienfaits de nouvelles méthodes scientifiques. Plus tard, on étendit l’opération aux zones de culture du riz.

L’ensemble de ces mesures constitua une nouvelle stratégie agricole efficace pour obtenir une production substantiellement plus élevée. La décision de Shastri de nommer C. Subramaniam s’était révélée être la bonne. Ensemble, ils lancèrent ainsi la Révolution verte, qui permet depuis à l’Inde de satisfaire ses besoins alimentaires malgré une population croissante. Cette nouvelle stratégie convainquit le Gouvernement des Etats-Unis, et Johnson lui-même, que l’Inde, sous la conduite de Shastri, accordait bien à l’agriculture la plus haute priorité.

Mais même ces mesures ne pouvaient donner les résultats escomptés en une nuit. Les résultats viendraient sûrement, comme cela se produisit dans les années qui suivirent, mais à cette époque, la situation alimentaire devenait de plus en plus dramatique. L’ambassadeur des Etats-Unis à New Delhi, Chester Bowles, poussait constamment son gouvernement à expédier en toute hâte davantage de denrées alimentaires en Inde. En 1965, la situation relevait de l’état d’urgence, la quantité de denrées alimentaires importée s’était élevée à environ un million de tonnes par mois. La question se posa alors de savoir si les ports et infrastructures de l’Inde pourraient faire face à un si vaste volume d’importations. Heureusement, le port et les dockers, sous la conduite de S.R. Kulkarni, apportèrent leur pleine coopération et le pays put mener à bon terme des importations beaucoup plus considérables.

En décembre 1965, Shastri envoya Subramaniam en mission aux Etats-Unis, pour négocier avec l’administration américaine une augmentation substantielle d’envois de nourriture en Inde, car elle en avait grand besoin. Shastri demanda à Johnson de recevoir son ministre pour un entretien personnel, ce qui fut arrangé. Subramaniam s’adressa également à une réunion de sénateurs et de députés américains : ils furent tous impressionnés par celui-ci. Johnson fut également satisfait des entretiens qu’il eut personnellement avec Subramaniam. Le 17 décembre 1965, il émit le National Security Action Memorandum n° 339, reproduit intégralement ci-dessous :

LA MAISON-BLANCHE

WASHINGTON

17 Décembre 1965

NATIONAL SECURITY ACTION MEMORANDUM n° 339

MEMORANDUM A L’INTENTION DU MINISTRE DE L’AGRICULTURE

OBJET : Situation Critique de l’Alimentation en Inde

Pour des raisons humanitaires, je suis profondément inquiet des conditions proches de la famine qui se développent en Inde, et qui peuvent nécessiter une opération de sauvetage spectaculaire de la part de ces nations qui sont en mesure de l’aider. Comme vous le savez, j’ai déjà annoncé que les Etats-Unis participeraient à cet effort.

A la suite de nos échanges, je comprends que le blocage principal réside moins dans l’importation de céréales en quantités suffisantes, que dans le manque de navires disponibles et l’inadéquation des équipements portuaires indiens. Ces facteurs pourraient entraver de façon critique tout effort international pour procurer assez de nourriture aux affamés de l’Inde.

C’est pourquoi je vous demande d’instituer une commission spéciale comprenant une représentation des Départements d’Etat, de la Défense, du Commerce, de l’Agence pour le développement International et autres départements et agences que vous jugerez nécessaires afin d’examiner de toute urgence les moyens de parer à la famine qui menace l’Inde. Je veux que vous considériez toutes les ressources disponibles du Gouvernement américain comme étant à votre disposition pour programmer un tel effort. Après avoir évalué l’étendue prévisible de cette crise et les exigences que cela implique, il faudrait que vous et votre groupe fassiez preuve d’imagination pour innover en matière de techniques et de dispositifs d’urgence, susceptibles de contribuer à éviter la famine en Inde.

Je voudrais réexaminer personnellement vos recommandations dès qu’elles seront disponibles, avant de me prononcer sur l’action à entreprendre avec d’autres gouvernement intéressés.

Signé : (Lyndon B. Johnson)

cc : Le Secrétaire d’Etat

Le Ministre de la Défense

Le Ministre du Commerce

Le Directeur du bureau du Budget

L’Administrateur de l’Agence pour le développement international

L’Assistant spécial du Président pour la science et la technologie.(8)

Conformément à ce texte, Orville L. Freeman, ministre de l’Agriculture des Etats-Unis, déploya un effort considérable dans les mois qui suivirent pour assurer l’envoi régulier de nourriture en Inde en quantités beaucoup plus importantes. Il désigna un représentant personnel, Horace Davis, auprès du ministre indien du Ravitaillement pour le tenir au courant de la situation en Inde. Le Canada et l’Australie contribuèrent aussi à ce programme en fournissant de la nourriture en quantités considérables. L’Indien que je suis, qui faisait alors partie de l’appareil gouvernemental de l’Inde, se souvient de cette époque avec un sentiment de profonde gratitude envers le Gouvernement et le peuple des Etats-Unis d’Amérique, du Canada et de l’Australie. Leur altruisme et leur générosité ont sauvé des milliers d’Indiens.

La crise sur la question linguistique

Tandis que la situation alimentaire critique suscitait une immense inquiétude, une autre crise éclata soudain dans le Sud, telle une éruption volcanique, concernant le problème du statut des langues en usage.

Comme nous l’avons vu, la Constitution de l’Inde avait prévu que « la langue officielle de l’Union sera l’hindi en écriture devanagari. » On avait cependant nuancé cette disposition par la clause restrictive suivante : « pendant une période de quinze ans à dater de cette Constitution, l’anglais continuera à être utilisé à des fins officielles pour tous les besoins de l’Union pour lesquels on utilisait déjà cette langue immédiatement avant cette date… ».

Comme la constitution de l’Inde datait du 26 janvier 1950, la période de quinze ans pendant laquelle on pouvait utiliser l’anglais à titre officiel arrivait à son terme, le 25 janvier 1965. Les rédacteurs, qui avaient bien conscience que tout le pays ne serait peut-être pas prêt pour le passage à l’hindi à la date indiquée, avaient prévu avec sagesse ce qui suit :

Par dérogation avec toutes dispositions données dans cet article, il se peut que le Parlement proroge par la loi, après ladite période de quinze ans, l’emploi de –
(a) la langue anglaise……….
à toutes fins qui peuvent être spécifiées dans la loi.

Dans les Etats du Sud de l’Inde, les gens n’étaient pas prêts à passer à l’hindi dès le 26 janvier 1965 ; ils voulaient que cette prorogation indéfinie de l’usage de l’anglais fût promulguée par le Parlement bien avant cette date. Pour répondre à cette requête, le Parlement vota en 1963 l’Acte sur les Langues officielles qui prévoyait, entre autres, qu’à partir du 26 janvier 1965, on pourrait employer l’anglais en plus de l’hindi pour tous les besoins officiels de l’Union et pour tous les travaux concernant les relations au Parlement. C’est Shastri, alors ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Nehru, qui porta cette législation devant le Parlement. Nehru avait aussi donné l’assurance que l’hindi ne serait jamais imposé dans aucune partie du pays et que l’anglais continuerait à être utilisé aussi longtemps que le souhaitaient les Etats qui n’étaient pas de langue hindi. L’Acte sur les Langues officielles de 1963 avec les assurances sans équivoque de Nehru avait, semble-t-il, réglé cette question litigieuse.

Le temps passa et janvier 1965 approchait. Le 26ème jour de ce mois, l’Inde allait vivre un moment d’une intensité psychologique considérable. A dater de ce jour, l’hindi acquérait le statut constitutionnel de langue officielle de l’Union, supplantant l’anglais qui perdait sa suprématie dans les affaires gouvernementales. Sur le plan pratique, cependant, cela n’allait pas changer grand-chose, l’Acte sur les Langues officielles de 1963 stipulait en effet qu’on pouvait continuer à utiliser l’anglais comme auparavant. Normalement, on aurait dû assister à un moment de réjouissances, car une langue nationale remplaçait une langue étrangère. Mais ce ne fut malheureusement pas le cas, parce que les gens du sud, en particulier les étudiants, redoutaient d’être désavantagés par ce changement.

Shastri ne reçut aucun rapport des services de renseignements, ni du ministre en chef du Tamil Nadu, ni du président du Congrès, K. Kamaraj (alors en contact étroit avec la situation politique au Tamil Nadu) signalant une résurgence des sentiments anti-hindi. La vie se poursuivait normalement, et très probablement, rien de fâcheux ne serait arrivé le 26 janvier dans le Sud, sans l’exubérance inconsidérée de quelques fonctionnaires à New Delhi.

Le 24 janvier, le ministre de l’Intérieur fournit à la presse des informations assez détaillées ; il faisait référenceau fait que l’hindi avait des chances d’être plus largement utilisé dans les affaires administratives à partir du 26 janvier, jour où l’hindi deviendrait langue officielle de l’Union. Pour prendre des précautions cependant, on précisa que le changement serait progressif. Cette histoire, rapportée par le Press Trust of India, fut publiée dans les journaux du 25 janvier. Des rumeurs circulaient aussi à propos d’une circulaire du ministère de l’Intérieur sur les nouveaux statuts et le rôle de l’hindi. A Madras, les passions s’échauffèrent soudain. Dans le Sud, les jeunes n’avaient pas oublié qu’une décision, prise en juillet 1964, permettait – moyennant l’élaboration d’un projet de modération pour garantir l’impartialité – d’utiliser l’hindi à la place de l’anglais dans les examens de recrutement de la Commission de la fonction publique de l’Union qui couvrait tout le pays. Bien que jamais appliquée, cette proposition avait suscité des appréhensions. Que ce fût en raison des articles de journaux du 25 janvier sur les nouveaux statuts et rôle de l’hindi,ou à cause de préparatifs secrets du DMK, parti d’opposition au Tamil Nadu,1 les étudiants manifestèrent ce jour-là dans tout le Tamil Nadu pour protester contre l’introduction du hindi comme langue officielle de l’Union dès le 26 janvier. Selon certaines allégations, rien que pour provoquer colère et inquiétude, le DMK aurait propagé la fausse nouvelle que l’anglais allait être remplacé par l’hindi. Ces manifestations étudiantes étaient le premier signal certain de danger.

Le 26 janvier, The Hindustan Times publia l’histoire suivante à la date du 25 janvier :

A partir de demain, l’hindi sera la langue officielle de l’Inde. L’anglais qui, pendant un siècle, a bénéficié d’une suprématie incontestée, aura un statut secondaire.

La période limite de quinze années envisagée dans la Constitution pour le changement progressif prend fin aujourd’hui. On a assisté à des débats tumultueux. Des enthousiastes se sont faits les champions de l’hindi avec une ardeur qui n’a d’égal que les peurs, les suspicions et l’hostilité profonde de leurs adversaires. Maintenant, l’hindi quitte le domaine du sentiment pour entrer dans le monde de la réalité, précédé de quelques gestes symboliques. La Gazette centrale, annonçant les décorations décernées par le Président à l’occasion du Jour de la République, paraît aujourd’hui pour la première fois sous le titre « Bharat ka Raj Patra »2.

Puisque l’anglais continuera à être utilisé à des fins pratiques comme langue officielle supplémentaire, le changement de demain peut ne pas sembler un tournant décisif. Il est cependant significatif comme point de départ d’un processus auquel le gouvernement s’est engagé dans le cadre de la Constitution. De plus, c’est une rupture psychologique définitive avec le passé.

Le 26 janvier, sans avoir reçu l’approbation du ministre, Indira Gandhi, la ministre de l’Information et de la Radiodiffusion donna des directives pour imposer le hindi dans certaines circulaires. C’était mettre le feu aux poudres.

Le 27 janvier, d’autres manifestations se déroulèrent au Tamil Nadu et un étudiant fut tué, tandis qu’un autre fut blessé au cours d’une fusillade de la police dans la ville de Chidambaram à 220 km au sud de Madras. Le DMK était maintenant le fer de lance d’un violent mouvement de protestation. Dans la ville de Madras, deux supporters du DMK s’immolèrent par le feu. Au moins 1000 dirigeants et membres du DMK furent arrêtés sur les ordres du gouvernement du Parti du Congrès alors au pouvoir dans cet Etat.

Le 28 janvier, Madras était calme. A New Delhi, Shastri, profondément troublé à la suite des immolations par le feu, appela le peuple à cesser cette agitation violente. « Je n’arrive pas à comprendre, » dit-il, « pourquoi des gens se suicident pour quelque chose qui ne devrait poser aucun problème. Nous ne voulons imposer aucune langue dans aucune région du pays. »

Le 31 janvier, au cours d’une cérémonie publique à Trivandrum, Shastri réitéra que le passage à l’hindi comme langue officielle de l’Union ne porterait aucun préjudice aux personnes qui ne parlaient pas cette langue, étant donné que dans le cadre de l’Acte sur les Langues officielles de 1963, on continuerait à utiliser l’anglais. Sur le chemin du retour à New Delhi, Shastri s’arrêta à Bangalore où il eut un entretien avec Kamaraj sur la situation à Madras. En repartant, le Premier ministre eut l’impression que les efforts du DMK pour tromper les gens tourneraient bientôt court. La même appréciation fut rapportée au Premier ministre par le ministre en chef du Tamil Nadu. Comme le prouvèrent plus tard les événements, il s’agissait d’une mauvaise évaluation de la situation. En fait, et les autorités locales auraient dû s’en rendre compte, même si le DMK exploitait la colère des étudiants, il existait dans l’esprit des gens du Tamil Nadu une véritable appréhension et une méfiance. Il allait falloir recourir à de nouvelles mesures pour apaiser ces appréhensions.

Le 7 février, lors d’une conférence de presse à Madras, Subramaniam déclara qu’il faudrait développer une solution « pan-indienne » fondée sur les promesses de Nehru, de manière à conserver dans l’esprit et la lettre tous les aspects de ces promesses. Le 10 février, dans plusieurs régions de l’Etat du Tamil Nadu, l’agitation prit soudain un tour extrêmement violent. En plusieurs endroits, la police tira sur des foules incontrôlées causant la mort de dix-neuf personnes. On dut faire appel à l’armée pour reprendre en mains la situation. Le Premier ministre engagea immédiatement des pourparlers avec ses collègues, en particulier avec le ministre de l’Intérieur Nanda, le ministre des Finances Krishnamachari et le ministre du Ravitaillement Subramaniam. La gravité de la situation décida Shastri à s’adresser le lendemain même à la nation sur ce sujet. Le 11 février, il régnait une atmosphère de tension extrême et de crise aiguë. La violence se poursuivit sans relâche à travers tout le Tamil Nadu et six autres personnes furent tuées au cours d’une fusillade de la police. Lorsque le conseil des ministres se réunit, Subramaniam se fit le champion d’une « base légale » pour la mise en oeuvre des promesses de Nehru. Tout le monde était d’accord pour honorer intégralement ces promesses. Toutefois, plusieurs ministres avaient le sentiment que décider d’intégrer à ce stade les promesses de Nehru à un acte du Parlement, sans consultation préalable avec la région hindi, risquait de durcir les attitudes et de rendre beaucoup plus difficile un accord sur une solution définitive. A l’unanimité, semble-t-il, on était d’avis dans l’immédiat de proposer une intervention radiodiffusée de Shastri à la nation, pour réaffirmer l’adhésion inconditionnelle aux promesses de Nehru.

Après cette réunion du conseil des ministres, Shastri retourna à sa résidence officielle et travailla immédiatement à son allocution radiodiffusée. Il améliora considérablement le texte officiel afin de faire comprendre clairement qu’il s’assurerait à la lettre et sans aucune réserve, de l’application intégrale des promesses de Nehru. Il se prépara ensuite à partir pour la Maison de la Radio. Et au moment où il allait monter dans la voiture qui l’attendait, un messager spécial arriva et lui tendit une lettre portant la mention « urgent ». Il la lut, réfléchit un instant, puis me la remit en disant qu’il voudrait la revoir de retour à sa résidence. Il avait l’air sombre et à juste titre, comme je le découvris bientôt. La crise avait pris, pour le gouvernement, une nouvelle dimension. Subramaniam avait envoyé sa démission. Je me rendis à la Maison de la Radio avec le Premier ministre qui ne dit pas un mot durant le trajet. Visiblement, il ne s’était pas attendu à cette évolution alarmante. Sans tenir compte pour l’instant de son anxiété, il prononça son adresse à la nation avec sa confiance et sa persuasion habituelles. Il insista pour qu’on ne fasse rien qui puisse affecter l’unité du pays :

Je m’adresse à vous ce soir avec un sentiment profond d’affliction, dans un état de choc au sujet des événements qui se sont produits dans l’Etat de Madras en raison des appréhensions suscitées, semble-t-il, à propos de la question linguistique. Les mots me manquent pour exprimer mon chagrin devant les morts, et mes pensées et ma sympathie vont vers ceux qui ont souffert si cruellement.

Les vives émotions qui ont été exprimées par des événements tragiques s’appuient apparemment sur le sentiment que les assurances données précédemment à propos de la question linguistique n’ont pas été totalement respectées. Il semble aussi y avoir un malentendu sur la position constitutionnelle et légale ainsi que sur la décision politique prise par le Gouvernement indien. Je crois honnêtement et sincèrement que ces appréhensions sont fondées sur une malheureuse erreur d’interprétation de la situation. Je propose donc de vous exposer les faits tels qu’ils sont, aussi clairement que possible, puis de vous demander d’y réfléchir sans passion.

Dans ses discours au Parlement en août et septembre 1959, Jawaharlal Nehru a donné aux non-hindophones certaines assurances qui les ont grandement satisfaits. Quelles étaient exactement ces assurances ? Laissez-moi citer les phrases-clés de ses deux discours. « L’anglais, dit-il, peut être utilisé par n’importe quel Etat pour écrire au gouvernement » – référence évidente au gouvernement central – «  ou pour une correspondance entre Etats. » Il poursuivit ses explications en disant que pour les échanges internes à l’Etat, on utiliserait vraisemblablement la langue de cet Etat ; mais que l’usage de l’anglais ne subirait aucune limitation dans les échanges entre Etats à l’échelle de L’Inde. Il dit encore : «  Même dans ce cas, il n’y a pas de limite de temps, sauf si les gens dans leur ensemble donnent leur accord. J’avais d’ailleurs dit que dans les zones non-hindophones, les populations concernées devaient donner leur accord. »

Dans un autre discours, Shastri déclara :

Je crois aussi deux choses… Rien ne doit être imposé. En second lieu, pendant une durée indéterminée – je ne sais pas pour combien de temps – je devrais, je voudrais garder l’anglais comme langue associée… Parce que je ne souhaite pas que les gens des zones non-hindophones éprouvent le sentiment d’être exclus de l’avancement dans certains secteurs… Aussi, je voudrais garder l’anglais comme langue alternative aussi longtemps qu’on l’exigera et, dans ce cas, la décision en revient non pas aux personnes qui parlent l’hindi mais à celles qui ne le parlent pas.

Amplifiant ses remarques, il ajouta :

L’hindi se développe progressivement et je voudrais contribuer à son expansion. J’aime beaucoup que l’anglais fasse partie du tableau, et qu’il soit utilisé aussi longtemps que les gens en auront besoin. Certains Etats en ont poursuivi l’usage, ils peuvent continuer à l’utiliser tout en permettant progressivement à d’autres langues de se développer et de remplacer l’anglais.

Telles furent les assurances données par Nehru et je souhaite répéter que nous y tenons absolument et solennellement. La lettre et l’esprit de ses propos seront respectés sans aucune restriction ni réserve. Afin de dissiper tous les doutes, je voudrais préciser ce que sont les décisions prises dans le cadre de cette politique :

Premièrement, tous les Etats auront entière liberté pour effectuer sans entrave leurs transactions dans la langue de leur choix, qui peut être la langue régionale ou l’anglais.

Deuxièmement, les communications d’un Etat à l’autre seront soit rédigées en anglais, soit accompagnées d’une traduction anglaise authentique. Cela s’appuie sur la décision unanime des ministres en chef des Etats. De la même façon, on prévoira des traductions anglaises des communications en hindi adressées au pouvoir central par n’importe quel Etat ou par le public.

Troisièmement, les Etats non-hindophones seront libres de correspondre en anglais avec le gouvernement central, et cet arrangement ne subira aucun changement sans le consentement des Etats non-hindophones.

Quatrièmement, dans les transactions d’affaires au niveau central, on continuera à utiliser l’anglais.

D’après ce que je viens de dire, il doit être tout à fait clair qu’il n’est absolument pas question d’imposer l’hindi aux Etats non-hindophones, aussi longtemps que les gens jugeront nécessaire de continuer comme par le passé.

Je voudrais maintenant en venir au recrutement dans le service public. C’est sur cette question, semble-t-il, qu’ont porté de graves appréhensions dans l’esprit de la communauté étudiante. Jusqu’ici, l’anglais a été la seule langue pour les candidats qui se présentent aux examens proposés par la Commission de la fonction publique de l’Union. On continuera donc à utiliser l’anglais et son usage ne sera pas interrompu, sauf si les habitants des zones non-hindophones le réclament d’eux-mêmes.

Il est tout à fait exact que selon les dispositions de notre Constitution adoptée en 1950, l’hindi est devenu langue officielle de l’Union à dater du 26 janvier 1965. Normalement, l’anglais aurait dû cesser d’avoir un statut officiel, mais deux ans avant la date fatidique, le gouvernement central promulgua une législation qui prévoyait le maintien de l’anglais. Ainsi, c’est la loi qui décide de continuer à utiliser l’anglais comme langue associée et, par voie de conséquence, dans les examens. Selon une décision prise en 1960, l’hindi peut être autorisé à devenir la langue alternative au bout de quelque temps. Cette question a été portée devant les ministres en chef de tous les Etats et, après consultation avec eux, il a été décidé qu’il fallaitmettre en oeuvre un ensemble de dispositions modératrices efficacesavant d’utiliser l’hindi comme langue alternative,mais pas avant d’avoir élaboré un plan satisfaisant. Dans ce but, le Gouvernement indien consultera tous les ministres en chef et pédagogues éminents de différentes régions du pays. Cela risque de prendre un certain temps. Nous nous assurerons que le plan finalement proposé sera considéré comme recevablepar les ministres en chef. Ce plan ne doit aucunement laisser penser que l’utilisation d’une langue ou d’une autre accorderait un avantage ou donnerait un handicap à quelque groupe de candidats que ce soit. La communauté étudiante peut être certaine que tout sera mis en oeuvre pour que ses perspectives d’emploi ne subissent aucun préjudice, je m’en porte garant.

D’après ce que j’ai dit à propos de notre décision et de nos programmes politiques, il sera clair – je l’espère vraiment – que nous souhaitons surtout sauvegarder au maximum les intérêts des non-hindophones, et éviter tout problème aux Etats ne parlant pas l’hindi. Telles sont les lignes directrices qui inspireront notre réflexion tout au long des débats. En consultation avec les ministres en chef, nous envisagerons des mesures pour remplir ces engagements.

Ce qui me dérange et me désole, c’est le fait qu’on ait lancé un mouvement d’agitation sans aucune tentative de discussion. Dans une grande démocratie comme la nôtre, ce n’est pas de cette façon que l’on doit étaler au grand jour ses griefs ni formuler ses différends – je le dis en toute humilité. Dans ce vaste pays qui est le nôtre, les gens professent des religions différentes, parlent des langues différentes, s’habillent de façon différente et observent des coutumes différentes ; mais nous ne sommes qu’une seule nation. L’histoire de notre lutte pour l’indépendance et notre foi dans notre développement futur sont des liens qui nous unissent.

Je veux faire appel à vous pour marquer une pause et réfléchir à l’ensemble de la situation. Ce qui est en jeu, c’est l’unité même du pays. Quelle que soit la région à laquelle nous appartenons, quelle que soit la langue que nous parlons, il nous faut envisager ce qui est le mieux pour le pays dans son ensemble. Le Mahatma Gandhi, Jawaharlal Nehru et tant d’autres dirigeants nationaux, ainsi que les concepteurs de notre Constitution, hommes sages qui voyaient loin, ont décidé qu’il fallait une langue commune pour souder tous les gens de l’Inde et en faire une nation très unie. L’objectif est désirable, noble en vérité. Mais nos méthodes doivent être de nature à inspirer confiance tout autour de nous. Je vous demande, à vous tous mes concitoyens, d’élever le débat et de l’aborder de façon la plus rationnelle possible. Si certains d’entre vous ont toujours le sentiment qu’il existe des griefs légitimes ou qu’on a pris des mesures administratives ou exécutives que l’on n’aurait pas dû prendre, moi et mes collègues, nous sommes prêts immédiatement à écouter et à discuter, dans un effort sincère pour dissiper tout malentendu véritable. J’espère vraiment que mon entretien de ce soir vous donnera suffisamment d’assurances pour permettre à l’agitation en cours de se dissiper.

Ce fut une déclaration rassurante et émouvante qui aurait dû avoir un impact immédiat. Mais la démission de C. Subramaniam, lui-même originaire du Tamil Nadu, avait compliqué la situation, qui s’aggrava ce soir-là du fait d’une autre démission, celle du ministre d’Etat O.V. Alagesan, originaire du même Etat, centre de l’agitation anti-hindi, comme nous l’avons vu.

Shastri eut un entretien avec Subramaniam pour lui demander de rester au gouvernement. Il dit à la presse qu’il avait essayé de persuader Subramaniam de ne pas quitter le gouvernement. « Mais tout dépend de lui » avait-il ajouté.

Le lendemain matin, le 12 février, les journaux donnèrent la priorité à la démission des deux ministres du Sud, abandonnant le gouvernement de Shastri, ce qui éclipsa l’allocution du Premier ministre. Au Tamil Nadu, les troubles s’étaient maintenant répandus dans tout l’Etat et se poursuivaient sans relâche. Vingt-quatre autres personnes furent tuées lorsque la police tira sur des foules déchaînées. Deux autres s’immolèrent par le feu.

De bonne heure ce jour-là, Shastri annonça qu’il organisait à New Delhi une réunion des ministres en chef sur deux jours, les 23 et 24 février, afin de préciser des étapes pour la mise en application des promesses de Nehru. Le Premier ministre téléphona personnellement à tous les ministres en chef en soulignant l’importance de ces consultations. Ce fut sa première démarche en vue de parvenir à une décision qui fournirait une base légale à ces promesses, mais, de façon caractéristique, il voulait que cette décision reposât sur le soutien unanime des ministres en chef de tous les Etats. Les démissions de Subramaniam et d’Alagesan demeurèrent en suspens. Le Premier ministre ne les accepta pas et les ministres concernés ne les retirèrent pas. Indira Gandhi et D.  Sanjivayya se rendirent à Madras afin d’essayer d’apaiser les Etats du Sud.

Si le message radiodiffusé ne fut guère apprécié des gens du Tamil Nadu, qui voulaient que les engagements de Nehru fussent intégrés à un acte du Parlement, il donna par contre pleine satisfaction au Premier ministre du Bengale occidental, P.C Sen, dont l’opinion avait du poids du fait qu’il représentait un Etat non hindophone.

Le 13 février, la situation au Tamil Nadu était plus ou moins revenue à la normale. Le parti cautionna la politique exposée par le Premier ministre dans son message du 11 février, lors de la réunion organisée par Shastri à propos de la question linguistique. Mais celui-ci alla plus loin : s’il n’était nul besoin d’amender la constitution pour donner effet aux engagements de Nehru, le parti devait se montrer prêt à appuyer toutes démarches que les ministres en chef jugeraient utiles de recommander, à la suite des délibérations prévues pour la conférence des 23 et 24 février. Ainsi préparait-il déjà le parti à un amendement possible de l’Acte sur les Langues officielles de 1963.

A leur arrivée à Madras le 13 février, C. Subramaniam et O.V. Alagesan se rendirent directement à la résidence de Kamaraj, où ils discutèrent de la ligne de conduite à adopter. Interrogé sur sa démission, Subramaniam répondit que sa lettre était toujours chez le Premier ministre et qu’il ne souhaitait pas en dire plus. Le même jour, N. Sanjiva Reddy, ministre de la Métallurgie de l’Union et dirigeant de l’Andhra Pradesh, soutint lui aussi la demande d’une nouvelle législation.

Le 14 février, le gouvernement de l’Union examina deux solutions alternatives : l’une, résolution formelle du Parlement, incorporait les engagements de Nehru ; l’autre présentait une modification de l’Acte sur les Langues officielles de 1963. Un amendement à la Constitution était complètement exclu.

Le 16 février, la crise politique commençait à se calmer. Kamaraj, qui s’était abstenu jusque-là de faire une déclaration publique, s’entretint longuement avec le Premier ministre. Plus tard dans la journée, il annonça son soutien à la nouvelle législation. C. Subramaniam rencontra le Premier ministre qui lui expliqua ses difficultés, tout autant que ses idées, pour résoudre la question linguistique. Satisfait de l’entretien, Subramaniam retira sa démission. Alagesan en fit autant. Le retrait de ces deux démissions marqua la fin de la crise la plus dangereuse que le gouvernement Shastri eut à affronter depuis ses débuts. Tout le pays poussa un soupir de soulagement.

La politique du gouvernement Shastri, à ce stade de son évolution, fit l’objet de la déclaration préparée et approuvée par le conseil des ministres. C’est le Président Radhakrishnan qui la présenta le 17 février à une session commune des deux chambres du Parlement. Dans cette déclaration, Shastri réitérait clairement l’assurance que l’anglais continuerait à bénéficier du statut de langue officielle associée aussi longtemps que le voudraient les non-hindophones. On ajoutait que le Parlement examinerait la politique linguistique sous tous ses aspects – « juridique, exécutif et administratif ». Pendant ce temps, le ministre de la Justice de l’Union, sur les instructions du Premier ministre, avait préparé un texte d’amendement à l’Acte sur les Langues officielles de 1963, pour intégrer à ce statut parlementaire les « promesses » concernant la question de l’hindi.

Quelques minutes après la conclusion de cette session commune du Parlement du 17 février, Shastri s’adressa au corps constitué du Parti parlementaire du Congrès et exposa sa façon de concevoir la question linguistique. Le parti décida de mener un débat circonstancié sur cette question. Shastri annonça également qu’il réunirait bientôt une conférence des dirigeants de tous les partis représentés au Parlement afin de pouvoir tirer avantage de leurs points de vue. Ainsi, le Premier ministre était-il maintenant sur la bonne voie pour promouvoir ce qu’il était seul à pouvoir réaliser dans cette atmosphère tendue : une réconciliation et un consensus national afin de renforcer les forces d’intégration. Pourtant, le chemin n’était nullement dégagé. Il existait encore de fortes divergences entre les différents piliers du Parti du Congrès. La réunion de la Commission de travail du Congrès du 21 février fit apparaître de très nettes différences sur la nature de la solution, ce qui, tout le monde en fut d’accord, imposait au gouvernement de ne pas agir de façon hâtive.

Deux dirigeants du Parti du Congrès de stature nationale montrèrent, par leur propos, à quel point les sentiments étaient virulents dans le camp adverse. Le député Harekrishna Mahtab, ancien Premier ministre de l’Orissa, fit observer d’un ton acerbe à New Delhi le 22 février que, « si la direction du Congrès a eu l’intention de recourir aux assurances de Nehru concernant l’utilisation indéfectible de l’anglais pour couvrir le renvoi de l’hindi aux calendes grecques, cela a assurément crée une atmosphère de véritable hypocrisie sur une question vitale d’intérêt national. » Le même jour à Ahmedabad, Morarji Desai dit : « Nous devrions immédiatement passer à l’hindi à l’administration centrale et, dans les Etats, aux langues régionales. » (9)

Telle était l’atmosphère qui régnait lorsque les ministres en chef se réunirent le 22 février à New Delhi, sous la présidence du Premier ministre Shastri. Dans une allocution de trente minutes, le Premier ministre les incita à s’élever au-dessus des considérations politiques et à parler sans peur. Ce rappel de l’enjeu de l’unité nationale donna le ton à tout le débat. Les déclarations faites par les ministres en chef furent exemptes d’acrimonie et la requête des ministres d’Etats non-hindophones demandant un amendement de l’Acte sur les Langues officielles ne rencontra pas de difficultés sérieuses de la part de leurs homologues.

Le débat se poursuivit le 23 février à la Commission de travail du Congrès (CTC) et à la conférence des ministres en chef. A la CTC, les discussions restaient passionnées. Morarji Desai, Jagjivan Ram et Ram Subhag Singh étaient, même à ce stade, opposés à tout amendement de la loi. Pour parvenir à des conclusions générales, on dut convoquer une session supplémentaire de la CTC, qui n’avait pas été programmée. Tard dans la soirée, la CTC et les ministres en chef reconnurent le besoin d’un amendement de l’Acte sur les Langues officielles, et la possibilité de conduire les examens, pour les services pan-indiens, non seulement en anglais ou hindi, mais aussi dans toutes les autres langues principales, le choix de la langue étant laissé à chaque candidat. On accepta également une proposition qui visait à l’établissement d’un système de quota au prorata de la population, pour assurer une répartition équitable dans le service public (mais cette proposition dangereuse, source de divisions, fut finalement abandonnée).

A la fin de la réunion de la CTC et de la conférence, et alors qu’il était encore à New Delhi, le Premier ministre du Tamil Nadu, M. Bhaktavatsalam, personnage clé sur cette question qui suscitait de vives passions, déclara que les décisions auxquelles on était parvenu par consensus sur la question linguistique « satisfaisaient à nos exigences ». Il ajouta que cela ne ferait pas plaisir aux extrémistes dans les deux camps mais, comme il le dit : « les extrémistes sont difficiles à satisfaire. »

Le 24 février, Shastri donna au Parlement un rapport sur les décisions prises à la conférence des ministres en chef, dans lequel il engageait le gouvernement à examiner toutes « les questions pratiques » inhérentes à la mise en application effective des engagements de Nehru, y compris l’amendement de l’Acte sur les Langues officielles. Telle fut la première déclaration politique de Shastri sur la question linguistique après l’éruption des troubles dans le Sud. C’est avec un soin extrême qu’il avait préparé sa déclaration sachant bien à quel point, de tous côtés, les nerfs étaient à vif. Ses observations étaient soigneusement équilibrées et, tout en promettant nettement les mesures indispensables pour dissiper les « difficultés authentiques » des secteurs non hindophones, il affirma sans ambiguïté : « L’hindi est la langue officielle de l’Union et l’anglais doit continuer en qualité de langue associée. » Il n’était pas question d’apporter une modification à ces décisions fondamentales, sans lesquelles on ne pouvait élaborer une politique solide.

Par la suite, les événements se poursuivirent sans autres problèmes. Le Parlement endossa la ligne de conduite proposée par Shastri et, en temps utile, on prépara un projet d’amendement à l’Acte sur les Langues officielles pour donner aux engagements de Nehru force de statut. Après les débats d’usage, l’amendement fut passé au Parlement en 1966. C’est ainsi que se trouva enfin réglée la controverse entre l’anglais et l’hindi.

Pendant les journées orageuses de la crise de la question linguistique, les pontes politiques des journaux anglais ne cessèrent de porter un jugement hostile à propos de ce qu’ils considéraient comme le « silence » de Shastri sur la question brûlante du jour. Ils suggéraient au Premier ministre de proposer immédiatement un amendement à l’Acte sur les Langues officielles, afin de donner force de loi aux engagements du Premier ministre précédent. Il ne leur venait pas à l’esprit que si Shastri faisait une annonce de ce genre, sans avoir consulté toutes les sections du peuple ni obtenu leur accord, cela risquait à coup sûr de provoquer une réaction brutale dans les zones hindophones. Shastri n’était pas homme à se laisser bousculer. Il maintint un contact constant avec les dirigeants locaux qui, dans l’intérêt de l’unité nationale, lui conseillaient la modération. Son intervention équilibrée produisit un heureux résultat. La réputation de Shastri, en tant que dirigeant avisé sachant garder son sang-froid, s’accrut considérablement.

Vijay Laxmi Pandit et Shastri

Shastri s’était sorti de la crise sur la question linguistique en conservant une bonne réputation. Mais ses détracteurs, pour la plupart dans l’opposition, pensaient le Premier ministre affaibli de tous côtés et voyaient en lui une proie facile. Le pays souffrait toujours de la disette. Le contrôle des prix était inexistant. On n’avait pas traité la question linguistique de façon décisive à son tout début. C’est ce que disaient les critiques pour qui ces blâmes étaient assez importants. On éprouvait un certain malaise à propos de la situation générale dans le pays, et c’est là-dessus que les adversaires de Shastri montèrent leur campagne antigouvernementale.

A la surprise de beaucoup, l’attaque la plus cinglante vint non pas de l’opposition, mais d’un membre important du Parti du Congrès lui-même, la soeur de Nehru, Vijay Lakshmi Pandit. Elle venait d’être élue à la Lok Sabha dans la circonscription de Nehru dans le district d’Allahabad. Dans son premier discours au Parlement le 24 mars 1965, elle s’efforça de faire forte impression. Elle intervint dans le débat général sur le budget, présenté à la Chambre par le ministre des Finances, pour dire : « En dépit des tentatives du ministre des Finances, la richesse s’accumule en de mauvaises mains. Les hommes se dégradent et la société est tombée dans la décadence. » C’était, à son avis, « la racine de plus de la moitié des problèmes auxquels nous sommes confrontés. » Elle avait un remède pour cette maladie. « Nous devons agir pour élever l’individu, nous devons agir pour réimposer les normes qui permettraient de juger les individus et les événements, et il nous faut mettre un terme à ce chancre qui prospère au milieu de nous. » Un bon nombre acquiesça. Ainsi encouragée, elle continua de faire son sermon : « Pour cela, il nous faut une étincelle que nous n’avons encore pas eue. Nous attendons maintenant du gouvernement qu’il fasse jaillir cette étincelle. » Elle donna sa propre analyse de la situation ambiante. « L’une des causes en est l’esprit d’indécision qui a gagné peu à peu ce pays. Personne ne prend de décisions fermes nulle part. » Elle marqua alors une brève pause et jeta un coup d’oeil au Premier ministre qui siégeait à la Chambre et écoutait son discours en restant impassible. Puis reprit son discours avec quelques formules bien frappées, susceptibles d’être citées : « Que voyons-nous ? Rien que des obstacles sur notre route… Du Kerala au Cachemire, du Cheikh Abdullah au Vietnam, les décisions sont inexistantes. Nous devenons les prisonniers de notre indécision. »

Vijay Lakshmi Pandit ne se contentait pas d’apporter des critiques. Elle offrait une solution : « Je crois que le socialisme est la seule voie qui permette à l’Inde de sortir de cette situation et d’entrer dans la terre promise. » Cette déclaration ne rencontra toutefois pas le genre d’applaudissements qu’elle aurait pu escompter, parce qu’elle n’offrait pas entièrement les preuves crédibles d’un véritable socialisme. Sans se laisser désarçonner, elle revint à la charge. « Pourquoi le gouvernement a-t-il peur ? demanda-t-elle. « De quoi le gouvernement a-t-il peur ? » Finalement, elle offrit son soutien au Premier ministre par un petit « oui, mais… ». « Pour terminer, » dit-elle, « je voudrais supplier le Premier ministre et ses collègues d’avancer avec résolution jusqu’à l’achèvement de cette tâche, et leur donner l’assurance que nous marchons derrière eux avec foi et loyauté. Mais – parce qu’il y a un « mais » -, il ne doit y avoir aucun compromis avec les principes, c’est en effet le seul moyen de voir l’aube d’un jour nouveau. »

Il était clair que l’attaque de Vijai Lakshmi Pandit visait personnellement Shastri. De mon siège dans la galerie officielle, mon regard allait de l’un à l’autre. L’oratrice parlait avec délectation et des députés de l’opposition étaient particulièrement ravis d’entendre un membre important du Parti du Congrès attaquer le Premier ministre en pleine Chambre. Vijay Lakshmi Pandit était de toute évidence déçue des neuf mois de Shastri au pouvoir.

Lorsque Vijay Lakshmi Pandit eut terminé, Shastri, qui avait écouté tout le discours sans la moindre expression de contrariété ou de désapprobation, retourna à son bureau à la Maison du Parlement où elle le suivit. Elle sortit au bout de quelques minutes et s’en alla. Je pénétrai alors dans le bureau du Premier ministre et le vis en train de regarder quelques dossiers. Je ne le dérangeai pas par des questions, mais il devina ce qui me préoccupait. Il dit : « Elle est venue me demander si elle avait dit quelque chose qu’elle n’aurait pas dû dire. Je lui ai répondu que c’était à elle de juger. Ap né jo thik samjha woh kaha. » (Vous avez dit ce que vous pensiez être juste.) J’étais frappé par sa maîtrise tranquille, mais royale. Il venait de subir inopinément une attaque publique sur sa crédibilité, mais il prenait les choses avec l’humeur égale qu’on lui connaissait.

Plus tard, après la guerre indo-pakistanaise, lorsque Shastri devint un héros national, Vijay Lakshmi Pandit eut la bonne grâce de changer d’opinion et loua Shastri pour son esprit de décision.

Affaires étrangères

Mise à part sa visite au Népal, l’expérience de Shastri en matière d’affaires étrangères était restreinte. Mais cela ne signifie pas qu’il n’avait pas d’opinion. Il avait fréquemment écouté Nehru lorsque ce dernier présentait de façon magistrale des questions de politique étrangère, et s’était tenu au courant des évolutions. En qualité de ministre sans portefeuille, il avait été chargé officiellement du travail du ministère des Affaires étrangères, cela faisait partie des responsabilités de sa tâche d’assistant de Nehru. Il n’avait donc rien d’un néophyte quand il devint Premier ministre. Au début, Shastri conserva le portefeuille des Affaires étrangères, puis au bout de quelques semaines, il l’attribua à Sardar Swaran Singh, mais il continua de maintenir un contact personnel étroit avec les Affaires étrangères.

Nehru avait posé les principes fondamentaux de la politique étrangère de l’Inde : non-alignement et coexistence pacifique, principes chaleureusement accueillis et soutenus nationalement avec beaucoup d’enthousiasme, autant que par une opinion internationale unanime. Cette politique correspondait parfaitement au point de vue et au tempérament personnels de Shastri.

Cependant, dans la mise en oeuvre de cette politique, on remarqua distinctement un changement d’orientation. Du temps de Nehru, la politique étrangère de l’Inde reposait sur quatre piliers : (i) non-appartenance à aucun bloc ou alliance militaire, en vue de maintenir une approche totalement indépendante des questions internationales ; (ii) entière solidarité avec les peuples dépendants et les nouveaux pays en développement ; (iii) amitié solide avec l’Union soviétique ; et (iv) une attitude envers les pays occidentaux qui oscillait entre une cordialité occasionnelle basée sur l’adhésion commune aux valeurs démocratiques, et une critique fréquente des politiques et actions considérées comme hostiles aux aspirations des nations pauvres.

En conséquence, dans les pays occidentaux, on voyait l’Inde comme un pays « non-aligné et neutre par ailleurs ». Shastri soutenait entièrement les trois premiers principes ; quant au quatrième, il voulait développer des relations plus étroites avec l’Ouest pour servir les intérêts de l’Inde, sans pour autant affaiblir les liens d’amitié avec l’Union soviétique. L’Occident le remarqua, et cela eut un impact sur la manière dont les pays occidentaux, en particulier les Etats-Unis, abordèrent la situation. Par exemple, un peu plus tard, Shastri intervint dans le débat mondial sur le Vietnam et soutint certaines propositions formulées par des pays non-alignés pour l’arrêt des bombardements américains, ainsi que d’autres démarches en vue d’une résolution pacifique de ce conflit. Le Président Johnson, qui avait les nerfs à vif sur la question du Vietnam, accueillit favorablement le rôle de l’Inde et confia au gouverneur Harriman la mission de demander à Shastri d’intercéder sur cette question auprès du Premier ministre Kossyguine d’URSS, à Tachkent. Les deux lettres qui suivent, l’une en date du 4 janvier 1966 émanant du Président Johnson au Premier ministre Shastri, et l’autre en date du 6 janvier 1966, écrite à Tachkent par le Premier ministre Shastri et adressée au Président Johnson, font clairement état de la qualité des relations qui s’étaient instaurées entre le président des Etats-Unis et le Premier ministre indien.

LA MAISON-BLANCHE, WASHINGTON

4 janvier 1966

Monsieur le Premier ministre,

Je suis très heureux de votre future visite et de celle de Mme Shastri à Washington au début de février et je me réjouis à l’avance de vous rencontrer tous les deux. Votre visite survient à un moment des plus opportuns dans l’histoire de nos deux pays, et nous fournira une occasion précieuse de mieux nous connaître et d’en apprendre davantage sur les problèmes qui se posent à nous. Nos deux pays ont beaucoup en commun et nous aurons beaucoup à échanger.

Les échanges que le secrétaire Freeman et moi-même avons eus avec le ministre du Ravitaillement Subramaniam à propos de vos problèmes agricoles à court et à long termes, nous ont donné satisfaction. Alors que nous ne demandions ni ne donnions aucun engagement ferme, il a renforcé notre confiance dans votre détermination d’aborder non seulement les difficultés sérieuses de l’Inde sur le plan de l’agriculture, mais aussi les besoins plus larges sur le plan du développement. Nous sommes contents que vous l’ayez fait venir ici.

Je voudrais également profiter de cette occasion pour vous remercier de votre message rempli de sollicitude au moment de ma récente maladie. J’apprécie vivement vos bons voeux et l’expression chaleureuse de l’intérêt que vous me portez.

Mme Johnson se joint à moi pour vous adresser ses voeux de Nouvel An, ainsi qu’à Mme Shastri.

Avec toute ma considération.

Signé (Lyndon B. Johnson)

Son Excellence Lal Bahadur Shastri

Premier ministre de l’Inde

New Delhi, Inde

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Tachkent

6 janvier 1966

Monsieur le Président,

1) J’ai été heureux de recevoir votre message, que m’a transmis juste après Noël votre ambassade à New Delhi. Monsieur le Ministre Subramaniam m’a parlé de la chaleureuse réception qu’il a reçue à Washington, et de l’offre généreuse d’une aide supplémentaire pour répondre à la pénurie critique de céréales que l’Inde affronte, en raison des moussons extrêmement médiocres de l’an dernier. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour mobiliser toute l’assistance que nous pouvons obtenir d’autres pays, pour que vous n’ayez pas à en supporter tout le fardeau.

2) M. l’Ambassadeur Harriman à pu me rencontrer à Delhi la veille de mon départ pour Tachkent. Je suis fort impressionné par l’effort déterminé que vous êtes en train de faire pour que la paix revienne au Vietnam. L’ambassadeur Harriman a reconnu que nos propres relations avec Hanoi ne nous permettaient pas une contribution positive par une entremise directe auprès du Gouvernement du Nord-Vietnam. Il désirait toutefois vivement que je puisse parler à M. Kossyguine avec qui j’ai eu un entretien hier soir à ce sujet.

3) L’attitude de M. Kossyguine n’était pas négative. Cependant, il a souligné que l’important, pour des pourparlers, était de trouver une base que Hanoi puisse accepter, et il a accueilli favorablement la manière dont l’ambassadeur Harriman a présenté le problème au Gouvernement polonais. Il a également indiqué que la visite de Chélépine à Hanoi avait pour but d’aider la cause de la paix.

4) Mes entretiens avec le Président Ayub viennent de commencer. Nous nous trouvons face à de nombreuses questions difficiles. J’espère que nous serons tous deux d’accord pour ne pas utiliser la force comme moyen de les régler et j’ai le sentiment qu’une fois parvenus à ce stade, nous bénéficierons d’une atmosphère différente dans laquelle il sera plus facile de résoudre et de concilier nos différends.

5) Ma femme et moi-même nous réjouissons à l’avance de notre visite aux Etats-Unis. J’espère que même d’ici là, il y aura eu des progrès substantiels sur la voie de l’apaisement des tensions en Asie.

6) Permettez-moi, une fois encore, de vous exprimer ma profonde reconnaissance pour l’aide généreuse et fort opportune que vous nous avez offerte, afin de régler notre problème de ravitaillement.

Avec mes cordiale salutations.

Respectueusement

LAL BAHADUR

Le Président

La Maison-Blanche

Washington DC. (10)

Ce fut la dernière lettre signée de Lal Bahadur Shastri en qualité de Premier ministre de l’Inde. Johnson fut impressionné par l’intervention personnelle de Shastri auprès de Kossyguine à propos du Vietnam, ainsi que par la lettre que Shastri lui adressa de Tachkent à ce propos, malgré ses préoccupations au sujet de la conférence. Apparemment, Johnson garda cette lettre sur son bureau à la Maison-Blanche pendant quelque temps et la montra à ses visiteurs.

Chronologiquement, Shastri commença à s’engager dans les affaires mondiales au moment où il quitta l’Inde le 2 octobre 1964 et assista à une conférence des chefs d’Etat et de gouvernement des pays non-alignés, dans la ville du Caire. Il y fut reçu par le Président Nasser d’Egypte. Dans son allocution à cette conférence, Shastri rendit hommage à son prédécesseur, Nehru, l’un des pères fondateurs du mouvement non-aligné, et rappela le rôle du Mahatma Gandhi, leader de la lutte pour la liberté en Inde. Il proposa un programme positif au service de la paix – en cinq points : (i) désarmement nucléaire ; (ii) règlement pacifique des conflits de frontières ; (iii) libération de la domination, de l’agression et de la subversion étrangères ainsi que de la discrimination raciale ; (iv) accélération du développement économique par la coopération internationale ; et (v) soutien total à l’O.N.U. et à son programme en faveur de la paix et du développement. Les propositions de Shastri reçurent un accueil et un soutien unanimes.

C’est lors de cette conférence qu’il rencontra pour la première fois de nombreux dirigeants mondiaux, en particulier Nasser d’Egypte, Tito de Yougoslavie, Soekarno d’Indonésie et Mme Sirimavo Bandaranaike de Ceylan. Son humilité et sa dignité lui gagnèrent le respect. Mais l’entretien le plus important qu’il devait avoir se produisit après cette conférence.

Shastri lui-même prit l’initiative de proposer au Président Ayub de le rencontrer au Pakistan à son retour du Caire. Ayub accepta volontiers et invita Shastri à lui rendre visite à Karachi. Ils se rencontrèrent pour la première fois, le 12 octobre 1964, pour déjeuner et discuter, et chacun prit la mesure de l’autre. A la suite de cette rencontre, Shastri décida de poursuivre le chemin de la paix. Cependant, Ayub ou plutôt, le ministre des Affaires étrangères du Pakistan, Bhutto, avait déjà projeté d’envahir l’Inde. Mais nous y reviendrons plus amplement par la suite.

Pendant ce temps, afin d’améliorer les relations de l’Inde avec les pays voisins, Shastri délégua son ministre des Affaires étrangères, Sardar Swaran Singh, pour effectuer une visite en Afghanistan, au Népal, en Birmanie et à Ceylan. Entre l’Inde et Ceylan, les relations étaient instables en raison de la situation critique de 975.000 personnes d’origine indienne, vivant à Ceylan sans nationalité. En dépit d’efforts sporadiques au cours des vingt-cinq années précédentes, on n’avait trouvé aucune solution à ce problème irritant et très grave qui perturbait les relations indo-ceylanaises. Shastri décida qu’il fallait entreprendre un nouvel effort afin de trouver une solution juste et équitable. Il discuta brièvement du sujet avec Mme Bandaranaike qu’il rencontra au Caire, et fit suivre cet entretien d’une visite de Swaran Singh à Ceylan. Puis, après avoir reçu un rapport positif de Swaran Singh, il invita le Premier ministre ceylanais à venir en Inde. Celle-ci accepta l’invitation et arriva à New Delhi le 22 octobre 1964. Au bout d’une semaine de discussions, le 29 octobre, on parvint à un accord qui apportait une heureuse conclusion à un problème ancien. Les deux Premiers ministres décidèrent que sur les 975.000 personnes, Ceylan en accueillerait 300.000 qui deviendraient citoyens de Ceylan, tandis que l’Inde en nationaliserait 525.000 autres. Quant aux 150.000 restants, on statuerait plus tard sur leur sort. On décida en outre que l’admission des 300.000 à la citoyenneté ceylanaise et le rapatriement des 525.000 en Inde s’étaleraient sur une période de quinze ans et que les deux mouvements devraient aller de pair.

La première visite que Shastri rendit au monde occidental fut début de décembre 1964. Il arriva à Londres le 3 décembre, par une froide journée d’hiver, à l’invitation du Premier ministre du Royaume-Uni, Harold Wilson. Il portait ses vêtements d’hiver habituels, un dhoti, un kurta, un manteau long boutonné jusqu’en haut et une toque indienne, le tout en khadi. Le gouvernement, les gens et la presse étaient tous animés d’un vif désir de voir et d’entendre le nouveau Premier ministre de l’Inde. Pour Shastri, l’auditoire ne nécessitait aucun changement dans le style ou le mode d’approche. Très digne et sûr de lui, comme il l’était en Inde, il ne manifesta aucune prétention. Il fut présenté aux Britanniques lors d’une réception organisée par la Fédération des industries britanniques où il rencontra les dirigeants du monde des affaires et de l’industrie. Dans son allocution, Shastri expliqua les problèmes économiques de l’Inde et exposa à grands traits les politiques mises en oeuvre par le gouvernement pour y faire face. Plus tard, il répondit aux questions que lui posèrent industriels et banquiers. Pour conclure, Sir Peter Runge, président de la Fédération des industries britanniques, observa que la prestation remarquable de Shastri avait réussi à dissiper les doutes des plus grands industriels de Grande-Bretagne, gagnant ainsi à l’Inde et à son gouvernement des « amis dévoués à vie », parmi lesquels des banquiers, des investisseurs et des magnats des affaires et de l’industrie du Royaume-Uni. « Ce n’est pas par un effet extraordinaire d’éloquence ou d’intelligence que les gros bonnets de l’industrie se laissèrent gagner, » commenta V.R. Bhatt, correspondant de The Hindustan Times. « C’est la franchise de Shastri, sa sincérité et son pragmatisme qui ont fait leur oeuvre. Il a tenu un langage qu’ils comprenaient et appréciaient. Il n’a pas parlé de la philosophie ou de l’approche théorique des socialistes indiens, ni de leurs idéaux. Il a présenté les problèmes de l’Inde en matière de ravitaillement, de change monétaire et de population, et les plans mis en place pour les surmonter grâce à des méthodes pratiques et une bonne gestion des priorités. » Refusant de se laisser désarçonner par un questionnement serré sur la situation apparemment désespérée du ravitaillement en Inde, Shastri traça de façon rassurante les grandes lignes des mesures qu’il mettait en oeuvre pour traiter du problème. Il assura également l’auditoire qu’il n’y aurait aucun changement dans la loi indienne sur les brevets. Pour les investisseurs britanniques éventuels, c’était une bonne nouvelle.

On ne lui posa qu’une question à titre personnel, à propos de l’histoire selon laquelle, jeune garçon, il aurait traversé le Gange à la nage pour se rendre tous les jours à l’école. Visiblement amusé par cette référence à une légende populaire, il répondit en souriant que cela ne lui était arrivé qu’une seule fois, alors qu’il n’avait pas d’argent pour payer le bac, et que cela n’avait pas été une habitude !

Shastri conclut en exprimant son appréciation de la technologie et des investissements britanniques engagés dans l’aciérie de Durgapur, de l’important projet d’électricité de Bhopal, des raffineries de pétrole et des industries lourdes en divers endroits. Tout cela, disait-il, constituait les symboles de nouvelles relations durables entre le Royaume-Uni et l’Inde.

Les pourparlers de Shastri avec Harold Wilson et d’autres ministres, qui se terminèrent le 5 décembre, furent autant de réussites. Shastri était venu au Royaume-Uni pour faire connaissance avec le pays et ses dirigeants politiques et industriels. Il n’était pas venu demander d’aide spécifique mais, à la suite des discussions et sans nul doute en réponse à son pragmatisme et à la confiance qu’il suscitait, la Grande-Bretagne semblait manifestement avoir envie de jouer un plus grand rôle dans les plans de développement de l’Inde.

Une importante question se trouva soulevée : qu’en était-il de la politique nucléaire de l’Inde ? Shastri expliqua que l’Inde avait choisi de limiter l’usage de l’énergie nucléaire à des fins uniquement pacifiques, mais que cette orientation était soumise à de fortes pressions, surtout après l’explosion nucléaire chinoise. L’Inde resterait fidèle à cette politique, dit-il, ajoutant une restriction significative – « pour le moment ». Quand on insista pour obtenir son soutien à la politique de non-prolifération, Shastri riposta en suggérant au Premier ministre Wilson que les grandes puissances nucléaires – les Etats-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni et la France – devraient accorder la plus haute priorité au désarmement nucléaire total. Tandis que se poursuivait cette joute, Shastri émit la suggestion que ces puissances nucléaires devraient essayer d’élaborer ensemble, par l’intermédiaire du forum des Nations-Unies, une garantie nucléaire mondiale pour les pays non nucléaires, qu’ils soient non-alignés comme l’Inde, neutres comme la Suède, ou alliés comme le Canada. Si cela se réalisait, dit-il, peut-être y aurait-il une chance de mettre fin à la prolifération nucléaire. Il ne s’agissait pas, pour l’Inde, de s’équiper d’un bouclier nucléaire. Wilson fit bon accueil à cette idée et indiqua qu’il pourrait en parler au cours de sa prochaine rencontre avec Johnson.

La presse britannique qualifia la visite de Shastri de succès formidable. The Observer imprima une grande photographie de Shastri en dhoti et kurta blancs, en décrivant sa tenue comme « impeccable et d’un blanc irréprochable ». Une seule chose manquait au « tableau » de sa visite à Londres, et c’était typique de sa personnalité : il n’avait visité aucun magasin et n’avait fait aucun achat.

La mission suivante à l’étranger eut lieu en mai 1965. C’était en Union soviétique, alors l’une des deux superpuissances et amie intime de l’Inde. Sur le plan politique, cette visite était d’une extrême importance. L’aile gauche en Inde éprouvait une appréhension croissante à l’idée que la voie « médiane » adoptée par Shastri, entre deux extrêmes, jette un froid sur la cordialité de l’amitié indo-soviétique que Nehru avait portée à des hauteurs inégalées. D’autres dirigeants politiques en Inde étaient inquiets du rapprochement entre l’Union soviétique et le Pakistan qui avait commencé à prendre forme dès les deux dernières années de la vie de Nehru. Les relations indo-pakistano-soviétiques avaient pris davantage d’ampleur du fait de la récente incursion pakistanaise dans le Rann de Kutch. Les pays non-alignés, également, regardaient avec une attention particulière la visite de Shastri en URSS ; ils avaient intérêt en effet à ce que l’Inde demeurât un pilier du mouvement non-aligné. Les pays occidentaux voulaient vivement constater si l’amitié indo-soviétique qu’avait connue l’ère Nehru, conserverait la même chaleur, ou si l’Inde de Shastri allait adopter une position non-alignée encore plus impartiale entre les deux blocs.

Quand Shastri arriva à Moscou, le 12 mai 1965, il fut reçu par le Premier ministre d’URSS, A. Kossyguine. Mais l’accueil qu’on lui réserva manquait de chaleur. Au banquet du soir, les deux Premiers ministres réitérèrent leurs positions bien connues sur les affaires mondiales et tous deux firent allusion à la cordialité de l’amitié indo-soviétique. Kossyguine fit en particulier l’éloge de la politique de non-alignement.

Les pourparlers officiels entre les deux hommes, qui commencèrent au Kremlin le matin du 13 mai, étaient empreints d’amabilité. Il y avait identité de vues sur presque tous les problèmes, mais pas de quoi exalter Moscou. Le déjeuner qui suivit les discussions eut lieu à l’ambassade de l’Inde ; le Premier ministre d’URSS était accompagné d’Alexandre Chélépine, vice-président du conseil des ministres d’URSS, de Polyanski, cadre important du parti, et du vice-Premier ministre K.T. Mazurov. Les discours respectifs du déjeuner restèrent plus ou moins dans la ligne des discours prononcés au banquet du soir précédent. On put cependant noter une différence dans les nuances du style diplomatique de leurs allusions à la Chine et au Pakistan. L’U.R.S.S. n’exprima pas de critique directe à l’égard de l’un ou de l’autre pays.

Ces discussions initiales donnèrent l’impression que, du côté soviétique, on se comportait de façon diplomatiquement correcte, quasi amicale, mais on aurait pu s’attendre à davantage de chaleur pour une conférence au sommet entre l’Inde et l’U.R.S.S. Les dirigeants russes se posaient peut-être des questions qui n’avaient pas encore trouvé de réponse à propos du nouveau Premier ministre de l’Inde.

Puis arriva la soirée du 13 mai : comme par magie, l’atmosphère se transforma du tout au tout et prit un caractère manifestement chaleureux, cordial et enthousiaste. Shastri et son groupe furent invités à assister à une séance de ballets au Théâtre du Bolchoi. Lorsqu’il pénétra dans la loge spéciale réservée aux hôtes officiels accompagné de Kossyguine, tout l’auditoire se leva pour l’ovationner : c’était la coutume habituelle pour accueillir les chefs d’Etat.

Pendant que Shastri regardait le ballet, son esprit était polarisé sur les pourparlers en cours qui, à vrai dire, n’avaient pas encore « décollé ». Il sentit qu’il devait prendre quelque nouvelle initiative et décida de se lancer à cet instant précis sur un terrain qu’il maîtrisait particulièrement, l’entretien particulier sans assistants :dès le début de l’entracte, il suggéra à Kossyguine d’utiliser ce moment pour échanger (avec l’aide d’interprètes). Kossyguine accepta et leur conversation se prolongea au-delà du temps imparti. Ce dialogue transforma, semble-t-il, complètement les sentiments de Kossyguine et, lorsqu’il reparut à la fin de leur entretien, il était enjoué, se montrant même rempli de déférence à l’égard de Shastri.

J’avais accompagné le Premier ministre au spectacle et avais été témoin de loin de la sincérité évidente avec laquelle les deux dirigeants s’étaient entretenus. Quand Shastri retourna à sa datcha dans la banlieue de Moscou après la représentation, je lui demandai comment cela s’était passé. Il me répondit qu’il avait expliqué à Kossyguine que sa politique économique avait pour objectif fondamental de promouvoir, par des mesures pratiques, le bien-être des masses populaires en Inde, en vue de satisfaire leurs besoins vitaux en matière de ravitaillement, d’habillement et de logement. Shastri avait exprimé son angoisse de voir l’Inde dépendre des pays étrangers pour obtenir des quantités substantielles de céréales. Il était essentiel, avait-il dit à Kossyguine, que l’Inde devînt autosuffisante pour son alimentation dans les plus brefs délais, et dans ce but, il fallait donner la plus haute priorité à l’agriculture, même sur l’industrie lourde. Shastri avait ajouté qu’il voulait encourager des projets à rendement rapide, y compris des industries de produits de consommation, afin d’élever le niveau de vie de la génération actuelle, et de le porter au-dessus du niveau de pauvreté dégradante qui était le leur à présent. Telle était pour lui l’essence du socialisme de conception indienne. Shastri affirma aussi qu’il n’était ni un homme de gauche ni un homme de droite, qu’il n’était pas doctrinaire, que son approche était entièrement pragmatique. Comme à l’habitude, sa franchise trouva un écho chez son auditeur.

En matière de politique étrangère, Shastri rappela sans ambiguïté qu’il était fermement partisan du non-alignement. Il exprima sa gratitude pour le soutien que l’Union soviétique avait donné à l’Inde envers et contre tout. Par son aide constante, l’Union soviétique avait contribué de façon particulièrement importante au développement économique accéléré de l’Inde et au renforcement de sa capacité de défense. Shastri avait ajouté qu’il voulait promouvoir des relations amicales avec tous les pays, y compris le Pakistan. Il avait aussi indiqué qu’il s’efforcerait de chercher des liens amicaux avec les Etats-Unis, mais qu’il n’était pas question pour l’Inde defaire entorse àson principe d’indépendance en matière de politique étrangère. Cet entretien personnel eut, semble-t-il, pour résultat de dissiper les doutes que les messages tendancieux de l’extrême gauche de l’Inde avaient suscités dans le Gouvernement soviétique. A partir de ce moment, Shastri et Kossyguine devinrent des amis personnels intimes et cette amitié dura jusqu’au dernier instant de la vie de Shastri.

Le lendemain, les entretiens de Shastri avec Léonide Brejnev, premier secrétaire du Parti communiste soviétique, se déroulèrent parfaitement, de même que la visite de Shastri à Leningrad, Kiev et Tachkent. Shastri visita le mausolée de Lénine et l’appartement de Lénine au Kremlin. Je remarquai qu’en y pénétrant, il se découvrit en signe de respect envers Lénine qu’il considérait comme le plus grand révolutionnaire que le monde ait connu. Kossyguine accompagna Shastri partout et – geste de respect touchant – prit de la nourriture végétarienne lorsqu’il était assis à côté de lui aux repas. Ainsi, cette visite en Union soviétique, qui avait commencé sur un point d’interrogation, se termina en triomphe.

Dans son rapport au Parlement du 16 août 1965, Shastri exprima un accord total avecl’Union soviétique sur la plupart des questions internationales importantes du jour. Les dirigeants soviétiques avaient apprécié la position de l’Inde sur la question du Kutch, mais avaient vivement recommandé une solution pacifique. Ilsavaient réaffirmé leur position traditionnelle à propos du Cachemire. « Ma visite en Union soviétique, » conclut Shastri, « a sûrement approfondi l’amitié et la coopération entre l’Inde et ce pays ».

La visite en URSS, marquée par un succès inattendu, associée à un succès semblable dans le Royaume-Uni, ajouta une dimension internationale à la renommée grandissante de Shastri. On commençait maintenant à voir en lui un dirigeant politique d’envergure internationale, accueilli à l’Ouest comme à l’Est, et on voyait aussi en lui une personne avec qui, pour reprendre une expression célèbre de Margaret Thatcher, les deux blocs « pouvaient faire affaire ».

Shastri rendit visite au Népal du 23 au 25 avril 1965. Lors de sa première visite dans ce pays, il avait déjà établi des relations cordiales avec le roi du Népal, ainsi qu’avec le Premier ministre. Cette seconde visite, cette fois en qualité de Premier ministre, se déroula bien. Ensuite, sa visite au Canada, du 10 au 14 juin 1965, en particulier ses entretiens personnels avec le Premier ministre Lester Pearson, renouvelèrent et renforcèrent les liens. La visite de Shastri en Yougoslavie en juillet 1965 fut agréable et mémorable. Le Président Josip Broz Tito reçut Shastri avec une cordialité démonstrative. Les entretiens chaleureux à Belgrade furent suivis d’une visite à la résidence de Tito dans l’île de Brioni. Tito, homme d’Etat de stature internationale, était renommé pour son indépendance et sa sagesse intrépides. Il était d’avis avec Shastri que l’Inde devait rechercher des relations étroites et amicales avec les deux superpuissances. Bien que leur style de vie fûtdifférent, Shastri et Tito devinrent de bons amis.

Shastri rencontra plusieurs chefs d’Etat et chefs de gouvernement étrangers au cours de leurs visites en Inde. Parmi ces dignitaires, on peut citer le Premier ministre de l’île Maurice, S. Ramgoolam ; le Premier ministre d’Afghanistan, Mohammed Yusuf ; le président du Conseil révolutionnaire de l’Union de Birmanie, le général Ne Win ; le président de la République de Finlande, Urho Kaleva Kekkonen ; le Premier ministre de France, M. Pompidou ; le Premier ministre de la République socialiste tchécoslovaque, Jozef Lenart ; le Premier ministre d’Ouganda, A. Milton Obote ; et le roi du Népal.

Il ne restait plus que le Pakistan.

1 NDT : Dravida Munnetra Kazhagam ou DMK (lit: Fédération dravidienne du progrès).

2NDT : littéralement (en hindi) la lettre du Gouvernement indien

Chapitre 11 – Les relations de l’Inde avec le Pakistan

Chapitre 11
Les relations de l’Inde avec le Pakistan

Depuis la partition de 1947, l’Inde et le Pakistan ont entretenu des relations hostiles. Trois guerres les ont opposés, la première de 1947 à 1948, la seconde en 1965, la troisième en 1971, et personne ne sait quand éclatera la prochaine. La raison et la sagesse exigent que ces deux pays voisins vivent en paix. Mais cette échéance n’est nulle part en vue. Le problème fondamental qui les divise a des racines profondes, et il est nécessaire d’expliquer comment les deux pays l’envisagent.

Le Pakistan affirme qu’un seul problème, celui du Cachemire, empoisonne leurs relations réciproques. Une fois celui-ci résolu à la satisfaction du Pakistan, tout ira bien. Et la seule solution serait d’organiser un plébiscite au Cachemire, pour permettre à ses habitants de décider s’ils souhaitent se ranger du côté du Pakistan ou du côté de l’Inde. Si le Pakistan a foi dans ce processus démocratique, c’est qu’il pense remporter le vote au nom de l’Islam, en raison de la majorité musulmane au Cachemire.

L’Etat princier de Jammu et Cachemire rejoignit l’Inde après avoir suivi le processus constitutionnel arrêté par le Parlement britannique, sur la base d’une approbation préalable des deux côtés, britannique et indien. En conséquence, cet Etat de Jammu et Cachemire est devenu partie intégrante de l’Inde. Mais de l’avis du Pakistan, cela ne représente rien d’autre qu’un artifice juridique. En tout cas, l’Inde avait proposé un plébiscite pour s’assurer des souhaits des habitants sur la question du rattachement ; elle est donc tenue de remplir son engagement. Et le Pakistan ne veut rien entendre au fait que (i) l’Inde avait fait cette offre en 1948, à la condition que le Pakistan mît un terme à son agression, alors qu’il avait occupé sans droit légal une grande partie du territoire de cet Etat, et (ii) que cette agression n’a toujours pas pris fin à ce jour, malgré une injonction du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le Pakistan juge cela hors de propos et estime que pour assurer la paixentre l’Inde et le Pakistan, il faut d’abord trouver une solution « satisfaisante » à la question du Cachemire.

L’Inde croit que le véritable problème, c’est la théorie des « deux nations » proposée par Mohammad Ali Jinnah, qui servit finalement de base à la partition de l’Inde et à la création du Pakistan. Jinnah soutenait qu’hindous et musulmans constituaient deux nations différentes. Pour lui, tout ce qui parlait de l’unité essentielle des diverses religions était une absurdité hypocrite. Selon lui, dans la vie réelle, on rencontrait l’ « antagonisme », non pas l’« unité ». Les Britanniques avaient accepté l’idée d’une identité différente des musulmans, non seulement sur le plan religieux, mais de façon analogue sur le plan politique; ils l’avaient même encouragée en introduisant un électorat communautaire en Inde par les Réformes Minto-Morley de 1909. A l’époque, on dressa des listes électorales séparées pour les électeurs musulmans, les seuls admis à voter dans les circonscriptions réservées aux candidats musulmans. Dès lors, le concept que les musulmans constituaient un groupe politique séparé, gagna du terrain dans l’esprit des musulmans, activement encouragé par la puissance dirigeante. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, quand le transfert du pouvoir aux Indiens devint une possibilité envisageable, Jinnah développa sa théorie des « deux nations » avec une passion inlassable. C’est ainsi que fut fondé le Pakistan, sur la base de la théorie des « deux nations » prônée par Jinnah, théorie basée sur un antagonisme entre hindous et musulmans qui leur serait intrinsèque.

L’Inde n’acceptait pas la théorie des « deux nations ». Elle accepta la partition par nécessité politique pour obtenir la liberté. Le Pakistan devint une théocratie musulmane, mais l’Inde opta pour une démocratie laïque. Sa population musulmane, plus nombreuse que la population musulmane totale du Pakistan, compte plus de 100 millions de musulmans, qui jouissent des mêmes droits de citoyenneté que tous les autres indiens. Et reconnaître cette réalité n’arrange pas les ambitions du Pakistan.

Durant les années qui ont suivi la partition, l’Inde s’est établie comme une démocratie laïque qui fonctionne. Aucune charge élective n’y est réservée à une communauté spécifique. C’est le suffrage universel qui a présidé à neuf élections générales. L’Inde a institué la règle de droit, avec un pouvoir judiciaire indépendant, et possède une presse libre et dynamique.

Considérons maintenant le cas du Cachemire dans le contexte politique que l’on vient de décrire. Avant le retrait des Britanniques de l’Inde, on distinguait deux catégories d’entités politiques : tout d’abord les provinces de ce que l’on appelait l’Inde britannique, avec un gouvernement central à New Delhi. Elles fonctionnaient dans le cadre de l’Acte du Gouvernement de l’Inde de 1935, arrêté par le Parlement britannique, qui déléguait aux Indiens des pouvoirs d’autonomie considérables. La seconde catégorie comprenait les Etats princiers sur lesquels la Couronne britannique exerçait sa « suzeraineté », régie par des accords et traités du passé.

Pour se conformer à l’Acte de l’Indépendance de l’Inde de 1947, arrêté par le Parlement britannique, tout pouvoir pour le gouvernement des territoires de l’Inde britannique fut transféré aux deux dominions qui lui succédaient, à savoir l’Inde et le Pakistan, à partir du 15 août 1947.

En vertu de la Section 7(i)(b) du même acte, la « suzeraineté » de la Couronne britannique sur les Etats indiens princiers et toutes les obligations conventionnelles expiraient à cette même date, à savoir le 15 août 1947. Dans chaque Etat princier, la souveraineté politique revint entièrement et uniquement au chef de cet Etat, investi également du droit de se rattacher à l’Inde ou au Pakistan, ou de demeurer indépendant. Les dirigeants des deux pays acceptèrent cette disposition, qui reçut le même soutien légal et constitutionnel que celui qui avait été accordé à l’Inde et au Pakistan pour légitimer leur création et leur futur système politique :c’est-à-dire l’Acte de l’Indépendance de l’Inde de 1947, lu conjointement avec l’Acte du Gouvernement de l’Inde de 1935.

De nombreux chefs d’Etats indiens décidèrent de rejoindre le dominion de leur choix en exécutant un Acte de Rattachement. Aucune clause de rattachement « temporaire » ou « provisoire » n’était prévue. Dans le cas où un chef d’Etat prenait cette décision, le rattachement de son Etat au dominion de son choix devenait définitif et irrévocable, après acceptation de l’Acte de Rattachement par le gouverneur général. Aucun Acte de Rattachement ne comportait de clause d’acceptation « provisoire ». Le gouverneur général pouvait accepter ou rejeter la demande, mais, s’il acceptait un Acte de Rattachement, le rattachement de cet Etat devenait total et définitif, à l’instant même de l’acceptation. Le territoire de l’Etat princier qui se rattachait faisait partie du dominion concerné, dès lors et à jamais, dans son intégralité et par la constitution. Aucune disposition ne prévoyait qu’un chef d’Etat fasse sortir son Etat du dominion concerné. La procédure pour la sécession du territoire d’un Etat « rattaché » serait identique à la cession de toute autre partie du territoire du dominion. Dans le cas de l’Inde, qui a une constitution écrite, une telle cession ne pourrait prendre effet que par un amendement de la Constitution par le Parlement.

En ce qui concerne le Cachemire, le 15 août 1947, le maharaja à la tête du Jammu et Cachemire devint libre de prendre une décision sur l’avenir de son Etat. Il décida d’attendre quelque temps. Le Gouvernement indien se tint visiblement à l’écart, pour le laisser libre de décider par lui-même. Comme le maharaja était hindou et la majorité de la population de son Etat musulmane, il fut amené à réfléchir consciencieusement à l’avenir et à ne pas prendre de décision hâtive. Le Pakistan fit des ouvertures, mais le maharaja resta immuable, pesant la situation. Soudain, en octobre 1947, le Pakistan lâcha dans le territoire de cet Etat des bandits armés, y compris des troupes régulières en civil, qui pillèrent et saccagèrent à loisir. Même la vie du maharaja se trouva menacée, mais il réussit à se mettre en lieu sûr. Le but de Jinnah était d’obtenir son rattachement au Pakistan, en usant d’intimidation, mais ce fut en vain. Le maharaja se tourna vers l’Inde pour lui demander de l’aide afin de venir à bout de ces bandits armés.

Voici un extrait de la lettre en date du 26 octobre 1947, adressée au gouverneur général de l’Inde, Lord Mountbatten, par le maharaja Hari Singh, chef de l’Etat du Jammu et Cachemire :

On a laissé s’infiltrer dans l’Etat des « Afridis », des soldats en civil et des desperados équipés d’armes modernes, d’abord dans le secteur de Poonch, puis à partir de Sialkot, et enfin massivement dans la zone proche du District de Hazara, du côté de Ramkote. En conséquence, en raison du nombre limité de troupes dont l’Etat disposait, il fallut les répartir pour affronter simultanément l’ennemi en plusieurs points. Il est alors devenu difficile d’arrêter la destruction gratuite de de la vie et des biens, ainsi que le pillage de la centrale électrique de Mahura, qui fournit le courant électrique au Srinagar en totalité, et qui a été brûlée. Le nombre de femmes kidnappées et violées m’afflige. Les forces déchaînées ainsi lâchées sur l’Etat poursuivent leur avance dans le but de s’emparer de Srinagar, la capitale d’été de mon gouvernement, première étape d’une invasion totale de l’Etat. Il est impossible que l’infiltration massive de tribus, venant des zones éloignées de la Province Frontière du Nord-Ouest, se produise à l’insu du gouvernement provincial de la Province Frontière du Nord-Ouest et du gouvernement pakistanais. Elles arrivent régulièrement en camions, par la route de Mansehra Muzaffarabad, équipées d’un armement des plus modernes. En dépit des appels lancés par mon gouvernement, rien n’a été entrepris pour contrôler ces pillards ou les empêcher de pénétrer dans mon Etat. En fait, la radio et la presse pakistanaises ont rapporté ces événements. Les habitants de mon Etat, musulmans ou non, n’y ont pris aucune part en général.

Etant donné les conditions actuelles dans mon Etat et l’extrême urgence de la situation, je n’ai pas d’autre choix que de demander de l’aide au Dominion de l’Inde. Naturellement, on ne peut m’envoyer l’aide que j’ai demandée sans le rattachement de mon Etat au Dominion de l’Inde. En conséquence, j’ai décidé d’y procéder et, par l’acte de rattachement ci-joint, je présente ma demande à l’acceptation de votre gouvernement. L’autre alternative consiste à abandonner mon Etat et ses habitants à ces pirates. Aucun gouvernement ne peut exister ou se maintenir sur cette base. Aussi longtemps que je serai le chef de cet Etat, et que je vivrai pour défendre mon pays, je ne laisserai jamais la place à cette alternative. (1)

L’Acte de Rattachement, en date du 26 octobre 1947(2), envoyé par le maharaja, était rédigé en bonne et due forme. C’était un acte de rattachement définitif au Dominion de l’Inde, qui ne comportait aucune clause provisoire. Il reçut l’acceptation manifeste et inconditionnelle du gouverneur général de l’Inde le 27 octobre 1947. En voici reproduit, ci-dessous, le texte complet :

ACCEPTATION DE L’ACTE DE RATTACHEMENT DE l’ETAT DE JAMMU ET CACHEMIRE PAR LE GOUVERNEUR GENERAL DE L’INDE

Par le présent document, j’accepte l’Acte de Rattachement
En date du vingt-sept octobre mil neuf cent quarante-sept.

Mountbatten de Birmanie
Gouverneur général de l’Inde.

Ainsi le vingt-sept octobre 1947, en totale conformité avec les dispositions statutaires des ordonnances parlementaires britanniques transférant le pouvoir à l’Inde, à savoir l’Acte de l’Indépendance de l’Inde de 1947 et l’Acte de Gouvernement de l’Inde de 1935, selon l’adaptation prévue par le gouverneur général dans l’exercice de ses fonctions sous la section 9 de l’Acte de l’Indépendance de l’Inde de 1947, l’Etat de Jammu et Cachemire devint, par la constitution et de façon irrévocable, partie intégrante de l’Inde.

Il ne s’agit pas d’un « artifice juridique », mais d’une déclaration du statut constitutionnel du Jammu et Cachemire, reconnu dans la Constitution de l’Inde comme un Etat de l’Union Indienne. Cette position ne peut être modifiée que par un amendement de la constitution indienne par le Parlement indien, conformément à la procédure prescrite. Aucun commentaire ou aucune « offre », qui viendrait par la suite de la part d’un fonctionnaire de la branche exécutive du gouvernement, ne peut porter atteinte à la position constitutionnelle ainsi décrite, qui a force de loi.

Pourquoi Nehru a-t-il donc porté cette question devant les Nations Unies ? A cause de l’état d’urgence au Cachemire, il avait accepté immédiatement le rattachement à l’Inde du Jammu et Cachemire. Mais, en quête d’une réaffirmation de ce rattachement, il avait pris la décision d’en référer à la population. Dans une lettre du 27 octobre 1947 adressée au maharaja, Lord Mountbatten y fait allusion :

Dans les circonstances rapportées par Votre Altesse, mon gouvernement a décidé d’accepter le rattachement de l’Etat du Cachemire au Dominion de l’Inde. Pour être cohérent avec sa politique – à savoir que si dans un Etat quelconque, la question du rattachement est sujette à conflit, elle doit être tranchée selon les désirs de sa population –mon gouvernement souhaite, dès que tout sera rentré dans l’ordre au Cachemire et que le territoire sera libéré de l’envahisseur, soumettre au peuple la question du rattachement de l’Etat.

Le langage et la portée de cette lettre prêtent quelque peu à confusion. La première phrase affirme l’acceptation du rattachement, question que l’on avait déjà « réglée » conformément aux statuts applicables. Comment pouvait-on alors souhaiter dans la même lettre que « la question du rattachement de l’Etat se règle en consultant le peuple. » Il semblerait raisonnable de penser que Lord Mountbatten voulait exprimer le souhait de son gouvernement de demander « confirmation » au peuple. Ce qui impliquait que si l’on obtenait cette « confirmation », on pourrait s’en tenir là. Et si toutefois ce n’était pas le cas,le gouvernement envisagerait alors les démarches à entreprendre dans l’exercice de son autorité souveraine.

Mountbatten persuada Nehru de porter la question devant les Nations Unies « en arguant que la seule alternative était une guerre à grande échelle. » (3) Vallabhbhai Patel était opposé à cette démarche (4). Le Mahatma Gandhi manifestait aussi de la réticence. Mais Nehru décida de suivre le conseil de Mountbatten. On prépara un document intitulé « Plainte de l’Inde devant le Conseil de sécurité », et le représentant permanent de l’Inde le soumit au président du Conseil de sécurité en date du 1er janvier 1948. Ce document fournissait tous les détails sur les activités des pillards, les ravages qu’ils provoquaient et la complicité du Pakistan. Il y était bien spécifié que :

  1. la permission avait été donnée aux envahisseurs de traverser le territoire pakistanais ;
  2. la permission leur avait été donnée d’utiliser le territoire pakistanais comme base d’opérations. ;
  3. on comptait parmi eux des Pakistanais ;
  4. la majeure partie de leur équipement militaire, des moyens de transport utilisés et de leurs approvisionnements (y compris l’essence) provenaient du Pakistan ;
  5. ils recevaient formation et conseils d’officiers pakistanais qui, par ailleurs, leur fournissaient une aide active.

Le document portait à la connaissance du Conseil de sécurité la requête du Gouvernement indien « de demander instamment au Pakistan de mettre immédiatement fin à une telle assistance constituant un acte d’agression contre l’Inde. »

On y expliquait toutes les circonstances qui amenèrent le Gouvernement indien à accepter le rattachement de l’Etat de Jammu et Cachemire, en soulignant le fait que cette requête avait reçu le soutien puissant non seulement du chef de l’Etat, mais aussi du Cheikh Mohammad Abdullah, dirigeant de l’organisation politique la plus importante au sein de la population de l’Etat. Suite à ce rattachement, l’Etat de Jammu et Cachemire faisait intégralement partie de l’Inde.

Ce document se poursuivait par la déclaration significative suivante :

Mais, afin d’éviter tout soupçon éventuel que l’Inde eut utilisé le péril imminent de l’Etat à son avantage politique propre, le Gouvernement indien précisait clairement qu’une fois le territoire de l’Etat débarrassé de l’envahisseur, et après retour à la normale, le peuple serait libre de décider de son avenir par la méthode démocratique reconnue d’un plébiscite ou référendum qui, pour assurer une impartialité totale, pourrait se tenir sous des auspices internationaux.

Ce long document du Gouvernement indien, vrai et sincère dans le détail, démontrait l’honnêteté de Jawaharlal Nehru. C’était un homme de parole, et, si le Pakistan avait évacué le territoire qu’il avait occupé illégalement et que tout était revenu à la normale, il aurait certainement mis en place la procédure d’un plébiscite ou d’un référendum au Cachemire à l’époque même. Il pouvait compter sur l’appui et le soutien de Sardar Patel.

Pourquoi donc le plébiscite auquel l’Inde s’était ouvertement engagée n’a-t-il pas eu lieu ? L’Inde avait déclaré qu’un plébiscite serait organisé sitôt l’évacuation par l’envahisseur du territoire de l’Etat. Les Nations Unies avaient également avancé que la première démarche consistait dans le retrait des forces pakistanaises de l’Etat de Jammu et Cachemire.

La résolution de la Commission des Nations Unies pour l’Inde et le Pakistan (UNCIP), en date du 13 août 1948, incluait les dispositions spécifiques suivantes à ce sujet :

A.1. Du fait que la présence de troupes pakistanaises dans le territoire de l’Etat de Jammu et Cachemire constitue un changement important depuis que ce fait a été exposé par le Gouvernement du Pakistan devant le Conseil de sécurité, le susdit Gouvernement consent à retirer ses troupes de cet Etat.

2. Le Gouvernement du Pakistan engagera tous ses efforts pour assurer le retrait hors de l’Etat de Jammu et Cachemire des bandits et ressortissants pakistanais qui n’y résident pas normalement, et qui y ont pénétré dans le but de combattre.

Le Pakistan accepta cette résolution, mais ne s’y conforma jamais. Pour que l’Inde entreprît des démarches en vue de l’organisation d’un référendum sous la surveillance d’un administrateur du plébiscite nommé par les Nations Unies, il fallait que le Pakistan se conformât à la résolution précédente.

C’est donc entre les mains du Pakistan que se trouvait la clé indispensable à la mise en route du processus plébiscitaire. Le Pakistan n’avait qu’une chose à faire : retirer ses troupes d’invasion. En s’y refusant, il fit échouer tout le projet. A cette époque, il redoutait probablement le résultat du vote populaire.Le Cheikh Abdullah se montrait ouvertement et résolument en faveur de l’Inde séculière. Aussi, le Pakistan, sous un prétexte ou un autre, ne se conforma pas à la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Un tiers du territoire de l’Etat de Jammu et Cachemire est toujours sous l’occupation illégale du Pakistan.

Mais une question se posa alors, et continue de se poser : était-il sage ou même nécessaire d’aller au Conseil de sécurité des Nations Unies ? Le Conseil de sécurité n’est pas une « Cour suprême » de justice qui donnerait un verdict objectif,portant strictement sur le bien-fondé de cette affaire. C’est un organisme politique – une association de gouvernements guidés nécessairement par des intérêts nationaux, des loyautés de groupes, des prédilections et des préjugés. Recourir à un organisme mondial de ce type avec une question d’importance nationale considérable – relevant entièrement de la juridiction du pays lui-même et de la compétence du gouvernement et des forces armées nationales, cela revenait presque, selon les critiques de Nehru, à inviter ouvertement des intérêts extérieurs puissants à se mêler des affaires de l’Inde.

Au Conseil de sécurité, le plaignant devint pratiquement l’accusé. Le représentant du Pakistan nia solennellement toute implication avec les pillards. S’étant absous de tout blâme au Conseil de sécurité, les pakistanais poursuivirent l’offensive, accusant l’Inde d’avoir des visées agressives sur le Pakistan.

Après la première rencontre du Conseil de sécurité en vue de discuter de la plainte de l’Inde, les Pakistanais se trouvèrent accueillis au forum des Nations Unies en qualité de parties intéressées. Leur engagement dans les combats au Cachemire devint progressivement plus manifeste. Mais l’intervention du Conseil de sécurité eut pour résultat d’assurer un « cessez-le-feu » à dater du 1er janvier 1949. En juillet 1949, on établit également une ligne de cessez-le-feu1 qui devait être respectée des deux côtés.

A partir de ce moment-là, le Conseil de sécurité se réunit en plusieurs occasions, passa plusieurs résolutions et envoya plusieurs missions, mais des deux côtés, on campa sur ses positions. Le Pakistan continua à réclamer un plébiscite sans entreprendre la démarche préliminaire au processus du référendum, à savoir l’évacuation des territoires envahis. Son intransigeance sur cette question, à mesure que le temps passait, sonna le glas de l’idée de plébiscite. L’Inde continua à soutenir que le Jammu et Cachemire faisait intégralement partie de son territoire, et que sa souveraineté sur cet Etat n’était pas négociable. Par la suite, les relations entre les deux pays voisins souffrirent d’un état de tension permanent, très proche du point de rupture, et menaçant constamment d’exploser. Telle était la situation lorsque Shastri devint Premier ministre en juin 1964.

1 NDT : En anglais, « cease-fire line», officiellement traduit en français par « ligne de suspension d’armes » et redéfinie et rebaptisée « Line of Control » (Fr : « Ligne de contrôle ») en 1971

Chapitre 12 – Les relations de l’Inde avec les Etats-Unis

Tout en combattant le fléau du nazisme, les Alliés, sous la conduite des Américains, avaient proclamé leur vision d’un monde nouveau, libéré du besoin et de la peur, et fondé sur les concepts de liberté et de justice.La démarche de la puissance britannique se retirant de l’Inde, en août 1947, s’inscrivait dans la ligne de cet idéalisme. L’Inde était devenue indépendante. Elle épousait les principes de vérité et de non-violence du Mahatma Gandhi, ainsi que la vision de Jawaharlal Nehru en matière de justice sociale et de droit. On aurait pu raisonnablement penser qu’elle deviendrait le joyau le plus éclatant de la couronne de ce meilleur des mondes, soutenue et encouragée par les nations démocratiques, surtout les Etats-Unis, Cela aurait bien pu se réaliser, sans l’émergence de deux facteurs : l’un d’ordre planétaire, à savoir la rivalité des superpuissances, l’autre d’ordre local, spécifique à l’Inde, à savoir le problème du Cachemire.

Pour vaincre Hitler, les Alliés avaient combattu aux côtés de l’Union soviétique. Cependant, celle-ci allait bientôt devenir un empire communiste sous la dictature impitoyable de Staline, et pour les Etats-Unis d’Amérique, cela signifiait la défaite de la liberté et la domination des ténèbres. La Guerre Froide allait bientôt se développer entre les deux pays.

Concernant le Cachemire, les Etats-Unis étaient d’avis au Conseil de sécurité des Nations Unies que « la question fondamentale devant l’ONU portait sur la situation de cet Etat, où s’entremêlaient de façon complexe sentiments religieux, prestige national, subtilités légales et pressions économiques. »(1) L’aspect juridique avait son importance, mais, du point de vue américain, «pour un règlement durable du conflit, les deux nations devaient parvenir à un accord politique sur un plan très général. » (2)

Le représentant des Etats-Unis à l’Assemblée générale des Nations Unies, Ernest A. Gross, (3) suggéra à l’Inde et au Pakistan, tous deux amis des Etats-Unis, d’envisager un règlement sur la base des principes suivants :

En premier lieu, un règlement politique durable requiert l’accord des deux parties.

Deuxièmement, le Conseil de sécurité accueillera toujours favorablement les accords auxquels les parties peuvent parvenir d’elles-mêmes sur toute théorie réglant le conflit en conformité avec les principes de la Charte des Nations Unies.

Troisièmement, c’est le rôle du Conseil de sécurité d’apporter aux parties son assistance dans leurs efforts pour parvenir à un accord.

Quatrièmement, c’est le plus souvent pas à pas que l’on parvient à un accord par la négociation, et celle-ci implique un élément de compromis.

Enfin, le Conseil de sécurité doit envisager avec soin les points de vue et les recommandations de son représentant, et lui faire connaître ainsi qu’aux parties en cause les positions qu’il a prises. (4)

En théorie, ces principes ne souffraient pas d’exception, mais sur le plan pratique, le conflit que l’Inde avait présenté devant le Conseil de sécurité de l’ONU ne portait pas sur le rattachement du Cachemire à l’Inde, déjà réalisé – mais sur l’invasion du Cachemire par des bandes armées qui s’étaient introduites en traversant le territoire pakistanais. L’Inde avait porté son problème devant les Nations Unies en toute bonne foi, et constataitqu’il n’avait pas reçu un traitement équitable. Pour des raisons purement pratiques, les représentants du Royaume-Uni et des Etats-Unis avaient fait peu de cas de la plainte de l’Inde. Ils avaient perdu de vue le fait que l’Inde, après tout, n’avait pas besoin de s’adresser aux Nations Unies : le pays était assez puissant pour défendre l’Etat et chasser ces bandes. Le Pakistan nia toute implication, et si l’Inde avait alors engagé une action quelconque, ç’eut été contre ces bandes armées qui, de toute façon, n’avaient pas lieu de se trouver là. Il s’agissait de pillards, qui tuaient et violaient comme des hommes sans foi ni loi.

On pourrait poser la question suivante : pourquoi l’Inde avait-elle proposé un plébiscite pour vérifier les souhaits des habitants ? N’était-il pas évident que la population, de majorité musulmane, opterait pour le Pakistan ? Voici la réponse : le dirigeant le plus important de cet Etat, le Cheikh Mohammad Abdullah, lui-même musulman, avait de l’Etat une conception laïque et était en faveur du rattachement à l’Inde. En fait, son influence avait été décisive pour faire accepter à Mountbatten et Nehru le rattachement du Cachemire à l’Inde. Cela en soi aurait fourni un témoignage suffisant de la volonté populaire du rattachement du Cachemire à l’Inde, mais l’Inde voulait être au-dessus de tout soupçon. D’où l’annonce d’un plébiscite ou d’un référendum sous des auspices internationaux.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne jouèrent un rôle majeur pour faire du Pakistan un partenaire dans cette entreprise, bien que ce dernier n’eût aucun lien avec le Cachemire sur le plan légal. Lorsque le Conseil de sécurité prit en considération la plainte initiale de l’Inde, le Pakistan affirma qu’il n’étaitpas matériellement impliqué ni présentsur le terrain au Cachemire. Dans ces circonstances, en acceptant l’affirmation du Pakistan qui déclarait avoir un rôle à jouer dans l’établissement du plébiscite, le Conseil de sécurité fit de cette question un problème « Inde contre Pakistan »,avec toutes les conséquences que cela impliquait.

Si les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient accepté la bonne foi de l’Inde et demandé au Gouvernement du Pakistan de ne pas s’en mêler, alors après avoir chassé les bandes armées, Nehru aurait, sans le moindre doute, organisé un plébiscite libre sous des auspices internationaux et en aurait respecté les résultats. A ce stade et selon toutes probabilités, le vote aurait réaffirmé le rattachement du Cachemire à l’Inde. Mais, à supposer que le vote se fûtprononcé en faveur du Pakistan, Nehru et Patel auraient entraîné le pays avec eux pour soutenir la partition. Le Conseil de sécurité fit du Pakistan un pays blessé, et du Cachemire un problème entre les deux pays, se nommant lui-même arbitre. L’Inde y vit une décision injustifiée, déloyale et hostile, où l’action des Etats-Unis et du Royaume-Uni avait été prépondérante.

Le rôle que jouèrent les Etats-Unis au Conseil de sécurité avait plongé l’Inde dans l’amertume et jeté un froid entre les deux pays. De temps à autre, le Conseil de sécurité, ou bien une commission désignée par ses soins ou encore un médiateur, traitait de la question du Cachemire, mais aucune solution acceptable ne fut trouvée.

Lorsqu’en 1953, le Premier ministre du Pakistan de l’époque, Mohammad Ali, se rendit à New Delhi, Nehru lui proposa directement de sortir de l’impasse en mettant en place un référendum pour la totalité de l’Etat de Jammu et Cachemire, sous la conduite d’un administrateur, à désigner pour la fin d’avril 1954.(5)

Au cours des négociations entre Nehru et Mohammad Ali, le Pakistan se tourna vers les Etats-Unis en quête d’une alliance militaire. Ces derniers recherchaient en Asie des alliés susceptibles de leur fournir des bases militaires et un soutien politique dans leurs efforts pour combattre l’expansion du communisme. En adhérant à cette alliance anticommuniste, on bénéficiait de l’assistance militaire dans le cadre du Programme d’alliance militaire (MAP) approuvé par le Congrès, cela faisait partie de la Loi sur la sécurité mutuelle. Le Pakistan y vit une superbe occasion de réaliser son ambition de neutraliser la puissance militaire de l’Inde, relativement plus importante. Le Pakistan pourrait entrer dans l’alliance occidentale et ainsi s’assurer une fourniture d’armes, qui contribuerait en tout cas, à réduire le déséquilibre militaire entre le Pakistan et l’Inde. Le 12 juin 1952, l’ambassadeur du Pakistan aux Etats-Unis déclara publiquement que son pays était formellement du côté de l’Occident : « Ne comptez pas le Pakistan au nombre des nations neutres de l’Asie. Fondamentalement nos sympathies penchent fortement vers l’Occident. » (6)

En 1953, Dwight Eisenhower, du Parti républicain, devint le trente-quatrième président des Etats-Unis et choisit John Foster Dulles au poste de secrétaire d’Etat. Or, en politique étrangère, tous deux donnaient la plus haute priorité au besoin de contenir le communisme. L’alliance militaire avec le Pakistan devenait donc une question d’urgence. Et en février 1954, les Etats-Unis et le Pakistan annoncèrent leur décision de conclure une telle alliance entre leurs deux pays.

Le 24 février 1954, Eisenhower prit la précaution d’écrire à Nehru pour l’assurer que « cette action n’était en aucune façon dirigée contre l’Inde. » Il donna à Nehru l’assurance que l’aide militaire accordée au Pakistan ne serait pas utilisée contre l’Inde. Il ajouta encore que cette évolution n’affectait en rien les relations de son pays avec l’Inde et qu’il recommandait au Congrès de poursuivre l’aide économique et technique que l’Amérique fournissait à l’Inde. (7)

Les Pakistanais jubilaient : c’était un coup de maître. En ce qui les concernait, l’aide militaire américaine les placerait dans une bien meilleure position sur le plan militaire pour traiter avec l’Inde. Eisenhower avait assuré à Nehru que, si l’Inde décidait de demander une aide militaire dans le cadre de la législation de sécurité mutuelle, sa requête ferait l’objet d’un examen des plus bienveillants. Mais il n’était pas question pour l’Inde de participer à un arrangement de « sécurité mutuelle » ni de rechercher de l’aide militaire sur cette base.

Cette évolution créait une situation nouvelle. Le Guerre Froide entre les deux superpuissances était maintenant au seuil de l’Inde. Avec le Pakistan dans l’alliance militaire occidentale, la possibilité d’une résolution pacifique des problèmes réciproques entre l’Inde et le Pakistan se trouvait maintenant compromise. Le 1er mars 1954, Nehru annonça au Parlement :

L’aide militaire accordée au Pakistan par les Etats-Unis constitue une forme d’intervention dans ces problèmes, susceptible d’avoir une portée considérable, bien plus que les types d’intervention antérieurs. (8)

Aux Etats-Unis, un grand nombre de gens comprirent que le Pakistan était entré dans l’alliance militaire pour combattre l’Inde, et non pas le communisme. Le sénateur William J. Fulbright, de l’Arkansas, le dit précisément :

Je pense que la décision de fournir des armes au Pakistan est une regrettable erreur. J’ai le plus grand respect pour le peuple pakistanais, comme pour le peuple indien. Leurs difficultés réciproques comportent des menaces de guerre, aussi sommes-nous bien conscients de la tension qui existe entre eux et par conséquent nous aurions dû faire preuve d’une plus grande prudence dans nos relations avec eux… Je désapprouve cette action et je souhaite que le compte rendu fasse clairement état de ma désapprobation, parce que, dans l’avenir, lorsque les conséquences de cette politique seront évidentes pour tous, je veux que l’on sache bien où sont les responsabilités. (9)

Par la suite, A.T.  Steele, un correspondant américain qui avait effectué un séjour au Pakistan, écrivit dans le New York Herald Tribune(7 juin 1956) : « Le Pakistanais moyen ne redoute guère la menace communiste, si tant est qu’il y réfléchisse. Il manifeste de l’hostilité envers l’Inde, plutôt qu’envers l’Union soviétique. Et il suppose que dans l’éventualité d’une confrontation avec l’Inde, on puisera dans les approvisionnements américains. » Cellar, député démocrate, ne mâcha pas non plus ses mots. Il était en désaccord avec l’appréciation du Département de la Défense des Etats-Unis disant qu’« un Pakistan militarisé est essentiel face à la neutralité de l’Inde dans l’éventualité d’une invasion soviétique de l’Asie du Sud-Est. » De retour d’Inde et du Pakistan, Cellar exprima ses impressions et son point de vue sans ambiguïté : « Les Communistes russes et/ou chinois s’enfonceraient dans le Pakistan comme dans du beurre. Nehru et son conseil des ministres avaient le sentiment que si cette aide était accordée, il leur faudrait se remettre à niveau avec la nouvelle force militaire du Pakistan en développant l’armée indienne. Cela entraverait considérablement le programme social et économique préconisé par Nehru pour relever le niveau de vie de 400 millions d’Indiens. Pour la propagande communiste, une aide américaine de ce genre apporterait de l’eau à leur moulin. » Cellar n’était pas contre l’aide au Pakistan, mais il croyait que lesEtats-Unis devraient fournir une aide économique plutôt que militaire. Il ajouta : « Il nous faut entretenir l’amitié avec les deux pays – le Pakistan et l’Inde. Il nous faut aider chaque pays par tous les moyens possibles. Ils sont en effet dignes de recevoir notre aide, mais il ne faut pas aider l’un aux dépens de l’autre. » (10)

L’ambassadeur Chester Bowles exprima son opposition au pacte militaire avec le Pakistan de façon tout aussi directe : « C’est une mauvaise arithmétique de s’aliéner 360 millions d’Indiens afin d’aider 80 millions de Pakistanais répartis sur un territoire scindé en deux parties, séparées par 1.600 km de territoire indien. Au lieu d’un apport à la stabilité du sous-continent, cela créera de nouvelles tensions et de nouveaux soupçons, et contribuera ainsi davantage à l’insécurité. » (11)

En Inde, la presse était également inquiète et outrée. The Hindustan Times, puissant champion du « Monde libre », exprima les sentiments du peuple indien : « Si l’on entraîne le Pakistan dans l’Organisation de Défense du Moyen-Orient, on entraîne du même coup tout le sous-continent indien dans la guerre, et nul ne peut dire que cette question ne concerne pas l’Inde. Aucune partie du territoire du sous-continent indo-pakistanais ne peut être entraînée ailleursdans des engagements militaires, sans que l’Inde ne s’y trouve aussi  engagée. » (12) Le 12 décembre 1953, on pouvait lire dans le même journal à l’éditorial : « Nous ne pouvons croire que l’objectif de Washington soit de s’aliéner l’Inde, ni d’affaiblir les forces de la démocratie en Asie… Nous ne pouvons concevoir un acte plus hostile envers l’Inde que celui aboutissant à l’accord proposé par les Etats-Unis. »

En dépit de la force bien connue des points de vue de l’Inde, de nombreux dirigeants politiques, surtout dans le Parti républicain, se prononcèrent en faveur du pacte avec le Pakistan, sous la conduite du vice-président Richard Nixon et du dirigeant républicain du Sénat, William Knowland. Ce dernier conseilla à Eisenhower d’aller de l’avant par rapport au pacte, sans s’inquiéter indûment des objections de l’Inde. « Si l’on diffère l’aide américaine en raison des protestations de l’Inde neutre, » dit le Sénateur, « cela serait décourageant pour ces nations disposées à se déclarer publiquement du côté du Monde libre… Ces nations risqueraient alors de penser qu’il valait mieux jouer le jeu du neutralismeindien, plutôt que d’unir sa destinée à celle des nations libres. » (13)

Ce sont les opinions du vice-président Nixon, du Sénateur Knowland et d’autres du même avis, qui l’emportèrent, et le Pacte d’assistance de défense mutuelle entre les Etats-Unis et le Pakistan fut signé à Karachi le 19 mai 1954.

Tel fut le débat brûlant sur la question de l’alliance militaire entre lesEtats-Unis et le Pakistan. Cet événement affecta considérablement la ligne de conduite que l’Inde prit par la suite en politique étrangère. Jusque-là, l’Inde professait la neutralité et le non-alignement. L’armement du Pakistan, qui avait apparemment pour but de combattre l’expansion du communisme en Asie, créait en réalité, de la part de ce pays, une menace accrue vis-à-vis de l’Inde. Certainement, ce qui était évident pour tant d’Américains n’aurait pu échapper à Eisenhower non plus. Pourquoi donc, un chef militaire d’une stature si exceptionnelle, profondément attaché à la liberté et à la stabilité de nations démocratiques comme l’Inde, avait-il approuvécette proposition ? A l’époque, rien ne donnait aux Indiens l’impression qu’Eisenhower fût hostile à leur pays. Et rétrospectivement, rien non plus, même aujourd’hui. Le vice-président Nixon, par contre, l’était. Mais dans le système de gouvernement américain, c’est le Président qui prend personnellement les décisions importantes, avec l’aide du personnel de la Maison-Blanche. Par conséquent, Eisenhower a dû avoir la conviction que cette action répondait à un besoin essentiel. Fut-il également conseillé par des puissances étrangères ? Le célèbre commentateur politique américain Selig S. Harrison avait à ce sujet la théorie suivante :

Dans une série de trois articles publiés le 10 août, le 24 août et le 7 septembre 1959, dans le journal New Republic, Selig S. Harrison a rapporté avec justesse comment et pourquoi les Etats-Unis en sont venus à prendre la décision d’accorder au Pakistan une aide militaire, et plus tard à mettre sur pied l’Organisation du traité pour l’Asie du Sud-Est (OTASE) à laquelle adhéra le Pakistan. Selon lui, en adoptant cette décision de politique, les Etats-Unis furent influencés par l’opinion de certains fonctionnaires britanniques bien en vue : il fallait préparer le Pakistan à combler le vide créé par le retrait de la Grande-Bretagne du sous-continent indien. L’influence britannique mise à part, le désir de certains Républicains influents de se montrer sévères à l’égard de Nehru joua un rôle important dans l’élaboration de cette politique. Pour conclure, Selig S. Harrison ajouta que le vice-président Nixon « préconisa cette alliance (avec le Pakistan) non pas pour sa soi-disant valeur de défense contre l’agression, mais pour la raison même qui avait incité le Pakistan à rechercher de l’aide – pour servir de contre-pouvoirau neutralisme confirmé de l’Inde de Jawaharlal Nehru. » Il n’est pas étonnant que de nombreux Indiens en aient eu le soupçon. (14)

A partir de 1954, pendant tout le mandat du général Eisenhower (jusqu’en 1961), le Pakistan continua à recevoir une aide militaire substantielle sous forme d’armement et d’avions modernes pour les combats terrestres et aériens. Eisenhower donna personnellement à Nehru l’assurance qu’aucune aide militaire fournie dans le cadre du Programme d’assistance militaire de sécurité mutuelle ne pourrait être ou ne serait utilisée contre l’Inde, et que les Etats-Unis veilleraient au respect de cette condition par le Pakistan. Toutefois, l’Inde savait que le Pakistan ne s’embarrasserait guère de telles subtilités. En conséquence, l’Inde devait se préparer à l’éventualité de voir le Pakistan faire usage de sa force militaire d’acquisition récente. Ainsi, la conclusion du pacte entre les Etats-Unis et le Pakistan en 1954 obligea l’Inde à revoir ses priorités nationales et à entreprendre un effort beaucoup plus important pour augmenter la capacité de défense du pays.

C’est à ce moment-là que l’URSS manifesta envers l’Inde davantage de cordialité. Précédemment, les représentants de l’URSS au Conseil de sécurité faisaient preuve de détachement au cours des débats sur la question du Cachemire. Par la suite, ils apportèrent ouvertement leur soutien au point de vue de l’Inde. Il en résultat une amitié croissante entre l’Inde et l’URSS, qui s’appuyait sur des principes d’entraide, de coexistence et de non-ingérence dans les affaires intérieures l’une de l’autre. L’URSS commença à soutenir ouvertement la position de l’Inde qui affirmait que le Cachemire était un problème national indien puisque l’Etat de Jammu et Cachemire faisait partie intégrante de l’Inde. Au cours de leur visite en Inde en décembre 1955, le Premier ministre soviétique Boulganine et le Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, Khrouchtchev, affirmèrent publiquement ce soutien sans ambiguïté. L’URSS disposa de son droit de veto pour s’assurer que le Conseil de sécurité ne passerait aucune autre résolution à propos du Cachemire, si l’Inde la jugeait irrecevable.

Nehru se lança alors sur la scène mondiale en qualité de promoteur et dirigeant du non-alignement. Cependant, les rencontres de nations non-alignées devinrent une plate-forme pour des diatribes contre l’Occident impérialiste, et l’impression alla croissant que certains membres de ce groupe faisaient office de porte-parole « substituts » pour l’Union soviétique et promouvaient la conception soviétique du monde et l’hostilité à l’égard de l’Occident. Nehru jouait maintenant le rôle de dirigeant sur la scène internationale. Avec Nasser d’Egypte et Tito de Yougoslavie, ils constituaient le triumvirat de pointe des pays du Tiers-Monde. Pendant la crise de Suez en 1956, Nehru soutint l’Egypte avec force, ce qui l’éloigna encore des pays occidentaux. Au cours des crises coréenne, cambodgienne, ou vietnamienne, l’Inde joua un rôle que certains pays qualifièrent de « monumental ».

Bien qu’irrités par l’Inde, lesEtats-Unis reconnurent qu’il était nécessaire d’étendre l’aide économique à l’Inde en dépit des différends, pour permettre une poursuite rapide du développement démocratique. Après tout, ce pays disposait d’un gouvernement élu au suffrage universel, d’un code de droit judiciaire indépendant, et garantissait les droits de l’homme et la liberté de la presse. Et l’Inde, qui faisait partie du Monde libre, comptait un cinquième de la population mondiale. Aussi, pendant toute cette période, l’Inde continua à recevoir desEtats-Unis une assistance économique et technique généreuse. En fait, en valeur absolue, l’Inde bénéficia tous les ans de la fraction la plus importante de l’assistance économique américaine.

En 1961, John F. Kennedy devint le trente-cinquième président desEtats-Unis d’Amérique. Il avait quarante-quatre ans. Une nouvelle génération avait pris la relève en Amérique. A la Maison-Blanche, on assista à un changement d’attitudes spectaculaire envers l’Inde. « L’effet Nixon » disparut, remplacé par l’influence d’amis de l’Inde comme les ambassadeurs Galbraith et Chester Bowles. A la Maison-Blanche, deux nouveaux conseillers parmi les plus poches du président, McGeorge Bundy et R.W. Komer, manifestaient aussi leur sympathie envers l’Inde.

Sur la question du Cachemire, Kennedy opta pour une politique d’abstention, et fit savoir que selon lui, ce problème ne pouvait trouver de solution que par la négociation et l’accord entre les deux parties. Si, dans l’administration précédente, on avait accepté la thèse de Nixon, qui considérait l’Inde comme une menace permanente pour l’existence même du Pakistan, Kennedy refusa par contrede suivre cette appréciation. Il partageait également les points de vue des ambassadeurs Galbraith et Bowles : l’intérêt des Etats-Unis était de fournir une assistance à l’Inde. Ainsi en 1961-62, les choses se présentaient bien pour l’Inde.

On vit un écho de cette nouvelle approche de la politique envers l’Inde dans un mémorandum de la Maison-Blanche en date du 11 janvier 1962, préparé par R.W. Komer, (15) avec des commentaires sur un document du département d’Etat « Instructions concernant les relations américaines avec l’Asie du Sud. » :

Tout en convenant, selon la position du département d’Etat, que nous ne devrions pas accéderaux suggestions offensantes du Pakistan concernant la manière dont lesEtats-Unis devraient mener leur politique, je pense que nous devrionsaller plus loin et utiliser cette opportunité pour faire comprendre à Ayub que [tout en le protégeant contre l’Inde], nous ne pouvons soutenir ses ambitions vis-à-vis de ce pays, par exemple au Cachemire. Nous nous heurtons à tant de différends avec Ayub que je me demande s’il est bon que nous attendions plus longtemps pour lui expliquer les limites, tout autant que les avantagesde notre soutien.

Comme le fait remarquer le mémorandum d’Etat, s’il faut choisir entre le Pakistan et l’Inde, la seconde est bien plus importante… (16)

On trouve un peu plus loin le commentaire suivant :

Tôt ou tard, si le conflit à la frontière sino-indienne empire, il nous faudra envisager des ventes d’armes importantes à l’Inde, probablement avec une remise. Ayub poussera des hauts cris à ce sujet, à moins que la question du Cachemire ne soit déjà réglée et qu’il sache déjà que nous sommes résolus à poursuivre dans ce sens.

En juin 1962, le développement des relations indo-américaines subit un contretemps à la suite des achats d’avions soviétiques MiG. Si Kennedy comprenait que l’Inde éprouvât le besoin d’acquérir des appareils militaires supersoniques, il désirait vivement que l’Ouest répondît à cette demande, pour des raisons politiques évidentes. Cette question fit l’objet d’un débat de la part de Kennedy au cours d’une réunion à la Maison-Blanche le 14 juin 1962, en présence du secrétaire d’Etat à la Défense Robert McNamara, du sous-secrétaire George Ball, des ambassadeurs Galbraith et McConaughy, de McGeorge Bundy et R.W. Komer, ainsi que d’autres. A cette réunion, Kennedy décida d’envoyer à Nehru, par l’intermédiaire de l’ambassadeur Galbraith, un exposé circonstancié à ce sujet pour expliquer le point de vue du Président. D’après les archives dont nous disposons, il semble que Kennedy ait demandé au Gouvernement britannique d’offrir à l’Inde des appareils supersoniques Lightning. De plus, Kennedy approuva une offre simultanée des Etats-Unis de vendre à l’Inde neuf appareils de transport C-130 contre des roupies. Toutes ces tractations avaient pour but de fournir une alternative au contrat MiG alors en examen avec l’Union soviétique. A ce propos, Kennedy envoya à Nehru la lettre suivante :

Monsieur le Premier ministre,

Je sais que vous envisagez la question importante de passer une commande d’avions supersoniques. Au cours des derniers jours, j’ai examiné avec soin les aspects de cette affaire qui ont un rapport avec nos problèmes et nos objectifs. J’ai eu un long entretien avec M. l’Ambassadeur Galbraith, et je lui demande de vous remettre un exposé détaillé de nos réflexions lors de son retour à Delhi lundi prochain. Entre temps, je vous envoie ce message provisoire, simplement pour vous indiquer qu’il est de notre plus haut intérêt de contribuer à mettre au point une réponse à cette question, qui servira nos intérêts communs.

Avec toute ma considération

John F. Kennedy.

Comme cela a été mentionné plus haut, la Maison-Blanche envisageait déjà que les relations sino-indiennes pourraient se dégrader et que l’Inde aurait alors un besoin immédiat de l’assistance militaire américaine pour combattre une éventuelle agression chinoise. En tenant compte de cette éventualité et aussi de l’impérative nécessité, pour lui, d’avoir de son côté l’opinion du Congrès et celle du public,le président sentit que le contrat MiG risquait de créer des problèmes susceptibles d’entraver une réponse rapide. Néanmoins, il se rendait compte à quel point il était essentiel pour l’Inde, à cette époque, de se procurer des appareils supersoniques, étant donné la double menace que représentaient le Pakistan et la Chine.

Le 20 juin 1962, le Président Kennedy tint une autre réunion sur les problèmes indo-pakistanais en présence de l’ambassadeur McConaughy (ambassadeur américain au Pakistan), de McGeorge Bundy et R.W. Komer. Selon les instructions reçues, l’ambassadeur McConaughy devait dire au Président Ayub qu’en faisant cette contre-proposition, son pays agissait au mieux des intérêts du Pakistan, tout autant que desEtats-Unis,car fournir à l’Inde des avions à réaction sous contrôle de l’Ouest était infiniment préférable à la laisser s’approvisionner sans aucun contrôle aux sources soviétiques. Cependant, si le contrat MiG était conclu, on dirait au Président Ayub que « cela ne changeait guère l’équilibre militaire (pour se prémunir contre de nouvelles demandes de jets par le Pakistan)… ». De plus, indépendamment de ce qui se passait pour le contrat MiG, le président se demandait s’il devait, ou non, procurer d’autres jets aux Pakistanais.

McGhee, l’un des participants à cette réunion, remarqua que « les Pakistanais désiraient obtenir desEtats-Unis l’engagement public qu’ils garantiraient la sécurité du Pakistan dans le cas d’une agression indienne. Il avait le sentiment qu’il pourrait s’avérer essentiel de réitérer, sous une forme ou une autre,la garantie donnée au Pakistan, afin d’apaiser le Président Ayub, au cas où le Royaume-Uni et nous-mêmes fournirions des avions à l’Inde. Le Président dit qu’il lui répugnait extrêmement de prendre de nouveaux engagements à l’égard des Pakistanais et demanda pourquoi, en premier lieu, on avait accepté de s’engager de cette façon.» (17)

Finalement, le ministre indien de la Défense, Krishna Menon, rejeta la proposition britannique de fournir des appareils supersoniques Lightning qui, pensait-il, étaient onéreux, et poursuivit le contrat MiG. Cette décision causa sûrement une déception àKennedymais, comme nous le verrons plus tard, il n’en tint pas rigueur à l’Inde, quand à peine quatre mois plus tard,celle-ci dut faire appel à lui pour une aide militaire immédiate, incluant des avions.

Le 20 octobre 1962, la République Populaire de Chine lança une invasion massive de l’Inde et infligea à l’armée indienne une écrasante défaite. Pour Nehru, ce fut de loin l’expérience la plus traumatisante de sa vie. Au cours des années précédentes, il avait fait tous les efforts possibles pour traiter la Chine en amie. L’Inde fut parmi les premiers pays à reconnaître le nouveau régime communiste en Chine et à promouvoir des relations amicales entre les peuples des deux pays. En 1954, le Premier ministre de Chine, Zhou En-Lai, en visitant l’Inde, aurait assuré à Nehru qu’il n’existait guère de problèmes majeurs au sujet des frontières entre les deux pays. Mais au bout de quelques années, les Chinois commencèrent à empiéter sur les frontières de l’Inde. Et quand en octobre 1962, l’Inde prit des mesures pour arrêter les intrusions chinoises en territoire indien, l’armée chinoise envahit l’Inde en force. L’armée indienne, qui n’avait aucune préparation ni aucun équipement, fut mise en déroute. Les plaines du nord de l’Inde se trouvèrent alorsà la merci des forces chinoises. Cela engendra une situation de précarité extrême pour le pays. L’Union soviétique ne put venir en aide à l’Inde, malgré leurs bons rapports. La Chine et l’URSS n’avaient pas encore rompu leurs relations et, naturellement, toutes deux étaient des pays communistes.

La politique chinoise de Nehru, sa politique de défense et sa politique de non-alignement semblaient toutesavoir échoué. Il fut obligé, dans l’intérêt national, de se tourner vers les Etats-Unis d’Amérique en quête d’une aide militaire immédiate.

C’était une chance pour l’Inde qu’un homme d’Etat doué d’esprit de décision et d’une large vision du monde, comme l’était Kennedy, fut à l’époque président des Etats-Unis. Les nouvelles de l’attaque chinoise l’inquiétaient profondément et il était prêt à écouter Nehru pour savoir comment les Etats-Unis pourraient aider l’Inde.

Le 26 octobre 1962, l’ambassadeur B.K. Nehru rencontra le Président Kennedy et lui remit la lettre où Nehru demandait une aide militaire immédiate. Pendant ce temps, l’armée indienne avait été obligée de se replier dans une vaste zone le long de la frontière sino-indienne, au nord-ouest et au nord-est. Les Chinois avaient occupé des endroits habités et avaient même pénétré au-delà du territoire qu’ils revendiquaient autrefois. Les agresseurs proposaient un cessez-le-feu et un retrait des deux pays à vingt kilomètres de la ligne de combat, mais le Gouvernement indien avait refusé cette offre. La Pravda, organe du Gouvernement d’URSS, avait qualifié l’offre chinoise de raisonnable et incitait l’Inde à accepter.

Kennedy répondit immédiatement et envoya à Nehru la lettre suivante :

Monsieur le Premier ministre,

Votre ambassadeur m’a remis votre lettre hier soir, inspirée par une situation difficile et douloureuse pour vous et triste pour le monde entier. En un sens, votre lettre me fait plaisir ; elle me permet en effet de vous dire ce que j’ai dans le coeur depuis que les Chinois ont commencé à pousser leur offensive en territoire indien. Je sais que je peux parler au nom de mon pays tout entier lorsque je dis que, dans cette situation, notre sympathie vous esttout acquise. Dans vos tractations avec les Chinois, vous avez fait preuve d’un degré impressionnant de constance et de patience. Vous avez mis en pratique ce que tous les grands chefs religieux ont préconisé et que si peu de leurs disciples ont été en mesure de faire. Hélas ! Il semble que, pour être efficace dans un conflit, cet enseignement doive être partagé par les deux côtés.

Je veux vous apporter mon soutien autant que ma sympathie. C’est une question pratique, et, si vous le souhaitez, mon ambassadeur à New Delhi peut discuter avec vous et les fonctionnaires de votre gouvernement de ce que nous pouvons faire pour traduire notre soutien selon des modalités qui soient concrètement les plus utiles pour vous aussitôt que possible.

Avec toute notre sympathie pour l’Inde et nos voeux personnels les plus cordiaux.

Avec toute ma considération.

John F. Kennedy. (18)

Le 28 octobre 1962, Kennedy écrivit à Ayub, pour lui donner la garantie également que les Etats-Unis « s’assureraient, bien entendu, que toute l’aide que nous apportons sera utilisée uniquement contre les Chinois. »

On entreprit immédiatement des démarches pratiques pour fournir l’aide militaire à l’Inde. Dans cet effort, Kennedy et Harold McMillan travaillèrent en étroite collaboration. Dans sa lettre du 19 novembre 1962, Nehru demandait, entre autres choses, « 12 escadrilles de chasseurs tous temps avec des équipages américains pour les opérations au-dessus de l’Inde et deux escadrilles de B-47 avec équipages indiens. »

On examina d’urgence les demandes de l’Inde. Kennedy lui-même convoquait fréquemment des réunions à la Maison-Blanche et prenait des décisions si nécessaire.

Comme on pouvait s’y attendre, Ayub déposa une vive protestation, exprimant son opposition à toute aide militaire à l’Inde qui, craignait-il, menacerait ultérieurement la sécurité de son pays. Ayub ajouta qu’en tout cas, l’aide militaire à l’Inde devait être conditionnelle à un règlement préalable de la question du Cachemire. Par lettre du 17 décembre 1962, Ayub définit ces modalités à Kennedy qui lui envoya la réponse suivante le 22 décembre.

Monsieur le Président Ayub,

Je vous remercie de vos deux lettres du 17 décembre. Sur la question du barrage deTarbela, je vous répondrai par courrier séparé. Je veux me donner la chance d’entendre les points de vue de mes conseillers sur ce problème difficile et complexe.

En ce qui concerne votre autre lettre, je l’ai examinée à Nassau avec le Premier ministre Macmillan. Après une discussion exhaustive sur les problèmes soulevés par l’agression de la Chine communiste contre l’Inde, nous sommes parvenus à une ligne de conduite qui semble prudente en ce moment pour faire face à ce défi – et susceptible de servir au mieux les intérêts du Monde libre. Nous nous sommes mis d’accord sur un programme d’assistance militaire raisonnable et modeste, destiné uniquement à permettre à l’Inde de mieux se défendre si les communistes chinois renouvelaient précocement leurs attaques.

Refuser à l’Inde les exigences minimales en matière de défense ne ferait qu’encourager une autre agression de la Chine communiste, agression où nous voyons tous deux fondamentalement une menace aussi grave pour le Pakistan que pour l’Inde. C’est pourquoi on ne peut attendre le règlement de la question du Cachemire pour fournir des armes. Passé ce stade, cependant, nous prendrons certainement en compte toute intransigeance unilatérale à propos du Cachemire comme facteur pour déterminer l’étendue et le rythme de notre aide.

Le Premier ministre et moi-même avons pleinement conscience de la superbe occasion qui existe maintenant pour le règlement de cette question importante dans le Monde libre. Comme vous le savez, notre souci premier concerne la défense à longue portée du sous-continent dans le contexte de notre stratégie mondiale. Aucune autre démarche ne pourrait contribuer autant à la sécurité du sous-continent que la résolution du problème du Cachemire. En dépit du processus probablement douloureux, qui prendra du temps, nous envisageons avec confiance un réel progrès dans les discussions ministérielles qui nous attendent.

L’ambassadeur McConaughy, qui a participé à toutes nos délibérations, vous donnera un compte rendu complet des réunions de Washington et de Nassau.

Avec toute ma considération personnelle cordiale.

Respectueusement.

John F. Kennedy. (19)

Ayub n’était pas convaincu. Lui-même et Bhutto, son ministre des Affaires étrangères, poursuivirent leur opposition, exprimant l’opinion que l’Inde ne devrait pas recevoir d’assistance militaire, parce qu’à leur avis, les Chinois ne renouvelleraient pas leur attaque contre l’Inde. Kennedy prit note des protestations pakistanaises, mais maintint sa politique et continua d’envoyer une aide militaire à l’Inde. Immédiatement après avoir envoyé sa lettre à Ayub, datée du 22 décembre 1962, il poussa plus loin le projet de renforcer son aide militaire envers l’Inde, en incluant le secteur de la « défense aérienne », et fit à MacMillan la proposition suivante :

Maintenant que les Indiens nous ont fait savoir qu’ils accueilleraient la visite d’une équipe américano-britannique de défense aérienne, nous sommes prêts à aller de l’avant et à envoyer nos experts sur le terrain. Dans la dernière lettre qu’il m’a adressée, le Premier ministre Nehru me disait : « Le plus tôt sera le mieux. »

Le petit groupe d’officiers que nous sélectionnons pour cette équipe peut arriver à Londres vers le 15 janvier, si cela vous convient. Après plusieurs jours de travail avec vos officiers, toute l’équipe pourrait alors se rendre en Inde. (20)

Les propositions ci-dessus servirent de base aux actions ultérieures. Le 9 mai 1963, la question sensible de la « défense aérienne pour l’Inde » fit l’objet d’une discussion au cours d’une réunion du Conseil national de sécurité, lorsque le Président Kennedy « approuva d’aller de l’avant en se conformant aux dispositions prises au sujet de la défense aérienne en faveur de l’Inde, recommandées au président par le secrétaire d’Etat dans son mémorandum du 8 mai 1963 », et « demanda aux secrétaires d’Etat et de la Défense de leur recommander la meilleure façon de procéder unilatéralement, au cas où le Royaume-Uni montrerait des réticences à s’engager selon les dispositions communes pour la défense aérienne de l’Inde.» (21)

Bien que Kennedy fût prêt à aller de l’avant unilatéralement dans ce programme de défense aérienne, il fut en mesure de s’assurer également le soutien britannique. Kennedy et McMillan mirent au point une politique commune qu’ils annoncèrent dans un communiqué commun le 30 juin 1963 : ils continueraient à aider l’Inde en fournissant l’aide militaire supplémentaire pour renforcer sa force défensive dans l’éventualité d’une nouvelle attaque de la Chine communiste. Le Pakistan qualifia cette mesure d’ « alliance tacite » entre le bloc anglo-américain et « l’Inde non-engagée » et soutint : « Sans entrer dans une alliance formelle avec l’administration Nehru, le Président Kennedy et le Premier ministre Macmillan ont décidé maintenant d’accorder à l’Inde les nombreux ‘avantages’ et la sécurité dont bénéficient normalement des membres d’une alliance militaire. »(22)

Ces commentaires et ces insinuations ne firent pas dévier les Etats-Unis, mais Kennedy décida que cela vaudrait la peine d’envoyer son émissaire au Pakistan pour expliquer la politique américaine et demander au président pakistanais de clarifier et de déterminer sa position. En septembre 1963, le sous-secrétaire Ball du département d’Etat entreprit cette mission, qui était en réalité une continuation des conversations précédentes, que le gouverneur Harriman et le secrétaire d’Etat Dean Rusk avaient échangéesavec Ayub, respectivement en novembre 1962 et avril 1963.

Ball devait expliquer cette politique, mais on lui demanda aussi d’obtenir :

  1. Une définition bien précisée de la politique du Pakistan à l’égard des communistes chinois et une assurance que le Gouvernement du Pakistan n’adoptera pas une attitude de rapprochement qui l’engagerait davantage envers les communistes chinois,au détriment des relations d’alliance.
  2. La reconnaissance que les attaques publiques contre les Etats-Unis et les relations d’alliance sont allées trop loin et qu’il doit prendre des mesures pour inverser ce mouvement.
  3. Une déclaration du Président Ayub affirmant qu’il accepte volontiers de se conformer à une version des relations d’alliance américano-pakistanaise, qui soit compatible avec la poursuite de l’assistance militaire occidentale à l’Inde, destinée à accroître la capacité de l’Indeà résister à la pression communiste chinoise.
  4. Un accord sur le fait que le Cachemire est un problème du sous-continent, non un problème américain. Ses mouvements pour se rapprocher de la Chine communiste et son refus de reconnaître la menace que la Chine fait peser sur le sous-continent ont réduit de façon abrupte notre capacité à contribuer à la résolution de ce problème. Pour vos entretiens avec Ayub, vous recevrez en temps utile des instructions plus spécifiques sur la ligne de conduite à suivre par rapport à la proposition de médiation au Cachemire. (23)

De plus, on demanda à Ball, au cas oùles échanges se dérouleraient bien et s’il le jugeait nécessaire, de promettre à Ayub que les Etats-Unis viendraient à son aide, dans le cas d’une agression contre le Pakistan, d’où qu’elle vienne. Ball fut également autorisé à proposer une étude militaire commune entre les Etats-Unis et le Pakistan, à propos de la menace sino-soviétique.

On remit ce message sévère, clair et cependant amical. Il est important de noter que Kennedy avait fait comprendre fermement à Ayub que l’aide militaire à l’Inde se poursuivrait et qu’il lui faudrait accepter les relations indo-américaines. Le message disait aussi bien haut et clair que le Cachemire était un « problème du sous-continent », non un problème américain ; il précisait en outre, quesi les Etats-Unis s’efforçaient de trouver une solution acceptable aux deux parties, l’aide militaire à l’Inde ne pouvait être soumise à une résolution du problème du Cachemire.

C’est à peu près le même message que le secrétaire à la Défense des Etats-Unis Robert McNamara communiqua à la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants.

Notre assistance militaire à l’Inde a profondément troublé le Pakistan, comme vous en avez bien conscience. Néanmoins, il est important pour le Monde libre tout entier, y compris le Pakistan, que l’Inde soit en mesure de se défendre contre l’agression de la Chine communiste. Les Etats-Unis se sont donné beaucoup de peine pour assurer auGouvernement du Pakistan que l’aide apportée à l’Inde ne se fera pas au détriment de la sécurité du Pakistan, vis-à-vis duquel nous sommes engagés dans le cadre de nos accords de défense réciproques.(24)

Les relations indo-américaines étaient devenues maintenant plus étroites. Sans appréhension, l’Inde commença à discuter de ses plans de défense avec les autorités militaires des Etats-Unis. Selon les recommandations de l’ambassadeur Chester Bowles, on prépara un plan quinquennal d’assistance militaire, qui comportait la livraison d’avions de haute performance pour les forces aériennes indiennes, et ce projet était sur le point d’aboutir quand, le 22 novembre 1963, Kennedy fut assassiné.

Ce fut un drame pour l’Inde qui considérait Kennedy comme un ami très proche. Auteur de la Résolution indienne au Congrès, il s’était prononcé fréquemment en faveur de l’aide à ce pays. Il avait choisi l’Inde comme un vaste terrain d’expérience en démocratie. Quand il entra en fonction en 1961, les relations indo-américaines étaient au plus bas. Vis-à-vis de la neutralité de l’Inde, le Gouvernement américain avait oscillé entre l’ambivalence et une hostilité muette. Sous Kennedy, cette situation évolua de façon spectaculaire. Pour lui, une Inde libre, forte et prospère constituait le contrepoids le plus efficace face à la Chine communiste, ce qui justifiait pleinement l’assistance économique et militaire. La neutralité de l’Inde n’était plus perçuecomme un sujet d’agacement, mais comme une volonté de reprendre de l’assurance, dans la dignité, de la part d’un pays qui avait vaincu le joug de la domination étrangère et désirait vivement conserver son indépendance. Sur la question du Cachemire, Kennedy avait opté pour une politique d’abstention. Cela signifiait qu’il ne souhaitait pas favoriser une solution particulière.

Au cours du mandat de Kennedy, on assista à une révision complète des relations avec le Pakistan, ce fut l’évolution la plus significative. Le président rejeta personnellement l’assertion du Pakistan disant que son existence était mise en danger par une Inde agressive. Il donna suite à cette idée en faisant savoir au Pakistan que l’alliance américano-pakistanaise ne lui donnait aucun droit à s’opposer aux relations des Etats-Unis avec l’Inde, et que cette alliance devrait tenir compte de la nouvelle politique américaine qui comptait entretenir des relations étroites avec l’Inde démocratique.

La succession de Kennedy à la Maison-Blanche revenait au vice-président Lyndon Baines Johnson. Il était du même parti politique que Kennedy et avait été élu avec lui comme son coéquipier ; mais il avait une personnalité entièrement différente. A la Maison-Blanche, une fois encore, l’atmosphère changea de façon spectaculaire. On garda cependant une certaine continuité dans le traitement des affaires et dans « l’accompagnement »  du nouveau président du fait qu’il n’y eut presque pas de changements parmi le personnel au sommet de la Maison-Blanche. McGeorge Bundy et R.W. Komer conservèrent leurs postes clés. Johnson demanda aussi à Chester Bowles de continuer à New Delhi et rassura Nehru en lui disant que Bowles, un de ses vieux amis, avait la pleine confiance du nouveau président.

Qu’il s’agisse des comptes rendus aseptisés des réunions à la Maison-Blanche à cette époque, des messages transmis au Président Johnson par le secrétaire d’Etat Dean Rusk, des lettres et missives envoyées par l’ambassadeur Chester Bowles de New Delhi et par l’ambassadeur McConaughy de Karachi, ainsi que des commentaires présentés par McGeorge Bundy et R.W. Komer, des remarques du secrétaire à la Défense Robert McNamara et du Directeur de la C.I.A. – la lecture en est captivante : tous démontrent à quel point les relations indo-américaines étaient inextricablement mêlées aux relations américano-pakistanaises, indo-pakistanaises, sino-pakistanaises et sino-indiennes.(25)

Pour essayer de construire de nouveaux ponts avec l’administration Johnson, le Pakistan réagit immédiatement. Ayub envoya une lettre personnelle à son vieil ami Johnson par l’intermédiaire du ministre des Affaires étrangères Bhutto, pour lui présenter ses félicitations. Ayub devait espérer maintenant que les Etats-Unis se détourneraient de l’Inde pour revenir vers le Pakistan. Johnson accepta de recevoir Bhutto le 29 novembre 1963. Préalablement à cette rencontre, R.W. Komer envoya un message à l’attention du nouveau président afin de le mettre au courant des relations indo-pakistanaises. En voici des extraits qui reprennent clairement la ligne Kennedy :

La rencontre avec le ministre Bhutto risque d’être délicate. Pakistanais et Indiens considéraient le Président Kennedy comme étant pro indien ; il semble que tous deux pensent maintenant que vous êtes peut-être pro-pakistanais. Aussi faudrait-il vous montrer circonspect face à tout appel spécial de Bhutto.

Mais nous avons fait beaucoup en faveur de nos alliés pakistanais (plus de trois milliards de dollars d’aide depuis 1955). Nous leur avons dit également… que nous devons consentir à être en désaccord à propos de l’Inde.

Les Etats-Unis se tiennent pleinement derrière leurs alliés pakistanais, à condition que le Pakistan demeure fidèle également aux obligations de l’alliance (et n’incline pas trop en direction des communistes chinois).

Mais notre tâche consiste à défendre le Monde libre contre l’agression communiste. Comme l’a précisé le Président Kennedy, nous avons l’intention d’aider tout pays libre comme l’Inde qui cherche à se défendre.

Les alliances américano-pakistanaises visent la lutte contre le communisme, non contre l’Inde. Nous ne sommes pas d’accord sur l’affirmation que l’Inde se contenterait d’acquérir des armes américaines pour se tourner ensuite contre le Pakistan.

Comme le Président Kennedy l’a précisé à Bhutto le mois dernier, nous allons de l’avant avec l’Inde, mais nous demeurons prêts à faire ce qui est en notre pouvoir pour apaiser les craintes du Pakistan. Le général Taylor poursuivra les discussions sur les aspects militaires de ce problème. (26)

Les sentiments de Johnson vis-à-vis du Pakistan étaient un mélange d’affection et d’agacement. Depuis la visite d’Ayub en 1961 au ranch personnel de Johnson – qui était alors vice-président – tous deux étaient devenus des amis intimes. Quand, plus tard, Johnson se rendit à son tour au Pakistan, il se lia d’amitié avec un chamelier, Bashir Ahmed, témoignant ainsi de son affection pour le peuple pakistanais, et l’invita par la suiteà être son hôte pour visiter les Etats-Unis. Ayub était un homme cultivé, honorable, engageant, persuasif et chaleureux. De tout son cœur, Johnson s’était pris de sympathie pour cet homme « vraiment grand ». Mais, adversaire farouche du communisme, il déplorait qu’Ayub soit maintenant dans les bras d’un ennemi – la Chine communiste. Et Johnson savait que le ministre des Affaires étrangères Bhutto était le principal artisan des relations sino-pakistanaises. La rencontre qu’il eut avec celui-ci, le 29 novembre 1963, fut en conséquence assez orageuse.

Bhutto remit à Johnson le message personnel d’Ayub, empreint d’amitié chaleureuse. Après les échanges de courtoisies, Johnson remercia Bhutto d’avoir rappelé les affirmationsdu Président Ayub, qui rappelaient que malgré quelques difficultés,« l’association entre le peuple du Pakistan et les Etats-Unis reposait sur des bases solides et que les Etats-Unis pouvaient compter sur l’amitié fidèle du Pakistan. » Mais Johnson rajouta intentionnellement qu’« il était un ami du Pakistan et que cela ne dépendait que du Pakistan qu’il le restât. » Pour développer son commentaire, il dit : « Il fut un temps où le peuple américain et les dirigeants du Congrès connaissaient un Pakistan résolument opposé au communisme. » Or,il comprenait maintenant que « le Pakistan allait recevoir en visite officielle les dirigeants de la Chine communiste. » Johnson dit à Bhutto, sans ambages, que « si le Pakistan développait ses rapports avec les Chinois communistes, cela créerait un grave problème de relations publiques, » ajoutant qu’il « n’était ni pro-pakistanais, ni pro-indien, mais pro-Monde libre ».

Bhutto joua alors sa carte favorite – la menace indienne. « Il ne pouvait décrire l’intensité des sentiments pakistanais à l’égard de l’Inde. L’Inde était plus grande et plus forte, et le Pakistan ne pourrait jamais oublier l’hostilité de l’Inde. » Johnson donna alors l’assurance que les Etats-Unis respecteraient leurs engagements envers le Pakistan et que l’Amérique ne ferait rien qui pût le blesser. Bhutto se sentit probablement suffisamment encouragé pour justifier l’amitié croissante entre la Chine et le Pakistan :

Le Pakistan, étant lui-même un Etat idéologique, comprenait la force d’autres Etats idéologiques, comme les pays communistes. Il existait des dangers, mais on pouvait compter sur le Pakistan pour les maîtriser. Les actions américaines contribuant à développer la puissance de l’Inde mettaient le Pakistan dos au mur. Ayub Khan avait la force de résister à ce courant. Le Pakistan ne voulait pas mettre fin à ses relations avec les Etats-Unis. Cependant, depuis l’attaque chinoise sur l’Inde, tout confirmait les points de vue du Pakistan : l’appétit chinois avait des visées non pas sur l’Inde, mais sur le Sud-Est asiatique.

A ce point, le président lança d’un ton caustique : « C’est vous qui allez vous mettre à table avec les communistes chinois. » Johnson quitta alors Bhutto avec la certitude que l’amitié sino-pakistanaise et la visite officielle des dirigeants chinois au Pakistan auraient un effet négatif à un moment où il essayait d’entretenir l’alliance et d’obtenir l’approbation du Congrès pour lui accorder de l’aide. Il souligna qu’au Congrès, les hommes les plus favorables au Pakistan étaient aussi les plus hostiles à la Chine communiste. Le sous-entendu était évident. Bhutto essaya à nouveau de justifier la politique de son pays par des allusions aux difficultés que causaient au Pakistan les mesures américaines vis-à-vis de l’Inde, mais évidemment, cela n’ébranla aucunement l’opinion de Johnson. A la fin de l’entrevue, Johnson renouvela son amitié pour le Pakistan et ses voeux chaleureux à Ayub. (27)

Cette rencontre, au tout début de la présidence, Johnson revêtait une importance considérable. Johnson comprit que le Pakistan ne retirerait pas son amitié à la Chine, et Bhutto découvrit tout aussi clairement, que le remplacement d’un Kennedy pro indien par un Johnson, que Bhutto avait sans doute considéré comme pro pakistanais, n’entraînerait aucun changement dans la politique américaine dans le sens d’une position anti-indienne.

Comme le montrent les archives, Bhutto fut bouleversé par cet entretien. Il porta à Ayub le message plutôt sombre de Johnson. Afin de s’assurer que son message parvînt à Ayub dans les termes les plus clairs possibles, Johnson envoya une lettre en date du 9 décembre 1963, dont voici quelques extraits significatifs :

Nous avons toujours vu dans le Pakistan un ami cordial et fidèle des Etats-Unis, fermement et résolument opposé aux visées communistes. Cependant, dans les quelques derniers mois, votre Gouvernement a pris plusieurs mesures qui contribuent à l’avantage de la Chine communiste. La visite officielle programmée pour février est particulièrement regrettable. Indépendamment des motivations du Pakistan, que je comprends, sans pouvoir, en toute franchise, les approuver, ces mesures sapent les efforts que nous faisons pour soutenir nos intérêts communs de sécurité, face à une nation agressive qui a annoncé sans détour, d’une façon des plus explicites, son hostilité inflexible au Monde libre.

Je suis très inquiet du problème des relations publiques et parlementaires que vont susciter ici cette visite et vos autres démarches. Je sais de longue expérience que les membres du Congrès qui manifestent le plus d’amitié au Pakistan sont aussi les plus hostiles aux communistes chinois. Ces sentiments d’hostilité se seraient même développés ces dernières semaines. Les communistes chinois n’ont exprimé aucune peine à la mort du Président Kennedy ; ils l’ont plutôt raillée.

Au cours des derniers mois, j’ai suivi de près les pourparlers entre nos deux gouvernements, et je suis au courant des appréhensions que posent à votre sécurité les dispositions que nous prenons à l’égard de l’Inde. Bien que nous n’y voyions aucune raison de s’inquiéter, nous avons conscience de l’intensité de vos sentiments. Dans nos manoeuvres pour renforcer les forces de défense du Monde libre dans la région, nous croyons avoir pris en compte les intérêts de sécurité du Pakistan. Il aurait été impensable d’agir autrement… Je me réjouis que vous et le général Taylor, vous ayez prochainement uneconversation sur toute la portée de ces questions.

J’ai la conviction profonde que ce qui sert aux mieux les intérêts du Pakistan, c’est de faire tout ce qui est possible pour renforçer, non pas affaiblir, ses liens avec le Monde libre ; améliorer, non pas envenimer, ses relations avec ses voisins du Monde libre ; et éviter d’entraver l’aide que ses amis s’efforcent de lui apporter.

C’est sur ces prémisses que nous restons attachés à notre alliance de façon inébranlable. Je sais que notre amitié personnelle et l’amitié entre nos deux peuples deviendront encore plus fortes à mesure que nous collaborerons dans les mois à venir.

Avec ma cordiale considération et mes meilleurs voeux.

Salutations distinguées.

Lyndon B. Johnson. (28)

A cette époque, Johnson pensait que les Etats-Unis devaient « embrasser » l’Inde et le Pakistan dans une même vision politique (29). Il pensait aussi dans son for intérieur qu’Ayub n’était pas vraiment sérieux au sujet des communistes chinois, et que ses conseillers avaient fait pression sur lui pour le pousser à cette campagne, comptant sur la vulnérabilité américaine à propos de la Chine communiste. Ceci démontrait bien sûrle caractère extrêmement persuasif d’Ayub. Il avait réussi à convaincre Johnson que Bhutto avait été le fer de lance de l’amitié sino-pakistanaise et que, bon gré mal gré, il avait suivi en raison de la situation créée par l’assistance militaire accordée à l’Inde par Kennedy. Il est possible, naturellement, qu’Ayub ait été, de fait, poussé par le dynamisme et l’extrémisme fanatique de Bhutto.

Au début de son mandat, Johnson ressentait une bonne dose d’irritation vis-à-vis de l’Inde à propos du conflit qui l’opposait au Pakistan, sentiment qu’il recouvrait d’un mince voile deneutralité. Pour les Indiens, il donnait l’impression d’être pro-pakistanais ou du moins « un neutre de l’autre bord ». Presque immédiatement après son entrée en fonction, il fit savoir qu’il voulait s’assurer personnellement de la valeur de la politique Kennedy dans son programme d’aide substantielle à l’Inde sur le plan économique et militaire. Il voulait une réévaluation approfondie de l’aide accordée à l’Inde, ainsi bien sûr qu’au Pakistan, pour donner la preuve de sa neutralité. Selon cette nouvelle ligne, le 12 décembre 1963, le secrétaire d’Etat Dean Rusk présenta l’annonce suivante destinée uniquement aux ambassadeurs américains à New Delhi, à Karachi et à Paris, et au général Taylor : « En ce qui concerne le programme d’assistance militaire accordé à l’Inde et au Pakistan sur le long terme, la décision a été prise d’en différer l’examen, dans l’attente du rapport du général Taylor sur son voyage dans le sous-continent et d’une image plus précise des dispositions du Congrès sur les affectations du MAP. » 30)

Résultat, on s’interrogeait maintenant sur la position du président vis-à-vis du plan d’assistance militaire à l’Inde, prévu pour cinq ans et incluant une aide en matière de défense aérienne. Ce plan, passé par les différents processus d’examens, avait été totalement approuvé juste avant l’assassinat de Kennedy, et n’attendait plus que le feu vert définitif du président. Maintenant tout était remis en question.

Dans les premiers jours de son mandat, le manque d’enthousiasme que Johnson avait pour l’Inde s’exprimait également d’autres façons. Peu après l’assassinat de Kennedy, Nehru exprima, dans une lettre au Président Johnson du 29 novembre 1963, le profond sentiment de chagrin qu’éprouvait l’Inde. Il formula aussi le souhait de voir se poursuivre les relations étroites qui existaient entre leurs deux pays. Nehru avait demandé à l’ambassadeur B.K. Nehru de remettre personnellement cette lettre à Johnson, en même temps que ses voeux pour le succès du nouveau président. L’ambassadeur demanda un rendez-vous, mais on l’informa qu’en raison des préoccupations du président, il lui faudrait attendre quelque temps avant que celui-ci ne le reçût (31). C’était la manière diplomatique habituelle de dire : « Non ». La lettre de Nehru dut être expédiée par la poste.

Deux semaines plus tard, l’ambassadeur Nehru sollicita à nouveau un rendez-vous. Le secrétaire d’Etat par intérim, George Ball, transmit cette requête au président avec les commentaires suivants :

L’ambassadeur de l’Inde vous a demandé un rendez-vous entre le 18 et le 23 décembre, car son départ pour consultation en Inde doit interveniravant la fin décembre. Je vous recommande d’accorder un rendez-vous à M. l’AmbassadeurNehru avant son départ, si votre emploi du temps le permet.

De l’avis de l’ambassadeur Nehru, son gouvernement espère qu’avant son retour en Inde, il se sera entretenu avec vous sur l’état général des relations indo-américaines. Comme l’a indiqué le Premier ministre Nehru dans sa lettre du 29 novembre, les Indiens souhaitent poursuivre avec vous le type de relations qu’ils entretenaient avec le Président Kennedy. Il semble important que vous renforciez, dans un entretien avec l’ambassadeur Nehru, ce que vous avez dit à ce sujet dans vos lettres au Président Radhakrishnan et à M Nehru. L’ambassadeur Nehru, sur instructions de son gouvernement, a demandé précédemment de vous remettre personnellement la lettre du Premier ministre Nehru en date du 29 novembre, mais aucun rendez-vous n’a pu êtrearrangé à ce moment-là.

George Ball

secrétaire par intérim (32)

Une fois de plus, le président répondit que son emploi du temps ne lui permettait pas d’accéder à cette demande. (33)

Pendant la même période, Johnson avait reçu Bhutto avec qui il avait eu un long entretien. Il est bien entendu possible qu’à cette époque, Johnson ait éprouvé davantage d’inquiétude à propos du triangle Etats-Unis-Pakistan-Chine qu’au sujet des relations indo-américaines, qui étaient alors stables. Cependant, le département d’Etat réexamina les relations indo-pakistanaises et soumit un document à la Maison-Blanche le 18 décembre 1963. Si ce document lui-même n’est pas disponible, voici les remarques que l’on trouve dans le message qui l’accompagne :

En considération des décisions majeures à présent en suspens, concernant l’assistance militaire à l’Inde, nous avons pensé que cela vous intéresserait d’avoir une appréciation des relations indo-pakistanaises actuelles. Le document ci-joint porte essentiellement sur l’évolution depuis octobre. Nous en avons conclu qu’à l’avenir ces relations seront tendues, mais, à ce stade, des hostilités sérieuses paraissent peu probables. Nous en avons également conclu que, dans l’état actuel des choses, le mieux que puissent faire les Etats-Unis, c’est d’essayer d’exercer une influence modératrice, et qu’en ce moment, aucune initiative n’est possible au Cachemire.(34)

Chester Bowles reprit le fil quelque temps plus tard, et Johnson décida d’envoyer le général Maxwell Taylor en Inde et au Pakistan en vue d’avoir des discussions sur place et de donner des recommandations pour la suite. Au retour de ces deux visites,le général Taylor fit ses recommandations au secrétaire de la Défense dans une note en date du 23 décembre 1963, dans laquelle il exprimait son accord pour l’approbation d’un plan d’assistance militaire de cinq ans pour l’Inde, ainsi que pour le Pakistan.

Sur la base des recommandations du secrétaired’Etat, Johnson donna son approbation pour « des travaux d’approche exploratoires en vue d’étudier la possibilité de programmes MAP de cinq ans en faveur de l’Inde et du Pakistan », soumis à certaines conditions. (35) L’important, c’était qu’un programme d’assistance militaire pour l’Inde (et pour le Pakistan) qui était auparavant au point mort, repartait maintenant de l’avant, bien qu’encadré d’un grand nombre de conditions.

Dans l’intervalle, Ayub écrivit à Johnson pour l’informer que le Pakistan avait demandé une réunion du Conseil de sécurité en vue de discuter de la question du Cachemire. A la Maison-Blanche et au département d’Etat, on était d’avis que le Pakistan ne devait pas entreprendre cette démarche. On en trouve l’expression dans l’ébauche de réponse préparée par le département d’Etat à l’examen du président. Ce brouillon contenait le paragraphe suivant qui formulait la politique du Gouvernement américain sur le Cachemire à cette époque :

La position des Etats-Unis sur le problème du Cachemire a été et demeure tout à fait claire. Il s’agit d’un conflit entre le Pakistan et l’Inde qui ne peut se régler unilatéralement. Et il ne peut se régler non plus sans un accord entre vous. Une solution ne peut s’imposer de l’extérieur. Nous sommes aussi désireux que jamais d’apporter toute l’aide en notre pouvoir, mais la responsabilité principale pour la solution de ce problème est entre les mains du Pakistan et de l’Inde. Il faut absolument prendre conscience qu’il est essentiel de trouver une solution dans l’intérêt de la sécurité de tous. (36)

Ce texte provisoire ne reçut pas l’approbation du président et R.W. Komer en rédigea un autre, conforme à ses désirs. En voici un extrait :

Notre correspondance et notre amitié personnelle, que j’estime tout particulièrement, se nourrissent d’une franchise réciproque et d’entretiens sans faux-fuyants. En conséquence, soit dit à titre confidentiel, je doute fort que la montée des tensions entre l’Inde et le Pakistan soit un cadre très propice pour le règlement d’un compromis, seul moyen de résoudre la question du Cachemire. Et je ne vois pas que le Gouvernement indien, au moment de la maladie de Nehru, puisse faire autre chose que de donner des réponses évasives. Aussi personnellement je doute que le recours au Conseil de sécurité, avec les inévitables échanges de récriminations, vous apporte grande satisfaction. Pour résoudre des conflits comme celui du Cachemire, on ne peut que créer un climat susceptible de permettre un jeu de concessions mutuelles (37).

Cependant, avant qu’aucun texte ne pût être envoyé,le Conseil de sécurité se réunit. Un débat se poursuivit sur plusieurs sessions, où l’Inde fut représentée par M.C. Chagla et le Pakistan par Bhutto. Chagla donna une présentation brillante de la cause de l’Inde. Le représentant américain, Adlai Stevenson, joua un rôle discret, rappelant la position du Gouvernement américain. C’est le délégué britannique, Sir Patrick Dean, qui joua le rôle majeur en faveur du Pakistan. Dans sa déclaration appuyant totalement le Pakistan, Sir Patrick, tout en rappelant son soutien à l’autodétermination, fit le commentaire suivant sur la question du rattachement du Cachemire à l’Inde : « Nous considérons qu’il est irréaliste d’envisager le statut du Cachemire en se référant uniquement aux termes de l’effet légal de l’Acte de Rattachement du maharaja. »(38)

Dans tous les débats au Conseil de sécurité, aucune déclaration n’a causé à l’Inde un ressentiment plus grand que celle qui vient d’être citée. Que le délégué britannique dévalorisât à ce point l’effet d’un acte du Parlement de son propre pays – qui fournissait la base légale non seulement du rattachement du Cachemire à l’Inde, mais aussi de la création des nouveaux Etats du Pakistan et de l’Inde – était d’une naïveté extrême. En fait, ce qui empoisonna le plus les débats sur le Cachemire au Conseil de sécurité, ce fut le refus des représentants du Gouvernement britannique d’expliquer au Conseil de sécurité que le rattachement du Cachemire à l’Inde tombait sous le coup de la constitution en raison de la suprématie sur cette question de l’Acte d’Indépendance de l’Inde de 1947 et de l’Acte sur le Gouvernement de l’Inde de 1935, prononcés par le Parlement britannique.Croire que la souveraineté de l’Inde sur le Cachemire disparaîtrait du fait des débats au Conseil de sécurité n’était absolument pas réaliste.

Mais pour en revenir à la question Etats-Unis-Inde-Chine-Pakistan : malgré Johnson, Ayub prit d’autres mesures pour renforcer l’amitié sino-pakistanaise. En février 1964, le Premier ministre Zhou En-Lai et le vice-Premier ministre, le maréchal Chen Yi (également ministre des Affaires étrangères), se rendirent au Pakistan pour une visite officielle, qui reçut une large publicité. Immédiatement après cette visite, on créa au sein du ministère des Affaires étrangères du Pakistan une cellule du Cachemire – ce n’était pas une coïncidence. Placée sous la présidence du ministre des Affaires étrangères Aziz Ahmad, elle visait à préparer un plan pour le « dégel » de cette question et à engager une guerre contre l’Inde.

Tel était l’état des relations indo-américaines lorsque Shastri devint Premier ministre de l’Inde. C’était une situation difficilepour l’Inde et pour son nouveau Premier ministre. Il y avait une grave pénurie de nourriture et les prix montaient en flèche. L’approvisionnement du blé en provenance des Etats-Unis, dans le cadre de l’acte PL 480, s’arrêta soudainement sur les ordres personnels du président. Les papiers trouvés à la Lyndon B. Johnson Library ne montrent pas qu’il ait agi de cette façon par ressentiment ou par hostilité envers l’Inde. Et il n’existe pas la moindre preuve pour suggérer qu’il voulait faire pression sur l’Inde à propos du Cachemire en retenant les approvisionnements de nourriture. Il a simplement remarqué que la demande de blé de la part de l’Inde augmentait de façon alarmante, d’environ trois millions de tonnes en 1960 à environ six millions de tonnes en 1964. Il sentait que, si on ne corrigeait pas cette situation, dans une autre décennie, l’Inde demanderait à peu près la totalité de la récolte américaine. C’était à n’en pas douter une perspective inquiétante, et Johnson sentait fortement que les Indiens n’avaient pas fait suffisamment pour développer leur propre production alimentaire, ce en quoi il avait entièrement raison. Il voulait qu’on sache que, même en matière de ravitaillement, l’aide en provenance des Etats-Unis ne pouvait aller de soi. L’Inde, disait-il, devait prendre des mesures pratiques, par exemple approvisionner les fermiers en semences meilleures, produire davantage de fertilisants, améliorer l’irrigation, et payer aux fermiers des prix plus élevés. En particulier, il voulait qu’on prenne des mesures spéciales pour développer la production de fertilisants, en faisant appel au secteur privé si nécessaire. Par ces réflexions, il se comportait en véritable ami de l’Inde, parce qu’il voulait que l’Inde devînt autonome.

Malheureusement, malgré une attitude qui se voulait amicale, Johnson agissait sans tact. En dépit des supplications urgentes de Chester Bowles et des recommandations de son propre personnel à la Maison-Blanche, il attendait presque toujours le dernier moment pour autoriser le départ des cargaisons vers l’Inde. Les envois réguliers reprirent enfin, mais pas avant d’avoir fait naître en Inde des sentiments d’amertume. Et en Inde, on éprouvait toujours le soupçon infondé, que ces pressions en matière de ravitaillement avaient pour but de la forcer à faire des concessions sur le Cachemire.

Lorsqu’il fut question de la visite de Shastri aux Etats-Unis, Johnson s’y prit également d’une manière qu’il faut bien qualifier d’indélicate. Shastri reçut une invitation, tout d’abord par l’intermédiaire de Bowles, et plus tard par lettre personnelle en date du 23 mars 1965, pour une visite au cours de la première semaine de juin. Shastri accepta l’invitation par sa lettre du 14 avril 1965 adressée à Johnson. Puis la nouvelle tomba comme une bombe. La lettre de Shastri n’avait pas encore quitté New Delhi qu’une annonce sur Radio-Pakistan stipulait que Johnson avait reporté les visites aux Etats-Unis d’Ayub et de Shastri. Naturellement, en Inde, ce fut un scandale. Personne, pas même l’ambassadeur américain, ne savait ce qui s’était passé. Quand Chester Bowles se renseigna auprès des sources officielles de Washington, on l’avisa que c’était exact. Les faits furent connuspar la suite. Johnson était essentiellement un politicien rompu aux méthodes du Capitole, catapulté par hasard à la Maison-Blanche. Il écoutait toujours constamment et avec attention les bruits qui lui parvenaient du Sénat et de la Chambre des représentants. Au tout début d’avril 1965, il se forma une opinion en s’appuyant sur ce qu’il avait entendu avec ses amis et anciens collègues : si Ayub venait alors à Washington (sa visite était prévue plus tard dans le mois), la question de l’amitié croissante entre la Chine et le Pakistan, enflammerait la presse et les cercles du Congrès, compromettant le passage de la législation d’aide alors en examen. Il était aussi extrêmement préoccupé de la situation au Vietnam. Le 5 avril 1965, il prit subitement la décision d’ajourner la visite d’Ayub, et la fit connaître à son personnel le 7 avril. Une pensée, tout à fait personnelle, lui vint après coup, dans les deux jours qui suivirent : l’arrivée de Shastri soulèveraitaussile problème indo-pakistanais du Cachemire, dont pourraient se saisir également les adversaires du programme d’aide. Une fois encore, de son propre chef et sans consultation, Johnson décida de remettre également la visite de Shastri. Si la Maison-Blanche avait informé au préalable les ambassadeurs respectifs – démarche indispensable – on aurait certainement pu trouver la raison et le langage diplomatiquequi auraient donné à cet ajournement des visites l’aspect d’un accord mutuel. Mais le secrétaire d’Etat Dean Rusk était absent de Washington, et la communication de la décision du président fut bâcléed’une façon incroyable.

Shastri était naturellement contrarié. Il ne pouvait comprendre comment et pourquoi Johnson avait envoyé une invitation officielle le 23 mars, puis décidé à peine quinze jours plus tard, de remettre cette visite unilatéralement, et de façon cavalière. Il annonça donc au Parlement qu’il avait décidé d’annuler la visite. Cette nouvelle fut accueillie à la Chambre par des tonnerres d’applaudissements. En Inde, Johnson donnait maintenant l’impression d’être hostile. Son inexcusable « faux pas »et sa position sur les envois de ravitaillement, sur l’aide économique et militaire, etc., lui attiraient les condamnations amères de la presse indienne. On rapporta dûment à la Maison-Blanche ces commentaires véhéments, ce qui aggrava encore la situation. Mais il faut souligner que cette situation fâcheuse était entièrement du fait de Johnson. Le compte rendu des événements dont nous disposons montre également à l’évidence qu’aucun aspect de cette situation démoralisante ne trouvait sa cause dans une hostilité quelconque envers l’Inde ou envers Shastri personnellement. C’était simplement l’aboutissement du style particulier du nouveau président, dont la sensibilité n’était pas assez ouverte à l’égard des sentiments des dirigeants et des peuples d’autres pays. Shastri, initialement décontenancé, effaça bientôt l’incident de sa mémoire ; quelques mois plus tard, il accepta une autre invitation de Johnson. Cette visite aurait dû avoir lieu du 31 janvier au 5 février 1966, juste trois semaines après la conclusion de la conférence de Tachkent.

Comme nous l’avons mentionné, la dernière lettre que Shastri envoyade Tachkent s’adressait à Johnson. Il lui donnait des nouvelles de ses entretiens avec Kossyguine au sujet du Vietnam ; des entretiens qu’il avait entrepris dans un esprit d’amitié et de compréhension vis-à-vis des Etats-Unis. Johnson garda longtemps cette lettre sur son bureau. Ce fait, alors même que les deux chefs d’Etat ne s’étaient jamais rencontrés, était bien lesigne qu’ils avaient commencé à se comprendre. Et l’Accord de Tachkent, qui avait reçu un appui très favorable de Johnson, les aurait certainement rapprochés, si la visite programmée avait eu lieu, ouvrant très probablementla voie à un nouveau chapitre d’amitié entre l’Inde et les Etats-Unis. Mais cela ne devait pas se réaliser.

Chapitre 13 – Les relations de l’Inde avec L’URSS

Les contacts amicaux entre l’Inde et la Russie s’enracinent dans les siècles passés, comme l’indique ce fragment d’un poème tiré d’un livre russe des XII-XIIIème siècles, intitulé « L’histoire de l’Inde la Riche » :

Ils pensaient : « l’Inde est en train de brûler » ;

Mais non. Regardez ! L’Inde n’était pas en feu ;

L’Inde s’étend devant eux toute éblouissante d’or ;

Ici, on trouve des palais de marbre blanc ;

Ici, on trouve des colonnes en fonte

Et les toits sont dorés à l’or. (1)

Lénine portait un vif intérêt à la situation politique de l’Inde et soutenait sa lutte pour l’indépendance. La force des sentiments qu’il éprouvait pour les opprimés de l’Inde, et en fait des pays d’Orient, apparaît clairement dans un message qu’il envoyaen mai 1910 à l’Association révolutionnaire indienne de Kaboul (présidée par Raja Mahendra Pratap) :

Les masses laborieuses de Russie suivent l’éveil du travailleur et du paysan indiens avec une attention qui ne se relâche pas. L’organisation et la discipline des travailleurs, leur persévérance et leur solidarité avec les travailleurs du monde sont un gage du succès final. Nous saluons l’alliance étroite des éléments musulmans et non musulmans. Nous voulons sincèrement voir cette alliance s’étendre à tous les travailleurs de l’Orient.Ce n’est que si les travailleurs et paysans indiens, chinois, coréens, japonais, perses, turcs se donnent la main et marchent ensemble pour la cause commune de la libération, que la victoire sur les exploitants sera assurée. Vive l’Asie libre ! (2)

Dans un article publié dans la Pravda (4 mars 1923), Lénine fit encore allusion à l’Inde dans le contexte de la lutte entre le socialisme et l’impérialisme :

En dernière analyse, l’issue de la lutte sera déterminée par le fait que la Russie, l’Inde et la Chine … représentent une majorité écrasante de la population du globe. Et pendant les quelques dernières années, c’est la majorité qui a été entraînée dans la lutte pour l’émancipation avec une extraordinaire rapidité. A cet égard, il ne peut y avoir le moindre doute quant au résultat définitif de la lutte mondiale. En ce sens, la victoire complète du socialisme est pleinement et absolument assurée. (3).

Il était bien naturel que les socialistes du mouvement pour la liberté en Inde soient profondément attirés par cette nouvelle force anti-impérialiste. Le plus important parmi eux, Jawaharlal Nehru, exprima les opinions suivantes sur la Russie dans un discours de 1928 :

Et la Russie, qu’en est-il ? Mise au ban des nations comme nous, objet de calomnies et souvent dans l’erreur… Mais en dépit de ses nombreuses fautes, elle se dresse aujourd’hui comme le plus grand adversaire de l’impérialisme, et dans ses rapports avec les nations d’Orient, elle s’est montrée juste et généreuse. En Chine, en Turquie et en Perse, elle a renoncé de son plein gré à des droits et à des concessions de grand prix, tandis que les Britanniques bombardaient des villes chinoises populeuses et tuaient les Chinois par centaines. Lorsque l’ambassadeur de Russie est venu pour la première fois dans la ville de Tabriz en Perse, il convoqua la population, et,au nom de la nation russe, présenta formellement des excuses pour les péchés des tsars. La Russie se présente en Orient sur un pied d’égalité, non pas en vainqueur ou en supérieur affichant l’arrogance de sa race. Faut-il s’étonner qu’elle soit la bienvenue ? (4)

Dans son adresse présidentielle à la session annuelle du Congrès national indien de 1936, Nehru observait :

Nous pouvons avoir un aperçu de cette nouvelle civilisation dans les territoires d’URSS. Il s’y est passé beaucoup de choses qui m’ont fort affligé et avec lesquelles je suis en désaccord, mais, dans le déploiement grandiose et fascinant d’un nouvel ordre et d’une civilisation nouvelle, je vois le trait le plus prometteur de notre ère sinistre. Si l’avenir est plein d’espoir, nous le devons en grande partie à la Russie soviétique et à ce qu’elle a fait. Et je suis convaincu qu’à moins d’une catastrophe mondiale, cette nouvelle civilisation gagnera d’autres territoires et mettra fin aux guerres et aux conflits dont se nourrit le capitalisme (5).

En septembre 1946, avant l’indépendance de l’Inde, Nehru devint chef du gouvernement provisoire. L’une de ses premières initiatives dans le domaine des affaires étrangères fut de proposer l’établissement de relations diplomatiques directes entre l’Inde et l’URSS. Les dirigeants de l’URSS firent bon accueil à cette proposition, bien que l’Inde ne fût pas encore devenue indépendante, et manifestèrent leur intérêt pour développer des relations amicales avec un pays qui, par ses efforts, était sur le point de réussir à secouer le joug de l’impérialisme. Les deux parties étant d’accord, on annonça le 13 avril 1947, que les deux pays avaient décidé d’établir des relations diplomatiques.

Depuis lors, les Russes se sont toujours tenus aux côtés de l’Inde. Nehru était attiré non par le modèle politique, mais par le modèle économique que fournissait l’Union soviétique. Il voyait dans ce modèle la promesse d’un nouvel ordre économique où l’Etat disposait des ressources et les utilisait pour le bénéfice des masses. C’était la vision d’un idéaliste et on ne pouvait prévoir à l’époque les dangers inhérents mais latents de la corruption et de l’inefficacité. L’Inde libre sous la conduite de Nehru se lançait dans la planification économique, en s’appuyant surtout, mais pas entièrement, sur le modèle russe.

Pendant les années cinquante, la coopération et l’amitié indo-soviétiques prirent un tournant majeur en économie et en politique. Sur le plan économique, un accord commercial global fut signé en décembre 1953 entre l’Inde et l’Union soviétique. Cet accord offrait quelques traits nouveaux de grand profit pour l’Inde : il était prévu pour cinq ans, le commerce devait se traiter en roupies, la circulation devait se faire dans les deux sens pour tenter d’équilibrer les échanges, et les cargaisons devaient être transportées à parts égales sur des bateaux indiens et soviétiques.

Sous la domination étrangère, l’Inde constituait une source de matières premières et représentait un marché pour les produits manufacturés britanniques. L’Inde indépendante voulait se lancer dans l’industrialisation. L’Union soviétique accepta de l’assister dans le développement de ses industries lourdes dans le secteur public.Un événement enthousiasma les habitants de l’Inde : l’Accord de coopération économique et industriel sur l’acier, signé en février 1955. Dans le cadre de cet accord, l’Union soviétique acceptait d’aider l’Inde à créer sa propre usine sidérurgique et aciérie à Bhilai, avec une capacité de production d’un million de tonnes d’acier par an. Comme le dit Nehru, « Bhilai est scellé dans la conscience nationale du peuple de l’Inde comme le symbole d’une ère nouvelle… » (6) L’aciérie de Bhilai fut le précurseur de plusieurs autres projets semblables, comme le Complexe d’industrie lourde de Ranchi et la grande aciérie de Bokaro.

Sur le plan politique, ce qui rapprocha l’URSS de l’Inde, ce fut son rôle dans le débat concernant le Cachemire aux Nations Unies. L’Union soviétique apporta un soutien total à la cause de l’Inde, et alla même jusqu’à user de son droit de veto au Conseil de sécurité, chaque fois que nécessaire. Leurs relations furent considérablement améliorées et renforcées par les visites de Jawaharlal Nehru en Union soviétique, et celle en retour du Premier ministre d’ URSS, N.A. Boulganine, toutes deux en 1955. En juin, Nehru visita l’URSS pendant plus de deux semaines, parcourut quelque 13.000 kilomètres et visita de nombreux endroits d’importance politique, industrielle ou culturelle. A la fin de sa visite, Nehru dit à Moscou : « Nous croyons en la démocratie, en l’égalité et en l’abolition de privilèges spéciaux, et nous nous sommes fixé comme objectif de développer un modèle socialiste de société dans notre pays, par des moyens pacifiques. Quelle que soit la forme que prendra ce modèle de démocratie, il devra conduire à l’accès au savoir et à l’égalité des chances pour tous. » (7)

Plus tard, au début des années soixante, alors que l’Ouest hésitait à fournir aux forces aériennes indiennes des appareils à haute performance, l’Union soviétique accepta de fournir un appareil MiG de technologie avancée et de collaborer à sa fabrication en Inde.

Sur le problème du Cachemire, le soutien que l’URSS apporta à l’Inde se révéla bien sûr extrêmement important. Car depuis qu’en 1948, l’Inde avait déposé une plainte contre le Pakistan devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, à propos de l’agression pakistanaise au Cachemire, les puissances occidentales au Conseil lui étaient devenues défavorables. Lorsqu’en 1952, le Pakistan déclara publiquement son allégeance à l’Ouest, et décida en 1953 d’entrer dans les alliances militaires occidentales constituées pour combattre le communisme, l’URSS se mit à porter un intérêt accru aux relations indo-pakistanaises en général, et en particulier au problème du Cachemire. L’URSS commença aussi à exprimer son admiration pour la politique étrangère de l’Inde, une politique d’indépendance et de non-alignement, clairement manifestée à propos de la guerre de Corée. Ainsi, l’Union soviétique se mit à soutenir pleinement et publiquement la position de l’Inde, en déclarant que l’Etat de Jammu et Cachemire faisait intégralement partie de celle-ci, et que tout problème à ce sujet devait se résoudre pacifiquement par des consultations entre l’Inde et le Pakistan, sans intervention extérieure.

En 1957, le délégué soviétique au Conseil de sécurité commenta le rôle des puissances occidentales qui essayaient de rouvrir la discussion sur la question du Cachemire :

Ce ne serait pas une simple coïncidence, semble-t-il, que la reprise de la discussion sur le problème du Cachemire au début de 1957, se soit produite au moment même où certaines puissances occidentales exprimaient ouvertement leur mécontentement à propos de la politique étrangère de l’Inde, celle-ci ayant pris position en faveur de la coexistence pacifique des Etats et du règlement des problèmes internationaux majeurs par la négociation. Ayant créé artificiellement l’atmosphère malsaine qui entoure le problème du Cachemire, les puissances occidentales cherchent à l’utiliser comme moyen d’exercer sur l’Inde une pression politique. Le Conseil de sécurité, cependant, ne peut pas et ne doit pas se faire le complice d’une telle pression, et encore moins en être un instrument. Il est tout à fait évident que toutes les propositions d’envoyer des troupes internationales au Cachemire, ou de soumettre la question à l’examen de divers arbitres et médiateurs, représentent en premier lieu une tentative flagrante d’exercer une pression sur l’Inde. En outre, ces propositions ont pour but de couvrir et de justifier l’intervention étrangère dans le problème du Cachemire et les affaires intérieures de l’Inde, au détriment de sa souveraineté nationale. Pour cette raison, les objections exprimées par le représentant de l’Inde à la proposition d’instituer un arbitrage spécial pour enquêter sur les faits du problème du Cachemire sont pleinement justifiées. Le Conseil de sécurité ne peut méconnaître ces objections.

En conclusion, le délégué soviétique demanda au Conseil de sécurité de ne pas imposer la volonté des autres peuples aux habitants du Cachemire, mais de provoquer la fin des activités accroissant la tension des relations entre les deux pays asiatiques. « Si le Conseil de sécurité suit cette voie, » dit le délégué soviétique, « il y gagnera le soutien et la compréhension des forces de paix partout à l’oeuvre, il contribuera au retour à la normale dans la région du Cachemire et permettra de renforcer la paix et la sécurité dans l’Asie du Sud-Est et, par conséquent, dans le monde entier. » (8)

Les relations de l’Inde avec l’URSS se développèrent au fil des ans. Le 16 novembre 1958, fut signé un accord commercial indo-soviétique global, prenant effet au 1er janvier 1959 et pour une période de cinq ans. Les plus hauts dignitaires de l’Etat en URSS visitèrent l’Inde, et le président et le Premier ministre de l’Inde leur rendirent ces visites : Khrouchtchev, président du conseil des ministres d’URSS vint en Inde du 11 au 16 février 1960. En juin 1960, le Dr Rajendra Prasad visita l’Union soviétique à l’invitation du Président Brejnev. L’année suivante, du 6 au 11 septembre 1961, c’est Nehru qui rendit visite à l’URSS.

Lorsque les Chinois envahirent l’Inde, le Gouvernement d’URSS se trouva pris dans un dilemme. D’un côté des combattants, il y avait les frères communistes chinois, et de l’autre, une démocratie amie, l’Inde. L’URSS opta pour un exercice decorde raide avec la plus grande dextérité. Dans un éditorial du 25 octobre 1962 de la Pravda, les Russes dénigrèrent la ligne McMahon « d’une triste notoriété », et exprimèrent l’argument spécieux que cette ligne avait été « imposée aux peuples chinois et indien. » La Pravda passa soigneusement sous silence le faitque du côté indien, on comptait sur cette ligne pour tracer la frontière avec la Chine dans le secteur nord-est. D’autre part cependant, la Pravda ne soutenait pas les arguments chinois selon lesquels l’Inde avait provoqué le conflit en engageant les hostilités la première. De cette façon, l’Union soviétique cherchait à démontrer sa solidarité avec la Chine et avec l’Inde. La Pravda mettait l’accent principalement sur un cessez-le-feu immédiat et une résolution du conflit sino-indien par des moyens pacifiques. Dans un autre éditorial de la Pravda du 5 novembre 1962, l’appel fut relancé sans faire allusion à la ligne McMahon. Les relations indo-soviétiques furent à peine affectées par cet épisode et reprirent bientôt leur cours amical.

Cependant, cela fit apparaître un nouvel élément dans les relations indo-soviétiques. En s’appuyant sur le principe séculaire que les ennemis de nos ennemis sont nos amis, les Pakistanais commencèrent à manifester plus de cordialité envers les Chinois, qui venaient de réussir à humilier l’Inde. La perspective d’un axe Pakistan-Chine provoqua de l’inquiétude tant aux Etats-Unis qu’en URSS et les relationsaméricano-pakistanaises commencèrent à se dégrader. D’autre part, l’Union soviétique décida d’entreprendre un effort diplomatique pour se réconcilier avec le Pakistan, tout en précisant en même temps que cela ne changerait rien à sa politique d’amitié envers l’Inde. Il était évident que l’Union soviétique voulaitécarter le plus possible le Pakistan de la Chine.

L’Inde voyait avec appréhension la perspective d’un rapprochement entre l’URSS et le Pakistan, surtout par rapport à la question du Cachemire. Comment l’URSS pouvait-elle traiter le Pakistan en ami, sans modifier quelques points importants de sa position sur le Cachemire ? Le délégué soviétique au Conseil de sécurité fournit la réponse dans sa déclaration au Conseil le 14 février 1964. « La position de l’Union soviétique est connue, » dit-il sans ambiguïté ; « Les habitants du Cachemire se sont déjà prononcés sur la question de l’appartenance du Cachemire à l’Inde. »* Le délégué soviétique réitéra à nouveau son opinion : les différends entre l’Inde et le Pakistan sur le Cachemire doivent se régler entre eux par des négociations bilatérales et uniquement par des moyens pacifiques. (9).

Etait-il entré un élément nouveau dans la manière dont l’URSS aborda la question du Cachemire à cette époque ? Il faut répondre par l’affirmative. L’Union soviétique avait observé avec quelle cordialité Zhou En-Lai et le maréchal Chen Yi de la République Populaire de Chine avaient été reçus au Pakistan au début de 1964. A peu près à cette époque, elle en vint à la conclusion qu’il fallait empêcher le Pakistan de tomber irrémédiablement dans le giron de la Chine. Aussi décida-t-elle d’adopter une attitude moins véhémente en faveur de l’Inde, et concernant le Cachemire, d’user d’unerhétoriquesusceptible d’encourager le Pakistan à croire qu’une amélioration de leurs relations allait dans son propre intérêt. Ainsi, par la suite, les déclarations soviétiques mirent l’accent sur la nécessité pour l’Inde et le Pakistan de se mettre d’accord, afin de trouver une solution pacifique au problème du Cachemire. Et tout en restant sur sa position bien arrêtée quant à l’appartenance du Cachemire à l’Inde, l’Union soviétique plaidait maintenant, de façon plus pressante et plus neutre, pour une rencontre des deux pays afin de résoudre cette question par des moyens pacifiques.Il s’agissait, selon moi, non pas d’un vrai changement, mais d’une évolution dans la manière dont l’Union soviétique percevait les priorités du problème du Cachemire.

Je voudrais ajouter qu’à cette époque, l’Union soviétique était arrivée à la conclusion qu’il lui faudrait jouer un rôle plus actif pour rapprocher l’Inde et le Pakistan. Pour cela, l’URSS voulait maintenir des relations amicales avec les deux pays, tout en rassurant le Pakistan qu’à l’avenir, elle intégrerait un peu plus son point de vue, afin d’adopter une approche plus équilibrée des rapports entre les deux pays.

Visiblement, il s’agissait d’un changement sur la forme plus que sur le fond, mais qui apportait un nouvel éclairage. En termes de diplomatie internationale, cependant, c’est le nouveau Premier ministre de l’Inde, Lal Bahadur Shastri, qui allait devoir faire face à cette évolution des relations indo-soviétiques.

* Par les élections générales de février 1954 et, par la suite, par la ratification par l’assemblée constituante du rattachement du Cachemire en qualité d’état autonome à l’intérieur de la République de l’Inde.

Chapitre 14 – La paix et la guerre

En matière de politique étrangère, l’objectif immédiat et le plus important de Shastri était d’améliorer les relations entre l’Inde et le Pakistan, pour que les deux pays puissent vivre en voisins pacifiques. Etant donné le passé, la tâche était hérissée de difficultés. Mais il était essentiel de faire tous les efforts possibles, et le Premier ministre décida de s’y atteler personnellement. A cet égard, Shastri se révélait exemplaire. Il était impartial envers les communautés et croyait dans l’unité fondamentale de toutes les religions. Ainsi ne voyait-il aucune dichotomie à être lui-même un pur hindou et, en même temps, à manifester le plus grand respect envers l’islam. L’un de ses amis intimes, B.N. Pande, Membre du Parlement, rappelait que pendant son incarcération à la prison Naini, Shastri restait tard le soir à étudier les enseignements fondamentaux du Saint Coran, avec un co-détenu, Maulana Hussain Ahmad Madani.

Mohammad Ayub Khan du Pakistan s’exprima à la radio après l’élection de Shastri. Son ton avait été conciliant, mais il pouvait ne s’agir que de propagande séduisante. Pour être réaliste, les chances d’obtenir une réciprocité authentique, sur laquelle on pouvait compter, étaient vraiment très médiocres. En effet, la revendication du Pakistan sur le Cachemire s’appuyait sur le concept d’un clivage fondamental entre les adeptes de l’hindouisme et de l’islam. Mais même dans ces circonstances, Shastri voulait faire un effort sincère. Pour lui, cela en valait bien la peine, car cela démontrerait que la propagande incessante du Pakistan affirmant que « l’Inde hindoue » avait l’intention de détruire « le Pakistan musulman » ne reposait sur rien.

Le 11 juin 1964, dans son premier message radiodiffusé à la nation, après avoir prêté serment en qualité de Premier ministre, Shastri inclut le passage suivant à propos des relations avec le Pakistan :

L’Inde et le Pakistan sont deux grands pays liés par une histoire et une tradition communes. C’est leur destinée naturelle d’être amis et d’entrer en coopération étroite dans de nombreux domaines. La bonne volonté, l’amitié, et la coopération mutuelle entre ces deux pays, non seulement seront d’un immense profit pour eux, mais apporteront une contribution importante à la paix et à la prospérité en Asie.

Depuis trop longtemps, l’Inde et le Pakistan vivent dans la brouille. Ces relations malheureuses entre les deux pays ont eu, d’une certaine façon, des répercussions sur les relations entre les communautés dans les deux pays, provoquant des problèmes humains tragiques. Il nous faut renverser le mouvement. Cela exigera détermination et bon sens de la part des gouvernements et des peuples tant de l’Inde que du Pakistan. Le message que le Président Ayub Khan a récemment prononcé à la radio, signe à la fois de sagesse et de compréhension, vient juste au bon moment. Cependant, il faudra toujours beaucoup de patience.

Peu après, on commença à faire les préparatifs pour la participation de l’Inde à la Conférence au sommet des pays non-alignés, prévue au Caire dans le courant d’octobre 1964. Le Pakistan n’était pas membre de cette conférence, et Shastri n’avait donc aucune chance de rencontrer Ayub au Caire. Mais il prit l’initiative de suggérer qu’il serait heureux d’avoir une occasion de rencontrer Ayub au retour du Caire. Celui-ci invita Shastri à faire escale à Karachi et, comme nous l’avons vu, cette invitation fut acceptée.

Le 12 octobre 1964, à Karachi, Ayub et Shastri se rendirent ensemble en voiture à la résidence du Président sous les acclamations de foules amicales. Après le déjeuner, il y eut des entretiens d’environ quatre-vingt-dix minutes et les deux hommes passèrent en tout cinq heures ensemble. On parla des affaires mondiales et des relations indo-pakistanaises. Tous deux tombèrent d’accord sur le besoin d’améliorer leurs relations et exprimèrent leur empressement à le faire. Mais sous des airs cordiaux, il s’agissait au fond d’un exerciced’observation mutuelle. Shastri eut l’impression qu’Ayub avait une « approche pratique », qui pouvait favoriser la résolution des problèmes indo-pakistanais de façon pacifique. Par contre, face au ministre des Affaires étrangères Ali Bhutto, Shastri eut le sentiment que celui-ci était prêt à mettre des bâtons dans les roues à tout moment. Néanmoins, cette rencontre fut suivie d’une réunion à l’échelon des ministres de l’Intérieur, qui se mirent d’accord pour discuter des violations du cessez-le-feu au Cachemire. Les ministres des Affaires étrangères pourraient se rencontrer ultérieurement et, quelque temps après, on pourrait mettre en place une autre rencontre au sommet. De retour en Inde le même soir, Shastri exprima à la presse qui l’avait attendu à l’aéroport, son bonheur d’avoir rencontré Ayub. « Des deux côtés, on est prêt à montrer un esprit de conciliation, » dit-il, en prenant la précaution d’ajouter : « Il ne faudrait pas trop en attendre. »(1)

Du côté pakistanais, on en était à se forger une opinion au sujet de Shastri. C’était le cas pour Ayub et plus particulièrement pour Bhutto. Au ministère des Affaires étrangères, il existait une cellule de réflexion sur le Cachemire, présidée par le secrétaire des Affaires étrangères Aziz Ahmad. On y évaluait la portée de la présidence de Shastri sur l’Inde, afin de formuler une nouvelle stratégie pour traiter de la question du Cachemire.

A son retour à la capitale, Shastri informa ses collègues du gouvernement, ainsi que les hauts fonctionnaires, de ses entretiens avec Ayub. Il était déterminé à poursuivre le chemin de la paix, et s’efforcerait personnellement de convaincre le Président Ayub que :

  1. L’Inde n’avait pas le moindre désir d’acquérir ne serait-ce qu’un centimètre carré de territoire pakistanais.
  2. L’Inde souhaitait au Pakistan la réussite et se réjouirait de voir le Pakistan progresser et prospérer.
  3. L’Inde ne permettrait jamais aucune intervention du Pakistan au Cachemire, qui faisait intégralement partie de l’Inde, et
  4. L’Inde et le Pakistan devaient vivre dans la paix et l’harmonie, puisqu’ils étaient constitués de telle manière qu’aucun des deux ne tente rien pour déstabiliser l’autre.

LE PAKISTAN SE PREPARE A LA GUERRE

Au Pakistan, après avoir rencontré Shastri, Ayub retourna à Rawalpindi, laissant à Bhutto le soin de formuler la politique du Pakistan à l’égard de l’Inde. Pour le Pakistan, mais surtout pour Bhutto, la question principale était le Cachemire. Dans un livre révélateur du général Mohammad Musa, My Version, on trouve des informations importantes et authentiques sur la façon dont procéda Bhutto pour élaborer sa nouvelle stratégie.

Selon le général Musa, commandant en chef de l’armée pakistanaise en 1965, la cellule du Cachemire fut créée au début de 1964 sous l’autorité d’Aziz Ahmad. (2)

Cette cellule se réunissait de temps à autre pour revoir l’évolution de la situation dans le Cachemire occupé, et la stratégie que nous pourrions adopter pour l’exploiter. Le haut quartier général y était associé, représenté par le service d’état-major. Normalement, assistaient aux réunions le secrétaire de la Défense, le directeur des services de renseignements, le chef d’état-major ou le directeur des opérations militaires. Parfois, y assistaient aussi le secrétaire du Président et d’autres hauts fonctionnaires. La cellule n’avait pas de mandat, ni d’ordre du jour à débattre, ni le pouvoir de prendre aucune décision. Les délibérations n’étaient pas transcrites, sous prétexte qu’il s’agissait simplement d’un organisme « où l’on réfléchissait à voix haute » et que le caractère très sensible des questions examinées empêchait d’en consigner quoique ce soit sur papier. C’était le président de la cellule lui-même, nous disait-on, qui informait oralement le Président du déroulement desréunions. (3)

Le 12 octobre 1964, peu après la rencontre personnelle de Shastri avec Ayub, semble-t-il, la cellule du Cachemire arriva à la conclusion qu’il était peu vraisemblable de voir le nouveau Premier ministre indien relâcher les liens de l’Inde avec le Cachemire, et qu’il était temps pour le Pakistan de prendre ouvertement une initiative pour « raviver » la question du Cachemire et « dégeler » ce qui, aux yeux du Pakistan, constituait une situation politique désespérément calme et stable au Cachemire.(4)

En décembre 1964, pour autant que je me souvienne, dit le général Musa, au cours d’une de ces sessions à laquelle j’assistai aussi à la demande du chef d’état-major, Aziz Ahmad nous dit qu’il avait discuté ce matin-là avec le Président du point de vue du ministère des Affaires étrangères ; cet organisme jugeait que le temps était venu pour le haut quartier général de jouer un rôle positif au Cachemire et de lancer les raids qu’ils avaient proposés, et le maréchal Mohammad Ayub Khan avait approuvé cette initiative. Je demandai s’il fallait comprendre que nous devions exécuter matériellement la décision du Président ou si cette décision était simplement présentée à la cellule pour examen. Pour nous, il existait une différence considérable entre la mise à exécution et le fait d’en discuter. Aux dires du secrétaire des Affaires étrangères, le président ne verrait aucune objection à ce que la question fît l’objet de discussions, même à ce stade avancé. Sa réponse nous plongea dans la confusion, nous ne pouvions en effet comprendre à quoi pouvait bien servir d’échanger simplement des idées sur une affaire à laquelle, selon le responsable, le chef de l’Etat avait déjà donné sa bénédiction. En tout cas, j’insistais pour que nos points de vue soient enregistrés et soumis à l’examen du Président. Nous avions la ferme conviction qu’il ne fallait pas s’avancer trop loin avant d’avoir porté notre potentiel militaire à un niveau qui nous permettrait non seulement d’entretenir le mouvement des opérations de guérilla, mais aussi de traiter effectivement une menace extérieure pour lePakistan (5).

Pour être vraiment sûr qu’Ayub connaissait ses opinions, le général Musa soumit une note au Président, où il expliquait sa répugnance à monter les projets d’opérations clandestines au Cachemire, et renouvelait ses mises en garde contre une action précipitée. Le général poursuit :

Je discutai personnellement avec le Président de la conception et de la planification des raids au Cachemire et des dangers inhérents à la proposition du ministère des Affaires étrangères. Il m’assura qu’il ferait acte d’autorité pour décourager des mouvements de ce genre. Ce fut non seulement surprenant mais aussi affligeant de constater qu’en dépit de la convergence de nos idées avec celles du Commandeur suprême, il fut décidé en mai 1965, que le haut quartier généralplanifierait ces mouvements et les exécuterait. Tous ceux qui avaient parrainé et soutenu les raids avaient enfin obtenu gain de cause, ils avaient réussi à persuader le Président de franchir le pas qui conduisait tout droit à un conflit armé total avec l’Inde ; un conflit que lui-même, à mon avis, voulait éviter, et auquel les forces armées durent faire face dans des conditions de limitations stratégiques, alors qu’il existait un déséquilibre quantitatif considérable dans les services et ressources défensifs des deux pays. (6)

Le général Musa reçut alors l’ordre de préparer deux plans d’action au Cachemire – « un plan énergique et un autre moins vigoureux ». « On renonça au second, » selon le général Musa, « très probablement en raison de l’issue favorable de l’engagement du Rann de Kutch, et on demanda au QG de poursuivre le second. »(7)

Telle fut la genèse de la guerre de 1965 que le Pakistan engagea contre l’Inde pour s’emparer du Cachemire par la force. Comme le précise dans son livre le général Musa, le cerveau derrière cette décision était le ministre des Affaires étrangères Zulfikat Ali Bhutto, par l’intermédiaire du secrétaire aux Affaires étrangères Aziz Ahmad. Ayub y est présenté comme un partenaire peu disposé à cette entreprise, face à un Bhutto obstiné qui le persuada sans scrupules. Celui-ci tenta même de manipuler quelques-uns de ses officiers pour obtenir leur ralliement à son point de vue contre celui du général Musa. Vers la fin de 1964, les vautours du Pakistan, sous la conduite de Bhutto, avaient élaboré leur stratégie pour une guerre avec l’Inde, qui devait se dérouler en quatre phases :

  1. Une attaque d’intrusion pour «tester » l’adversaire,dans un lieu choisi par le Pakistan.
  2. Une invasion « totale » mais « déguisée » du Cachemire» par les forces armées pakistanaises formées à la « guérilla », camouflée, selon le plan, par la machine de propagande pakistanaise sous le couvert d’une « révolte » de la population locale.
  3. Un assaut à grande échelle de l’armée pakistanaise dans la région de Chhamb au Cachemire pour s’emparer du pont Akhnoor et couper la route d’approvisionnement de l’Inde, et
  4. Une attaque éclair massive des blindés pour s’emparer d’Amritsar, le centre religieux et commercial important, à environ vingt-cinq kilomètres à l’intérieur du territoire indien, et d’autant de territoires indiens que possible, à échanger en fin de compte contre le Cachemire lorsque l’Inde vaincue demanderait la paix.

Je trouve difficile à croire qu’un plan aussi audacieux, exposant le pays au danger d’une contre-attaque de l’Inde, ait pu s’élaborer sans de fréquentes consultations avec le Président lui-même. Et il n’est pas possible que le Président se soit laissé persuader d’approuver et d’adopter ce plan, à moins d’être raisonnablement assuré du succès.Bhutto et Aziz Ahmad, comme cela transparaît, avaient réussi à convaincre Ayub qu’il était temps de frapper et d’arracher le Cachemire à l’Inde en raison d’une combinaison de facteurs favorables au Pakistan :

  1. L’Inde avait un nouveau Premier ministre qui était encore en train de se rôder.
  2. L’Inde se trouvait face à d’énormes difficultés économiques, y compris une grave pénurie de ravitaillement.
  3. Après la défaite humiliante face aux Chinois en 1962, le moral des Indiens et des forces armées indiennes était bas.
  4. Le Pakistan disposait de forces blindées et aériennes bien supérieures pour le combat sur terre et dans les airs tout à la fois – l’Inde ne pouvait guère faire le poids face aux chars Patton et aux jets Sabre.
  5. L’armée indienne jouissait d’une nette supériorité numérique,mais une partie considérable se trouvait bloquée sur la frontière chinoise, et le reste aurait pu aisément être vaincu par la compétence et la bravoure des soldats pakistanais, des soldats d’élite.
  6. La Chine était une puissante amie du Pakistan et ennemie de l’Inde, et la menace chinoise qui pesait constamment sur l’Inde, l’empêcherait de détourner ses forces de la frontière chinoise pour les transporter à la frontière pakistanaise et, finalement,
  7. L’Inde était en train de développer ses capacités de défense. Dans quelques années, l’équilibre pouvait basculer de façon décisive en faveur de l’Inde. Il ne fallait pas manquer l’occasion qui se présentait, car (en raison de la haute qualité des forces blindées pakistanaises) la balance penchait en faveur du Pakistan.

Du point de vue pakistanais, ces raisons étaient convaincantes en elles-mêmes ; en outre, le président avait d’autres raisons qui lui étaient personnelles. Dans l’arène internationale, il avait pris bien soin de se construire une solide réputation, à force d’assiduité. Il avait faitbeaucoup pour améliorer les relations du Pakistan avec l’URSS. Et, dans l’éventualité d’une guerre, il était peu vraisemblable que l’Union soviétique se plaçât automatiquement aux côtés de l’Inde. Ayub était très apprécié des hautes autorités militaires occidentales. Voici un jugement intéressant porté sur lui par l’ambassadeur Chester Bowles :

Les Pakistanais sont des gens très capables, ce sont de braves gens. La plupart de leurs dirigeants sont plus occidentalisés que n’importe qui d’autre en Asie. Voyez Ayub Khan, avec ses méthodes de l’armée britannique, qui parle un excellent anglais, et discute avec ses homologues occidentaux pour savoir s’il faut mettre une olive ou un oignon dans un martini. Et nos gens de dire : « Eh bien, voilà un Asiatique que je comprends ; nous tenons le même langage. »(8)

Ayub entretenait des liens d’amitié personnels intimes de ce genre, avec denombreuses personnalités de premier plan au Pentagone et dans le Royaume-Uni. Et, dans ces cercles influents, il se serait donc senti raisonnablement assuré de pouvoir compter sur une compréhension bienveillante de sa position. Il avait également réussi à créer l’impression, dans l’esprit de nombre d’étrangers, que « le Pakistan musulman » était sous la menace constante de l’« Inde hindoue », beaucoup plus vaste.

Chose incroyable, personne n’a jamais demandé de fournir la preuve que l’Inde projetait clandestinement une invasion du Pakistan. Personne n’a jamais été en mesure d’indiquer le moindre signe attestant que l’Inde préparait secrètement un plan d’attaque du Pakistan, en vue de le détruire. Personne n’a jamais demandé quel avantage l’Inde aurait pu gagner à une telle invasion. On a toujours passé sous silence le fait que les dirigeants indiens avaient, à plusieurs reprises, assuré le Pakistande leurs bonnes intentions et de leurs souhaits pour la prospérité du Pakistan.On n’a jamais dit à personne que l’Inde avait, en réalité, gravement négligé sa défense au point d’être humiliée par la Chine en 1962, et qu’il avait fallu attendre cette débâcle pour que l’Inde s’éveillât à la nécessité d’unemeilleure capacité de défense. Kennedy fut l’un des rares à ne pas s’y laisser prendre, et commença enfin à poser des questions. Ce sujet fit l’objet d’une discussion lors d’une réunion convoquée par le Président à la Maison-Blanche le 12 août 1963. Etaient présents le secrétaire d’Etat Dean Rusk, le sous-secrétaire Ball, le gouverneur Harriman, le secrétaire Adjoint Talbot, l’Administrateur Bell, Turner Cameron de l’AID (Agence pour le développement international), William Bundy du NEA (Association nationale de l’éducation), le général de brigade Charles Johnson, le Directeur de la CIA John McCone, James Critchfield, McG. Bundy et R.W. Komer de la Maison-Blanche.

La réunion avait été organisée pour discuter des instructions que le Président devait donner au sous-secrétaire Ball, envoyé au Pakistan pour une mission importante. Comme nous l’avons vu, les Américains étaient inquiets de voir le Pakistan se rapprocher par trop de la Chine. Les extraits suivants proviennent du compte rendu « aseptisé » du déroulement de la réunion ; ils témoignent que siplusieurs participants soutenaient qu’Ayub redoutait sincèrement une « menace indienne », Kennedy n’acceptait pas cette thèse :

La mission du secrétaire Ball, selon sa propre description, consiste à faire part à Ayub de ce que nous recherchons et à découvrir ce qu’il compte faire. Le coeur du problème, c’est qu’Ayub ne peut se défendre contre l’Inde, et doit donc compter sur nous. Notre problème est de le rassurer quant à la crédibilité de notre engagement à le défendre. La question est : que pouvons-nous faire pour rendre nos promesses plus crédibles ?

Pour Harriman, le vrai problème c’est qu’Ayub veut s’occuper lui-même de la menace indienne. Nous devons le convaincre que cela n’est pas possible, et qu’il ne peut le faire sans nous. Il faut donc lui fournir des garanties crédibles. Mais les Indiens redoutent maintenant une attaque des Pakistanais, et veulent donc aussi de telles garanties. Ainsi, le noeud du problème c’est de convaincre Ayub que nous parlons sérieusement. Si nous lui demandons de cesser de flirter avec la Chine, nous devons lui donner confiance que nous le protégerons.

Le Présidentdemanda si Ayub essayait réellement de se servir de nous pour résoudre la question du Cachemire. Qu’est-ce que Ball pouvait lui dire pour être utile ?

Selon Harriman, on devait dire à Ayub qu’il ne pouvait pas se débrouiller sans nous. Et s’il nous était impossible de participer à un projet commun contre l’Inde, nous pouvions donner des marques crédibles de notre capacité à soutenir le Pakistan.

D’après Talbot, la tâche de Ball ne consistait pas simplement à rassurer Ayub contre une agression indienne, mais à soulignernotre intérêt premier, qui exigeait une réconciliation entre l’Inde et le Pakistan, pour faire face efficacement à cette menace pour le Nord.

Quant à Mc Cone, il pensait que ce serait difficile de dissuader Ayub de s’inquiéter au sujet de l’Inde.

Le Président ne croyait pas qu’Ayub fût inquiet à propos de l’Inde sur le plan militaire. Ayub voulait nous utiliser contre les Indiens sur le problème du Cachemire, et nous ne pouvions lui donner cela. Alors que pouvions-nous lui offrir ? Il n’y avait pas grand-chose à dire pour Ball, sinon répéter notre position.

Le Président revint à ce que Ball pourrait dire en vue de convaincre Ayub.

Ball répondit que nous pourrions l’avertir des ennuis susceptibles de venir du Capitole, citant l’Amendement Broomfield qui avait failli passer.

Harriman évoqua l’idée que les Pakistanais étaient sincèrement inquiets à propos d’une attaque indienne, et que nous devrions examiner comment les rassurer.

Rusk proposa d’utiliser la tactique des questions directes avec Ayub. Par exemple, voulait-il que l’aide militaire américaine continue ? Voulait-il le soutien américain dans l’éventualité d’une attaque indienne ? Il fallait essayer de lemettre devant ses responsabilités.

Komer ajouta que ce que Ball ne disait pas avait tout autant d’importance que ce qu’il disait. Les Pakistanais montaient contre nous une campagne de pression. Si, en guise de réponse, Ball ne promettait aucune aide supplémentaire, ce serait un signe que de telles tactiques ne marchaient pas.

Ces réponses ne semblaient guère donner satisfaction au Président qui demanda à nouveau : « Que voulons-nous obtenir d’Ayub ? » Nous connaissons, chacun, les arguments de l’autre, aussi le mieux à faire est de leur rappeler que nous n’aimons pas les communistes chinois, de leur faire arrêter leur détestable campagne de presse, et de leur dire que s’ils ne veulent pas jouer le jeu, nous apporterons notre aide à d’autres. Le Président dit qu’il comprenait les arguments d’Ayub et pouvait voir son point de vue. Pour les Pakistanais, l’Inde représentait une menace pour leurs intérêts. Cependant, nous avions également raison selon notre point de vue ; Ce que nous pouvions obtenir de mieux donc, c’était le statu quo de nos relations.

Ball répliqua que les Pakistanais avaient besoin de nous, plus que nous n’avions besoin d’eux. Ayub renoncerait à sa manoeuvre chinoise si nous exercions une pression assez forte.

Le Président continuait à penser qu’Ayub n’avait pas réellement peur de l’Inde. Quel bénéfice les Indiens tireraient-ils d’une attaque au Pakistan ? Ils y perdraient une aide occidentale d’un milliard de dollars. Ayub était en réalité inquiet de perdre la capacité d’attaquer l’Inde avec succès, ou du moins d’agir à sa guise vis-à-vis de celle-ci. (9)

Le successeur de Kennedy, Johnson, comme nous l’avons vu, était d’un autre acabit. Il demanda un jour à Chester Bowles : « Pourquoi n’ont-ils donc pas un plébiscite, simplement pour en décider ? » L’ambassadeur Chester Bowles répondit : « Laissez-moi vous poser une question. Supposez qu’un président américain, vers 1875, ait reçu une lettre du Président du Mexique en ces termes : « Nous voudrions avoir un plébiscite au Texas, pour voir s’il veut revenir vers le Mexique ou rester membre des Etats-Unis. » Si vous étiez président des Etats-Unis, que feriez-vous ? » « Je penserais qu’il a perdu la tête, » répondit Johnson.

En quelques mois, Johnson comprit également le jeu d’Ayub, et fit savoir qu’il n’était pas prêt à gaspiller de l’argent pour soutenir le Pakistan contre l’Inde. Vers la fin de 1964, Ayub avait commencé à réaliser qu’il ne pouvait espérer augmenter davantage sa force militaire en se procurant l’aide américaine pour ses plans anti-indiens. Le temps, sentait-il, n’était pas de son côté. S’il devait engager une action contre l’Inde, il fallait le faire maintenant. En conséquence, il ordonna, au début de 1965, de mettre à exécution la première phase de son plan d’agression contre l’Inde. Ce fut le début de la guerre entre l’Inde et le Pakistan.

Chapitre 15 – Opération Faucon du désert

Fin 1964, le Pakistan avait fini de mettre au point son plan d’invasion de l’Inde, dont le but était de s’emparer du Cachemire par la force. La lourde défaite infligée par les Chinois à l’armée indienne en 1962 avait donné aux Pakistanais l’impression encourageante que l’Inde était vulnérable. Et c’était au président pakistanais de décider de la date et du lieu de l’opération d’intrusion ou coup d’essai qui marquerait la première phase de la stratégie d’attaque.

Le maréchal Mohammad Ayub Khan avait pris le pouvoir par un coup d’Etat le 7 octobre 1958. Au début de janvier 1965, il fut déclaré président élu du Pakistan pour une période de cinq ans, sous un système de « démocraties de base »1. Il avait légitimé son pouvoir et détenait la haute autorité. Pour lancer son coup d’essai contre les Indiens, il choisit le Rann de Kutch. Il revendiquait environ 9.000 kilomètres carrés de territoire dans cette zone qui, selon Bhutto, n’appartenait à l’Inde que suite à une « appropriation par occupation ». Il fit suivre cette revendication spécieuse d’actions policières, et plus tard militaires.

Les faits sur l’emplacement du Rann de Kutch furent établis dans une déclaration que Shastri prononça au Parlement le 3 mai 1965. En voici des extraits significatifs :

La frontière Kutch-Sind est une frontière bien définie, bien connue et bien établie, clairement indiquée dans les diverses éditions des cartes établies par les Services cartographiques indiens depuis 1871. Une longue partie n’en est cependant pas tracée au sol. La question ne se posait en effet pas entre la province du Sind et le Kutch Durbar, et il n’était pas non plus coutumier de borner la frontière entre les provinces et les Etats de l’Inde britannique, puisqu’il ne s’agissait pas de frontières internationales.

Le 15 août 1947, le Pakistan vit le jour en tant qu’Etat indépendant, suite à la partition de l’Inde. L’Acte d’Indépendance en énumérait les territoires, au nombre desquels figurait la province du Sind. La frontière entre le Sind et le Kutch est, de ce fait, devenue une frontière internationale. Pour le Pakistan, cela exclut toute possibilité de revendiquer plus que le territoire qui fut inclus dans la province du Sind, le 15 août 1947. Aucune partie du territoire au sud de la frontière entre le Kutch et le Sind, que l’on voit sur la carte au nord de Kanjarkot, et qui fait donc clairement partie du territoire indien, ne peut appartenir au Pakistan, cela n’est pas concevable. Cette région était au départ sous la juridiction et l’autorité du souverain du Kutch, qui s’étendaient depuis toujours de droit et de fait jusqu’à la frontière entre le Sind et le Kutch. Les cartes des Services cartographiques indiens, établies en 1871, 1886, 1943 et en 1946, la dernière en date avant l’indépendance, prouvent cet état de fait.

Shastri se référa également à d’autres documents officiels de la période britannique, dans lesquels on trouvait, décrite en détail, la frontière entre le Kutch et le Sind : tous montraient catégoriquement que le Rann de Kutch se trouvait hors de la province du Sind. On peut citer entre autres, l’Index géographique du Sind publié à Karachi en 1907, l’Index géographique de l’Inde de la Présidence de Bombay publié en 1909 et l’Index géographique impérial de l’Inde publié en 1908 par le secrétaire d’Etat britannique pour l’Inde. Dans tous les documents du département politique du Gouvernement britannique de l’Inde des années 1937, 1939 et 1942, qui définissent les charges politiques des divers fonctionnaires, on présente invariablement le Rann de Kutch, comme relevant du cadre de l’Agence des Etats de l’Inde occidentale, et jamais de la province du Sind. Or par suite du rattachement, l’Agence des Etats de l’Inde occidentale faisait entièrement partie de l’Inde. En conséquence, observa Shastri, le Rann de Kutch était désormais entièrement en territoire indien.

Cependant, comme Shastri ne le savait que trop bien, la frontière indo-pakistanaise de ce secteur n’avait pas été tracée au sol. Mais elle était bien établie par les archives cartographiques de la période britannique, et il n’aurait normalement pas dû y avoir de problème pour borner cette frontière internationale. Toutefois, face à un voisin hostile, une difficulté peut survenir à tout moment. L’Inde avait négligé cela à propos de la question de la frontière sino-indienne, avec des conséquences désastreuses. Un problème semblable était imminent avec le Pakistan.

En 1962, le Pakistan fit part à l’Inde de ses réserves à propos de Kanjarkot, un endroit en territoire indien, à environ cinq kilomètres de la frontière du Gujarat et du Pakistan. (1) En 1963, une frontière fut établie et tracée entre le Pakistan et le Rajasthan, mais aucun marquage au sol ne fut effectué pour la frontière entre le Pakistan et le Gujarat. Un jour de mai 1964, près de Kanjarkot, le commissaire de police divisionnaire local interpella trois Pakistanais qui prétendaient avoir perdu leur chemin. Il accepta leur allégation et les autorisa à repasser la frontière. Comme la suite le montra, ces trois intrus appartenaient probablement à l’unité pakistanaise des Rangers de l’Indus, qui avaient commencé à patrouiller sur une partie du territoire indien. Mais, comme ces trois hommes n’avaient fait l’objet d’aucune arrestation ni d’aucun interrogatoire, l’incident fut oublié. Par conséquent, aucune mesure ne fut prise pour renforcer la présence indienne dans cette zone, et aucun poste ne fut établi à Kanjarkot.

Soudain, le 20 janvier 1965, la patrouille de police indienne remarqua des patrouilles pakistanaises sur une piste de vingt-neuf kilomètres en territoire indien, reliant Ding à Surai, deux bourgs situés juste de l’autre côté de la frontière indo-pakistanaise. On découvrit aussi que des gardes-frontières pakistanais patrouillaient depuis quelque temps le long de cette piste, en alléguant que cette zone était située à l’intérieur de la frontière pakistanaise.(2) La police indienne expulsa les gardes pakistanais, puis érigea des avant-postes pour protéger la zone. Les Pakistanais revinrent bientôt et il y eut des escarmouches. Le 18 février 1965, des patrouilles pakistanaises violèrent à nouveau le territoire indien. En réponse à la protestation du Gouvernement indien, le ministère des Affaires étrangères du Pakistan nia toute violation de ce genre, et prétendit que la zone à proximité de Kanjarkot avait été en la «possession ininterrompue » duPakistan depuis le mois d’août 1947. Simultanément, les autorités pakistanaises établirent un poste de contrôle à Kanjarkot, sans toutefois occuper le Fort de Kanjarkot.

C’est vers cette époque, semble-t-il, qu’Ayub ordonna de « tester la volonté de l’Inde ». Le Pakistan décida de faire monter la pressionet commença à masser des troupes en nombre à proximité de cette zone à Maro, Bedin et Rahim Ki Bazar.

Shastri, qui s’était donné bien du mal pour améliorer les relations avec le Pakistan, était maintenant inquiet de la tournure des événements. Mais il voulait toujours faire tout ce qui était en son pouvoir pour inciter le Pakistan à ne pas abandonner la voie de la paix. Lors d’une réunion publique à Hyderabad le 21 mars 1965, Shastri « lança un appel au Gouvernement pakistanais : il leur demanda de ne pas recourir à la force pour résoudre des conflits mineurs liés à quelques hectares de terre, à propos de la démarcation de la frontière indo-pakistanaise. » « Ces questions, » ajouta-t-il, « pourraient être réglées autour d’une table par des fonctionnaires de nos deux gouvernements. » Mais il dit aussi que si le Pakistan ne tenaitpas compte de cet appel, « alors il faudrait agir comme l’exigeait la situation. » (3)

A son retour à Delhi, Shastri eut un entretien avec le chef de l’armée, le général J.N. Chaudhuri. Il organisa ensuite une réunion du Bureau du Parti du Congrès, et communiqua l’information sur la situation au Rann de Kutch. Le 7 avril 1965, le Premier ministre convoqua également les dirigeants de l’opposition pour les mettre au courant des derniers événements. Etaient présents le ministre de l’Intérieur Nanda, le ministre de la Défense Chavan, le ministre des Affaires Extérieures Swaran Singh, le ministre des Affaires parlementaires Satya Narain Sinha, le secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur, J.L. Hathi, et le chef du personnel de l’armée, le général J.N. Chaudhuri.

L’opposition était représentée par : N.G.  Ranga (Swatantra), Surendra Dwivedy (Parti socialiste Praja), Hiren Mukherjee et Bhupesh Gupta (Parti communiste d’Inde), Atal Behari Vajpayee et U.M. Trivedi (Jan Sangh), Maniram Bagri (Parti socialiste Samyukta), K. Manoharan (Dravida Munnetra Kazhagam), D.P. Maurya (Républicain), et Prakash Vir Shastri, Indulal Yagnik, N.C. Chatterji et Frank Anthony (Indépendants). A partir de ce moment, Shastri réunit fréquemment le Bureau du Parti du Congrès et des dirigeants de l’opposition, à la Chambre du Parlement. Il leur communiquait les dernières nouvelles des événements importants. Il voulait construire un consensus national solide, afin de consolider sa politique face au défi pakistanais. A l’exception des sujets où le secret était de rigueur, le Premier ministre communiquait toutes les nouvelles.

Le 9 avril 1965, les troupes pakistanaises lancèrent une attaque sur le poste de Sardar, près de la petite ville de Vigokot, avec une brigade d’hommes soutenus par l’artillerie, des mortiers lourds et des mitrailleuses moyennes.Les policiers, qui constituaient la seule force de défense en ce point, combattirent bravement, infligèrent de lourdes pertes aux envahisseurs et les repoussèrent. Une seconde attaque fut lancée par environ 3.500 soldats pakistanais armés de canons de plus de 11kg, de mortiers lourds et d’artillerie. Les défenseurs durent alors se retirer à Vigokot. L’après-midi, l’armée indienne prit la relève de la police puis réoccupa le poste de Sardar.

Des prisonniers pakistanais, capturés au cours de l’engagement, fournirent des renseignements sur la 51ème brigade d’infanterie de l’armée pakistanaise. En provenance du cantonnement de Karachi, elle était arrivée dans la région de Kanjarkot « plusieurs jours auparavant ». Les ordres d’attaque furent donnés le 7 avril. Le 8 avril les troupes prirent position, et l’assaut fut lancé le 9 avril. C’était une attaque préméditée et bien planifiée. Après la reprise du poste de Sardar par l’armée indienne, le Pakistan proposa des pourparlers, mais, pour l’Inde, avant toute négociation, les forces pakistanaises qui occupaient Kanjarkot devaient l’évacuer. L’Inde y insistait. Rawalpindi n’étant pas d’accord, les pourparlers n’eurent pas lieu.

Au cours de la seconde semaine d’avril, la division d’infanterie pakistanaise, (4) en garnison à Quetta (Baluchistan), se déplaça vers la frontière entre le Kutch et le Sind en vue d’un autre assaut important. Le 24 avril, le Pakistan attaqua simultanément quatre positions indiennes – le poste de Sardar, Biar Bet, Vigokot et « Pt. 84 » – en utilisant pour la première fois des chars Patton, et des canons de 45kg environ. Des combats violents se poursuivirent jusqu’au 30 avril, jour où l’artillerie de l’armée indienne causa de lourds dégâts aux dépôts de munitions pakistanais. L’attaque pakistanaise déclina alors. A la fin de cette longue semaine d’engagements violents, l’Inde était toujours en possession du poste de Sardar, de Vigokot et de la pointe sud de Biar Bet, mais elle avait perdu le « Pt 84 ».

La situation était toujours sombre et nul ne savait ce que les Pakistanais allaient faire par la suite. Pendant ce temps, le Premier ministre britannique Harold Wilson avait fait des propositions pour un cessez-le-feu, et le Parlement désirait vivement savoir quelle en était la teneur. Le 28 avril 1965, Shastri prononça à la Chambre des députés (Lok Sabha) un discours où il déclara que l’Inde serait prête à un règlement pacifique à propos du Kutch, à condition de revenir au statu quo antérieur. Il donna aussi un avertissement : « Si le Pakistan abandonne la voie de la raison et persiste dans ses activités agressives, l’armée indienne défendra le pays ; elle décidera de sa propre stratégie et disposera de ses effectifs et de son armement de la manière qu’elle jugera la meilleure. »

Le 30 avril, la Lok Sabha réclamait avec insistance des renseignements précis sur les propositions de paix avancées par le Premier ministre britannique, Harold Wilson. Des scènes bruyantes se produisirent à la Chambre. Shastri écouta patiemment les propos emportés de ses détracteurs survoltés. Quand ils eurent terminé, il se leva pour informer la Chambre que la principale initiative à propos d’un cessez-le-feu était venue du Premier ministre britannique, qui lui avait adressé un message, ainsi qu’à Ayub. « Pendant que ces discussions se déroulent entre le Royaume-Uni d’un côté, et de l’autre, le Pakistan et l’Inde, » dit Shastri avec fermeté, « il n’est pas de l’intérêt public d’exposer très clairement tous les détails des propositions britanniques. Cependant, je voudrais assurer la Chambre que nous n’accepterons rien qui soit incompatible avec mes déclarations, lesquelles ont étégénéreusement approuvées par cette Chambre. » (5) Il faisait allusion à l’assurance qu’il avait donnée d’attendre le retour au statu quo antérieur, comme préalable essentiel au cessez-le-feu. Puis, en élevant la voix (phénomène rare), il déclara :

Je veux que les membres de l’opposition se souviennent qu’ils ne sont pas les seuls garants de l’honneur national, ni les seuls à savoir comment le sauvegarder. Nous aussi, de notre côté, nous en savons quelque chose. Il est faux de penser que seules quatre ou cinq personnes peuvent prétendre en être les gardiens. Le Dr Lohia a manifesté beaucoup de passion aujourd’hui. Il a utilisé les mots les plus forts qui soient. Cela ne me dérange pas. C’est à lui de choisir ses mots.

Mais je veux qu’il soit bien clair que la direction du gouvernement tient de notre responsabilité, et que nous ne faillirons pas à cette tâche. De fait, nous prenons largement conseil de cette Chambre respectable sur des questions de politique. Mais nous ne pouvons recevoir tous les jours de nouvelles directives stratégiques. Ce serait une situation impossible et je ne peux l’accepter.

Le Premier ministre avait parlé avec autorité et ramené le bon ordre dans les débats. Shastri fit une pause, puis souligna de manière persuasive que si les députés avaient le droit de poser des questions ou de déposer des motionsd’ajournement, il fallait conserver un minimum de réserve et de bienséance. Et il avertit d’un ton ferme : « Si nous soulevons tant de passions jour après jour, la Chambre y perdra le respect d’elle-même, ce qui mettra en danger tout le système de la démocratie parlementaire. »(6)

Peu après ce débat, The Hindustan Times (3 mai 1965) signalait que Sir Morrice James, haut-commissaire britannique au Pakistan, et John Freeman, haut-commissaire en Inde, persévéraient dans leurs efforts de paix sous la direction d’Harold Wilson, empreinte d’une nouvelle approche. Après des consultations avec John Freeman à New Delhi, Sir Morrice était retourné au Pakistan le 2 mai 1965.Plus tard, à Rawalpindi, il avait rencontré Ayub, qui avait pris connaissance des réponses de l’Inde au sujet des propositions britanniques. Il y eut une accalmie dans les combats, à l’exception de quelques coups de feu.

Le 3 mai 1965, au cours d’un débat de cinq heures au Conseil des Etats (Rajya Sabha), Shastri déclara, de façon catégorique, que le Gouvernement indien ne reconnaissait aucun conflit de territoire sur le Rann de Kutch, ajoutant que la menace d’une guerre totale annoncée par Ayub, « ne nous empêchera pas d’accomplir nos devoirs légitimes ».(7) Le discours du Premier ministre, ainsi que sa réponse, furent salués de fréquents applaudissements, venant de toutes les sections de la Chambre haute.

Il n’y eut pas d’engagement majeur par la suite, sauf le 25 mai, ainsi que le 15 juin 1965, où le Pakistan lança de nouvelles offensives, mais sans succès. Harold Wilson et les hauts-commissaires britanniques en Inde et au Pakistan poursuivirent leurs efforts pour obtenir l’accordde Shastri et d’Ayub sur les propositions de Wilson. La persévérance et l’activité diplomatique intenses de Wilson finirent par porter leurs fruits,et un cessez-le-feu entra en vigueur le 1er juillet 1965. Cet arrangement stipulait le retour sans restriction au statu quo antérieur au 1er janvier 1965, comme Shastri l’avait demandé. Mais le Pakistan conservait le droit de patrouiller le long de la piste d’environ trente kilomètres entre Ding et Surai, parce qu’il était établi qu’il patrouillait déjà sur cette section de la route avant le 1er janvier 1965.

On se mit d’accord, en outre, sur le fait que la frontière dans ce secteur serait tracée par un tribunal de trois hommes, l’un nommé par l’Inde, l’autre par le Pakistan, et le troisième, qui serait le président, désigné conjointement par l’Inde et le Pakistan ou, en cas d’échec pour se mettre d’accord sur cette question, par le secrétaire général des Nations Unies. Finalement, l’Inde fit appel à un Yougoslave, le Pakistan à un Iranien, et le secrétaire général de l’ONU nomma un ressortissant suédois comme président. Quant à la tâche de ce tribunal, Shastri précisa qu’elle se réduisait à tracer la frontière entre la province du Sind et le Kutch selon les relevés justificatifs. Il n’était pas question d’un conflit de territoire.

Pendant cette période d’hostilités, Shastri avait maintenu un contact étroit avec le chef de l’armée, le général Chaudhuri. Celui-ci avait expliqué au Premier ministre, au début d’avril, que la nature du terrain au Rann de Kutch, du côté indien, ne convenait pas à des combats importants. En conséquence, il était préférable, du point de vue de l’armée, de contenir l’attaque pakistanaise, sans lui permettre de s’intensifier. Si le Pakistan persistait dans la belligérance, il existait d’autres zones où l’Inde pourrait se battre à égalité. Shastri se rangea à son avis. Du côté indien, l’effort se limita avec justesse à repousser l’envahisseur.

A cette époque, on ne voyait pas très bien pourquoi les Pakistanais avaient engagé tant de forces en hommes et en blindés, y compris des chars Patton, pour en tirer si peu d’avantage, ou même aucun !Le livre de Russel Brines, The Indo-Pakistan Conflict, qui fut publié par la suite, nous éclaira sur leur motif : « Cette décision militaire n’aurait pu avoir de sens, semblait-il, que si une poursuite des actions militaires avait déjà été envisagée. »(8) Et c’était le cas. Cette incursion initiale, l’opération Faucon du désert, comme cela allait bientôt se révéler, constituait la première partie d’un plan en quatre phases, d’une guerre méticuleusement préparée par le Pakistan contre l’Inde.

Sur le plan politique, Shastri avait la situation bien en main et ne la laissa jamais échapper à son contrôle. Il avait montré fermeté, assurance, retenue, sagesse et souplesse. Il était en faveur de la paix, mais pas à n’importe quel prix ! Il avait posé clairement des conditions qui avaient été acceptées dans le cadre de l’accord sur le cessez-le-feu. Il ne perdait pas de vue les conseils fermes du chef de l’armée : une escalade des combats dans la zone du Rann de Kutch n’était pas tactiquement dans l’intérêt du pays, et s’il devait y avoir une épreuve de force entre l’Inde et le Pakistan, il faudrait que ce soit ailleurs.

Le 12 juillet 1965, le Bureau du Parti parlementaire du Congrès, après un examen minutieux de l’Accord de Kutch, « endossa la mesure prise par le gouvernement. » Le Bureau fut aussi d’accord avec l’analyse générale de la situation donnée par Shastri. Le Premier ministre précisa que cet accord ne pourrait en aucun cas créer un précédent – par rapport à d’autres points litigieux entre l’Inde et le Pakistan. « Chaque conflit, » observa-t-il, « a son histoire propre et constitue une question différente. »

Shastri avait conscience que le Parti Jan Sangh et le Parti socialiste Praja n’étaient pas satisfaits de cet accord. Et même dans une section du Parti du Congrès, on émettait aussi des doutes sur le rôle d’un tribunal de frontières. Là où la souveraineté était en jeu, disaient-ils, il ne devrait pas être question d’arbitrage par un tribunal. Mais le Premier ministre fut clair et catégorique : le tribunal avait un rôle clairement défini et limité, et il n’avait pas autorité pour déposer des revendications de territoire. Il n’avait qu’un seul but, délimiter la frontière entre le Kutch et l’ancienne province du Sind, telle qu’elle existait au 15 août 1947. Cette position était conforme et faisait suite à l’accord de 1959 entre l’Inde et le Pakistan, auquel on était parvenu, lorsque Nehru était Premier ministre. Cet accord comportait la disposition suivante :

Les deux gouvernements ont réaffirmé leur détermination de résoudre les conflits de frontières par la négociation ; et ils se sont mis d’accord pour que tous les conflits de frontières importants, soulevés par l’une ou l’autre partie, doivent – s’ils ne se règlent pas parla négociation – être portés devant un tribunal impartial pour le règlement et la mise en oeuvre de ce règlement, par le marquage au sol et par l’échange de juridiction territoriale, s’il y a lieu. (9)

La frontière serait tracée sur la stricte base des données historiques. Si l’on aboutissait à un échange de juridiction territoriale, il faudrait s’en accommoder, sinon le bornage de la frontière n’aurait aucun sens.

L’incursion pakistanaise dans le Rann de Kutch avait soulevé beaucoup d’émotions au sein de la population indienne. Les souvenirs de l’humiliation infligée à l’Inde en 1962 demeuraient vifs.Ils exprimaient leur appréhension très compréhensible, concernant la situation du Kutch. De plus, si les gens avaient confiance en la sagesse et l’intégrité de Shastri, encore fallait-il leur donner satisfaction quant à la fermeté de son autorité. On ne pouvait toujours éluder le risque que les partis d’opposition, et quelques éléments mécontents, du Parti du Congrès, essaient de donner aux gens une interprétation erronée de l’Accord de Kutch, en créant l’impression que le Premier ministre n’avait pas déployé l’énergie nécessaire pour faire face à la situation. Il était donc vital pour Shastri d’expliquer directement au peuple l’Accord de Kutch, pour ne pas laisser le champ libre à ses adversaires. En tout cas, il lui fallait établir un rapport direct avec la population, pour consolider le soutien de sa base. Le jour du cessez-le-feu, le 1er juillet 1965, le Premier ministre s’exprima à la radio pour fournir à la nation tous les détails nécessaires à la compréhension de la situation.(10) Avec le sens de la réserve qui le caractérisait, Shastri résuma le succès de sa politique en déclarant simplement « qu’on n’avait pas laissé devenir incontrôlable une situation lourde des plus graves conséquences à la fois pour l’Inde et pour le Pakistan. »

Pourquoi n’avait-on pas déployé les forces aériennes dans le conflit du Rann de Kutch ? Le maréchal de l’air Arjan Singh m’en donna la raison. Peu après le début des hostilités dans la région du Rann de Kutch, il reçut un coup de téléphone du maréchal de l’air Asghar Khan, son homologue pakistanais, lui proposant, à titre d’accord officieux, de s’abstenir mutuellement d’utiliser la force aérienne dans le conflit. Arjan Singh lui-même fut d’accord avec la sagesse de cette proposition, mais il confirma l’arrangement après avoir reçu l’autorisation du ministre de la Défense et du Premier ministre. Arjan Singh était aussi d’avis que le Rann de Kutch n’était pas une zone qui convenait à des opérations de grande envergure de la part de l’Inde.

De plus, Shastri était un homme de paix, et il était toujours déterminé à aller le plus loin possible dans des concessions compatibles avec la sécurité et l’honneur de la nation, pour maintenir la paix avec le Pakistan. Dans sa déclaration du 3 mai 1965, à la Rajya Sabha, il fit les observations suivantes :

M. le Président, le Gouvernement indien et le peuple indien n’ont aucune intention malveillante à l’égard du peuple pakistanais. Nous leur souhaitons de réussir et nous serions heureux de les voir progresser sur la voie de la prospérité. Nous avons conscience que leur prospérité, tout autant que celle du peuple indien, des 600 millions qui habitent ce sous-continent, dépend de la sauvegarde de la paix. C’est pourquoi, toutes ces années, nous avons adhéré avec ferveur au chemin de la paix. Une guerre dans le sous-continent indien risque bien de détruire les efforts considérables entrepris dans les deux pays pour assurer l’amélioration du niveau de vie des habitants. Nous ne faisons que commencer à marcher dans cette direction, et il reste encore une longue route à parcourir. Mais le Président Ayub a évoqué une guerre totale entre l’Inde et le Pakistan. En ce qui nous concerne, nous avons fait preuve de grande retenue, non pas parce que nous ne sommes pas prêts à relever le défi du Président Ayub, mais parce que nous avons le sentiment que la raison et le bon sens doivent l’emporter sur l’agression et la violence. Le Président Ayub, semble-t-il, suggère que si son pays a le droit de commettre une agression à volonté en territoire indien et en un point de son choix, l’Inde ne doit pas prendre de contre-mesures effectives. C’est une thèse totalement inacceptable. Elle correspond à la stratégie suivante : tout d’abord revendiquer un droit sur le territoire du voisin, puis monter soudainement une attaque suprise contre lui, enfin lancer une campagne de propagande ingénieuse laissant entendre qu’il s’agit uniquement d’une mesure à caractère défensif. Je veux inciter le Président Ayub Khan à réfléchir avec un peu plus d’attention sur les conséquences de cette ligne d’action, dans laquelle il a choisi de s’engager. Jusqu’ici, l’agression pakistanaise sur la frontière de Kutch n’a rencontré qu’une réaction défensive locale pour protéger notre territoire. Du côté indien, on n’a pris aucune contre-mesure, il s’agit donc d’une agression entièrement unilatérale. Nous avons fait preuve de retenue, mais si le Gouvernement pakistanais persiste dans son attitude agressive, l’Inde n’aura d’autre alternative que de réfléchir à la meilleure manière de défendre l’intégrité territoriale de la mère patrie.

Shastri lança ensuite un appel à la nation :

Je ne voudrais pas prendre beaucoup de temps à la Chambre, mais pourrais-je dire qu’une fois engagés à combattre l’agresseur, il est extrêmement important de rester en paix et unis à l’intérieur. Toutes paroles de haine ou de ressentiment contre une autre communauté seraient des plus suicidaires. Je sais que nous avons rencontré un large soutien. J’ai en effet reçu quantité de lettres et de télégrammes de communautés minoritaires, qui sont prêtes à offrir leurs services et à se sacrifier pour la sécurité et la liberté du pays. Dans ces circonstances, je voudrais lancer un appel pour qu’il règne dans notre pays unité et accord parfaits entre les différentes communautés, et qu’ensemble nous fassions corps pour combattre la situation actuelle difficile, et nous en sortir avec succès.

C’était faire preuve d’une grande prévoyance : c’était en effet élaborer une base solide sur laquelle il bâtirait plus tard, avec succès, la superstructure de l’unité nationale et de l’effort commun demandé pendant la guerre avec le Pakistan, qui allait éclater quelques mois plus tard seulement, en septembre 1965.

Paradoxalement, même Ayub ne voulait pas intensifier le conflit du Rann de Kutch. Il avait lancé cette opération parce qu’il voulait procurer à ses troupes et à ses blindés une répétition générale pour les préparer à une invasion de l’Inde à grande échelle, d’abord au Cachemire, et immédiatement après au Punjab oriental, à la lisière du Pakistan occidental. Il voulait aussi juger de la volonté et de la capacité des soldats indiens au combat. Vers la fin de mai 1965, les Pakistanais avaient, semble-t-il, terminé leur opération d’intrusion ou « coup d’essai » pour tester l’adversaire, et ce apparemment à leur satisfaction. Comme le précise Russell Brines, Ayub et les huiles militaires pakistanaises tirèrent du conflit du Rann de Kutch, des conclusions réconfortantes et encourageantes :

Les fonctionnaires pakistanais étaient visiblement encouragés par les résultats tactiques obtenus dans le Rann et par le climat politique international. Leur équipement avait répondu à leurs attentes. Le Dawn affirma le 19 mai que les officiers pakistanais, (11) tant sur le front qu’à la base, souscrivaient généralement à l’opinion que les batailles contre les Indiens avaient, dans l’ensemble, été « des victoires faciles » pour le Pakistan. L’ennui avec les Indiens, c’est qu’ils ne se sont presque jamais permis d’approcher les Pakistanais de trop près. A leur vue, même, ils décampèrent dans un grand désordre. Ils « disparurent » sans un regard en arrière. Plus tard, à Londres, le Président Ayub dit à un groupe de ses compatriotes qu’une division indienne entière aurait été détruite dans la bataille du Rann, s’il n’avait expressément ordonné aux troupes pakistanaises de cesser de poursuivre les Indiens. « Il fallait les ébranler d’une façon ou d’une autre, » ajouta-t-il, « mais je ne voulais pas que la faille s’élargisse. Même ainsi, ils piaillent comme ils l’ont fait après leur conflit avec la Chine. Nous voulons des relations pacifiques avec l’Inde, mais nous voulons la paix dans l’honneur, nous ne voulons pas être un satellite. En raison de son attitude chauvine, il nous faudra surveiller l’Inde. Si la guerre nous est imposée, il faudra que ce soit une guerre décisive. Nous y engagerons toutes nos énergies, et bien qu’un pays plus petit que l’Inde, nous lui ferons un mal irréparable. » (12) Le Pakistan se trouvait également encouragé par le climat politique international. Les Etats-Unis protestèrent contre l’emploi des armes américaines en violation de l’accord de défense mutuelle, mais ils étaient dans l’incapacité d’empêcher les combats. Le reste du monde ne se montrait pas inquiet outre mesure. (13)

Ayub, non sans raison, était plein d’exubérance. Il avait développé les forces armées pakistanaises, d’abord en qualité de commandant en chef de l’armée pakistanaise depuis janvier 1951, puis à partir d’octobre 1958 en qualité d’administrateur principal de la loi martiale et de président. Il avait obtenu l’aide massive des Etats-Unis, soi-disant pour s’en servir contre les communistes. Lui-même ancien commandant en chef et maréchal, il avait maintenant acquis la ferme conviction qu’avec la haute qualité de ses blindés et la vaillance de ses combattants, l’armée pakistanaise pouvait « faire à l’Inde un mal irréparable ». La perspective de faire main basse sur le Cachemire par une opération éclair se présentait maintenantsous un jour plus que favorable.

Le 26 mai 1965, 30.000 hommes armés, constituant les « Forces Gibraltar », (14) s’étaient rassemblés à Murree au Pakistan, avec pour objectif d’envahir clandestinement le Cachemire. Ayub nomma au poste de commandeur suprême de ces « Forces Gibraltar », le général de division Akhtar Husain Malik, commandant de la 12ème division du Pakistan. Le Pakistan était maintenant prêt à lancer « l’opération Gibraltar », on n’attendait plus que le signal du Président Ayub.

1 NDT : Système d’institutions parlementaires établies pour une période de cinq ans, essentiellement au niveau des villages. Elles ont les fonctions suivantes : l’éducation civique des villageois, leur representation pour élire au suffrage indirect le président et un rôle de gouvernement local concernant essentiellement le développement rural.

Chapitre 16 – Opération Gibraltar

Etablie en 1948, la ligne de cessez-le-feu au Cachemire, longue de 750 kilomètres, est surveillée depuis lors par le Groupe d’observateurs militaires des Nations Unies en Inde et au Pakistan. De chaque côté, en de nombreux endroits, soldats indiens et pakistanais se font face pour empêcher les intrusions. La politique du Gouvernement indien a toujours été de respecter cette ligne et ses troupes ont reçu l’instruction de se conformer à une seule politique : la ligne de cessez-le-feu est inviolable.

Le Gouvernement du Pakistan avait également accepté cette ligne en 1948, mais sa politique a consisté à entretenir l’agitation au Cachemire, en créant constamment des incidents sur cette ligne, afin d’empêcher la situation de s’y stabiliser. C’est dans ce contexte que le Groupe d’observateurs des Nations Unies au Cachemire a relevé d’innombrables violations depuis 1948. A partir de leurs positions avantageuses, les Pakistanais n’ont cessé de harceler le personnel et les véhicules indiens qui circulent sur la route Srinagar-Leh. Pour arrêter les intrusions pakistanaises, les Indiens ont occupé certains emplacements, mais chaque fois, le Groupe d’observateurs des Nations Unies est intervenu pour leur faire évacuer les lieux. C’est principalement le Pakistan qui, à sa guise, souffle le chaud et le froid le long de la ligne de cessez-le-feu. De temps à autre, les Pakistanais ont également envoyé des émissaires déguisés pour fomenter des troubles et causer de l’agitation au Cachemire.

Au mois de mai 1965, Ayub décida de mettre à exécution la seconde phase de son plan d’invasion : une invasion massive du Cachemire à travers la ligne de cessez-le-feu par des hommes déguisés, armés pour la guérilla et des activités de sabotage. Cela se traduisit par un important rassemblement des soi-disant Forces Gibraltar à Murree : 30000 hommes qui, le 26 mai 1965, furent placés sous le commandement du général Akhtar Husain Malik de la 12ème division de l’armée pakistanaise. Ils étaient regroupésen « Forces », désignées chacune par un nomspécifique, qui étaient commandées par des officiers de l’armée régulière pakistanaise.

On dénombrait huit à dix « Forces », composées chacune de six unités de cinq compagnies (110 hommes par compagnie). Chaque compagnie comptait des troupes régulières de l’armée de l’Azad Cachemire, qui faisait partie de l’armée pakistanaise, ainsi que des éléments irréguliers, Mujahid et Razakar. Les hommes étaient équipés d’armes automatiques standard, dont des mitrailleuses légères, ainsi que des grenades à main et autres explosifs. Ils étaient soumis à un entraînement complet de six semaines dans quatre camps au Pakistan, pour y apprendre les techniques de guérilla et de sabotage, sans oublier les notions de base du conditionnement militaire. (1)

Le général Musa, commandant en chef de l’armée pakistanaise, était opposé à ce plan conçu par Bhutto et Aziz Ahmad. Une autre divergence d’opinions opposait le général Musa à Bhutto à propos de la stratégie et du moment opportun pour lancer cette invasion déguisée. Musa discuta avec Ayub de la conception et de la synchronisation des raids à lancer au Cachemire, et des dangers inhérents à cette proposition du ministère des Affaires étrangères. Le président l’assura qu’il ferait preuve d’autorité pour décourager ce plan. Musa se trouva donc profondément affligé quand il constata plus tard, qu’en dépit des objections soulevées, Ayub avait décidé que le haut quartier général devait aller de l’avant et exécuter les raids. Musa s’était opposé à ces raids, principalement parce qu’il n’y avait pas de soutien local dans la vallée du Cachemire, ce qui les condamnait à l’échec. Il commenta plus tard :

L’histoire a prouvé que le succès d’un combat de guérilla dépend largement de la coopération des gens de la région où il s’effectue. Mais il n’y avait pas eu d’évaluation sérieuse à ce sujet. On avait ignoré les leçons de l’histoire. (2)

Nous n’avions même pas informé les responsables de communautés de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu quant à nos objectifs, sans parler de les associer à notre projet de guerre clandestine. (3)

Dans ces circonstances, compter qu’ils risqueraient leur vie en essayant de nous donner un soutien important pour un objectif vague, pour lequel ils n’avaient pratiquement pas voix au chapitre, c’était prendre ses désirs pour des réalités.

L’opération fut lancée trop hâtivement, les partisans des raids de guérilla ne mirent personne dans la confidence, pas même les dirigeants de l’Azad Cachemire. (4)

Ayub donna le feu vert définitif au cours de la seconde semaine de juillet 1965, lors de sa visite à Murree, où il donna une conférence spéciale aux commandants de l’opération Gibraltar. (5) Comme le montrèrent les événements, l’opération commença en réalité le 5 août 1965.

Du côté indien, on n’avait que des renseignements extrêmement sommaires sur ces préparatifs de grande envergure, qui se limitaient en fait à une prise de conscience : le Pakistansemblait susceptible d’intensifier ses activitésde guérilla. Cependant, jusqu’au jour même de l’invasion déguisée, le 5 août 1965, Shastri ne disposait d’aucun renseignement précis sur les plans du Pakistan. Et il n’existait absolument aucun compte rendu d’espionnage sur la phase suivante du plan d’invasion, l’opération Grand Chelem, qui adviendrait moins d’un mois plus tard, et comporterait une attaque ouverte et en force de l’armée pakistanaise.

Russel Brines décrivit le relatif manque de préparation de l’Inde face à un assaut massif imminent de la part de son voisin :

Même si elles n’étaient pas fin prêtes pour y faire face, les autorités indiennes restaient vigilantes face à une menace de guérilla, mais en général, elles n’avaient pas conscience de la possibilité d’une attaque conventionnelle. En juillet, les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur de New Delhi rencontrèrent les autorités de l’Etat du Cachemire à Srinagar : ils estimèrent que des opérations de guérilla étaient possibles, mais que le Pakistan n’était pas prêt pour une guerre conventionnelle d’envergure contre l’Inde.

Le 2 août, un cadre supérieur de l’armée indienne informa des officiers àSrinagar que la phase suivante de la lutte au Cachemire ne verrait pas de manifestation de force ouverte et organisée, mais utiliserait le meurtre et le terrorisme. D’autre part, au cours de cette période, des agences de renseignement diverses reçurent des informations fiables concernant une accumulation de forces conventionnelles au Pakistan. En juillet, un fonctionnaire européen d’une Agence spécialisée de l’ONU de retour du Punjab annonça : « Les Pakistanais sont en train de rassembler une force massive de chars au Punjab. Les Indiens dorment, et ils ne sauront pas ce qui les a frappés. » Certains observateurs étrangers, qui avaient accès à des renseignements non publiés, conclurent à cette époque, que dans une tentative désespérée de changer le cours de l’histoire, le Pakistan avait décidé d’attaquer.(6)

Le général Musa, non sans quelque naïveté, laisse entendre que seule l’invasion clandestine « opération Gibraltar » avait été lancée à l’initiative d’Ayub, et que toutes les autres étapes, telles que l’attaque ouverte du Pakistan dans la région de Chhamb le 1er septembre 1965, l’opération Grand Chelem, n’avaient pas été planifiées,mais correspondaient à desmesures de rétorsion à l’encontre des actions indiennes. Cependant, ses propres affirmations démentent cette allégation. Le général Musa commence par décrire les tâches assignées aux Forces Gibraltar dans les termes suivants : « En gros, le plan envisageait à court terme, de saboter des objectifs militaires, de désorganiser les communications, etc. Et à long terme, de distribuer des armes à la population… et d’amorcer un mouvement de guérilla en vue finalement de lancer un soulèvement dans la vallée. L’avancée vers Akhnoor ne faisait pas partie de ce plan. » Mais, ajoute-t-il dans la phrase suivante : « Cependant, on y voyait une des opérations possibles, au cas où nous sentirions que nos activités provoquaient l’escalade » (7) .Il ajoute : « Pour faire face à tout mouvement d’escalade – à notre avis, inhérent à l’opération – c’est bien ainsi que nous l’avions envisagé, comme mentionné précédemment – toutes les forces défensives tenaient à jour leurs plans d’urgence en permanence… » (8)

Musa prévoyait à juste titre que l’Inde répondrait vigoureusement. En conséquence, l’offensive massive dite « opération Grand Chelem » (l’avancée sur Akhnoor) avait fait l’objet d’une conception et d’une préparation méticuleuses bien à l’avance, pour contenir la réaction indienne inévitable face à l’invasion camouflée de départ. Comme le dit Musa : « Nous avions aussi parfaitement conscience que l’Inde réagirait violemment contre le territoire de l’Azad Cachemire ; nous avions donc prévu des contre-mesures sous forme d’attaques dans la vallée de Chhamb et ailleurs. Dans l’éventualité très plausible d’une guerre générale, nous gardions la totalité de l’armée dans des zones de concentration avancées, à travers tout le pays… » (9)

Les révélations faites récemment, par Altaf Gauhar, qui était alors secrétaire à l’Information du Gouvernement pakistanais, dans son livre Ayub Khan, confirment également que l’attaque sur Akhnoor n’était pas une réaction improvisée contre une incursion indienne de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu, mais un assaut militaire programmé bien à l’avance, dont Ayub prit la décision le 13 mai 1965, quelques semaines avant le début de l’opération Gibraltar :

Le 13 mai 1965, six semaines avant que le cessez-le-feu ne devienne effectif dans le Rann de Kutch, Ayub se rendit à Murree pour examiner le plan préparé par le général Akhtar Malik, commandant la 12ème division, en vue de lancer des opérations de guérilla au Cachemire. Le général Malik, un grand et bel officier, qui jouissait d’un considérable respect de la part de ses collègues et d’une franche popularité auprès de ses hommes, expliqua les détails de l’opération Gibraltar sur une table de manoeuvres. Bhutto, le général Musa et quelques autres officiers supérieurs, étaient présents au briefing qui se prolongea pendant plus d’une heure. Vers la fin, Ayub posa le doigt sur Akhnoor, ville importante de grande valeur stratégique, et demanda : « Pourquoi ne les prenez-vous pas à la gorge ? » « Il faudrait bien davantage d’hommes et d’argent, » répondit le général Malik. Après une brève discussion, Ayub accorda les fonds supplémentaires et dit au commandant en chef de prévoir les effectifs nécessaires. C’est ainsi que la ville d’Akhnoor devint l’objectif principal dans l’opération planifiée par le général Malik. Plus tard, on donna à l’assaut sur Akhnoor le nom de code « Grand Chelem ». Laplanification de Grand Chelem ne fit pas l’objet de discussions, mais tout le monde admira Ayub pour avoir donné à l’opération davantage de mordant et une nouvelle dimension (10).

La déclaration suivante de Musa qui, naturellement, connaissait les faits montre que le Pakistan projetait de s’emparer également d’Amritsar :

Pour les raisons que j’ai mentionnées ci-dessus, et dans l’éventualité d’une guerre ouverte, on retira la 1ère division blindée de la zone avancée où elle était concentrée, pour la transférer dans ce secteur, pas très loin de Kasur, en vue de s’emparer d’Amritsar. Elle devait traverser la tête de pont de la 11ème division d’infanterie pour rejoindre son objectif, quand Khem Karan tomberait. Pour le préparer psychologiquement, j’informai moi-même au téléphone le commandant de division du changement de sa mission, quelques jours avant que le chef d’état-major ne donnât les instructions écrites du haut quartier général le 26 ou le 27 août.(11)

Le Pakistan prévoyait sept étapes :

1ère étape : Pour commencer l’infiltration, franchir la ligne de cessez-le-feu le 5 août 1965, en envoyant environ soixante compagnies composées chacune de 110 hommes armés, ayant pour instructions d’avancer dans soixante endroits différents à travers tout le Cachemire, et d’y déchaîner incendies, meurtres, destruction des ponts, des moyens de communications et autres infrastructures publiques, etc., en employant des grenades à main, explosifs, fusils-mitrailleurs, etc.

2ème étape : En espérant qu’au 8 août, on aurait causé des dégâts à grande échelle au Cachemire, annoncer ce même jour sur une « nouvelle » station radio appelée « Sadai-Cachemire » (la Voix du Cachemire), soi-disant située au Cachemire (mais située en réalité dans la zone occupée par le Pakistan), qu’à l’occasion de l’anniversaire de l’arrestation du Cheikh Mohammad Abdullah, les habitants du Cachemire s’étaient révoltés contre le gouvernement ; présenterles activités terroristes des forces d’infiltration comme « des soulèvements de populations » ; annoncer également que les habitants avaient créé un conseil révolutionnaire qui avait pris la décision d’annuler tous les engagements avec l’Inde.

3ème étape : Annoncer sur Sadai-Cachemire que le Conseil révolutionnaire avait pris la relève de toutes les autorités au Cachemire, qu’il avait instauré dans cet Etat un « gouvernement national », et que les « patriotes » étaient en train de remporter des victoires retentissantes.

4ème étape : Dénégations répétées de la part de Bhutto à propos de l’envoi des forces d’infiltration par le Pakistan, et réitérations de Bhutto que les événements au Cachemire n’étaient qu’un soulèvement local n’ayant rien à voir avec le Pakistan.

5ème étape : Prévoir la réponse de l’Inde contre les forces d’infiltration et la présenter comme des « tentatives futiles de réprimer la rébellion » ; quant aux mesures prises par l’Inde au-delà de la ligne de cessez-le-feu pour arrêter une infiltration ultérieure, les exposer comme une « agression » de l’Inde, en vue de s’introduire dans le Cachemire occupé par le Pakistan.

6ème étape : Lancer une attaque massive de l’armée pakistanaise pour pénétrer dans la région de Chhamb au Cachemire, au-delà de la ligne de cessez-le-feu, afin de s’emparer d’Akhnoor ; la machine de propagande pakistanaise devant donner à cette invasion un caractère  « d’action défensive », imposée au Pakistan par « l’agression indienne » au-delà de la ligne de cessez-le-feu.

7ème étape : Immédiatement après le succès de l’action « défensive » dans le Chhamb, lancer une attaque massive de l’armée pakistanaise, avec des chars Patton, sur le Punjab oriental en Inde, en vue de s’emparer d’Amritsar.

Cette opération débuta le 5 août 1965, comme prévu. « L’opération Gibraltar, dit Altaf Gauhar, fut confiée à cinq forces – Tariq, Qasim, Khalid, Salahuddin et Ghaznavi – portant toutes des noms de conquérants musulmans légendaires. » (12) En tout, environ soixante compagnies de soldats pakistanais en civil s’infiltrèrent au-delà de la ligne de cessez-le-feu au Cachemire et gagnèrent divers endroits, comme le montre la Carte 1. On leur avait assigné la tâche de faire sauter des ponts stratégiques, d’effectuer des raids sur les dépôts d’approvisionnement, de détruire des endroits d’importance stratégique, de provoquer des incendies à l’aide de bombes incendiaires, et de tuer des personnalités.

Ce plan extrêmement secret ne resta pas secret très longtemps. « Le 5 août, dit Altaf Gauhar, un jeune berger, Muhammad Din, signala à la police de Tungmarg la présence d’« étrangers » qui avaient tenté de le soudoyer pour obtenir des renseignements. Les Indiens réagirent immédiatement. » (13) Le premier rapport sur ces commandos parvint à New Delhi le 7 août 1965. The Hindustan Times en date du 8 août 1965 transmit les nouvelles suivantes :

Six pillards pakistanais ont été tués au cours d’un accrochage avec une patrouille de police indienne près de la ligne de cessez-le-feu dans le Jammu le 5 août, selon un rapport reçu ici au quartier général de la Défense.

L’escarmouche s’est produite à proximité du village de Dhabrot dans le secteur de Mendhar de la ligne de cessez-le-feu. On compte trois victimes dans la patrouille indienne.

Le même soir, une seconde échauffourée a éclaté entre une patrouille indienne et un groupe de pillards pakistanais, près du village de Buna Danwas dans le secteur d’Uri.

Le quartier général de la Défense a décrit les escarmouches comme un grave échec.

C’est le 8 août seulement qu’on communiqua à Shastri des renseignements plus détaillés sur « une infiltration massive d’hommes armés en provenance du Pakistan ». Il convoqua immédiatement une réunion du comité d’urgence pour examiner la situation. Le chef du personnel de l’armée y assistait et donna son évaluation de la situation. D’après les déclarations obtenues auprès de certains Pakistanais déjà faits prisonniers, il était devenu évident, à ce moment-là, qu’il s’agissait d’une vaste opération programmée et organisée par le Pakistan, qui avait aussi fourni le matériel.

Les autorités pakistanaises n’avaient pas prévu ces confessions.

Altaf Gauhar poursuit dans livre : le premier rapport parvint le 8 août à 10 heures du soir, le jour où commença l’opération, selon le Brigadier Irshad. Dans son bulletin d’information de 9 heures, All India Radio annonça que quatre soldats pakistanais avaient été capturés par des troupes indiennes. Une demi-heure plus tard, les prisonniers firent le récit de ce qu’ils appelaient « l’opération Gibraltar », dans laquelle ils étaient engagés, et fournirent des détails sur leurs missions. Le secrétaire à l’Information se rendit immédiatement en voiture à Muzaffarad, capitale de l’Azad Cachemire, pour demander au Brigadier Irshad s’il avait entendu les interviews des soldats capturés, ce n’était pas le cas.

Quand on lui fit un résumé de ce que les soldats avaient dit à leur interrogateur, Irshad s’effondra sur son siège : « Oh mon Dieu, les… ont lâché le morceau. » En moins de 24 heures, les détails de « l’opération Gibraltar », qui avaient été tenus secrets même pour les fonctionnaires pakistanais directement engagés dans son exécution, étaient en possession de l’ennemi, alors que les Pakistanais n’en savaient encore rien. (14)

Le chef d’état major de l’armée assura à Shastri que l’armée et la police avaient la situation bien en main, et que l’on était en train de capturer les pillards, bien qu’on eût encore à redouter, sans nul doute, quelques actes de sabotage. Shastri demanda au général Chaudhuri de prendre toutes les mesures qu’il jugeait nécessaires pour prévenir de nouvelles infiltrations. Le Premier ministre demanda en outre au ministre des Affaires étrangères de s’assurer que les ambassades indiennes à l’étranger étaient bien informées, pour pouvoir tenir au courant de cette situation les gouvernements auprès desquels elles étaient accréditées.

Jusqu’au 8 août 1965, les journaux pakistanais n’avaient fait aucune mention des activités des agents infiltrés, présentés plus tard comme des « patriotes » et des « combattants de la liberté » habitant sur place. Mais le matin du 9 août, pour coïncider avec l’anniversaire de l’arrestation du Cheikh Abdullah, la presse pakistanaise sortit avec des manchettes annonçant en toutes lettres une rébellion au Cachemire, comme l’évoquaient Bhutto, Aziz Ahmad et Altaf Gauhar. Avec une finesse qui pourrait maintenant prêter à rire, ce groupe avait décidé d’attribuer ce renseignement explosif à une annonce radio, que l’on disait émise par une nouvelle station secrète au Cachemire, d’où les « combattants de la liberté » diffusaient « des nouvelles » de leurs « exploits héroïques ».

Selon la propagande pakistanaise, cette station de radio fictive, la soi-disant « Voix du Cachemire » (« Sadai-Kashmir ), était supposée être située au Cachemire et diffuser sous l’autorité d’un conseil révolutionnaire. Les émissions de la Voix du Cachemire étaient en fait créées et émises à Muzaffarabad, par Radio Azad Cachemire, la radio du soi-disant « Cachemire libre » (l’Azad Cachemire), sous le contrôle du Gouvernement pakistanais. Altaf Gauhar l’admit d’ailleurs : « Les Indiens ont dû découvrir la supercherie en moins de quelques heures. » (15) dit-il. Et ce fut bel et bien le cas !

Le journal de Karachi, The Dawn, principal porte-voix de Bhutto et compagnie, sortit le 9 août 1965, avec la manchette suivante occupant toute la première page, suivie d’un rapport détaillé :

CONSEIL REVOLUTIONNAIRE DANS LE CACHEMIRE OCCUPE

Guerre de libération à engager.

MESSAGE DE LA RADIO SECRETE

UN CONSEIL REVOLUTIONNAIRE A ETE ETABLI PAR LES HABITANTS DE LA PARTIE OCCUPEE DU CACHEMIRE POUR MENER UNE GUERRE TOTALE DE LIBERATION CONTRE L’IMPERIALISME INDIEN.

CE MESSAGE A ETE ANNONCE PAR UNE STATION DE RADIO QUI SE PRESENTE COMME « LA VOIX DU CACHEMIRE » ; IL A ETE CAPTE HIER SOIR PAR LE SERVICE DE SURVEILLANCE DE LA RADIO DE L’AZAD CACHEMIRE.

La station de radio révolutionnaire annonçait également la fin de tous les soi-disant accords avec l’Inde, et déclarait que les habitants du Cachemire devaient « se dresser comme un seul homme pour se battre pour leur honneur. »

Le 10 août 1965, le Dawn sortit avec une autre manchette monumentale :

LE CONSEIL REVOLUTIONNAIRE PREND LA RELEVE DE TOUTES LES AUTORITES DANS LE CACHEMIRE OCCUPE.

Ces allégations fantaisistes devaient recevoir de nouveaux développements. Utilisant le jargon chinois, le journal présentait le Gouvernement du Cachemire, légalement établi, comme une « marionnette », et évoquait des « collaborateurs » qu’il fallait liquider. Ainsi ce journal, qui faisait fonction d’organe du Conseil révolutionnaire imaginaire, publia la« déclaration » suivante :

PAS D’IMPOTS A VERSER AU REGIME FANTOCHE. LES COLLABORATEURS AU POTEAU D’EXECUTION : HARTAL OBSERVE.

Pendant les trois jours suivants, il poursuivit sa propagande massive avec des titres de la largeur de la page :

11 août 1965

LES PATRIOTES COUPENT LA ROUTE SRINAGAR-JAMMU.

REVELATION DU PLAN DE LIBERATION / DECRET DU CONSEIL REVOLUTIONNAIRE

MUZAFFARABAD, le 10 août : Le Conseil révolutionnaire établi dans le Cachemire occupé par les combattants de la liberté a annoncé aujourd’hui la création d’un Gouvernement national du peuple du Jammu et Cachemire.

12 août 1965

ATTAQUE SUR LE QG DE LA BRIGADE DE BARAMULA

Bataillon presque anéanti : gros accrochagesen cours dans le Chhamb.

ACCES INTERDIT A SRINAGAR : 12 ROUTES,

COMMUNICATIONS COUPEES.

13 août 1965

COUVRE-FEU DANS LES VILLES OCCUPEES DU CACHEMIRE

SRINAGAR ISOLE DE BARAMULA, LEH / EMBUSCADE SUR UN CONVOI :

PONTS ET CAMP MILITAIRE DETRUITS.

Les patriotes infligent de lourdes pertes.

La vérité fut bientôt révélée au reste du monde de façon remarquablement exacte. Les correspondants de presse occidentaux virent par eux-mêmes qu’il n’y avait pas de soulèvement au Cachemire, ni de Conseil révolutionnaire.

Après le 11 août, les manchettes du Dawn à propos du « soulèvement » au Cachemire rétrécirent dans la journée, pour disparaître bientôt complètement. Le Pakistan dut accepter l’amère vérité : l’opération Gibraltar de Bhutto avait été un fiasco et une mésaventure désastreuse, l’opération Gibraltar avait mal tourné. Comme le reconnaît Musa : « Globalement, bien que leur performance ne fût pas totalement décevante, les buts principaux pour lesquels on leur avait confié ces missions périlleuses, n’étaient pas atteints. Les combattants de la liberté retournèrent pour la plupart en Azad Cachemire, après l’application du cessez-le-feu. » (16) Altaf Gauhar décrit les événements à peu près dans la même veine : « Le 16 août, les Indiens avaient neutralisé les agents infiltrés et commencé des opérations de représailles en occupant deux postes importants dans le secteur d’Uri. » (17) Il blâme le grand quartier général (G.Q.G.) de l’armée pakistanaise, pour la propagande fabriquée et totalement fausse que faisait circuler la presse pakistanaise :

Selon Gul Hasan, certaines formations envoyaient des rapports d’un caractère extrêmement douteux et exagéré : « L’aveuglement était devenu chez nous un code qui tenait lieu de conscience. » Les colonels coloraient d’une note optimiste les rapports que leur envoyaient leurs officiers supérieurs, les généraux de brigade gommaient tout soupçon d’échec et, lorsque les rapports parvenaient au G.Q.G., ils se lisaient comme le récit d’un cortège triomphal (18

Altaf Gauhar ajoute les remarques suivantes : « Peu de gens savaient que le G.Q.G. avait fourni à la presse des histoires de victoires imaginaires sur des ennemis fictifs. Au gouvernement, rien n’était prévu pour contrôler ou vérifier ces histoires. Qu’on ait eu affaire à une forme perfectionnée de camouflage, d’aveuglement, ou de faux-fuyants consentis d’un commun accord pour se remonter réciproquement le moralet galvaniser les espoirs, la voix de la conscience avait certainement cédé la place à l’invention délibérée. » (19) Le chef de la propagande du Gouvernement pakistanais laisse entendre maintenant qu’en tant que membre de ce gouvernement, il n’avait pas eu les moyens d’arrêter cette propagande, et que seuls les généraux étaient à blâmer !

En Inde, pendant ce temps, comme nous l’avons vu, Shastri avait convoqué une réunion du comité d’urgence du gouvernement le 8 août 1965. Il avait donné l’instruction au chef de l’armée, le général Chaudhuri, de prendre des mesures à l’encontre des agents infiltrés. Par la suite, Shastri se tint informé de la situation au Cachemire : le chef de l’armée, ainsi que le ministre en chef du Cachemire, G.M.Sadiq, l’informèrent par téléphone. Le soir du 9 août 1965, dans un message diffusé sur Radio Cachemire, Sadiq indiqua qu’au cours des quelques jours précédents, le Pakistan avait monté une attaque en règle dans certaines zones de l’Etat du Jammu et Cachemire, et que des étrangers armés avaient tué et répandu la terreur partout sur leur passage. Sadiq ajouta d’un ton rassurant que les forces armées indiennes défendaient la vie et l’honneur des habitants du Jammu et Cachemire, et qu’on mettait tout en oeuvre pour repousser les maraudeurs. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter ou de s’alarmer. Néanmoins, il conclut ainsi : « Préparons-nous calmement à donner au Pakistan une réponse définitive et écrasante. » (20)

Les échauffourées entre les forces de sécurité indiennes et les Pakistanais se poursuivirent pendant plusieurs jours. La gravité potentielle de la situation ne pouvait faire aucun doute : environ 60 groupes d’agents infiltrés entraînés, de 110 hommes chacun, équipés d’armes modernes, se déplaçaient en civil et attaquaient partout où ils pouvaient, routes, ponts, aérodromes et communications, jusqu’à ce qu’ils soient tués ou capturés. Quelques groupes s’avancèrent jusqu’aux abords de la ville de Srinagar, d’autres déployèrent leurs activités dans les secteurs de Chhamb et de Jaurian. Ils furent encerclés, puis neutralisés.

La campagne de propagande pakistanaise n’impressionna pas les pays occidentaux : un porte-parole américain ne se gêna pas pour déclarer : « Nous avons reçu des rapports selon lesquels des agents infiltrés venant du Pakistan ont violé la ligne de cessez-le-feu au Cachemire. » (21) C’était une phraséologie diplomatique, mais claire. Dans les journaux britanniques, on publia des rapports sur l’infiltration pakistanaise, généralement sans commentaires. Avec des exceptions cependant ; ainsi, The Telegraphdéclaradansson éditorial, que la vérité se trouvait peut-être à mi-chemin entre les deux versions des événements, mais que l’Inde était responsable de la situation, pour n’avoir pas organisé de plébiscite. Et The Guardian demanda, fort à propos, si les Pakistanais tentaient leur opération « Baie des Cochons » au Cachemire.

Vers le 11 août 1965, Shastri avait acquis d’assez bonnes raisons de penser que les forces de sécurité indiennes avaient la situation bien en mains, mais il n’était pas du tout certain que la confrontation fût terminée. En fait, il avait clairement le sentiment que le Pakistan était probablement en train de manigancer un mauvais coup ; il décida donc de définir une ligne de conduite préventive.

Premièrement, l’Inde ne ferait pas appel au Conseil de sécurité des Nations Unies. L’Etat du Jammu et Cachemire faisait partie de l’Inde ; en conséquence, c’est à l’Inde que revenait de défendre l’intégrité territoriale du pays contre la menace du Pakistan.

Deuxièmement, il fallait dire clairement au Pakistan que si l’Inde était partisane de la paix, elle ne tolérerait cependant aucune ingérence dans sa souveraineté et son intégrité territoriale.

Troisièmement, le conseil des ministres au complet devait maintenant examiner les tenants et aboutissants de la situation, et discuter des plans de Shastri pour faire face à toute éventualité. Si la menace du Pakistan était immédiate, on ne pouvait ignorer la menace latente que représentait la Chine.

Quatrièmement, il fallait informer la nation de la situation actuelle et de la politique que Shastri avait l’intention de suivre, pour faire face à l’évolution de la situation.

Dans ce but, Shastri convoqua le conseil des ministres au grand complet le 12 août 1965, et les plus hauts fonctionnaires civils et militaires ainsi que ceux de la police y furent aussi conviés. Le conseil des ministres souscrivit aux vues du Premier ministre.

Peu après, Shastri arriva à son bureau personnel, au 10 rue Janpath, et commença à réfléchir aux principaux thèmes de son discours à la nation. Il savait que le moral du peuple était mauvais, qu’il était très inquiet. En février 1964, le Premier ministre Zhou En-Lai s’était rendu en visite officielle au Pakistan, et y était retourné en juin 1965. Entre temps, Ayub s’était rendu en visite officielle en Chine en mars 1965, où il avait rencontré les plus hauts dignitaires de ce pays, y compris Mao Dzédong. Ces problèmes, ainsi que les nombreux problèmes intérieurs, pesaient sur le Premier ministre à la veille de son adresse historique à la nation, le 13 août 1965 à la radio. Shastri parla du fond du coeur. Son allocution marqua un tournant, tant pour Shastri que pour l’Inde, dans la mesure où, après tant de souffrances provoquées depuis des siècles par des vagues d’invasions, l’Inde avait pris la décision, pour la première fois depuis son existence, de combattre l’envahisseur et de le repousser.

Mes amis, je veux vous entretenir ce soir de la situation au Jammu et Cachemire. Les événements des quelques derniers jours nous ont causé, à tous, une profonde inquiétude et beaucoup de soucis. Je voudrais vous dire pour commencer ce qui s’est réellement passé et où en sont les choses.

Il y a une semaine environ, le gouvernement a reçu des renseignements selon lesquels des agents infiltrés armés, en provenance du Pakistan et de la zone du Cachemire occupée par le Pakistan, avaient traversé en civil la ligne de cessez-le-feu, et qu’ils se livraient en de nombreux endroits à des actes de sabotage et de destruction. Au cours de ces quelques jours, les pillards ont attaqué des endroits stratégiques, tels que ponts, postes de police et dépôts d’essence. Ils ont agi à l’évidence selon un plan préparé par ceux qui dirigent ces opérations au Pakistan. Il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’une attaque armée à peine déguisée, organisée par le Pakistan contre notre pays, et il faut y répondre comme telle. Nos forces de sécurité, dans l’armée comme dans la police, font preuve de vaillance pour affronter cette situation avec fermeté et efficacité. Nous avons aussitôt pris des mesures pour repérer les agents infiltrés, et de lourdes pertes leur ont été infligées, au cours des combats qui ont eu lieu en de nombreux endroits. A ce jour, 126 agents infiltrés ont été tués. Nos forces de sécurité ont également capturé 83 hommes, parmi lesquels on compte des officiers. Depuis, d’autres groupes ont été cernés, et sont sur le point d’être appréhendés. Leur neutralisation est en cours,et la dernière tentative du Pakistan pour créer du désordre au Cachemire est sur le point d’être écrasée.Il n’y aura pas de quartier pour les saboteurs. Nous devons bien entendu rester vigilants au Cachemire, car on ne peut écarter la possibilité de rencontrer d’autres tentatives pour provoquer des troubles.

D’une part, le Pakistan a cherché à nier sa complicité et, de l’autre, il s’est présenté comme le principal porte-parole des agents infiltrés. Le monde se rappellera que le Pakistan a créé une situation similaire en 1947 : initialement, il avait également plaidé non coupable. Plus tard, il dut admettre que ses propres forces régulières étaient impliquées dans les combats.

Le Pakistan s’efforce d’invoquer le spectre d’une révolte au Cachemire ; il parle d’un conseil révolutionnaire et de bien d’autres choses. Tout cela relève purement et simplement de la fiction, c’est le fruit de l’imagination d’une propagande pakistanaise effrontément mensongère. Les habitants du Jammu et Cachemire ont fait preuve d’une force d’âme remarquable. Ils n’ont toujours pas oublié le saccage et le pillage organisés précédemment au Cachemire par des pillards pakistanais. Il n’y a au Cachemire ni révolution ni conseil révolutionnaire. En fait, les habitants du Jammu et Cachemire ont eux-mêmes accusé de mensonge la propagande pakistanaise.

La question la plus importante qui se pose à nous maintenant, est sans rapport avec les agents infiltrés et leurs activités, parce que nous savons très bien comment agir à leur égard. La vraie question est celle de nos relations avec le Pakistan.

En avril dernier, ils ont commis une agression caractérisée sur notre frontière du Kutch. Face à une provocation grave, nous avons agi avec beaucoup de retenue et de patience. Cependant, nous leur avons fait clairement entendre que s’ils ne renonçaient pas sur le champ à l’agression, il nous faudrait prendre les mesures militaires indispensables pour y mettre un terme. En fin de compte, les forces armées pakistanaises ont été obligées d’évacuer le sol indien. On pouvait alors raisonnablement espérer que nos relations mutuelles auraientdes chances de s’améliorer.

Dans ce contexte, il est surprenant que le Pakistan se soit embarqué dans une nouvelle aventure. En cette occasion, la méthode adoptée et la stratégie utilisée semblent indiquer une nouvelle instance de contrôle, peut-être une nouvelle conspiration. Nous ne pouvons tirer pour l’instant qu’une seule conclusion : le Pakistan a probablement pris la décision délibérée d’entretenir une atmosphère de tension. Apparemment, la paix ne correspond pas à ses intentions, nous devons donc envisager cette situation de manière réaliste.

Nous devons examiner comment affronter au mieux les dangers qui menacent notre pays. Nous devons aussi exposer notre point de vue de façon catégorique, pour éviter de mauvais calculs.

Si le Pakistan entretient l’idée d’annexer par la force une partie de nos territoires, il doit y réfléchir à deux fois. Je veux déclarer de façon catégorique qu’à la force s’opposera la force, et que nous ne permettrons jamais que réussisse l’agression lancée contre nous. Je veux dire aussi à nos frères et soeurs du Cachemire, que le pays tout entier reste fermement à leurs côtés, prêts à tous les sacrifices pour la défense de notre liberté. Je sais que tous les jeunes gens de notre pays sont prêts aujourd’hui à aller jusqu’au sacrifice suprême, pour que l’Inde continue à vivre la tête haute, bannière déployée.

Lorsque la liberté se trouve menacée et l’intégrité territoriale compromise, il n’y a qu’un seul devoir, affronter le défi de toutes nos forces.Nous devons être tout à fait lucides : le pays est confronté aujourd’hui à l’épreuve la plus grave qu’il ait connue. En ce moment, de l’autre côté de nos vastes frontières sont massées des forces qui menacent notre liberté et notre indépendance. Nous devons rester unis et fermes, prêts à tous les sacrifices. En temps ordinaire, il se peut que nous obéissions à des loyautés individuelles – à des politiques et programmes sur lesquels il peut exister d’importantes divergences d’opinions selon les partis. Cela constitue un aspect essentiel de notre cadre démocratique. Mais lorsque notre liberté et notre souveraineté même se trouvent mises en danger, toutes ces loyautés doivent être subordonnées à cette loyauté ultime – la loyauté à la mère patrie. Je fais appel à tous mes concitoyens : il faut que notre unité soit renforcée et que notre paix et notre harmonie intérieures ne soient en rien perturbées. Quiconque agit à l’inverse va à l’encontre des intérêts du pays. Je veux faire savoir que nous ne ferons pas de quartier à quiconque se livre à des activités antinationales de quelque ordre que ce soit.

Dans deux jours, nous aurons vécu dix-huit années d’indépendance, après des siècles de domination étrangère. Chaque année voit s’éclaircir les rangs de la génération qui s’est battue, qui a lutté et souffert, afin que les générations à venir vivent dans la liberté. Chaque année voit se développer une proportion plus élevée de nos concitoyens pour qui la domination étrangère relève du domaine des livres d’histoire, sans faire partie intégrante de leur expérience personnelle. Cela est vrai en particulier de la communauté étudiante, dans les écoles et à l’université. Ils ont la chance de vivre libres. Mais il serait regrettable qu’ils considèrent la liberté comme allant de soi, en oubliant qu’une vigilance éternelle constitue le prix de la liberté.

Il ne fait pas de doute que nous traversons une époque dangereuse, mais cette époque recèle aussi des occasions merveilleuses. Si nous restons unis et conservons la foi en notre avenir, nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour conserver notre liberté et notre souveraineté, et nous devrions aller de l’avant avec confiance en vue d’atteindre les objectifs nationaux que nous nous sommes fixés.

Cette déclaration énonçait très clairement qu’à l’avenir, « à la force s’opposera la force ». Comme Shastri était connu pour prendre d’extrêmes précautions tant dans l’expression orale qu’écrite, cet avertissement au Pakistan n’était pas purement rhétorique, mais notifiait à l’avance et sans ambiguïté la réponse que l’Inde apporterait à l’agression.Ceci avait également pour effet de rassurer ceux qui, en Inde, avaient eu le sentiment que l’agression du Pakistan dans le Rann de Kutch eût nécessité une réponse plus énergique. Le message faisait comprendre avec vigueur que Shastri assurait bien la direction ferme dont l’Inde avait besoin. Deux jours plus tard, à l’occasion de la Fête de l’Indépendance de l’Inde du 15 août, Shastri tint le même discours face à la nation depuis les remparts du Fort Rouge1 : « Je veux déclarer de façon catégorique, qu’on ne laissera pas le Pakistan prendre ne fût-ce qu’un pouce de notre territoire au Cachemire. »

Pendant ce temps, le monde politique continuait d’être en proie à un débordement d’activités, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Le 14 août 1965, Shastri s’adressa au Bureau parlementaire ainsi qu’à l’ensemble du Parti du Congrès, à qui il présenta un récit complet des événements et des développements les plus récents. Il défendit aussi avec intrépidité l’accord de Kutch, qui avait permis à l’Inde de réaliser tousses objectifs. Lors de ces réunions, Shastri donna son appréciation sur les intentions du Pakistan. A l’époque, on aurait pu les qualifier de remarques faites en passant, mais rétrospectivement, on peut y voir un caractère prophétique. Il dit simplement que, de son point de vue, l’objectif précis du Pakistan était de créer une situation qui permettrait à son armée régulière de suivre les agents infiltrés dans la Vallée du Cachemire. (22) Il ne disposait pas de rapports à cet effet, et se faisait donc un jugement en fonction de sa propre évaluation des événements. Comme nous le verrons, dix-sept jours plus tard, l’armée pakistanaise devait envahir massivement le Cachemire.

Au niveau mondial, les missions diplomatiques de l’Inde tenaient les gouvernements étrangers au courant de l’évolution de la situation au jour le jour. L’ambassadeur B.K. Nehru rencontra le secrétaire d’Etat américain Dean Rusk le 12 août, et lui communiqua tous les détails de l’opération Gibraltar. Il lui dit que si, jusqu’ici, le Gouvernement indien avait fait preuve d’une grande retenue malgré de graves provocations, il devrait s’acquitter de sa responsabilité de maintenir l’intégrité territoriale et la sécurité de l’Inde. (23)

Vers la même époque, aux Nations Unies, le représentant permanent du Pakistan, l’ambassadeur Amjad Ali, rendit visite au secrétaire général de l’ONU, U Thant ; il lui aurait dit que les forces pakistanaises n’étaient pas impliquées dans les infiltrations et aurait nié la responsabilité du Pakistan. (24) Bien entendu, il se faisait consciencieusement l’écho des déclarations de Bhutto, son ministre des Affaires étrangères,.

Au Cachemire, de nombreux groupes d’incursion continuaient leurs activités de sabotage, mais étaient toutefois poursuivis par les forces de sécurité indienne. A partir du 15 août 1965, l’armée pakistanaise intensifia ses violations sur la ligne de cessez-le-feu. Les Pakistanais lancèrent une série d’attaques en différents points sur la route Srinagar-Leh, lien vital avec le Ladakh. Cette route passe tout près de la ligne de cessez-le-feu sur environ vingt-cinq kilomètres, dans la zone de Kargil. En représailles, l’Inde s’empara de trois postes pakistanais dans ce secteur.

Sur environ 30.000 hommes en armes rassemblés à Murree en mai 1965, approximativement 7.000 avaient déjà franchi la ligne de cessez-le-feu au début d’août, et il était facile de lancer une autre vague d’agents infiltrés. Pour éviter cela, les forces de sécurité indiennes devaient stratégiquement interdire l’accès de tous les points d’entrée possibles, ce qui impliquait de franchir la ligne de cessez-le-feu. Shastri avait donné au chef de l’armée, l’instruction de prendre toutes les dispositions qu’il jugeait nécessaires à cet effet.

Telle était la situation quand le correspondant du New York Times à New Delhi demanda au Premier ministre un rendez-vous, qui lui fut accordé. Au cours de l’interview, Shastri se montra clair et catégorique sur la démarche que l’Inde aurait à entreprendre ensuite : « Si le Pakistan poursuit son agression, l’Inde ne se limitera pas à des mesures défensives, mais elle attaquera en retour. » L’Inde ne pourrait continuer en permanence à chasser le Pakistan de son territoire, dit le Premier ministre, en ajoutant : « Si cela continue, il nous faudra aller nous battre de l’autre côté. Tout dépend de ce que fait maintenant le Pakistan. C’est à eux de décider. » Il était clair, pour lui, que depuis la partition, l’Inde et le Pakistan n’avaient jamais été aussi proches de la guerre. « C’est vraiment déplorable. », dit-il. (25)

Comme les Pakistanais continuaient leurs attaques de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu dans les secteurs de Kargil et de Chhamb, le général Chaudhuri visita Srinagar le 22 août 1965 et rencontra le général Nimmo, l’observateur militaire principal des Nations Unies.Ilinvita ce dernier à porter son attention sur les violations de territoire incessantes. Il mentionna aussi au général Nimmo, que depuis leur rencontre quelques jours auparavant, les troupes régulières pakistanaises avaient tiré à l’artillerie lourde de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu, pour tenter de réduire la pression exercée par les forces de sécurité indiennes sur les agents infiltrés pakistanais, encerclés et contenus du côté indien.(26)

L’armée pakistanaise constata que les « Forces Gibraltar » n’étaient pas parvenues à réaliser leur objectif principal, qui était de fomenter une rébellion contre le gouvernement légitime. Elle s’engagea plus ouvertement dans des attaques plus désespérées et audacieuses. Le 23 août, trois compagnies de l’armée pakistanaise, composées de plus de 300 hommes armés d’artillerie, de mitrailleuses légères et de mortiers, pénétrèrent dans le secteur de Mendhar, près de Poonch en territoire indien, dans une tentative pour déloger les forces indiennes de leurs postes. Après de farouches combats qui durèrent plusieurs heures, les Indiens repoussèrent l’attaque, infligeant aux Pakistanais de lourdes pertes.

Le général Robert H. Nimmo (un Australien) envoya régulièrement à U Thant des rapports où il établissait qu’un grand nombre de pillards camouflés, venant du côté occupé par le Pakistan, avaient franchi la ligne de cessez-le-feu pour pénétrer au Cachemire. Ces rapports, émanant d’un observateur indépendant de l’ONU, établissaient la véracité de l’affirmation de Shastri selon laquelle le Pakistan avait lancé une attaque à peine déguisée sur le Cachemire. Au vu de ces rapports, le secrétaire général des Nations Unies rédigea une déclaration sur le sujet, attribuant au Pakistan la responsabilité des troubles au Cachemire. Il en remit à l’avance un exemplaire à la disposition des Gouvernements indien et pakistanais. Cependant, avant que le Conseil de sécurité ne pût approuver la déclaration proposée, le Gouvernement pakistanais souleva de sérieuses objections et, selon un rapport de presse, menaça même de se retirer des Nations Unies si la déclaration projetée était publiée. (27) Le secrétaire général examina la situation ; pour conserver la possibilité de jouer un rôle de médiation, il décida de ne pas publier la déclaration envisagée.

On comprend bien les motivations qui ont amené le secrétaire général U Thant à ne pasdivulguer sa déclaration basée sur les rapports du général Nimmo. Certaines personnes ont par la suite exprimé l’opinion que si ces faits établis avaient été révélés autour du 23/24 août, cela aurait pu intensifier la pression sur le Pakistan etl’amener à renoncer à toute escalade ultérieure. Ayub aurait peut-être alors reconsidéré la sagesse d’une invasion militaire massive, qu’il avait prévu de lancer le 1er septembre. Et si cette invasion n’avait pas été lancée, la guerreentre l’Inde et le Pakistan de 1965, qui dura vingt-deux jours, n’aurait peut-être jamais eu lieu. Mais tout cela relève du domaine de la spéculation. A cette époque, les Nations Unies étaient encore en train de se chercher, nous étions en pleine Guerre froide. Dans ces circonstances, les Nations Unies n’auraient pas pu engager une quelconque action décisive, comme cela peut se faire aujourd’hui. Aussi, au lieu de prononcer une déclaration, lesecrétaire général convoqua le général Nimmo pour consultation au siège des Nations Unies à New York.

De toute façon, on connaissait déjà la vérité à ce moment-là. L’éditorial d’un quotidien américain, le Denver Post, reproduit dans The Hindustan Times le 28 août 1965, exprima les sentiments de nombreux Américains :

La responsabilité des combats de frontière au Cachemire doit retomber sur l’agresseur qui, semble-t-il, est le Pakistan… L’attaque soulève aussi des questions importantes pour lesEtats-Unis. Nous avons fourni au Pakistan, sur le plan militaire et économique, des aides en quantité considérable. Maintenant, ils s’en sont pris à nous. Il apparaît que le Président Ayub Khan du Pakistan a décidé de jouer avec Pékin plutôt qu’avec l’Occident. Il a conclu des pactes avec les Chinois, établi des liaisons aériennes avec eux, et il a salué avec véhémence toutes les incursions chinoises perpétrées contre l’Inde sur sa frontière. En même temps, il a critiqué les engagements américains au Sud-Vietnam.

Ces incidents ont conduit les Etats-Unis à arrêter leur aide au Pakistan, et à annuler la visite du Président Ayub prévue à Washington.

Quoi d’autre ? Il est probable que nous ne puissions pas influencer les événements au Cachemire dans les quelques jours à venir, mais il nous faut rester très vigilants. Si nous avions l’opportunité d’arbitrer cette crise à l’avantage de l’Occident, il nous faudrait explorer cette voie.

D’autre part, le Président Ayub peut fort bien avoir parié sur l’éventualité d’une prise de contrôle de toute l’Asie par la Chine communiste, et s’être totalement engagé dans cette idée. Si cela devient évident, les Etats-Unis doivent alors assumer la tâche de donner à l’Inde toute l’aide dont elle a besoin pour défendre ses frontières.

L’Union soviétique suivait avec un profond intérêt les événements. Elle maintenait sa position traditionnelle que le Cachemire faisait partie de l’Inde, et reconnaissait que les troubles dans cette région avaient été provoqués par des agents infiltrés venus du Pakistan. Selon l’URSS, la meilleure politique pour les deux pays, à cette époque, consistait à trouver des solutions pacifiques à leurs différends

Le Parlement indien s’inquiétait de cette menace extérieure. Au cours de la seconde quinzaine d’août 1965, à la Lok Sabha, on passa un temps considérable à discuter d’une motion de censure déposée par l’opposition contre le gouvernement. D’une part, l’opposition demandait avec obstination qu’en raison des troubles graves, on abandonnât l’accord sur la question de la frontière du Rann de Kutch. D’autre part, on exigeait naturellement une attitude beaucoup plus énergique à l’égard du Pakistan. Shastri bénéficiait d’ores et déjà du soutien entier du Parti du Congrès au Parlement, pour sa politique sur ces deux questions. La frontière du Kutch devait être marquée selon la procédure acceptée en 1960 de façon claire et explicite par le Gouvernement indien, et par le Parlement indien lui-même. Telle était la teneur du nouvel accord de 1965 sur la question du Kutch, et Shastri déclina fermement la demande de l’opposition d’une annulation unilatérale de l’accord du Rann de Kutch de 1965. Pour Shastri, il était vital qu’on ne voie pas l’Inde revenir sur un accord international précis. Pour lui, l’intégrité morale constituait un absolu dans les affaires nationales comme dans les affaires internationales. Il ne pouvait y avoir de compromis sur cette question vitale, pas de demi-mesures, et il demeura ferme sur cet accord qui reçut en fin de compte l’approbation du Parlement. Au sujet de l’agression pakistanaise, Shastri réitéra au Parlement la position ferme qu’il avait déjà prise dans le message adressé à la nation le 13 août. La motion de censure ne fut pas adoptée et Shastri sortit renforcé de cette confrontation.

Le 28 août 1965, les forces indiennes franchirent la ligne de cessez-le-feu dans le secteur d’Uri, pour empêcher une vaste concentration d’agents infiltrés pakistanais armés, de pénétrer dans la Vallée du Cachemire par cet itinéraire. Cette action préventive fut engagée parce que des rapports fiables indiquaient qu’un grand nombre d’agents infiltrés avaient été massés dans cette zone, prêts à s’introduire dans la vallée. L’armée indienne poursuivit ses opérations préventives et, le 30 août, chassa des unités de l’armée pakistanaise et des hordes de pillards, de plus de neuf bases ennemies situées dans la grande boucle Uri-Poonch sur la ligne de cessez-le-feu. C’est au cours de ces opérations qu’on s’empara également du col d’Haji Pir, de grande importance stratégique, situé à une altitude de 2.600 mètres. Voici les autres postes pakistanais occupés par les unités de l’armée indienne pendant ces opérations : Sankridge, Burji, Pathra, Ledwali-gali, Kuthnar-ki gali, Sawan-Pathri et Jabbar.

Aux Nations Unies, le secrétaire général U Thant poursuivait ses consultations personnelles avec le général Nimmo, et au 30 août 1965, il était entendu, dans les cercles de l’ONU à New York, qu’on aurait pu, après tout, faire circuler le rapport de Nimmo parmi tous les membres du Conseil de sécurité, comme le demandait l’Inde. La présence de Nimmo à New York avait fourni l’occasion à plusieurs membres du Conseil de sécurité d’obtenir un rapport oral plus détaillé. Evidemment, Nimmo encourut la colère du Pakistan, qui avait vivement souhaité étouffer ce rapport. Le 31 août, au siège des Nations Unies, on mentionna que le secrétaire général U Thant avait achevé ses consultations avec le général Nimmo ; celui-ci avait quitté New York la nuit précédente pour reprendre ses responsabilités au Cachemire. On disait aussi que lesecrétaire général envisageait des propositions pour atténuer la crise entre l’Inde et le Pakistan, mais sans fournir de détails.

Au Cachemire, l’armée indienne consolida sa position dans la boucle d’Uri-Poonch sur la ligne de cessez-le-feu, grâce à de nouveaux renforts ; les forces de sécurité indiennes avaient maintenant le contrôle de la situation. Depuis le 5 août, qui marqua le début de l’invasion, le Pakistan avait perdu 1100 soldats.

Ayub ou Bhutto ne s’étaient pas attendus à cette évolution. Bien que cela puisse paraître étrange, dès le début de l’opération Gibraltar, Ayub était parti pour l’Etat frontière de Swat, où il était resté pendant ces journées critiques ; sans doute voulait-il montrer que les activités de ses agents infiltrés le laissaient indifférent, comme s’il en « ignorait » tout. Vers la fin du mois d’août, le général Musa et le général Malik se trouvaient tous deux dans une situation désespérée et commencèrent à insister pour qu’on lance immédiatement l’opération Grand Chelem. « Cela soulevait un problème, » dit Altaf Gauhar,

Le Grand Chelem exigerait que les forces pakistanaises franchissent, sur un court segment, la frontière internationale entre Sialkot et Jammu. Le secrétaire à l’Information assista à cette rencontre où le général Musa insista auprès de Bhutto pour obtenir l’approbation d’Ayub en vue du Grand Chelem. Il était évident que Bhutto et Aziz Ahmad se trouvaient maintenant dans une situation désespérée ; ils savaient que l’opération Gibraltar était un échec, et que tout leur plan allait à vau-l’eau. Se lancer sur Akhnoor, c’était jouer son va-tout, semble-t-il, mais il n’y avait pas d’autre façon de redresser la situation. Peut-être les Indiens ne remarqueraient-ils pas la transgression mineure sur la frontière internationale. Bhutto décida que le jeu en valait la chandelle. (28)

Dans ce but, il s’envola pour Swat, d’où il revint le 29 août 1965 avec la « directive » signée par Ayub, dont Gauhar fait soigneusement la description en précisant ses implications :

Cette directive était adressée au ministre des Affaires étrangères et au commandant en chef, sous le titre : « Objectif politique de la lutte au Cachemire ». L’objectif était de « prendre les mesures propres à débloquer le problème du Cachemire, d’affaiblir la résolution de l’Inde, et d’amener celle-ci à la table de conférence sans provoquer une guerre générale (italiques ajoutés). Cependant, une escalade est toujours possible dans de tels conflits. Donc, tout en limitant notre action à la région du Cachemire, nous ne devons pas oublier que l’Inde peut, de désespoir, nous engager dans une guerre générale ou violer le territoire pakistanais sur nos points faibles. Il nous faut en conséquence être prêts à toute éventualité. Dans cette lutte où l’Inde dispose de forces plus importantes que nous, escompter des résultats rapides serait manquer de réalisme. C’est pourquoi notre action doit être de nature à se prolonger un certain temps. En règle générale, le moral des hindous ne résisterait pas à plus de deux coups rudes, assénés au bon moment et au bon endroit. Il faut donc rechercher et exploiter ces occasions. » Il s’agit du document le plus révélateur de la guerre. Cela montre de façon concluante que même au 29 août, neuf jours avant le début de la guerre, Ayub ne savait pas que Gibraltar avait échoué, qu’aucun des ses principaux objectifs n’avait été accompli, et que les forces ennemies étaient en position dominante, avec Muzzafarabad, capitale de l’Azad Cachemire, à leur portée.(29)

Cette directive montre aussi que l’esprit d’Ayub se référait encore à une scène d’avant Gibraltar. Après avoir brûlé toutes ses cartouches, il vivait toujours dans un monde de chimères, rêvant de prendre « des mesures propres à débloquer le problème du Cachemire, à affaiblir la résolution de l’Inde et à amener celle-ci à la table de conférence, sans provoquer une guerre totale. » Il « n’escomptait pas de résultats rapides », et pensait en termes d’action « propre à se prolonger sur une certaine période », sans savoir que son ministère des Affaires étrangères et le grand quartier général avaient déjà, derrière son dos, fait tout le nécessaire. Il fantasmait encore sur le principe général que « le moral des hindous ne résisterait pas à plus de deux coups rudes assénés au bon moment et au bon endroit ». Voilà pourquoi il ne donna aucune directive précise pour l’offensive d’Akhnoor, enlaissant le soin à son ministre des Affaires étrangères et à son commandant en chef de choisir le bon moment et le bon endroit pour porter « deux coups rudes » aux hindous. Ayub Khan, le preneur de décisions, agissait en conseiller, dont la responsabilité se limitait à suggérer les lignes directrices pour l’action.

Il n’en fallait pas plus à Bhutto ; cette directive le plaçait dans une position prééminente : aucun autre ministre ne pouvait contester son autorité et le commandant en chef devait compter sur lui pour interpréter les termes de la directive. Bhutto a dû probablement assurer au général Musa qu’Ayub avait autorisé le lancement de l’opération Grand Chelem, tout à fait conscient que cela impliquerait la transgression de la frontière internationale.(30)

Ayub avait ainsi accordé son approbation au lancement d’une offensive contre l’Inde. Les dés en étaient jetés.

Ayub retourna à Rawalpindi le 31 août pour une réunion d’urgence du conseil des ministres. Le soir même, Khwaja Shahabuddin, ministre de l’Information pakistanais, prononça une déclaration inquiétante : « Le temps est venu où les Pakistanais devront faire des sacrifices pour libérer leurs frères du Cachemire de l’impérialisme indien. » (31) Il prévint en outre les Pakistanais, que d’un instant à l’autre, ils pouvaient être appelés à porter assistance aux « combattants de la liberté ». Moins de quelques heures après cette annonce, l’armée pakistanaise se déplaçait en force pour mettre en oeuvre la phase suivante de son plan d’invasion – l’opération Grand Chelem.

1 NDT : Célèbre forteresse d’architecture moghol à Delhi, depuis laquelle le Premier ministre s’adresse à la nation, le 15 août (jour anniversaire de l’Indépendance).

Chapitre 17 – Opération Grand Chelem

Aux premières heures du 1er septembre 1965, l’armée pakistanaise lança une attaque. Les cibles en furent la zone de Bhimber-Chhamb au Cachemire, située au-delà de la ligne de cessez-le-feu, et également celle au-delà de la frontière internationale entre le Pakistan occidental et l’Etat du Jammu et Cachemire. A 3h45, commença un bombardement intense à l’artillerie et au mortier (1). Après un feu nourri de l’artillerie lourde et trois attaques d’intrusion de l’infanterie, les forces pakistanaises pénétrèrent en territoire indien avec une colonne de soixante-dix chars et deux brigades d’infanterie de 3.000 à 4.000 hommes. (2) Elles avaient pour objectif de s’emparer d’Akhnoor, en particulier du pont d’Akhnoor, et de couper la route d’approvisionnement qui reliait le Punjab oriental au Cachemire. La guerre indo-pakistanaise avait commencé. Les Pakistanais lui avaient donné le nom de code « opération Grand Chelem ».

Shastri fut informé de l’invasion vers midi. Ce fut par le général J.N. Chaudhuri qui l’appela de Srinagar. Il convoqua immédiatement une réunion du comité d’urgence du gouvernement où l’on examina la situation. En pleine réunion, le général Chaudhuri, entretemps parvenu à New-Delhi, fit son entrée chargé des dernières informations et soumit à l’approbation du Premier ministre une proposition importante. Selon son rapport, malgré la résistance des forces indiennes disponibles, l’armée pakistanaise était équipée de chars et avançait toujours. Les unités indiennes, dépourvues de blindés capables de rivaliser, n’étaient pas en mesure d’arrêter l’invasion. L’armée indienne, dit le général, défendrait le pont d’Akhnoor, mais l’entreprise était périlleuse. Il demandait le soutien immédiat de la force aérienne.

Une situation semblable s’était présentée en 1962 au moment de l’invasion chinoise : on avait envisagé d’utiliser la force aérienne afin d’arrêter son avance. A l’époque, le gouvernement s’y était opposé. Pourtant cette fois-ci, Shastri décida de faire entrer immédiatement l’aviation en action. Il avait conscience d’encourir le danger d’un éventuel bombardement des villes indiennes ou des installations vitales par l’aviation pakistanaise, mais c’était un risque qu’il fallait prendre. Le comité d’urgence y consentit. Le ministre de la Défense Y.B. Chavan communiqua la décision au chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Arjan Singh, qui répondit que l’aviation indienne était prête. Il était environ 16h. A 17h 19, elle était à pied d’oeuvre.

Après la réunion du conseil des ministres, Shastri rencontra les représentants de la presse, et déclara : « C’est une attaque en règle et nous y ferons face. » Tard dans la soirée, il quitta son bureau au Parlement pour rejoindre sa résidence, où il s’entretint au téléphone avec Chaudhuri et Arjan Singh, pour obtenir les dernières nouvelles.

Comme il l’avait annoncé quinze jours plus tôt à la nation, on opposait désormais la force à la force. Mais ce n’était que le début de la guerre ouverte. D’après les consultations que Shastri avait eues, il était évident que dans la zone de Chhamb, le Pakistan disposait d’avantages logistiques importants. L’armée pakistanaise pouvait assurerravitaillements et munitions depuis l’autre versant de la frontière du Pakistan occidental, toute proche, tandis que les sources d’approvisionnement indiennes étaient éloignées. En tout cas, les chars lourds indiens ne pouvaient pas accéder à la zone de Chhamb. Le déploiement de la force aérienne avait obtenu l’effet désiré : arrêter l’avance de l’armée pakistanaise ; mais le Pakistan essaierait de reprendre son avance avec l’aide de forces terrestres supplémentaires, sous la protection de son aviation. Et si l’Inde n’engageait pas immédiatement d’actions militaires en d’autres lieux pour exercer une pression sur le Pakistan, le pont d’Akhnoor risquait fort de tomber, ce qui aurait des conséquences désastreuses.

Mais attaquer ailleurs ne signifiait pas qu’il fallût franchir la ligne de cessez-le-feu pour pénétrer dans le Cachemire sous occupation pakistanaise : cela ne permettrait pas de réaliser l’objectif poursuivi. Il fallait attaquer le Pakistan en un point mieux adapté pour l’armée indienne sur le plan stratégique. Dans ses déclarations antérieures, Shastri avait laissé entendre une telle possibilité : si cela devenait nécessaire, l’armée indienne déciderait de l’endroit où déployer ses hommes et son matériel. Une attaque sur le Pakistan entraînerait une guerre générale entre les deux pays. Cela aurait pour effet d’étendre la zone du conflit, avec des implications internationales. Tout d’abord, une intervention militaire, complice, de la Chine était possible. A plusieurs reprises au cours des semaines précédentes, la Chine avait apporté publiquement un soutien total au Pakistan. L’infiltration au Cachemire par le Pakistan s’appuyait sur le modèle chinois. On signalait la présence de Chinois, experts en « guérilla », pour assurer l’entraînement des Pakistanais. Ayub et Zhou En-Lai s’étaient rencontrés plusieurs fois et il ne faisait pas de doute que la Chine encourageait l’hostilité du Pakistan contre l’Inde. Toutefois, il n’était nullement certain que la Chine eût conclu des accords secrets pour entreprendre ouvertement une action militaire contre l’Inde, obligée ainsi de maintenir ses forces armées sur deux fronts. Les Chinois savaient que leur intervention susciterait celle des Etats-Unis en faveur de l’Inde, et que cette guerre pourrait évoluer en une conflagration mondiale parce que l’URSS, l’Etat frontalier le plus important dans cette épreuve stratégique entre le Punjab et le Cachemire, était susceptible de s’y associer également. De plus, une attaque indienne au Pakistan, même de pure diversion, devrait être une attaque en force.

On savait maintenant que le Pakistan avait massé quantité de pièces d’artillerie et de chars sur la frontière entre le Pakistan oriental et le Punjab oriental, prêts à foncer sur l’Inde au signal d’Ayub. L’Inde allait devoir lancer une offensive visant à engager le combat avec tous ces blindés pakistanais et à les endommager de façon irréparable. Le Pakistan ferait alors usage de son efficace machine de propagande pour crier à l’aide. L’Occident pourrait alors exercer sur l’Inde une pression énorme pour obtenir un cessez-le-feu, de façon directe, et aussi indirectement par l’intermédiaire du Conseil de sécurité, avant même qu’elle n’ait eu le temps de s’occuper de cette menace.

Il fallait également faire face à un danger intérieur : les troubles intercommunautaires. Précisément, ce matin du 1er septembre 1965, de graves émeutes communautaires avaient éclaté à Pune. Onavait dû faire appel à l’armée, et la situation avait été promptement contrôlée. Mais il fallait éviter que cela se reproduisît : dans l’atmosphère surchauffée de la guerre avec le Pakistan, le virus intercommunautaire pouvait devenir rapidement contagieux. La situation était ainsi potentiellement dangereuse, tant sur le plan national qu’international. Shastri devait prendre des décisions politiques vitales.

CONTRE-ATTAQUE

Je passai toute cette soirée avec le Premier ministre au 10 rueJanpath, au moment où il dut prendre la décision peut-être la plus importante de sa vie. En temps normal, c’était un apôtre dévoué à la paix et à la réconciliation. Mais maintenant, comme Arjuna à Kurukshétra, il se trouvait face au devoir de combattre. Shastri se leva et commença à marcher de long en large dans son bureau, comme à son habitude lorsqu’il voulait réfléchir sur les tenants et les aboutissants de quelque question d’importance. « Ab to kouchch karna hi ho ga » (« maintenant il faut faire quelque chose ») : c’est tout ce que je l’entendis dire. Je ne lui demandai pas ce qu’il avait à l’esprit, et il ne m’en dit pas davantage.

Ce fut bien après minuit qu’il quitta son bureau pour sa résidence, juste à côté, pourprendre un peude repos. A l’expression de son visage, je pus voir qu’il avait pris sa décision et, comme nous allions le découvrir bientôt, il avait décidé d’envoyerl’armée indienne marcher sur Lahore aussi vite que possible. Mais à ce moment-là, il s’agissait d’un secret qu’il gardaitpour lui.

La nouvelle de l’invasion de l’armée pakistanaise parut dans les journaux, le matin du 2 septembre 1965. On y trouvait aussi un message confiant de Shastri : on ferait face à l’attaque pakistanaise et il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Néanmoins, une grande excitation régnait parmi la population.

Shastri reçut un appel urgent du secrétaire général des Nations Unies, demandant un cessez-le-feu immédiat. Il n’était pas question pour l’Inde d’accepter cette demande, alors que les forces pakistanaises étaient si dangereusement proches du pont d’Akhnoor. Mais la réponse officielle fut que l’on examinerait cet appel.

Au Cachemire, les forces terrestres et aériennes faisaient degros efforts pour enrayer l’offensive ennemie,et, malgré des chances faibles, y réussissaient. Les chasseurs de l’aviation indienne engagèrent une véritable bataille contre un grand nombre de jets Sabre F-86, au-dessus de la zone de Chhamb.

Shastri avait un programme chargé pour la journée. Outre ses rencontres avec les chefs de l’armée et de l’aviation, il eut un long entretien avec les dirigeants de l’opposition pour leur donner les dernières informations disponibles sur les combats au Cachemire. Il ne pouvait leur dire, naturellement, quels étaient ses plans. Pendant toute la période de la guerre, le Premier ministre réunit fréquemment les membres de son parti, ainsi que les dirigeants de l’opposition, pour les tenir au courant.

Après avoir reçu le feu vert du Premier ministre, le ministre de la Défense Y.B. Chavan prononça à la Lok Sabha une déclaration où il évoqua le cours vraisemblable des événements futurs, mais sans donner trop de détails : « L’intervention massive de blindés pakistanais a provoqué une brusque escalade dans ce conflit. Nous devrons considérer notre défense dans une perspective globale. » Il poursuivit en assurant à la Chambre que « nos forces savent qu’elles pourront répondre à toute situation. »

Shastri rencontra la presse et exprima à nouveau sa détermination de faire face à cette situation. Plus tard dans la soirée, il convoqua une réunion du comité d’urgence du gouvernement pour examiner les récentes évolutions et débattre de la stratégie à suivre. Bien qu’il eût formulé clairement ses propres idées, il était indispensable d’entraîner ses collègues avec lui dans sa décision. Shastri expliqua son point de vue, dont il avait déjà discuté avec Chaudhuri : afin de défendre le Cachemire, il était essentiel d’effectuer une attaque de diversion sur le Pakistan occidental, qui obligerait les Pakistanais à renoncer à l’aventure du Cachemire afin de défendre leurs propres territoires. Il expliqua qu’il fallait recourir sans délai à cette attaque sur le Pakistan occidental. Tous les membres du comité furent invités à exprimer leurs opinions. Tous ceux qui étaient présents lui accordèrent un soutien total, à l’exception d’un seul, qui évoqua les réactions adverses probables à l’étranger, en particulier au Conseil de sécurité des Nations Unies. Il s’ensuivit un long débat qui resta en suspens. Mais, l’avis général était qu’il revenait de plein droit à l’Inde de décider de la manière de se défendre, puisque le Pakistan avait envahi le Cachemire ouvertement. C’est ce que me confirmèrent le secrétaire du gouvernement Dharma Vira et le ministre de l’Intérieur L.P. Singh. Le lendemain matin,le comité se réunit de nouveau et adopta à l’unanimité la proposition du Premier ministre.

Puis, le 3 septembre 1965, Shastri donna le feu vert pour lancer une contre-attaque. Pour la première fois dans son histoire, l’Inde avait décidé de porter le combat sur le territoire de l’envahisseur.

OBJECTIFS DE GUERRE

Shastri portaalors son attention sur la définition des objectifs de guerre au niveau du gouvernement, laissant aux chefs de l’armée de terre et de l’aviation le soin de préciser les détails de la stratégie militaire. Une telle définition était essentielle, en particulier sur le plan international. Une fois lancée la contre-attaque indienne avec des forces importantes sur trois secteurs – Lahore, Sialkot et Barmer (Rajasthan) – le Pakistan rechercherait une intervention étrangère en alléguant qu’il allait être écrasé par l’invasion indienne. La Chine, notamment, pourrait y trouver l’occasion d’engager ouvertement une action militaire sur les frontières nord du pays, limitée, mais suffisante pour décontenancer l’Inde sans provoquer l’intervention américaine. Il était important que le monde sache une chose : l’Inde n’avait pas l’intention de détruire le Pakistan ni de le réabsorber. Pour que les intentions déclarées de l’Inde fussent crédibles, les opérations militaires devaient se conformer strictement à ces intentions.

Shastri organisa une réunion avec le ministre de la Défense et les chefs de l’armée de terre et de l’aviation. Puis il définit les objectifs de guerre du pays :

  1. Faire échouer les tentatives pakistanaises de s’emparer du Cachemire par la force, et bien faire entendre que l’Inde ne laisserait jamais le Pakistan lui arracher le Cachemire,
  2. Détruire la puissance offensive des forces armées du Pakistan,
  3. Limiter l’occupation du territoire pakistanais au strict minimum pour atteindre ces objectifs, et l’évacuer quand une issue satisfaisante aurait été apportée à la guerre.

Le Premier ministre demanda à Arjan Singh de s’assurer qu’il n’y aurait pas de bombardement au Pakistan dans les zones civiles. Le ministredes Affaires étrangères, Sardar Swaran Singh, et le secrétaire aux Affaires étrangères, C.S. Jha, reçurent l’instruction de demander aux missions diplomatiques indiennes postées à l’étranger, d’informer les gouvernements de leur accréditation.

Plus tard, Shastri consulta les divers messages que lui avaient adressés des gouvernements étrangers lui recommandant vivement la retenue. La pression diplomatique s’intensifia pour empêcher l’Inde de prendre des mesures de rétorsion. L’appel du secrétaire général des Nations Unies lui était déjà parvenu. Le haut-commissaire britannique, John Freeman, demanda un rendez-vous pour remettre un message urgent de la part de Harold Wilson. Shastri eut avec Freeman un entretien assez long, où il lui demanda de remercier Wilson pour son message, et de lui expliquer la gravité de l’invasion pakistanaise. Le soir du même jour, le 3 septembre, Shastri prononça une allocution à la nation, diffusée sur All India Radio. Il donnait des détails sur l’invasion, mentionnant que de nombreux civils étaient tombés sous les bombes pakistanaises, qui avaient entre autres détruit une mosquée où avaient été tuées cinquante personnes, rassemblées pour la prière. En voici quelques extraits :

Dans l’Accord signé le 30 juin de cette année entre l’Inde et le Pakistan, à propos de la frontière entre le Gujarat et le Pakistan occidental, le Pakistan affirmait solennellement son espoir de voir cet accord aboutir à de meilleures relations et à l’apaisement des tensions entre les deux pays. La conscience mondiale serait choquée d’apprendre qu’au moment même où l’on signait cet accord, alors que l’encre n’était pas encore sèche, le Pakistan avait déjà dressé un plan d’infiltration armée au Cachemire, et entraînait son personnel à Murree, pour les opérations qui furent engagées un peu plus d’un mois plus tard. Une telle conduite parle d’elle-même.

Laissez-moi ajouter qu’il ne s’agit pas d’une querelle avec le peuple pakistanais. Nous sommes pleins de bienveillance à son égard, nous souhaitons à tous de prospérer et nous voulons vivre avec eux dans la paix et l’amitié.

Ce qui est en jeu dans le conflit actuel est une question de principe. Un pays quelconque a-t-il le droit d’envoyer ses troupes dans un autre pays, avec le but avoué de renverser un gouvernement démocratiquement élu ? J’ai reçu une communication du secrétaire général des Nations Unies appelant les deux parties à observer la ligne de cessez-le-feu. Le secrétaire général des Nations Unies a lancé un appel à la paix tant au Pakistan qu’à l’Inde. Nous croyons dans la paix. Nous avons travaillé dans ce sens et ne cesserons pas d’oeuvrer pour la paix.

Ceux qui veulent la paix pourront toujours compter sur notre soutien et notre coopération, mais ils doivent faire face aux réalités de la situation. Il ne faut pas confondre un cessez-le-feu et la paix. Nous ne pouvons nous contenter d’aller d’un cessez-le-feu à l’autre, en attendant que le Pakistan décide de reprendre les hostilités.

Quel est le devoir, quelle est la responsabilité de nos concitoyens en cette heure de crise grave ? Votre premier devoir à l’instant présent, c’est de faire tout ce qui est possible pour s’assurer que la paix ne soit pas troublée et veiller au maintien de l’harmonie entre les communautés. Il n’y a ni hindous, ni musulmans, ni chrétiens, ni sikhs : il n’y a que des Indiens. Je suis sûr que les gens de ce pays, qui ont donné la preuve de leur patriotisme et de leur bon sens en de si nombreuses occasions par le passé, resteront unis et feront front comme un seul homme pour défendre leur pays.

Pendant ce temps au Cachemire, alors que les combats terrestres connaissaient une sorte d’accalmie, d’intenses batailles se livraient dans les airs. Aux commandes d’un chasseur léger d’interception, un Gnat, le commandant Trevor Keelor abattit un jet Sabre F-86 pakistanais. L’armée de terre et les forces aériennes indiennes portaient leur principal effort sur l’arrêt de l’avance pakistanaise vers le pont stratégique d’Akhnoor et jusqu’à présent, ils y étaient parvenus.

Les commentaires de la presse occidentale commençaient à se montrer réalistes, encore qu’ils ne fussent pas entièrement en faveur de l’Inde. Dans une longue analyse développée dans son éditorial du 3 septembre 1965, The Economist de Londres avertissait Ayub que le Pakistan ne pouvait pas gagner, même s’il jugeait sa cause juste. Il lui conseillait en effet d’oublier le Cachemire, si le problème ne pouvait se régler par « un élan spontané de bonne volonté ». Il ajoutait :

Ils ont essayé des pourparlers directs avec l’Inde ; ils ont tenté de flirter avec la Chine et ils ont constaté que, même quand les Indiens vacillaient sous le choc d’une attaque chinoise et redoutaient d’en subir une autre, Nehru n’était pas disposé à faire des concessions pour sauvegarder ses autres frontières, malgré toutes les tentatives de Duncan Sandys pour lui forcer la main. Ils ont essayé d’utiliser l’appel au peuple du Cheikh Abdullah à leurs propres fins, qui ne sont pas les siennes, et ils ont découvert qu’il avait été arrêté. Le mois dernier, ils ont essayé la force.

Ils échoueront probablement à nouveau. Les guérilleros qui ont franchi la ligne de cessez-le-feu ont reçu une correction. Mais si cela évoluait maintenant en une guerre ouverte, le Pakistan la perdrait probablement. Même si le combat s’arrête avant cela, les Indiens sont maintenant totalement opposés à la négociation, sans parler de compromis. Le Cachemire, disent-ils, est indien et c’est tout (3).

Le 4 septembre 1965, Shastri envoya au secrétaire général U Thant une réponse détaillée qui fournissait une déclaration sans équivoque de la position de l’Inde :

Pour qualifier les infiltrations pakistanaises massives au-delà de la ligne de cessez-le-feu…, lancées par le Pakistan sur notre territoire, il n’existe pas d’autre terme que celui d’agression. Cette provocation fait retomber sur nous, Etat souverain, la responsabilité de nous défendre, et il y va de notre droit et de notre devoir de nous en acquitter.

En résumé, j’ai profité de cette occasion pour vous informer de tous les aspects de la situation complexe et dangereuse provoquée par les actions pakistanaises. Nous vous devons, à vous, et à la haute fonction que vous occupez avec tant de distinction, de ne vous laisser aucun doute quant à notre position.

M. le Secrétaire général, vous avez lancé un appel à la paix, et nous apprécions à leur juste valeur votre inquiétude et la sincérité de vos efforts. L’Inde s’est toujours prononcée fermement en faveur de la paix, et il n’est pas besoin de réitérer notre position. Cependant, ce qui est essentiel aujourd’hui, c’est que le Pakistan entreprenne sur le champ d’arrêter ses infiltrations au-delà de la ligne de cessez-le-feu, et de retirer ses agents infiltrés et forces armées du côté indien de cette ligne, ainsi que de la frontière internationale située entre l’Etat du Jammu et Cachemire et le Pakistan occidental.

En outre, il nous faudrait avoir l’assurance qu’une telle situation ne se reproduira pas… Dans un premier temps, je vous laisse le soin d’intervenir auprès du Pakistan pour qu’il accepte la responsabilité de retirer non seulement ses forces armées, mais aussi les agents infiltrés, et d’empêcher de nouvelles infiltrations. En fait, comme nous le comprenons, c’est ce que suppose fondamentalement votre appel. (4)

Le Premier ministre avait conscience que le Conseil de sécurité se réunirait bientôt de son propre chef pour examiner le conflit indo-pakistanais, et qu’il le ferait certainement à nouveau, dès que la nouvelle de la contre-attaque projetée par l’Inde parviendrait au siège des Nations Unies à New York. En consultation avec le comité d’urgence du gouvernement, il décida que le ministre de l’Education M.C. Chagla conduirait la délégation indienne, assisté du secrétaire aux Affaires étrangères C.S. Jha. Comme Chagla n’était pas en mesure de se rendre à New York dans l’immédiat, le Premier ministre décida que C.S. Jha, en tout cas, devait partir sur-le-champ pour pouvoir y assister à une réunion probable duConseil de sécurité le 5 septembre, et y expliquer la contre-attaque de l’Inde. Shastri avait pleinement confiance en C.S. Jha, mais même dans ce cas, il ne pouvait lui révéler le secret militaire de l’action projetée par l’Inde sur la frontière du Pakistan occidental. Lorsque Shastri demanda personnellement à C.S. Jha de partir pour New York immédiatement, sans lui en donner la véritable raison, Jha se sentit plutôt déconcerté, comme il le dit :

De bonne heure, le matin du samedi 4 septembre 1965, Shastri m’envoya chercher et me fit conduire à sa résidence, au 1 Moti Lal Nehru Place. Il m’annonça qu’il avait décidé d’envoyer M.C. Chagla, ministre de l’Education, pour représenter l’Inde au Conseil de sécurité, mais que ce dernier ne pourrait pas quitter Delhi avant la semaine suivante. Pendant ce temps, il souhaitait m’envoyer à New York immédiatement. Je lui fis remarquer qu’il était peu probable de s’attendre à une autre réunion dans les jours qui venaient. Auquel cas, je pouvais m’y rendre avec Chagla. Sans me donner de raisons, Shastri me dit qu’il était clair pour lui que je devais partir pour New York le jour même. Je ne voyais guère alors pourquoi le Premier ministre insistait tellement sur mon départ immédiat. Cependant, sur ses instructions, je quittai New York aux premières heures du jour, le 5 septembre 1965.

C’est seulement plus tard que je compris la raison pour laquelle on m’envoya aussi vite à New York (5).

Comme l’avait prévu le Premier ministre, la présence de C.S. Jha à New York et sa participation au débat du Conseil de sécurité, permirent à l’Inde de présenter effectivement sa position, et au Conseil d’adopter par la suite, en date du 6 septembre 1965, une résolution qui tînt compte des préoccupations de l’Inde.

Pendant toute la journée du 4 septembre, à New Delhi, les spéculations allaient bon train dans les cercles politiques ainsi que parmi les diplomates étrangers,quant auprochain pas de l’Inde. La décision que le Premier ministre avait prise demeurait secrète.

Vers midi, Shastri reçut Chester Bowles, à la demande urgente de celui-ci. L’ambassadeur Bowles fit un plaidoyer persuasif prônant la modération, et une réponse positive à l’appel à la paix lancé par l’ONU. Shastri savait que Bowles était un ami sincère de l’Inde et qu’il lui apportait son soutien, et il l’écouta donc avec patience. Il fournit ensuite une réponse proche de celle qu’il avait donnée au secrétaire général de l’ONU. Bowles envoya à Washington un rapport détaillé. Voici des extraits d’une version de ce compte rendu, expurgée et déclassifiée :

Samedi à 12h15, je rendis visite au Premier ministre qui se montra calme et serein et exprima ses opinions avec aisance et clarté tout au long de l’entretien, qui dura environ 35 minutes. Le haut-commissaire britannique Freeman, qui l’a vu hier, a eu la même impression.

Au moins, il est clair que nous n’avons pas affaire à un fou, prêt à s’emballer dans une digression émotionnelle, mais cela ne veut pas dire que Shastri prenne nécessairement de sages décisions. Cela signifie assurémentqu’il n’est guère enclin à agir dans l’aveuglement de la colère.

J’ai déclaré que je parlais non seulement en qualité d’ambassadeur américain, mais en ami sûr de l’Inde. En cette qualité, j’observe depuis longtemps son évolution ; dans les derniers mois, j’ai été profondément encouragé par des facteurs positifs qui commencent maintenant à contribuer à la croissance plus rapide de l’Inde et, dans les quelques années à venir, j’attends avec une vive impatience une percée économique importante, qui pourrait avoir des implications considérables pour le monde entier.

Le Premier ministre se trouve face à une décision historique fatidique, à laquelle ont été confrontés bien d’autres dirigeants de par le monde au cours des derniers siècles. Certains avaient relevé le défi avec courage et imagination, d’autres, sous la pression, avaient pris un chemin qui se révéla erroné, et coûta très cher à tous ceux qui y furent engagés. Par exemple en Europe, fin juillet/début août 1914, les dirigeants des principaux pays se sont trouvés entravés par des discours et déclarations antérieurs, et ce qu’ils croyaient être des exigences de l’opinion publique ; pourtant chacun d’eux reconnaissait en son for intérieur que les Etats prenaient le chemin d’un affrontement militaire…

Dans la situation actuelle, un fait du moins était évident : sans tenir compte de l’action du Gouvernement indien, il se peut que les Pakistanais eux-mêmes aient décidé de pousser la situation jusqu’à la guerre totale. Si tel était le cas, il ne pourrait rien faire pour les arrêter. Mais ce qu’il peut faire, c’est leur compliquer la tâche pour une telle solution belliqueuse, en plaidant fortement en faveur de l’Inde auprès de l’opinion mondiale par sa propre retenue. Si, dans ces circonstances, les Pakistanais choisissaient la guerre, le rôle personnel de Shastri et celui de l’Inde seraient incontestables et il gagnerait le soutien des hommes sérieux dans le monde entier

… à son avis, trois points étaient d’une extrême importance :

A – Le rapport Nimmo doit être rendu public. Les observateurs de l’ONU à la frontière ne disposaient d’aucun pouvoir de police, c’est-à-dire, d’aucune autorité pour arrêter les combats par des moyens matériels. En conséquence, il est clair depuis le début, que leur rôle consiste à informer le secrétaire général et le monde dans son ensemble, de ce qui se passe réellement au Cachemire, ainsi n’est-il pas besoin de [s’appuyer] sur les allégations contradictoires de la propagande des deux nations.

Pour atteindre cet objectif, le moyen le plus direct serait de mettre le secrétaire général en mesure de décider lui-même, au vu du rapport de l’observateur, à qui incombe la responsabilité du conflit, puis de faire état publiquement de ses découvertes.

Puisque le secrétaire général avait décidé d’adopter une attitude neutre, afin de renforcer ses propres chances de rétablir la paix, il était essentiel que ce rapport fût au moins porté à la connaissance du public. Même si, à certains égards, il se montrait critique vis-à-vis de l’Inde, afin que l’opinion mondiale pût être amenée à le soutenir. Si les observateurs de l’ONU ne pouvaient remplir cette fonction, à quoi servait de les envoyer au Cachemire ?

B – Après la publication de ce rapport, le Pakistan doit consentir à retirer les derniers agents infiltrés… qui avaient franchi la frontière à partir du 5 août. Tant que le Pakistan ne retire pas les agents infiltrés, on ne peut espérer une solution pacifique.

C – Afin d’empêcher qu’une opération de ce genre ne se reproduise, il faudrait élargir substantiellement le personnel de l’équipe d’observation de l’ONU, pour leur donner la possibilité de couvrir effectivement toute la région.

Bowles signala en outre qu’avant la fin de la rencontre, Shastri mentionna d’autres questions importantes. Tout d’abord, il exprima l’espoir que « les Etats-Unis et d’autres nations ne présumeraient pas que le moment était bien choisi pour discuter d’un règlement à long terme du problème du Cachemire. » « Actuellement, » dit le Premier ministre, « l’agression pakistanaise nous met à deux doigts de la guerre. » Si un jour Ayub changeait d’avis et se débarrassait de Bhutto, on pourrait alors davantage espérer une paix authentique. La seconde question soulevée par le Premier ministre portait sur l’emploi des chars, avions et autres armes américaines utilisées pour agresser l’Inde. Bowles répondit qu’il espérait l’arrêt de tous les combats, mais que pour éviter l’utilisation d’armes et d’équipements américains pour attaquer l’Inde, « il nous faudrait envisager les mesures à prendre. »

Il est très intéressant de lire les paragraphes de conclusion du rapport de Bowles :

Au cours des dix dernières minutes d’entretien, nous avons repris les mêmes éléments de diverses façons. Je terminai l’échange en plaidant personnellement avec force en faveur d’une déclaration modérée qui réponde à l’appel du secrétaire général. J’exprimai aussi l’espoir que Shastri saisirait cette occasion historique pour s’imposer comme homme de paix dans la tradition de Nehru et de Gandhi, et pour gagner en même temps le respect de centaines de millions de personnes de par le monde, qui avaient payé très cher leur prise de conscience du pouvoir de destruction de la guerre moderne.

Shastri me raccompagna jusqu’à la porte et m’assura d’une manière chaleureuse, amicale et confiante qu’il avait apprécié ce qu’il appela notre échange salutaire.

Commentaire : Je n’ose faire de pronostic sur la manière dont les Indiens réagiront en dernière analyse. En dépit du calme apparent de Shastri, l’atmosphère ici à Delhi est empreinte d’un militantisme frustré. Il y a un fort sentiment, même chez ceux qui sont habituellement les plus modérés, qu’une fois que sera établi un nouveau cessez-le-feu, les Pakistanais se livreront à d’autres formes de harcèlement militaire et que le processus se poursuivra indéfiniment.

Face à cette situation, Shastri a adopté une position ferme et de bon sens : exposer le Pakistan à la publication de ce rapport établissant sa responsabilité dans l’entraînement et l’envoi d’importantes unités de guérilla, et ainsi l’obliger à accepter d’évacuer lesagents infiltrés de la vallée et du Jammu. Il faudrait, à ce stade, replier les troupes indiennes et pakistanaises vers leur propre zone de souveraineté, ce qui implique un personnel adéquat et… peut-être, au lieu du système actuel inefficace, établir un « no man’s land » d’une largeur d’environ 1500 mètres.

Cependant, il faut le reconnaître, un tel arrangement ne semble guère recevable par les Pakistanais. Officiellement, ils ont toujours nié tout envoi d’agents infiltrés en territoire sous juridiction indienne, et ont inlassablement répété qu’une révolte contre les Indiens s’était déclenchée dans toute la vallée, sous la conduite d’un gouvernement révolutionnaire inexistant.

Je suggère à nouveau, que si les Indiens présentent leur cas au Conseil de sécurité de façon raisonnable, comme j’ai tout lieu de l’espérer, on peut persuader les Pakistanais de consentir au cessez-le-feu, uniquement par l’application de sanctions de la part des Etats-Unis, de l’Angleterre, ou de l’ONU (6)

Après ces rencontres avec Freeman et Bowles, ni Wilson ni Johnson ne pouvaient avoir le moindre doute sur l’identité de l’agresseur, sur les conséquences graves qui en découlaient pour l’Inde, ni sur la raison pour laquelle l’Inde n’avait vraiment pas d’autre alternative que de contre-attaquer. Ces mesures de précaution étaient d’autant plus nécessaires que le Pakistan, en qualité d’allié militaire de ces pays, était susceptible de leurdemander de l’aide dans le cadre des obligations de l’alliance.

Plus tard, le 4 septembre, Shastri rencontra le Président Radhakrishnan et le président du Parti du Congrès Kamaraj pour discuter avec eux de la situation.

Les nouvelles qui parvinrent du front vers la fin de la journée étaient mitigées. Une colonne de chars pakistanais avait effectué une percée et traversé la rivière Munawar Tawi dans le secteur Chhamb-Jaurian. Cela signifiait que l’ennemi poursuivait ses efforts vers l’est. L’aviation indienne s’était manifestée toute la journée, et la nouvelle parvint que le petit Gnat avait abattu deux autres jets Sabre F-86 pakistanais. Dans un combat aérien spectaculaire de cinq minutes, le Capitaine V.S. Pathania, aux commandes d’un Gnat, s’était placé derrière l’un des chasseurs pakistanais. Il s’en était approché à grande vitesse et avait abattu l’appareil. Trois autres Gnats avaient abattu le second. Les forces terrestres et aériennes avaient détruit à ce jour trente-trois chars Patton.

Les Pakistanais jubilaient, car d’après leurs sources, ils avaient traversé la rivière Tawi et s’étaient avancés de huit kilomètres. The Dawn annonça la nouvelle par une manchette à la une dans son édition du 5 septembre.

Le 4 septembre, le vice-Premier ministre chinois et aussi ministre des Affaires étrangères, le maréchal Chen-Yi rendit une autre visite au Pakistan où il fut accueilli par Bhutto. Leurs entretiens de la journée durèrent plus de quatre heures. Selon le Dawn, peu avant minuit, le maréchal Chen Yi déclara aux journalistes à l’ambassade de Chine, qu’il soutenait entièrement le Pakistan et la lutte des « combattants de la liberté » du Cachemire. Le 4 septembre également, le journal officiel du Gouvernement chinois, le Quotidien du Peuple, écrivait que l’Inde était la seule responsable de la tension au Cachemire. L’axe Pakistan-Chine était bien en évidence.

Le 5 septembre, on apprit à New Delhi que le secrétaire général de l’ONU avait finalement soumis au Conseil de sécurité un rapport sur l’évolution des événements au Cachemire. Ce rapport daté du 3 septembre« concernant la situation actuelle du Cachemire, en particulier l’accord sur le cessez-le-feu, la ligne de cessez-le-feu et le fonctionnement de l’UNMOGIP. (7) » avait été examiné le lendemain par le Conseil, afin d’en extraire toute l’information nécessaire.

Rappelons que le secrétaire général de l’ONU avait déjà préparé un rapport sur le Cachemire, qu’il avait remis officieusement aux membres du Conseil de sécurité, ainsi qu’à l’Inde et au Pakistan.Le Gouvernement du Pakistan s’était alors si fermement opposé à la publication de ce document que le secrétaire généralavait décidé d’en arrêter la publication. Mais, le 1er septembre, l’ambassadeur Arthur Goldberg, représentant permanent des Etats-Unis auprès du Conseil de sécurité, avait pris la présidence du Conseil pour le mois de septembre. Sa première démarche fut de rencontrer U Thant, pour l’inciter à rendre public son rapport officieux sur le Cachemire. Il lui suggéra égalementde convoquer « une session du Conseil pour rechercher un consensus ou une résolution sur les orientations proposées par le secrétaire général. » (8) De façon significative, le 2 septembre, Johnson avait décidé que lesEtats-Unis n’exerceraient aucune pression directe sur l’une ou l’autre desdeux parties, mais qu’au contraire, ils s’en remettraient pour le moment aux Nations Unies.(9)

L’offensive pakistanaise dans la région de Chhamb avait utilisé des chars et des avions de fabrication américaine, ce qui avait suscité un profond ressentiment en Inde. Le 3 septembre 1965, l’ambassadeur B.K. Nehru rendit visite au secrétaire d’Etat américain Dean Rusk, pour demander quelle était la position des Etats-Unis sur cette question. Il lui rappela que dans les années 50, Eisenhower et John Foster Dulles avaient donné à l’Inde la ferme assurance que les Etats-Unis ne permettraient pas d’utiliser cet équipement contre l’Inde. Le secrétaire Rusk répondit qu’il avait déjà discuté du problème avec Johnson, mais il souligna que le point le plus important était d’obtenir la paix et qu’il soutenait l’appel de l’ONU au cessez-le-feu. C’est dans ce cadre que, sous la pression du président du Conseil de sécurité, Goldberg, U Thant présenta son rapport, dont il expliqua l’objectif :

Au cours de mes récentes consultations avec des membres du Conseil, on a généralement exprimé le besoin que je fournisse un compte-rendu. Mon rapport informe donc les membres du Conseil des événements graves survenus au Cachemire, de mon inquiétude profonde, et des démarches que j’ai entreprises au cours des semaines passées pour prévenir une dégradation de la situation etpermettre un retour à des conditions normales dans la région. Dans le même but, le 31 août, j’ai présenté individuellement aux membres du Conseil un document officieux et confidentiel, mis simultanément à la disposition de l’Inde et du Pakistan.

Le secrétaire général poursuivit en fournissant les commentaires et les renseignements suivants sur l’évolution récente :

Il ne fait guère de doute que le problème du Cachemire a pris à nouveau un tour critique et se révèle maintenant extrêmement grave. A mon avis, il présente implicitement une menace potentielle contre la paix non seulement entre l’Inde et le Pakistan, mais sur un plan plus large.

Le général Nimmo m’a précisé que la série de violations que l’on remarqua à partir du 5 août et les jours suivants était essentiellement le fait d’hommes armés, généralement sans uniforme, qui venaient du Pakistan et franchissaient la ligne de cessez-le-feu dans le but de mener une opération armée en territoire indien.

L’Inde a porté plainte auprès de l’UNMOGIP contre un bombardement pakistanais, effectué le 1er septembre, sur des détachements et un quartier général de bataillon, dans la région de Chhamb du secteur Jammu-Bhimber de la ligne de cessez-le-feu. La plainte a établi qu’à 2h30 cette nuit-là, un escadron et demi de chars pakistanais a franchi la ligne de cessez-le-feu dans cette zone, soutenu par l’artillerie. On dit aussi que l’artillerie pakistanaise a tiré sur le quartier général d’un bataillon près de Punch, le même jour à partir de 16h30, et sur celui d’un autre bataillon dans la région de Jangar. La substance de ces plaintes a été confirmée par la suite par les observateurs militaires des Nations Unies. Une plainte pakistanaise a signalé que des soldats indiens avaient franchi en force la ligne de cessez-le-feu dans les secteurs de Kargil, Tithwal et Uri-Punch, comme on l’a signalé ci-dessus. Dans cette plainte, le Pakistan a affirmé également que des troupes pakistanaises avaient franchi la ligne de cessez-le-feu dans la région de Bhimber le 1er septembre, par mesure défensive pour prévenir une action indienne, affirmant aussi que dans ce secteur, l’aviation indienne avait engagé une action offensive contre des troupes pakistanaises.

Il ajouta l’information suivante :

Je n’ai obtenu, du Gouvernement pakistanais, aucune assurance que le cessez-le-feu et la ligne de cessez-le-feu seront respectés à l’avenir, ou que des efforts seront entrepris pour le retour à la normale le long de cette ligne. J’ai bien reçu l’assurance du Gouvernement indien, communiquée oralement par leur représentant aux Nations Unies, que l’Inde agirait avec modération quant aux actes de représailles, et respecterait l’Accord sur le cessez-le-feu et la ligne de cessez-le-feu, si le Pakistan agissait de même.

Le rapport du secrétaire général avait clairement indiqué que le Pakistan était responsable de la guerre au Cachemire.

Le Conseil de sécurité se réunit le 4 septembre sous la présidence de Goldberg pour envisager une nouvelle action. A ce moment-là, le secrétaire général n’avait pas encore reçu la lettre de Shastri, datée du 4 septembre 1965, répondant à son appel au cessez-le-feu du 1er septembre. Mais le représentant permanent de l’Inde à l’ONU, G. Parthasarathi, put la lire lors de la 1237ème réunion du Conseil de sécurité, qui se déroulait alors. Au cours du débat, Parthasarathi précisa bien que si un cessez-le-feu était souhaitable, il fallait au préalable identifier le Pakistan comme étant l’agresseur, et lui demander de se retirer. Il était également essentiel d’obtenir du Pakistan une garantie acceptable qu’une telle situation ne se reproduirait pas.

Des membres du Conseil de sécurité participant au débat soutinrent une ébauche de résolution appuyée conjointement par la Bolivie, la Côte d’Ivoire, la Jordanie, la Malaisie, les Pays-Bas et l’Uruguay, et demandèrent à l’Inde et au Pakistan un cessez-le-feu immédiat. Parmi d’autres, le représentant britannique, Lord Caradon, releva fort à propos cette partie du rapport du secrétaire général, où il confirmait que le franchissement initial de la ligne de cessez-le-feu avait commencé lorsque des hommes armés, en provenance du Pakistan, avaient traversé la ligne pour engager une opération armée du côté indien. Pour l’Inde, ce qui importait, c’était que tous les membres du Conseil de sécurité avaient clairement noté, d’après le rapport du secrétaire général de l’ONU et le débat au Conseil de sécurité, les points suivants : premièrement, c’était le Pakistan qui avait commis l’agression ; deuxièmement, il avait violé les termes du cessez-le-feu ; troisièmement, le Pakistan mentait en niant toute responsabilité dans les infiltrations ; quatrièmement, il avait lancé ouvertement une invasion le 1er septembre 1965. Ces événements et leur contexte fournirent des atouts précieux pour l’Inde, lorsque deux jours plus tard, le 6 septembre 1965, le Conseil de sécurité se réunit à nouveau, pour examiner l’évolution de la situation. L’Inde pouvait dès lors affirmer que son attaque sur le Pakistan occidental, le matin du 6 septembre, avait un caractère purement défensif.

Pour conclure le débat, le Conseil de sécurité adopta à l’unanimité la résolution suivante :

Le Conseil de sécurité, au vu du rapport du secrétaire général (S/6651) du 3 septembre 1965,

après avoir entendu les déclarations des représentants de l’Inde et du Pakistan,

inquiet de la dégradation de la situation le long de la ligne de cessez-le-feu au Cachemire,

  1. met en demeure les Gouvernements de l’Inde et du Pakistan de prendre sur le champ toutes les mesures qui s’imposent en vue d’un cessez-le-feu immédiat ;
  2. met en demeure les deux Gouvernements de respecter la ligne de cessez-le-feu et de ramener tout le personnel armé de chaque partie sur son territoire respectif ;
  3. met en demeure les deux Gouvernements de coopérer pleinement avec l’UNMOGIP dans sa tâche de surveillance pour veiller à l’observation du cessez-le-feu ;
  4. demande au secrétaire général de faire son rapport au Conseil dans les trois jours sur la mise à exécution de cette résolution. (10

Cette résolution ne changea rien à la position de l’Inde. Comme le Premier ministre l’avait déjà fait comprendre au secrétaire général, la première étape obligatoire sur le chemin de la paix était que le Pakistan acceptât de reconnaître sa responsabilité dans l’infiltration d’agents et de les rapatrier immédiatement. En conséquence, le Premier ministre demanda au ministre des Affaires étrangères de réitérer la même position au Conseil de sécurité.

Le 5 septembre, une nouvelle annoncée par le gouvernement donna lieu à de grandes réjouissances publiques au Pakistan : les soi-disant « Azad » et des forces armées pakistanaises s’étaient emparés de Jaurian, à proximité d’Akhnoor. On s’attendait à voir dès le lendemain, les colonnes pakistanaises enlevant le pont d’Akhnoor, coupant ainsi l’artère vitale entre le Cachemire et le reste de l’Inde. Toutes les personnalités de quelque importance dans leGouvernement pakistanais envoyèrent aux forces armées des messages de félicitations. Ayub félicita officiers et soldats de l’exploit réalisé. Musa déclara que la chute de Jaurian portait un coup sévère aux forces indiennes, envoyant le message suivant à ses hommes sur le champ de bataille : « Vous y avez planté vos crocs. Mordez encore plus fort, jusqu’à les détruire, et vous les détruirez, si Dieu le veut » (11).

Le Pakistan envoyait maintenant ses avions pour attaquer une base aérienne indienne près d’Amritsar. Un chasseur-bombardier à réaction pakistanais, un Sabre F-86­ descendit en rase-mottes sur l’unité IAF proche d’Amritsar et l’attaqua à la roquette, mais fut chassé par des canons de la D.C.A indienne. Il ne causa aucun dégât significatif du point de vue militaire. Les forces terrestres indiennes livraient des combats acharnés pour tenir leurs positions près de Jaurian ; l’aviation poursuivait son opération contre des colonnes pakistanaises, qui avançaient sur Akhnoor. Keelor et Pathania reçurent du président de l’Inde la récompense Vir Chakra. La nouvelle que des avions pakistanais avaient bombardé une mosquée à Jaurian, tuant cinquante hommes rassemblés pour la prière, avait partout provoqué la colère. Des réunions s’organisèrent dans tout le pays et de nombreuses organisations musulmanes assurèrent Shastri de leur soutieninconditionnel.

Le 5 septembre, lors d’une intervention à une réunion du Conseil national du développement (corps suprême du pays institué pour examiner les plans et priorités du développement), Shastri se montra déterminé : « Nous ne pouvons tolérer que cela continue. Nous ne voulons pas que le Pakistan nous force à un conflit incessant, qu’il s’introduise sur notre territoire puis sollicite la paix, dans l’espoir que nous consentirons à un cessez-le-feu. C’est devenu intolérable. Nous ne l’acceptons pas et nous ne pouvons l’accepter. Il nous faut mettre fin à ce problème. » (12)

Ce jour-là, Shastri s’occupa d’affaires officielles jusque vers minuit. J’étais avec lui dans son bureau. Nous discutâmes de quantité de sujets, mais pas de l’opération militaire qu’il était sur le point de lancer. Le Premier ministre quitta alors sa résidence pour prendre du repos. Quelques heures plus tard, le 6 septembre, le général Chaudhuri l’informa que l’armée indienne était entrée au Pakistan, et que quelques-unes de ses unités se trouvaient, au moment même, aux abords de Lahore. L’aviation indienne soutenait les forces terrestres et attaquait des objectifs militaires importants à l’intérieur du Pakistan. La guerre générale avec le Pakistan avait commencé. Sous la conduite de Shastri, l’Inde avait franchi le Rubicon.

Ce 6 septembre, vers midi, le ministre de la Défense Y.B. Chavan, déclara à la Lok Sabha :

Messieurs les Députés ont conscience que je les ai régulièrement tenus au courant de l’agression commise sur notre territoire par les forces armées du Pakistan, clandestinement tout d’abord, puis ouvertement. La première vague d’agression fut le fait d’agents infiltrés armés, composés de soldats réguliers et irréguliers de l’armée pakistanaise, contrairementaux prétentions d’innocence alléguées par le Pakistan à propos de ces événements. Le 1er septembre, le Gouvernement pakistanais a jeté le masque et lancé ses forces régulières sous la forme d’une attaque massive dans le secteur de Chhamb de notre Etat du Jammu et Cachemire. Cette attaque fut montée à l’aide d’une importante force d’infanterie et de chars, accompagnée d’une couverture aérienne. Naturellement, nous avons dû repousser toutes ces attaques, et nos forces armées se sont extrêmement bien comportées en dépit des difficultés qu’elles ont dû affronter.

Comme j’en ai informé précédemment Messieurs les Députés, nous avons dû surveiller de près l’évolution de la situation, et nous avons dû analyser de façon globale la défense du pays.

L’après-midi du 5 septembre, des appareils pakistanais ont fait irruption en franchissant la frontière internationale à Wagah, près d’Amritsar. Ils ont tiré des roquettes sur une unité aérienne, mais ont été repoussés par la D.C.A. Cette violation de territoire a été signalée, mais l’aviation pakistanaise en a commis d’autres, et il était bien évident que le Pakistan allait ensuite attaquer le Punjab en traversant la frontière internationale. On voyait depuis quelque temps se développer des signes avant-coureurs de cet événement. Afin de prévenir l’ouverture d’un nouveau front par le Pakistan, nos troupes au Punjab ont franchi la frontière dans le secteur de Lahore pour protéger la frontière indienne. Notre aviation a effectué un grand nombre de sorties sur le Pakistan occidental ;nos avions ont attaqué un grand nombre d’installations militaires, y compris un train de marchandises transportant de l’approvisionnement militaire, et ont infligé des dégâts considérables. Ils sont tous rentrés indemnes.

Nous avons pris la décision de repousser efficacement l’agression pakistanaise, en sachant parfaitement que toute la nation, indépendamment des orientations des partis, ne fait qu’un avec le gouvernement sur cette question. De tous côtés, le Premier ministre a reçu à ce sujet l’assurance la plus entière.

A toutes les réunions où il prit la parole ce jour-là, le Premier ministre rencontra un soutien total pour son action, tant des membres de son propre parti que des dirigeants de l’opposition. Fait très significatif peut-être, Mohammad Ismail, le président de la Ligue musulmane, affirma que les « gens feront tous les sacrifices possibles pour combattre l’ennemi ». Le chef du DMK, Annadurai, insista vivement pour unetrêve à toutes les controverses. C’était réconfortant pour Shastri d’entendre tous les dirigeants de l’opposition manifester de vifs sentiments de nationalisme et de patriotisme.

Lorsque parvint la nouvelle que des troupes indiennes avaient atteint la banlieue de Lahore et que des avions militaires indiens bombardaient des objectifs militaires au Pakistan, la nation en fut galvanisée. Des éditions spéciales de journaux sortirent partout. En un instant, l’Inde fut transformée.

LA GUERRE ET LA REACTION INTERNATIONALE

L’avance des troupes indiennes sur Lahore, le 6 septembre, eut un effet immédiat et spectaculaire, comme le décrit le général de corps d’armée Harbaksh Singh :

Comme la crise dans le secteur de CHHAMB se transformait rapidement en désastre, le recours à la force dans un secteur de notre choix devenait inévitable pour diminuer la pression ennemie. Ceci conduisit à des offensives en règle des XIème et Ier Corps dans les secteurs de LAHORE et de SIALKOT respectivement… L’ennemi réagit instantanément. En quelques heures, la majeure partie des blindés moyens, l’artillerie et une brigade d’infanterie reçurent l’ordre de se retirer du secteur de CHHAMB. L’ambitieuse poussée pakistanaise vers le Pont d’AKHNOOR, fut contrecarrée juste à temps. (13).

Dans son livre My Version, le général Mohammad Musa confirme que l’abandon par l’armée pakistanaise de sa progression vers le pont d’Akhnoor fut la conséquence directe de la contre-attaque indienne contre le Pakistan occidental :

Dans l’intervalle, l’Inde envahit le Pakistan le 6 septembre. A dater de ce jour, la sécurité du pays eut la priorité sur d’autres missions au Cachemire. C’est pourquoi, comme nos ressources étaient limitées et que la menace pesant sur l’Azad Cachemire s’était éloignée, je retirai de Chhamb l’artillerie attribuée en supplément à la force de contre-offensive et une brigade d’infanterie, pour les déployer sur le front de Sialkot. Ces manoeuvres affaiblirent notre puissance offensive dans la Vallée de Chhamb. En conséquence, après avoir pris l’avis du commandant local à propos de l’assaut sur Akhnoor avec des forces réduites, nous prîmes la décision de le reporter. Ce dernier manifestait également peu d’empressement à s’y engager dans ces circonstances (14).

Mais ce n’était que le début des engagements sérieux sur les frontières de l’Inde et du Pakistan occidental, car on était maintenant dans un état de guerre généralisé. C’était la crise la plus grave dans le sous-continent depuis la Seconde Guerre mondiale.

La nouvelle de la guerre secoua le monde. La Chine entrerait-elle en guerre contre l’Inde ? Les Etats-Unis se sentiraient-ils obligés de porter secours à l’Inde pour empêcher l’expansion de la Chine dans le sud de l’Asie ? Et l’Union soviétique ? Le champ de bataille était bien trop proche de ses frontières, et par conséquent de ses intérêts. Cette dernière était absolument opposée à l’expansionnisme chinois. Avec deux pays du Commonwealth engagés dans un conflit acharné, la position du Royaume-Uni n’était guère enviable. Visiblement, si les puissances mondiales n’agissaient pas rapidement et de concert, la paix risquait d’être compromise à un niveau international.

Cependant, il apparut bientôt qu’à l’exception de la Chine, aucun autre pays ne souhaitait la poursuite de la guerre indo-pakistanaise, encore moins son extension. De bonne heure, le 6 septembre à New York, des contacts non officiels parmi les membres du Conseil de sécurité firent apparaître rapidement deux conclusions : premièrement, il fallait convoquer immédiatement une réunion du Conseil ; deuxièmement, il fallait donner des indications fermes pour empêcher toute extension d’un conflit susceptible de devenir mondial.

Harold Wilson envoya des messages à Shastri et à Ayub, les incitant à ordonner un cessez-le-feu. Il était intervenu avec succès dans le conflit du Rann de Kutch, et il était parfaitement compréhensible qu’il souhaitât user de ses relations personnelles avec les deux hommes, pour parvenir rapidement à un résultat positif.

Je suis horrifié de l’escalade rapide des combats entre les forces indiennes et pakistanaises, jusqu’au comble atteint aujourd’hui par l’attaque des forces indiennes franchissant la frontière internationale commune entre l’Inde et le Pakistan, au Punjab. Cette attaque constitue une réponse des plus regrettables à la résolution adoptée par le Conseil de sécurité (le 4 septembre) pour un cessez-le-feu.

Une situation très dangereuse a été créée, qui peut avoir les plus graves conséquences non seulement pour l’Inde et le Pakistan, mais aussi pour la paix du monde. La guerre est une chose terrible, aux répercussions incalculables. La sécurité de millions de membres de communautés minoritaires, en Inde comme au Pakistan, est gravement menacée. Des combats d’envergure ne peuvent manquer d’affecter le développement économique des deux pays, auxquels, comme vous le savez, mon gouvernement porte un profond intérêt. Il existe réellement un risque d’extension du conflit à d’autres pays.

Il ne m’appartient pas de blâmer un pays plus que l’autre pour la situation actuelle. Nous avons bien précisé au Conseil de sécurité notre point de vue sur l’infiltration d’hommes armés en provenance du Pakistan, qui ont franchi la ligne de cessez-le-feu. Mais les deux gouvernements portent la responsabilité de l’escalade constante qui s’en est suivie, et l’attaque d’aujourd’hui dans la région de Lahore nous place devant une situation totalement nouvelle.

Son message se concluait ainsi :

Je vous demande instamment, même en cette heure tardive, de consentir à un arrangement non officiel, pourvu que le Gouvernement pakistanais y consente aussi : que toutes les forces indiennes et pakistanaises qui s’affrontent actuellement cessent immédiatement le combat sans aller plus loin. Ceci permettrait une pause pour la négociation d’un cessez-le-feu officiel et d’un retrait mutuel de tous les personnels armés derrière leur frontière et la ligne de cessez-le-feu, en coopération avec le secrétaire général des Nations Unies. J’adresse un appel semblable au Président Ayub. (15)

Le Premier ministre Shastri fut déconcerté par le message de Wilson. Les cercles politiques indiens étaient furieux. L’Inde se demandait pourquoi Wilson tenait l’Inde pour responsable de la nouvelle situation. Pourquoi avait-il ignoré le fait établi que le Pakistan avait été l’agresseur ? Pourquoi fermait-il les yeux sur l’invasion du Cachemire par l’armée pakistanaise au moyen de chars, et sur le fait qu’elle était dangereusement proche de son objectif : le pont d’Akhnoor ? Pourquoi ne voyait-il pas que l’Inde n’avait d’autre choix que celui de contre-attaquer ? Je ne crois pas que cela était dû à un quelconque parti pris contre l’Inde. Il se peut que la réponse se trouve dans les déclarations que Wilson prononça par la suite : pour justifier son message à Shastri, il expliqua que la situation indo-pakistanaise exigeait de lui une intervention immédiate et que, pour ce faire, il s’était appuyé sur l’information dont il disposait à l’époque sur l’attaque indienne au Pakistan occidental. Il faisait allusion probablement à l’information fournie par la déclaration pakistanaise, émise de bonne heure le 6 septembre, ainsi libellée :

Haut-commandement du Pakistan : le 6 septembre à 5h.

Septembre 1965, des troupes indiennes ont franchi la frontière du Pakistan occidental pour attaquer. Estimation de la force engagée : toute l’armée indienne moins quatre divisions.(16)

A vrai dire, une grande partie de l’armée indienne était bloquée sur la frontière sino-indienne tandis qu’une partie moins importante était déployée sur la frontière occidentale. En tout cas, il s’agissait pour le moment de la cessation immédiate des hostilités, et Wilson, dans ces circonstances, expédia à Shastri son message cinglant, sans trop se préoccuper de subtilités. Wilson envoya à Ayub le message suivant dans lequel il rejetait le blâme sur l’Inde pour cette situation dangereuse :

Je suis horrifié de l’escalade rapide des combats entre les forces indiennes et pakistanaises, jusqu’au comble atteint aujourd’hui par l’attaque des forces indiennes franchissant la frontière internationale commune entre l’Inde et le Pakistan, au Punjab.

Une situation très dangereuse a été créée, qui peut avoir les plus graves conséquences non seulement pour l’Inde et le Pakistan, mais aussi pour la paix du monde. La guerre est une chose terrible, aux répercussions incalculables. La sécurité de millions de membres de communautés minoritaires, au Pakistan comme en Inde, est gravement menacée. Des combats d’envergure ne peuvent manquer d’affecter le développement économique des deux pays, auxquels, comme vous le savez, mon gouvernement porte un profond intérêt.

Il ne m’appartient pas de blâmer un pays plus que l’autre pour la situation actuelle. Tous deux, me semble-t-il, portent la responsabilité de l’escalade constante qui s’en est suivie.

Je vous demande instamment de…cesser immédiatement le combat sans aller plus loin. Ceci permettrait une pause pour la négociation d’un cessez-le-feu officiel et d’un retrait mutuel de tous les personnels armés derrière leur frontière et la ligne de cessez-le-feu, en coopération avec le secrétaire général des Nations Unies. J’adresse un appel semblable à Shastri. (17)

Le message de Wilson ne faisait explicitement allusion qu’à l’attaque indienne au Pakistan occidental qui, selon lui, avait créé une situation dangereuse ; d’où le déséquilibre entre les deux messages donnant une impression de parti-pris et de partialité. Dans la semaine qui suivit la réception du message de Wilson, Shastri renvoya une courte réponse demandant à Wilson de consulter ses conseillers militaires sur la situation dangereuse que représentait, pour l’Inde, l’attaque pakistanaise dans la région de Chhamb le 1er septembre 1965.

Le Président Johnson décida de n’envoyer directement aucun message aux belligérants, mais d’agir par l’intermédiaire du Conseil de sécurité pour inciter à un cessez-le-feu immédiat. Il restait personnellement en contact étroit avec Goldberg, son représentant à l’ONU. Déjà lourdement engagé dans la situation au Vietnam, les inquiétudes de Johnson se trouvaient aggravées par la possibilité d’une intervention chinoise dans la guerre indo-pakistanaise. Mais, à la différence de Wilson, il ne mit aucune précipitation pour envoyer des messages péremptoires. Il ressort des archives dont nous disposons, que le 6 septembre, Johnson se souciait, avant tout et dans l’immédiat, d’obtenir un cessez-le-feu, d’empêcher l’usage offensif des armes fournies par les Etats-Unis, et de prévenir une intervention chinoise contre l’Inde. Apparemment, les rapports détaillés envoyés de New Delhi par Chester Bowles, et les instructions transmises à l’ONU sur les événements avaient fourni à Johnson des informations exactes.

Le 4 septembre, en même temps que la première résolution du Conseil de sécurité sur le conflit indo-pakistanais, Kossyguine avait envoyé d’URSS une longue lettre à Shastri et à Ayub, les invitant vivement à un cessez-le-feu immédiat et au rappel de leurs troupes sur leurs positions respectives, derrière la ligne de cessez-le-feu de 1949. Dans la même lettre, Kossyguine avait proposé les services de son pays pour de futures négociations au sujet du règlement pacifique de leurs différends, si l’Inde et le Pakistan le jugeaient utile. Kossyguine écrivait dans une lettre du 4 septembre : « Nous manquerions de franchise si nous ne disions pas que le conflit militaire au Cachemire soulève également l’inquiétude de l’Union soviétique, du fait qu’il a éclaté dans une zone adjacente aux frontières de ce pays. Il était clair aussi que l’URSS ne voulait pas du renforcement de la position de la Chine dans le Sud asiatique, pas plus que de celle des Etats-Unis. En 1962, lors de l’invasion de l’Inde par les Chinois, l’URSS n’avait rien fait pour aider l’Inde malgré les liens d’amitié puissants entre les deux pays, parce qu’elle n’avait pas encore complètement rompu avec la Chine. La situation était différente maintenant : l’Inde était amie de l’URSS, et la Chine une ennemie. Même ainsi, il aurait été extrêmement fâcheux pour l’URSS d’apporter son aide à l’Inde, pays non communiste, contre la Chine – pays communiste frère. L’URSS ne voulant pas se mettre dans cette position, il n’y avait pas d’autre solution que la cessation immédiate des hostilités.

Telle était la situation sur l’échiquier politique du globe, lorsque le Conseil de sécurité des Nations Unies se réunit le 6 septembre 1965, avec le risque d’une conflagration mondiale à l’horizon. Rétrospectivement, de toute évidence, si le secrétaire général n’avait pas présenté son rapport, et si le Conseil de sécurité ne s’était pas réuni le 4 septembre pour l’examiner en détail, la marche de l’Inde sur Lahore aurait bien pu occuper toute la réunion du 6 septembre, et c’est l’Inde alors qui aurait encouru le blâme.Mais, de la façon dont tout en réalité se déroula, le Pakistan était loin d’avoir une ardoise vierge auprès du Conseil de sécurité, lorsque celui-ci se réunit ce jour-là.

C.S. Jha était arrivé à New York dans l’après-midi du 5 septembre, sans connaître encore la raison pour laquelle on l’y avait expédié en toute hâte. Mais il n’eut pas longtemps à attendre : dans la nuit parvint la nouvelle de la marche de l’armée indienne sur Lahore. Il apprit aussi qu’une réunion du Conseil de sécurité était prévue pour 15h, heure de New York. Cela lui donna le temps, pendant la matinée, d’établir des contacts officieux avec des membres du Conseil de sécurité, et d’expliquer les raisons qui avaient forcé l’Inde à lancer une attaque de diversion. Il rencontra entre autres Adlai Stevenson des Etats-Unis, Sir Patrick Dean de Grande-Bretagne, Federenko d’URSS, Ramani de Malaisie, Abdul Moneim Rifai de Jordanie et Arsène Usher de Côte d’Ivoire. La plupart d’entre eux étaient d’anciens collègues aux Nations Unies, et il les connaissait donc bien.  « Je les informai, » dit Jha, « de la succession des événements, et les incitai à voir l’action militaire indienne non pas comme une agression, mais comme une mesure défensive imposée à l’Inde par l’opération militaire pakistanaise dans le secteur de Chhamb, qui menaçait l’intégrité territoriale indienne et ses voies de communication au Cachemire. » (18) C.S. Jha transmit le même message à U Thant, le secrétaire général de l’ONU, et au sous-secrétaire général Ralph J. Bunche.

Un événement important se produisit au début de l’après-midi. Le Conseil de sécurité avait prévu de se réunir à 15h ; cependant, la réunion fut reportée à une heure plus tardive le même jour, car des membres du Conseil de sécurité étaient encore en consultation. Pendant ce temps, l’ambassadeur P. Morozov, vice-représentant permanent de l’URSS, montra à Jha et à Parthasarathi (représentant permanent de l’Inde à New York) un projet de résolution qui avait remporté les suffrages, après consultations, des membres du Conseil de sécurité. Du point de vue de l’Inde, ce texte laissait beaucoup à désirer, et nécessitait des amendements sur deux points importants. Jha usa de ses compétences diplomatiques pour obtenir en temps voulu les améliorations requises. Voici comment il décrit les problèmes et la manière dont il les résolut :

Cette résolution cherchait à préciserla résolutiondu 4 septembre, dont la partie opérationnelle exigeait simplement le cessez-le-feu et le retrait des forces des deux côtés. Elle comportait cependant un point très épineux au stade de l’avant-projet, dans une courte formule apparemment inoffensive, ainsi rédigée : « regrettant qu’on ait franchi la frontière internationale » – sans préciser explicitement par qui, quand et où. En outre, cet avant-projet de résolution parlait de retrait sur des positions antérieures au 1er septembre. J’expliquai à Morozov le caractère néfaste de cette résolution. En premier lieu, puisque la résolution du 4 septembre ne comportait pas d’expression telle que « regrettant qu’on ait franchi la frontière internationale », on ne pouvait en tirer qu’une seule conclusion : si on ne trouvait pas matière à regret dans le fait que le Pakistan ait franchi la ligne de cessez-le-feu le 5 août et, le 1er septembre, la frontière internationale entre le Pakistan (Punjab) et l’Etat du Jammu et Cachemire, et si on pouvait le pardonner, en revanche, lorsque l’Inde traversait la frontière internationale en direction de Lahore, c’était une action regrettable qui, laissait-on entendre en conséquence, équivalait à une agression. Le Gouvernement indien, dis-je à Morozov, n’accepterait jamais cette position. En second lieu, exiger le retrait des forces sur des positions antérieures au 1er septembre revenait pratiquement à accepter l’allégation du Pakistan qu’il ne s’était rien produit avant cette date, et à rejeter l’affirmation de l’Inde relative à des infiltrations massives, dès le 5 août 1965, de forces armées pakistanaises de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu. En conversation privée entre membres du Conseil, semblait-il, Morozov n’avait opposé « aucune objection » à l’avant-projet de résolution. Je fis comprendre à Morozov que les forces devaient reprendre leurs positions antérieures au 5 août. J’étais tellement indigné de l’iniquité de l’avant-projetde résolution que j’indiquai que si ce texte était présenté au Conseil comme une résolution agréée de tous, je me verrais dans l’obligation de me désolidariser des procédures et de quitter la salle du Conseil. Morozov en parut ébranlé. Quand il me demanda si j’irais jusque-là, je répondis par l’affirmative ; et, ajoutai-je, j’étais sûr que mon gouvernement approuverait mon action. Morozov reconnut que nos objections étaient bien fondées et qu’il n’avait pas envisagé la résolution sous cet angle. Il déclara immédiatement qu’il informerait les promoteurs de cette résolution, de sa volonté de s’y opposer sous sa forme actuelle.

Parthasarathi et moi-même poussâmes un soupir de soulagement. Morozov retourna voir les membres du Conseil et menaça de voter contre la résolution sous sa forme actuelle. La résolution, telle qu’elle fut finalement introduite au Conseil de sécurité et adoptée à l’unanimité, omit le préambule en question et demanda le retrait des troupes des deux côtés sur les positions antérieures au 5 août 1965, reconnaissant ainsi implicitement que le Pakistan avait violé la ligne de cessez-le-feu, en envoyant des agents infiltrés armés au J.& K., à partir du 5 août.(19)

Un autre membre du Conseil de sécurité apporta à l’Inde une aide fort appréciable : l’ambassadeur Ramani de Malaisie.

Au cours des discussions au Conseil de sécurité, l’ambassadeur du Pakistan Amjad Ali, lança une diatribe contre l’Inde, mais il fallait s’y attendre. Jha défendit la position de l’Inde avec modération et dignité. En fin de compte, la résolution suivante fut adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité :

Le Conseil de sécurité… constatant avec une profonde inquiétude l’extension des combats, qui accentue infiniment la gravité de la situation,

  1. Somme les deux parties de cesser immédiatement les hostilités dans la zone tout entière, et de replier promptement tout le personnel armé sur les positions qu’elles occupaient avant le 5 août 1965 ;
  2. Demande au secrétaire général de faire tous les efforts en son pouvoir, pour donner effet à cette résolution et à celle du 4 septembre 1965, de prendre toutes les mesures nécessaires au renforcement de l’UNMOGIP, et de tenir le Conseil au courant, rapidement et régulièrement, de la mise en application des résolutions et de la situation dans cette région ;
  3. Décide d’examiner cette question en urgence et en permanence afin que le Conseil puisse déterminer les démarches à entreprendre ultérieurement, pour assurer la paix et la sécurité dans la région (20).

Cette résolution constituait pour l’Inde un triomphe diplomatique et politique. En sommant les parties de cesser les hostilités et de ramener promptement tout le personnel armé à la position occupée avant le 5 août 1965, le Conseil de sécurité identifiait du même coup le Pakistan comme l’agresseur. Celui-ci ne pouvait plus abuser le monde entier en dénaturant les faits, ni non plus escompter d’assistance militaire auprès de ses alliés pour se défendre contre « l’agression indienne ». La résolution et les débats du Conseil de sécurité laissaient donc entendre que l’Inde avait été attaquée par le Pakistan, dont la crédibilité au Conseil de sécurité des Nations Unies s’effondrait.

Après la réunion, U Thant annonça que, pour se conformer aux voeux du Conseil de sécurité, il se rendrait à Rawalpindi et à New Delhi le lendemain, 7 septembre.

Dans la presse occidentale du 7 septembre, la contre-attaque indienne sur Lahore se trouvait à la une de la plupart des journaux. Les uns communiquaient des rapports de leurs correspondants à New Delhi, soulignant la position précaire de l’Inde dans la région d’Akhnoor, en raison de la progression des unités militaires de l’armée pakistanaise. Les autres, cependant, passaient ce fait sous silence et voyaient dans l’action de l’Inde ni plus ni moins qu’une « invasion du Pakistan. » The New York Times commentait ainsi dans son éditorial :

L’Inde ne pouvait arrêter la colonne que le Pakistan envoyait sur le Jammu et Cachemire, parce qu’elle ne disposait pas d’une force en blindés comparable aux chars Patton et Sherman, ni d’artillerie semblable à celle fournie par les Etats Unis au Pakistan, enqualité de membre de l’Organisation du traité pour l’Asie du Sud-Est. La stratégie militaire évidente pour l’Inde consistait à utiliser sa supériorité numérique et son infanterie en vue d’exercer une poussée sur Lahore, capitale provinciale du Punjab au Pakistan.

Mais ce qui était évident pour le New York Times ne semblait pas l’être pour le correspondant à New Delhi du Times de Londres. Son compte rendu du 6 septembre parut le lendemain sous l’en-tête « L’ARMEE INDIENNE ENVAHIT LE PAKISTAN » :

L’invasion indienne du Pakistan semble avoir pour but de porter rapidement un coup écrasant, afin de paralyser la force militaire du Pakistan et de mettre fin une fois pour toutes aux tentatives répétées de ce dernier de secouer l’emprise de l’Inde sur le Cachemire par la diplomatie, la subversion ou la force.

L’Inde n’a pas déclaré la guerre, et on rapporte ce soir que le Gouvernement de Delhi a déclaré : « Nous ne sommes pas en guerre avec l’Etat du Pakistan, ni avec le peuple pakistanais. Toutes nos opérations ont pour but de détruire des installations qui ont servi de bases d’attaque sur notre territoire. »

En informant aujourd’hui le Parlement que les troupes indiennes avaient franchi la frontière indo-pakistanaise dans le secteur de Lahore, Chavan, le ministre de la Défense, dit que le but visé était de prévenir une attaque du Pakistan sur l’Inde.

Quelles que soient les raisons avancées ici officiellement, l’Inde a attaqué le Pakistan par un acte de guerre. Selon le point de vue indien, ce n’était rien d’autre que la continuation et l’extension des combats qui se déroulaient déjà au Cachemire. Le fait demeure que l’invasion du Punjab occidental est fondamentalement différente des combats au Cachemire.

Tout porte à croire que sur le plan politique, tel n’était pas le propos des Pakistanais qui avaient pour intention de limiter leur combat au Cachemire.

Le Washington Post présentait un tableau équilibré, résumé en deux titres :

5 septembre 1965

L’O.N.U. EXIGE UNE TREVE AU CACHEMIRE

BLAME POUR LE PAKISTAN.

7 septembre 1965

L’INDE ENVAHIT LE PAKISTAN – EXTENSION DE LA GUERRE.

Dans l’ensemble, dans ses rapports et ses commentaires, la presse occidentale ne se montra pas aussi hostile qu’elle aurait pu l’être, si elle avait cru en la propagande pakistanaise contre l’Inde. On accepta en général l’idée que l’Inde avait lancé une opération militaire le 6 septembre, en réponse à l’agression antérieure du Pakistan. Néanmoins, la presse occidentale faisait état d’une profonde inquiétude face à la surenchère apportée par l’Inde : on craignait surtout que la Chine ne se décidât à pêcher en eau trouble,déclenchantainsiune plus vaste conflagration.

A partir du 6 septembre, alors que la bataille faisait rage dans les secteurs de Lahore et de Sialkot, et malgré la pression considérable que presque tous les chefs de gouvernement exerçaient, Shastri tint bon. Son attitude ne relevait pas du défi mais de la détermination. Je rappelle ici que les vœux de Johnson, à l’occasion du premier anniversaire de l’accession de Shastri au poste de Premier ministre, contenaient cette remarque : « L’année a été difficile pour nous deux, mais je sais que notre foi dans le mode de fonctionnement démocratique portera ses fruits. » (21) Shastri, en remerciant Johnson, avait expliqué sa manière d’aborder ses responsabilités :

M. le Président, nous avons dans la religion hindoue une doctrine connue sous le nom de « Nishkama Karma »1, qui enjoint à l’individu de s’acquitter de toutes les obligations susceptibles de lui être confiées, en tenant compte uniquement de ce qui est juste, et non pas du profit que cela peut lui rapporter ou non. C’est la fidélité à ce principe qui nourrit nos efforts (22).

Shastri reçut Chaudhuri et Arjan Singh tous les jours et, parfois, à quelques heures d’intervalle, pour obtenir des renseignements de première main sur l’évolution de la guerre. Au Parlement, le Premier ministre fournissait des rapports fréquents, en personne ou par l’intermédiaire du ministre de la Défense. Il convoquait des réunions pour communiquer des informations sur les batailles en cours. Il restait en contact avec le peuple par des messages radiodiffusés à l’échelle nationale, au moyen de déclarations au Parlement et par des contacts personnels avec des personnalités du monde de la presse.

Sur le plan international, le Premier ministre adressa une lettre détaillée à un grand nombre de chefs d’Etat et de gouvernement, le 7 septembre 1965. Il leur donna des renseignements complets sur le contexte des agressions commises par le Pakistan contre l’Inde dès le 5 août 1965, agressions qui prirent beaucoup d’ampleur le 1er septembre 1965 avec l’usage massif de troupes, d’artillerie lourde, de chars et de l’aviation. Dans ces circonstances, l’Inde n’avait d’autre alternative que de se défendre. C’était une lettre d’une extrême importance, envoyée le lendemain du jour où commença la contre-attaque indienne. La lettre de Shastri survenait au moment opportun pour ruiner l’effort du Pakistan qui visait à égarer l’opinion mondiale en présentant la réaction de l’Inde comme « une agression pure et simple ». Cette lettre, adressée par le Premier ministre à Johnson (des lettres semblables furent envoyées à bien d’autres chefs de gouvernement) est ici reproduite :

New Delhi

7 Septembre 1965

Excellence,

Vous savez sans doute que, depuis le 5 août 1965, des personnels armés en provenance du côté pakistanais de la ligne de cessez-le-feu au Cachemire ont commencé à s’infiltrer en masse à travers cette ligne. Le monde entier sait, et cette thèse a été amplement soutenue dans les rapports du général Nimmo au secrétaire général, qu’il s’agissait en fait non pas de pillards égarés, mais d’hommes entraînés et équipés au Pakistan pour provoquer une révolution dans l’Etat indien du Jammu et Cachemire. Les événements qui se sont produits depuis ont été sans nul doute portés à votre connaissance tant par les rapports de presse que par les renseignements obtenus par voie diplomatique. Le conflit déclenché par le Pakistan le 5 août dernier s’est intensifié rapidement. Quand échoua l’espoir de susciter une sorte d’agitation ou de rébellion interne, sous la conduite et avec le soutien des agents infiltrés, d’importants renforts supplémentaires commencèrent à arriver depuis la partie du Cachemire sous occupation pakistanaise, soutenus par le feu de l’artillerie située de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu. Comme les observateurs de l’ONU confessaient leur incapacité à arrêter les violations répétées sur la ligne de cessez-le-feu, notre seule option était de demander à nos forces armées d’occuper de nouvelles positions, fût-ce en franchissant cette ligne, afin de bloquer les cols et de mettre fin à l’infiltration.

Afin d’empêcher une nouvelle escalade, nous désirions vivement que l’ONU usât de son pouvoir pour faire respecter la ligne de cessez-le-feu. En conséquence, nous désirions vivement que les rapports du général Nimmo fussent rendus publics, et que le secrétairegénéral lui-même prononçât une déclaration pour mettre les choses au point, et réfuter l’allégation du Pakistan qui prétendait n’avoir aucune responsabilité en la matière. Finalement, le 31 août, le secrétaire général adressa bien aux membres du Conseil de sécurité, un mémorandum officieux et confidentiel sur le sujet, dont l’Inde et le Pakistan reçurent une copie. Le lendemain même, le 1er septembre, le Pakistan lança une attaque de la force d’une brigade, soutenue par l’artillerie lourde, des chars lourds et l’aviation, dans le secteur de Chhamb de l’Etat du Jammu et Cachemire. Mis à part le fait qu’il s’agissait d’un assaut massif par les forces régulières du Pakistan, qui ne se donnèrent pas même la peine de déguiser le fait, cette invasion particulière modifia toute la zone du conflit ; en effet cette fois-ci, l’attaque provenait non pas de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu, mais violait la frontière internationale entre l’Etat indien du Jammu et Cachemire et le Punjab occidental au Pakistan. Naturellement, nos forces armées combattirent les envahisseurs. Mais pour se battre dans le secteur de Chhamb, nos troupes étaient sérieusement désavantagées. En effet, alors que les forces pakistanaises se trouvaient soutenues par des bases au Pakistan très proches de la frontière, nos troupes étaient handicapées par une longue voie de communication impropre au transport des chars et de l’artillerie lourde.

Le 2 septembre, je reçus un message du secrétaire général de l’ONU. Le 4 septembre, j’y répondis que l’Inde ne souhaitait absolument pas un conflit militaire, et fis remarquer que le point de départ pour le retour à la paix devait être le retrait des agents infiltrés et des forces armées en provenance du Pakistan qui avaient franchi la ligne de cessez-le-feu et la frontière internationale entre le Jammu et Cachemire et le Pakistan occidental. Il faudrait aussi nous donner l’assurance que des actions agressives de ce genre ne se reproduiraient pas à l’avenir. A notre connaissance, le Président Ayub n’a pas répondu au message du secrétaire général.

Lors de sa réunion du 4 septembre, le Conseil de sécurité adopta une résolution. Pendant que nous étions encore en train de l’examiner, l’offensive du Pakistan dans le secteur de Chhamb s’intensifia davantage. Le soir du 5 septembre, un appareil pakistanais bombarda une unité de l’aviation indienne près d’Amritsar au Punjab. A peu près au même moment, l’aviation pakistanaise bombarda Ranbirsinghpura et d’autres endroits du Jammu et Cachemire, bien loin de la ligne de cessez-le-feu. Dans ces circonstances, nos forces armées n’eurent pas d’autre alternative que d’engager des actions contre les bases du Punjab occidental, où l’éventail complet des opérations fut monté et soutenu : premièrement au-delà de la ligne de cessez-le-feu, puis de la frontière internationale avec le Jammu et Cachemire, et finalement au-delà de la frontière internationale entre l’Inde et le Pakistan.

En vous faisant part de ces événements, je veux seulement souligner que notre action présente un caractère purement défensif. La seule chose qui nous préoccupe, c’est de conserver l’intégrité de notre frontière avec le Pakistan.

Avec notre respect.

(Signé) Lal Bahadur

Son Excellence Lyndon Baines Johnson

Président des Etats Unis d’Amérique

WASHINGTON, D.C (23).

A ce stade, Ayub fit appel aux Etats-Unis pour demander de l’aide. On lit dans une note du département d’Etat américain :

Le Président Ayub a appelé l’ambassadeur McConaughy pour l’informer officiellement de l’attaque indienne. Ayub a demandé aux Etats-Unis d’agir immédiatement pour « éliminer et évacuer » les Indiens, selon les termes de l’accord de 1959 entre les Etats-Unis et le Pakistan. Ayub a reconnu la complicité du Pakistan dans l’infiltration au Cachemire et l’emploi d’équipement MAP. Néanmoins, il a demandé s’il pourrait compter sur le soutien américain… Le secrétaire d’Etat a donné pour instructions à nos représentants en poste à New Delhi et à Karachi, d’informer les plus hautes instances du gouvernement, sur la profonde inquiétude des Etats-Unis au sujet du risque importantd’une intervention des communistes chinois. En réponse à l’appel d’Ayub, le secrétaire répondit que les Etats-Unis étaient profondément inquiets, mais que nous avions pour objectif premier de soutenir sans réserve l’action des Nations Unies. Le secrétaire Rusk a noté que le Pakistan avait précipité la crise (24).

Le Pakistan adressa également un appel à l’aide au Shah d‘Iran et au président de la Turquie. Tous deux donnèrent une réponse positive, mais le matériel militaire dont ils disposaient était constitué d’équipement américain MAP qu’ils ne pouvaient envoyer au Pakistan sans l’accord des Etats-Unis. Le 10 septembre, l’ambassadeur de Turquie à Washington rencontra l’ambassadeur Talbot du département d’Etat américain, pour discuter du conflit indo-pakistanais. La version expurgée du compte rendu de cette rencontre, reproduite ci-dessous, montre que les Etats-Unis refusèrent fermement à la Turquie l’autorisation d’envoyer au Pakistan des armes fournies par les Etats-Unis :

L’ambassadeur Talbot a décrit les événements qui ont conduit au stade actuel du conflit indo-pakistanais. Il a dit que nous avions beaucoup de sympathie pour les deux parties, quelle que soit leur part de responsabilité. Nous avons l’impression que ni l’un ni l’autre n’est encore totalement engagé, mais l’instant de la décision irrévocable doit être très proche. Dans ces circonstances, l’arrivée d’U Thant, semble-t-il, serait susceptible d’arrêter une démarche suicidaire. Le rapport du secrétaire général pèsera lourd sur notre réflexion. Nous nous attendons à ce que les deux parties proposent des conditions inacceptables pour un cessez-le-feu, et le secrétaire général aura besoin de trouver un terrain d’entente mutuellement acceptable. (L’ambassadeur de Turquie fit remarquer qu’il avait reçu un rapport indiquant que les Pakistanais refusaient de parler au secrétaire général.)

En réponse à la question de l’ambassadeur, Talbot dit que nous avions bien conscience qu’il fallait trouver une solution au problème du Cachemire qui durait depuis longtemps, mais que notre premier souci était l’arrêt des combats. Si ces combats ne cessaient pas, nous ne saurions dire quelle direction ce problème prendrait à long terme, puisqu’il pourrait se prolonger bien au-delà du Cachemire et affecter les relations intercommunautaires dans les deux pays.

Talbot ajouta que nous avions jugé prudent de cesser les livraisons MAP au début du conflit. Les Etats-Unis regretteraient de voir d’autres pays envoyer du matériel supplémentaire, ce qui prolongerait la lutte. Cependant, mis à part les limitations légales concernant l’emploi du matériel MAP, les autres pays doivent décider par eux-mêmes de fournir ou non une aide matérielle aux combattants. [Fragments supprimés au cours de l’expurgation] Talbot dit que nous fûmes troublés de l’attitude d’Ayub à cet égard, et que pour nous, cette possibilité constituait une raison supplémentaire à un rapide cessez-le-feu. (25)

Ce retrait mineur vis-à-vis d’Ayub fut accompagné d’un autre plus important, comme le montre la lettre de Johnson au président du Pakistan en date du 4 septembre :

J’ai bien conscience qu’un retour à des conditions normales le long de la ligne de cessez-le-feu ne suffira pas pour mettre fin à ce conflit. Je connais aussi la vivacité des sentiments de vos compatriotes à l’égard du Cachemire. Mais je suis convaincu que pour parvenir à un règlement authentique de ce problème difficile, on ne peut avoir recours à la force ou à une action unilatérale de l’un ou l’autre côté. Quel que soit le bien-fondé du conflit, il ne peut y avoir de véritable solution sans passer pardes moyens pacifiqueset par les efforts redoublés d’hommes de bonne volonté réfléchissant ensemble, tantdans votre pays qu’en Inde, à un moyen possible,comme vous le dites, de régler ce conflit et d’autres, de manière honorable et mutuellement bénéfique. Telle est la politique que mon pays continuera à poursuivre : faire tout ce qui est en notre pouvoir pour encourager et soutenir les efforts qui vont dans ce sens (26).

En ce qui concerne l’appel du Pakistan à l’Iran, une rencontre eut lieu à Téhéran le 11 septembre, convoquée par le Shah d’Iran en personne. L’ambassadeur américain et le chargé d’affaires britannique y assistèrent. Du côté iranien, le Shah était assisté du Premier ministre Hoveyda et du vice-ministre des Affaires étrangères, Miffenderski. Le Shah dit qu’il projetait une mission à Karachi pour témoigner de son amitié véritable au Pakistan. Après quelques remarques sur l’importance de l’amitié du Pakistan pour l’Iran, le Shah aborda la question de l’aide militaire que l’on pourrait expédier au Pakistan, si les efforts d’U Thant échouaient. Voici ce qu’en rapporta l’ambassadeur américain :

A sa demande, je réitérai notre opposition pour le transfert au Pakistan d’équipement fourni dans le cadre du MAP, à la grande déception du Shah. Je fis remarquer que comme les Britanniques, le Gouvernement américain avait cessé ses livraisons d’armes aux Pakistanais comme aux Indiens, et que cela ne serait d’aucune utilité si les Pakistanais étaientapprovisionnés par la petite porte. Avec une profonde amertume, le Shah dit qu’évidemment cela ne servirait à rien d’envoyer Hoveyda s’entretenir avec les Pakistanais. A l’exception de quelques fusils, la totalité de l’équipement iranien est fourni par le MAP. Hoveyda n’aurait pas RPT2 pas d’aide tangible pour discuter avec le Pakistan. Je répondis qu’au contraire l’Iran faisait et pouvait faire encore beaucoup pour conserver ses liens d’amitié avec le Pakistan, mais que, certainement, à ce stade, les efforts devaientrester sur un plan non militaire. En soulignant notre soutien au secrétaire général de l’ONU, je l’incitai une fois de plus à ne pas prendre de mesure malencontreuse. (27)

Le Pakistan attendait de l’aide de l’OTASE (Organisation du traité pour l’Asie du Sud-Est) et du CENTO (Organisation du traité central) dont il était membre. Mais le secrétaire général de l’OTASE, Jesus Vargas, déclara à Bangkok le 6 septembre que l’organisation n’interviendrait pas dans les combats au Cachemire, parce que le Cachemire n’entrait pas dans le cadre des obligations du traité(28). Le 7 septembre, le secrétaire du Commonwealth britannique, Arthur Bottomley, annonça à Londres que la Grande-Bretagne n’aiderait pas le Pakistan contre l’Inde, conformément aux termes du Pacte CENTO. L’Angleterre avait toujours précisé, dit Bottomley, que le CENTO ne pourrait jamais être utilisé contre un membre du Commonwealth(29). Le Pakistan, semble-t-il, avait adressé officiellement une demande d’aide uniquement au CENTO, mais il la retira lorsqu’on lui dit que le CENTO ne pourrait fournir de l’aide contre l’Inde. Le 8 septembre, le Gouvernement américain annonça la cessation totale de toute aide militaire et économique à l’Inde et au Pakistan. La Grande-Bretagne avait déjà annoncé l’arrêt d’envois militaires en Inde. Vers le 11 septembre, les tentatives du Pakistan pour se procurer du matériel militaire auprès de pays étrangers avaient effectivement échoué, surtout en raison des efforts déployés par les Etats-Unis et la Grande Bretagne, afin d’empêcher l’extension du conflit. Mais les événements futurs devaient dépendre aussi du résultat des démarches entreprises par le secrétaire général de l’ONU pour persuader l’Inde et le Pakistan de consentir à un cessez-le-feu. Mais il restait le facteur chinois.

La Chine avait annoncé à plusieurs reprises son soutien total auPakistan. A cet effet, la déclaration de Chen Yi du 4  septembre à Karachi fut suivie d’une proclamation de Zhou En-Lai à Pékin le 9 septembre, dans laquelle il stigmatisait l’Inde, qualifiée d’agresseur, et l’avertissait qu’elle serait tenue pour responsable de toutes les conséquences. (30) Cependant, on ne voyait vraiment pas de quelle manière les Chinois démontreraient leur soutien. Diverses possibilités se présentaient :

  1. Déclarations du Gouvernement chinois en faveur du Pakistan, rejetant la responsabilité du conflit uniquement sur l’Inde, ce qui était déjà le cas.
  2. Menaces à l’égard de l’Inde invoquant des accusations telles que des violations de frontière par des troupes indiennes.
  3. Un ultimatum adressé à l’Inde pour la réparation de torts imaginaires, faute de quoi des menaces de nature non spécifiée seraient exercées par les forces chinoises.
  4. L’approvisionnement du Pakistan en armes offensives, à utiliser contre l’Inde.
  5. L’invasion de l’Inde par les forces chinoises dans certaines circonstances, par exemple l’extension de la guerre au Pakistan oriental ou, dans le secteur occidental, des revers militaires graves pour le Pakistan.
  6. L’invasion de l’Inde par les forces chinoises pour exercer sur l’Inde une pression militaire et, par ce moyen, aider le Pakistan à arracher le Cachemire à l’Inde par la force.

Mais les Chinois savaient aussi qu’en cette occasion, les deux superpuissances étaient vivement opposées à l’implication de tout autre pays dans le conflit indo-pakistanais. L’amitié sino-pakistanaise valait-elle vraiment la peine de risquer une intervention à grande échelle des superpuissances ? La situation n’en constituait pas moins un véritable casse-tête chinois.

Shastri ne se faisait aucune illusion sur la complexité et l’importance de l’élément chinois dans l’évolution du conflit, et décida de manoeuvrer les Chinois en conséquence, par une politique appropriée :

  1. L’armée ou l’aviation indienne ne devait entreprendre aucune action au Pakistan oriental, à moins que cela ne devînt essentiel pour repousser l’agression. Le Pakistan pourrait bien essayer de provoquer l’Inde en créant l’incident délibérément, mais celle-ci devrait résister à la folle envie de contre-attaquer, à moins que cela ne devînt inévitable. Le but était évident : il ne fallait fournir aucun prétexte aux Chinois pour intervenir dans le conflit.
  2. Il fallait exercer une attention soutenue pour veiller à ce qu’il n’y eut pas d’incident sur la frontière sino-indienne susceptible d’être exploité par la Chine pour créer des tensions.
  3. On ne donnerait pas de réponse officielle aux déclarations de routine de la presse chinoise en faveur du Pakistan.
  4. Il fallait préparer avec beaucoup de soin et de circonspection la réponse officielle de l’Inde aux « notes de protestation » chinoises sur tel tort imaginaire ou tel autre. Les réponses de l’Inde devraient être claires et fermes, mais il ne fallait pas donner aux Chinois l’occasion de les qualifier de « provocatrices ».
  5. Si, malgré ces précautions, les Chinois intervenaient agressivement par une attaque militaire, l’Inde devrait contre-attaquer. Mais le monde comprendrait alors la position de l’Inde.

Le 7 septembre surgit une situation difficile : l’aviation pakistanaise effectua une attaque aérienne sur Kalaikunda au Bengale occidental. Le Pakistan lâcha également des parachutistes entre Gauhati et Shillong en Assam. Arjan Singh était très en colère, on le conçoit, aussi rencontra-t-il Shastri pour obtenir l’autorisation d’effectuer des raids de représailles. Le Premier ministre l’écouta patiemment, mais répondit : s’il comprenait parfaitement les sentiments du chef de l’armée de l’air, il était d’avis, au vu de la situation mondiale, qu’il était nécessaire de faire preuve de modération et de limiter les combats au secteur de l’Inde et du Pakistan occidental. Il voulait se tenir à l’écart de la Chine. En outre, au Bengale occidental comme au Pakistan oriental, la densité de la population était très élevée, et on risquait de nombreuses vies des deux côtés. Personne ne voulait cela. Le général de corps aérien Arjan Singh, qui en fut peut-être lui-même surpris, partagea totalement son avis. Après une tasse de thé et un entretien un peu plus long, il remercia le Premier ministre et rentra chez lui, convaincu que Shastri avait raison. Précisément, le Gouvernement américain était également inquiet sur le danger de l’extension du conflit au Pakistan oriental. Le 8 septembre, le secrétaire d’Etat Dean Rusk envoya le message suivant à Chester Bowles à New Delhi :

PERSONNEL – POUR L’AMBASSADEUR, DE LA PART DU SECRETAIRE

Comme nous le voyons d’ici, il existe des raisons très urgentes pour lesquelles il nous faut essayer d’empêcher l’extension du conflit indo-pakistanais à la zone Bengale – Pakistan oriental. Des raisons humanitaires importantes s’opposent à l’extension des opérations terrestres et aériennes dans des zones à densité démographique élevée. Cependant, la situation militaire à l’ouest apparaît toujours quelque peu incertaine, et il existe toujours des possibilités de cessez-le-feu et de retrait. L’ouverture d’un front dans le sous-continent oriental provoquerait ultérieurement un embrasement majeur et accroîtrait considérablement les risques d’une intervention chinoise. Sûrement, étant donné les rumeurs menaçantes en provenance de Pékin, les autorités indiennes peuvent comprendre l’intérêt de conserver leurs ressources à l’est pour faire face à une éventuelle manoeuvre de la Chine, plutôt que de suivre le Pakistan oriental dans une escalade systématique, qu’il devient de plus en plus difficile de contrôler par l’un ou l’autre des deux gouvernements ou par l’ONU (31).

On demanda à l’ambassadeur de soulever cette question avec le Gouvernement indien au plus haut niveau, en indiquant que, si la réponse du Gouvernement indien était positive, le Gouvernement américain aborderait la question avec le Gouvernement pakistanais, dans un effort pour assurer la paix à l’est.

Quand, conformément à cette motion, Bowles eut un entretien avec Shastri, il fut soulagé d’entendre que le Premier ministre s’était déjà décidé contre l’extension de la guerre dans la région orientale, et qu’il espérait que le Pakistan cesserait d’autres actes de provocation, telle la tentative de bombardement sur Kalaikunda et Barrackpore.

Le 8 septembre, et dans les quelques jours qui suivirent, Shastri rencontra un grand nombre d’envoyés pour leur expliquer la position de l’Inde. Puis il attendit la venue d’U Thant à New Delhi, prévue pour le 12 septembre.

1 NDT : littéralement : action (karma) sans (nish-) désir (kama), désintéressée.

2 NDT : Code utilisé en télégraphie « Repeat » (« Répéter »)

Chapitre 18 – Visite de U Thant en Inde et au Pakistan

Conformément à sa résolution du 6 septembre, le secrétaire général de l’ONU, U Thant, décidade se rendre immédiatement au Pakistan puis en Inde. Il quitta New York le 7 septembre pour Rawalpindi, où Bhutto l’accueillit à l’aéroport. Il se rendit directement à la résidence du Président Ayub Khan, avec lequel il eut un déjeuner de travail.(1) Plus tard, il eut un entretien d’environ soixante-dix minutes avec Bhutto. Le soir, il rencontra Ayub avec qui il s’entretint encore pendant environ quatre-vingt-dix minutes. Le 10 septembre, il poursuivit ses entretiens avec Bhutto. Selon les propos rapportés par le Dawn le 11 septembre, Ayub aurait dit au secrétaire général que pour mettre fin à « l’agression indienne actuelle », il fallait inclure dans l’accord de cessez-le-feu, une clause auto-exécutoire garantissant l’organisation d’un plébiscite au Cachemire(2).

Un porte-parole officiel donna des détails sur les discussions entre U Thant et Bhutto. Il dit, entre autres, que le ministre des Affaires étrangères avait fourni au secrétaire général une explication détaillée des événements qui avaient conduit les habitants du Cachemire « occupé » àun « soulèvement massif », car ils « ployaient sous la domination indienne » (3). Bhutto avait ajouté, rapporta-t-on, que les soi-disant « agents infiltrés » étaient les « fils de la terre » qui, « dans le désespoir le plus complet », avaient décidé de porter le coup décisif à l’impérialisme indien dans leur patrie, en allant jusqu’au sacrifice suprême. Le 6 septembre, Ayub fit savoir à Johnson, par l’intermédiaire de l’ambassadeur américain au Pakistan, McConaughy, que c’était le Pakistan qui avait organisé les agents infiltrés sur son territoire et leur avait fait franchir la ligne de cessez-le-feu. Mais Bhutto dit au secrétaire général de l’ONU les 9 et 10 septembre, que le Pakistan n’y était pour rien parce que ces combattants de la liberté étaient tous des locaux.

Le Pakistan n’était pas prêt à consentir à un cessez-le-feu selon les termes de la résolution du Conseil de sécurité du 6 septembre. Ce fut le dernier message que reçut U Thant lorsqu’il quitta Rawalpindi pour se rendre à New Delhi, via Karachi et Bombay, au matin du 11 septembre.

Les deux jours que le secrétaire général passa à Rawalpindi, furent des jours décisifs dans la guerre indo-pakistanaise. Le Pakistan avait lancé une contre-attaque massive sur Khem Karan, dans le secteur de Lahore, jetant dans la bataille sa division d’élite, la 1ère division blindée, soutenue par une division d’infanterie. Le 9 septembre, Ayub et son ministre des Affaires étrangères avaient dû nourrir d’immenses espoirs de réussir une percée décisive dans les défenses indiennes, qui ne pouvaient opposer rien de semblable à leur force blindée.La capture d’Amritsar avait dû leur sembler réalisable ce jour-là.

Lorsqu’ U Thant rejoignit New Delhi le 12 septembre, les forces armées indiennes avaient remporté deux batailles décisives, la première dans l’Assal Uttar près de Khem Karan, où la division blindée pakistanaise avait été pratiquement décimée, et la seconde à Phillora, dans le secteur de Sialkot où, à nouveau, malgré leur infériorité en blindés, les forces indiennes avaient infligé des coups sévères aux Pakistanais et détruit un grand nombre de leurs chars. Ainsi la machine de guerre pakistanaise avait été sérieusement endommagée et mise dans l’incapacité d’effectuer des percées contre l’Inde. Telle était l’appréciation fournie par le général Chaudhuri et le général de corps aérien Arjan Singh. Il serait raisonnable de dire qu’à ce stade, l’objectif de guerre principal de Shastri – à savoir la destruction de la capacité offensive de l’armée pakistanaise – avait été atteint. On se battait encore beaucoup dans le secteur de Sialkot, mais le résultat ne faisait maintenant aucun doute. En bref, en pratique, l’Inde avait réalisé l’objectif souhaité par Shastri.

U Thant arriva à New Delhi le dimanche 12 septembre, et fut accueilli à l’aéroport par le ministre des Affaires étrangères Sardar Swaran Singh, l’ambassadeur de Birmanie en Inde, et le général Robert Nimmo. On le conduisit immédiatement à Rashtrapati Bhawan, où il séjourna pendant la durée de sa visite. Il prit le déjeuner sans protocole avec le Président Radhakrishnan, et, tard dans l’après-midi, s’entretint pendant près de deux heures avec Shastri. Personne d’autre n’assista à cette rencontre, qui eut lieu à la résidence officielle du Premier ministre.

Selon toutes vraisemblances, les deux dirigeants, qui étaient de la même trempe, s’étaient pris d’affection l’un pour l’autre. Shastri était profondément reconnaissant envers le secrétaire général, car c’était principalement son rapport, fondé sur les observations de Nimmo sur le terrain, qui avait permis au Conseil de sécurité d’avoir une approche équilibrée lors de ses réunions des 4 et 6 septembre.

Au cours de leurs discussions, U Thant présenta à Shastri un compte rendu de ses pourparlers avec Ayub et Bhutto, pour qui un cessez-le-feu était tributaire d’un accord sur l’organisation d’un plébiscite au Cachemire après le retrait des forces indiennes et pakistanaisesde cet Etat, et de l’introduction d’une force afro-asiatique pour y maintenir la paix. U Thant souligna les dangers d’une mondialisation du conflit. Selon lui, c’était une perspective certaine si la guerre indo-pakistanaise se poursuivait. Il conseilla vivement à Shastri d’accepter les résolutions du Conseil de sécurité et de consentir à un cessez-le-feu immédiat.

De son côté, Shastri donna un récit détaillé de l’évolution du conflit et en particulier, attira l’attention sur la manière dont le Pakistan avait planifié et lancé son agression contre le Cachemire. L’Inde ne souhaitait pas une prolongation de la guerre, car elle ne convoitait pas le territoire pakistanais, elle voulait simplement sauvegarder son propre territoire. Le Premier ministre fit bien comprendre cependant qu’à ce stade, un cessez-le-feu n’aurait aucun sens si le Pakistan n’était pas expressément identifié comme l’agresseur. Ce qu’on pouvait établir à partir du rapport du secrétaire général. Il ajouta que l’Inde devait être assurée que le Pakistan ne commettrait plus d’agression ouverte ou déguisée contre elle. Sa position était ferme et claire. Il ne saurait être question d’un plébiscite, ni d’aucune intervention dans les affaires intérieures de l’Inde.

Le secrétaire général retourna à Rashtrapati Bhawan d’où il envoya, le soir même, un message identique à Shastri et à Ayub. Le message adressé à Shastri, remis à 20h30, se terminait ainsi :

A la lumière des entretiens francs et utiles que j’ai eus à Rawalpindi et à New Delhi ces jours-ci, je demande maintenant à Votre Excellence d’ordonner un cessez-le-feu inconditionnel, et une cessation de toutes hostilités dans toute la zone du conflit actuel entre l’Inde et le Pakistan, à dater du mardi 14 septembre 1965 à 18h, heure de Rawalpindi (18h30, heure de New Delhi). Je présume, naturellement, que tous vos commandants enchef recevront de vous leurs ordres bien avant cette date. Au cours de mes entretiens, j’ai pu me rendre compte des difficultésqui existent des deux côtés et font obstacle à un cessez-le-feu, mais j’exprime néanmoins cette demande en raison de ma profonde conviction qu’il y va de l’intérêt de votre pays et de votre peuple, ainsi que du monde en général. Je suis convaincu que votre réponse positive vous gagnera la reconnaissance du monde

Dès que cette requête aura reçu une réponse positive, je suis sûr que le Conseil de sécurité souhaitera fournir l’assistance nécessaire pour veiller au cessez-le-feu, et garantir que le personnel armé des deux côtés retourne à ses positions antérieures au 5 août 1965, conformément aux exigences de la résolution du Conseil de sécurité du 6 septembre.

Je suis certain que le Conseil souhaitera explorer, en première urgence, les méthodes qui permettront de réaliser une paix durable entre l’Inde et le Pakistan. Sur la base de mes entretiens avec Votre Excellence, je suis sûr que le bien-être de votre propre pays et du peuple, autant que la paix dans le monde vous tiennent à cœur, et que vous serez favorable à l’application des résolutions du Conseil de sécurité datées des 4 et 6 septembre. Je vous demanderai d’avoir la bonté de me communiquer d’urgence votre réponse et, en tout cas, au plus tard le mardi 14 septembre à 7h30, heure de New Delhi, 7h à l’heure de Rawalpindi. Ce message restera privé et confidentiel jusqu’à réception de votre réponse.

En conclusion, veuillez recevoir l’assurance de mon désir sincère d’apporter une aide constante à la résolution de problèmes exceptionnels, ainsi que mes voeux les plus cordiaux.

Shastri avait déjà sondé le général Chaudhuri et le général de corps aérien Arjan Singh, qui avaient tous deux indiqué qu’il était préférable de se conformer à la requête du Conseil de sécurité de l’ONU, à condition que le Pakistan enfît autant. Y.B. Chavan était du même avis. Le Conseil de sécurité de l’ONU avait demandé à la fois à l’Inde et au Pakistan de consentir au cessez-le-feu inconditionnel. C’est pourquoi, si l’Inde posait des conditions préalables, cela reviendrait à un refus de l’appel de l’ONU au cessez-le-feu. De nombreux pays avaient déjà conseillé à Shastri d’accepter l’appel du secrétaire général : Johnson, Brejnev, Kossyguine, Wilson, Nasser et Tito étaient du même avis. Aucun pays n’était disposé à soutenir l’Inde si elle rejetait l’appel de l’ONU.

Mais Shastri n’était pas homme à céder à la pression ou à agir avec obstination. Il conclut qu’avec une situation militaire favorable et un amoindrissement de la force blindée pakistanaise, il ne serait pas désavantageux pour l’Inde d’accepter un cessez-le-feu inconditionnel, tout en réitérant sa position sur les questions fondamentales. Cela renforcerait la situation de l’Inde dans le monde, et lui assurerait compréhension et soutien, lorsque l’Inde siégerait avec le Pakistan pour négocier un règlement pacifique. Shastri convoqua une réunion d’urgence pour le lendemain en vue de consultations politiques et de décisions gouvernementales, et le comité d’urgence du gouvernement se réunit le matin du jour suivant pour examiner la lettre du secrétaire général de l’ONU. Le Premier ministre s’adressa également au comité exécutif parlementaire du Parti du Congrès. Tout le monde s’entendit pour répondre selon la ligne indiquée par le Premier ministre. Cependant, Shastri voulait encore clarifier certains points avec le secrétaire général. Une autre rencontre futdonc organisée entre les deux hommes.

Dès le début de l’après-midi du 13 septembre, il devint évident qu’il serait difficile de remettre une réponse au secrétaire général avant le lendemain à 7h30, comme celui-ci l’avait demandé. En conséquence, le 13 septembre à 17h, le Gouvernement indien fit savoir qu’il avait encore besoin de temps pour achever son examen de la question, et qu’il demandait donc une prolongation de la limite jusqu’à une heure plus tardive le 14 septembre. Celle-ci fut accordée par le secrétaire général.

Au cours de l’après-midi, on prépara un projet de réponse. Il fut examiné jusqu’à tard dans la soirée par le comité d’urgence du gouvernement, qui l’approuva sous réserve de quelques commentaires. La version définitive de cette lettre fut enfin remise à la résidence officielle du Premier ministre vers 23h30. Celui-ci, qui m’avait dit un peu plus tôt qu’il voudrait revoir ce projet, la lut attentivement, mais ne parut pas tout à fait satisfait. Comme nous l’avons mentionné précédemment, Shastri apportait un soin méticuleux à chacun de ses propos écrits ou oraux, et la lettre en question était un document très important qui devait établir la position de l’Inde, avec soin et dans le détail. Estimant qu’une révision du projet s’imposait, il donna des instructions détaillées pour obtenir une nouvelle rédaction, qu’on devait lui remettre le lendemain avant huit heures du matin. A la relecture de cette nouvelle version, le Premier ministre fut pleinement satisfait. Cependant, comme la version précédente avait reçu l’accord du comité d’urgence du gouvernement, il convoqua immédiatement une autre réunion à sa résidence. Le comité préférait également la version révisée, sous réserve qu’on ajoute une phrase proposée par le ministre des Finances T.T. Krishnamachari. Le Premier ministre apposa sa signature sur cette lettre qui fut remise au secrétaire général de l’ONU à Rashtrapati Bhawan, au début de l’après-midi du 14 septembre. L’ensemble de cette lettre reprenait la position de l’Inde vis-à-vis du Pakistan et du Cachemire et concluait :

Je ne voudrais pas entrer plus loin dans cetaspect de la question, mais je dois ajouter qu’attaqués par le Pakistan, nous devions agir pour nous défendre. Je dois aussi souligner, et j’espère que l’on s’en rendra compte, que chaque fois que nos forces armées sont intervenues, ce fut uniquement par obligation d’autodéfense, pour faire face à l’agression du Pakistan.

Quel que soit le contexte, M. le Secrétaire général, nous accueillons votre visite avec plaisir ; nous reconnaissons l’importance de votre mission du point de vue de la paix, non seulement dans le sous-continent indien, mais aussi dans le monde entier. L’Inde a toujours cru à la paix et son adhésion à des méthodes pacifiques demeure inébranlable.

Par déférence envers les souhaits du Conseil de sécurité et les appels de nombreux pays amis, nous acceptons votre proposition d’un cessez-le-feu immédiat. En conséquence, nous serions prêts à ordonner un cessez-le-feu effectif à partir de 6h30 (heure indienne), le mardi 16 septembre 1965, pourvu que vous nous confirmiez avant 9h demain que le Pakistan consent également à s’y conformer.

Dans votre lettre, il a été suggéré que les Gouvernements de l’Inde et du Pakistan donnent les ordres nécessaires à leurs commandants d’opération en vue d’assurer un cessez-le-feu effectif à l’heure et à la date fixées. Cependant, cela ne peut concerner que les forces armées engagées en uniforme dans le combat actuel. Mais cela ne résout pas le problème des milliers d’agents infiltrés armés qui sont venus du Pakistanhabillés en civil, et qui se sont introduits dans notre Etat du Jammu et Cachemire. Armés d’armes de destruction dangereuses, telles que mitrailleuses et grenades à main, alors même que j’écris cette lettre, ils continuent à opérer des incursions soudaines pour endommager des installations vitales et d’autres biens, et à harceler les habitants de l’Etat du Jammu et Cachemire.

Il est bien établi maintenant que cette invasion par des agents infiltrés armés en civil a été conçue, planifiée et exécutée par le Pakistan ; votre propre rapport, M. le Secrétaire général, met ce fait bien en évidence. Et cependant, comme vous nous le donnez à comprendre, le Pakistan continue à nier toute responsabilité. Nous ne sommes pas surpris de cette dénégation : déjà par le passé, après une agression commise en adoptant de semblables méthodes, le Pakistan avait commencé par nier sa complicité, puis avait dû, cependant, se rétracter plus tard. Il nous faut insister pour que l’on demande au Pakistan de retirer sur le champ ces agents infiltrés armés. Tant que cela ne sera pas fait, il faudra que nos forces de sécurité s’occupent de ces pillards…

A la lumière de notre expérience au cours des quelques derniers mois, il nous faudra insister pour que ne se reproduise plus la possibilité d’attaques armées contre l’Inde, ouvertes ou déguisées. M. le Secrétaire général, permettez-moi de le préciser de façon parfaitement claire : quand, à la suite d’un cessez-le-feu devenu effectif, on examinera d’autres détails, nous ne consentirons à aucune disposition qui laisserait la porte ouverte à de nouvelles infiltrations, ou qui nous empêcherait de nous occuper des infiltrations qui se sont produites. Je voudrais aussi déclarer de façon catégorique qu’aucune pression, ni aucune attaque ne nous fera dévier de notre ferme résolution de maintenir la souveraineté et l’intégrité territoriale de notre pays, dont l’Etat du Jammu et Cachemire fait intégralement partie.

En conclusion, M. le Secrétaire général, je dois vous faire remarquer que les forces d’agression sont malheureusement à l’oeuvre en Asie, compromettant la paix du monde. Si le Conseil de sécurité n’identifie pas l’agresseur et met sur un même plan victimes et attaquants, les chances de paix s’évanouiront. La situation pour laquelle on a fait appel au Conseil de sécurité a des implications graves et vitales pour la paix et la stabilité politique en Asie. Ce qui est en jeu, c’est le bien-être de millions d’êtres humains qui souffrent depuis longtemps et qui ont droit maintenant aux secours et à un meilleur niveau de vie. Si les forces d’agression ne sont pas tenues en échec efficacement, le monde peut se trouver entraîné dans un conflit susceptible d’anéantir l’humanité. Nous espérons sincèrement que les forces de paix l’emporteront, et que l’humanité évoluera constamment vers le progrès et la prospérité. C’est dans cet esprit que nous consentons à votre proposition d’un cessez-le-feu.

Cependant, dans sa réponse à la lettre du secrétaire général, Ayub soumettait son accord pour le cessez-le-feu, à l’acceptation de certaines conditions concernant le Cachemire. Sa lettre en date du 13 septembre fut remise au secrétaire général le 14 septembre, alors qu’il était encore à New Delhi. Après avoir expliqué les arguments du Pakistan et stigmatisé l’Inde comme étant l’agresseur, Ayub Khan fit les commentaires suivants à propos du cessez-le-feu :

Néanmoins, le Pakistan n’est pas opposé au cessez-le-feu comme tel. En fait, pour épargner à notre sous-continent de sombrer dans ce qui serait visiblement une catastrophe effroyable, un cessez-le-feu serait le bienvenu. Mais ce doit être un cessez-le-feu significatif, qui écarte effectivement cette catastrophe, et ne se contente pas de l’ajourner. En d’autres termes, il doit pourvoir à une clause auto-exécutoire pour le règlement définitif du litige du Cachemire, cause première du conflit indo-pakistanais.

Alors que vous proposez un « cessez-le-feu inconditionnel », vous poursuivez en ajoutant que le Conseil de sécurité procéderait, peu après le cessez-le-feu, à la mise à exécution de sa résolution du 6 septembre. Or les dispositions prévues par les résolutions du Conseil de sécurité en date des 4 et 6 septembre, stipulent que le cessez-le-feu doit être suivi immédiatement du rappel de tout le personnel armé pakistanais du côté pakistanais de la ligne de cessez-le-feu, et de la consolidation de cette ligne par le renforcement du Groupe d’observateurs des Nations Unies : cela reviendrait à restaurer l’emprise militaire de l’Inde sur le Cachemire. Ce serait simplement pour nous le retour à la même situation explosive qui a déclenché le conflit actuel.

De plus, l’Inde a commis contre le Pakistan une agression gratuite. Les propositions de cessez-le-feu susdites récompenseraient en fait l’adversaire.

En conséquence, si le conflit doit trouver une solution, et si l’on veut épargner à notre sous-continent l’horreur d’une guerre encore plus étendue, nous conseillons vivement d’accompagner le cessez-le-feu d’une action susceptible de résoudre la cause réelle de ce conflit. Ce serait possible si le cessez-le-feu était suivi immédiatement du retrait complet des forces indiennes et pakistanaises de l’Etat du Jammu et Cachemire, de l’installation d’une Force Afro-asiatique sous le patronage des Nations Unies pour maintenir l’ordre dans cet Etat, et de l’organisation d’un plébiscite dans cet Etat dans les trois mois.

Le secrétaire général de l’ONU voulait l’acceptation d’un « cessez-le-feu inconditionnel ». Il adressa donc immédiatement à Shastri et à Ayub un autre message en date du 14 septembre :

J’ai bien reçu la réponse de votre Excellence à mon message du 12 septembre, dans lequel, conformément au mandat qui m’a été confié par le Conseil de sécurité, je vous demandais d’ordonner un cessez-le-feu inconditionnel, et une cessation totale des hostilités dans toute la zone du conflit actuel. J’apprécie l’attitude positive par rapport à un cessez-le-feu exprimé dans votre réponse, attitude partagée par le Président Ayub Khan.

Je note cependant que les deux gouvernements ont ajouté dans leurs réponses à ma demande d’un cessez-le-feu inconditionnel, des conditions et des restrictions pour lesquelles je ne suis pas habilité, dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité, à donner des promesses fermes. Ces aspects des réponses des deux gouvernements doivent être soumis au Conseil de sécurité pour examen urgent, et c’est ce que je vais faire immédiatement.

En attendant que le Conseil de sécurité examine les réserves exprimées par ces réponses, je voudrais vous demander en toute sincérité, dans l’intérêt des deux pays et de la paix mondiale, d’ordonner un cessez-le-feu et la cessation complète des hostilités dans toute la zone du conflit.

Puisque des retards se sont produits à nouveau, je voudrais fixer la date et l’heure effectives de ce cessez-le-feu le jeudi 16 septembre 1965 à 6h30, heure de New Delhi, à 6h à l’heure de Rawalpindi.

Je vous prie, Votre Excellence, d’avoir la bonté de m’envoyer immédiatement une réponse à ce message.

Shastri envoya une réponse le matin du 15 septembre. Voici le texte de cette communication, remise à U Thant avant son départ de New Delhi dans l’après-midi du 15 septembre :

Merci de votre message du 14 septembre, qui m’a été remis tard dans la soirée d’hier.

Vous avez dit que vous ne pouviez faire aucune promesse. Je le conçois parfaitement et je le comprends ; en fait, je ne vous en demandais pas. Il était cependant essentiel que nous établissions notre position par rapport à certaines questions qui sont pour nous d’importance vitale.

Je réaffirme ma bonne volonté, comme je vous l’ai communiqué, à ordonner un simple cessez-le-feu et la cessation des hostilités, comme vous le proposez, dès que vous serez en mesure de me confirmer que le Gouvernement du Pakistan a consenti à s’y conformer également.L’heure exacte d’un cessez-le-feu effectif dépendra de l’heure où vous pourrez me communiquer l’accord du Gouvernement pakistanais pour un cessez-le-feu.

La réponse de Shastri était très claire, mais à ce moment, U Thant ne détenait pas encore celle d’Ayub. Avant de quitter New Delhi à 14h30, le 15 septembre, U Thant expédia encore un autre message, le troisième de cette série, réitérant sa demande pour l’acceptation d’un cessez-le-feu inconditionnel ; il y suggéraen outre aux chefs de gouvernement des deux pays de trouver un accord pour se rencontrer en vue de négociations réciproques. Ayub envoya une nouvelle réponse au secrétaire général à New York le 16 septembre, en maintenant la position selon laquelle il serait nécessaire de développer un dispositif et une procédure conduisant à un règlement définitif du litige du Cachemire(4). Ayub savait alors que le Pakistan avait perdu la guerre et tentait désespérément de sauver quelque chose, soit par l’intermédiaire du Conseil de sécurité, soit par la médiation de Johnson, vers qui il devait maintenant se tourner, c’était vital pour lui. Mais Johnson était résolu à agir uniquement par l’intermédiaire du Conseil de sécurité. Il attendait le rapport du secrétaire général de l’ONU sur le résultat de sa visite en Inde et au Pakistan, et ses propositions pour une action future.

Pendant ce temps, les Chinois décidèrent à nouveau de faire sentir leur présence en lançant une attaque personnelle contre U Thant. Le 14 septembre, le Quotidien du Peuple de Pékin affirma : « Les Etats-Unis sont derrière la mission actuelle d’U Thant en Inde et au Pakistan, et le secrétaire général de l’ONU agit simplement en qualité de courtier politique de Washington. » Dans un éditorial, sous le titre « L’ONU sert de sanctuaire à l’agresseur indien », le journal prétendait qu’U Thant, dans son rapport au Conseil de sécurité du 4 septembre, avait pris le parti de l’Inde et que les deux résolutions passées par le Conseil de sécurité se montraient favorables à l’Inde. « Dans ces circonstances, comment peut-on attendre d’U Thant qu’il soutiennela justice ? » demandait le journal. « Sous la coupe de l’impérialisme américain, l’ONU confond le bon droit et l’injustice, elle appelle blanc ce qui est noir ; elle a toujours servi les intérêts de l’agresseur et stigmatisé la victime comme étant l’agresseur, » alléguait-il. L’éditorial concluait : « On peut prédire sans se tromper que l’agression indienne actuelle contre le Pakistan permet à un nombre croissant de gens de voir encore plus clairement le vrai visage de l’ONU. » (5)

Le secrétaire général de l’ONU quitta New Delhi le 15 septembre et, presque aussitôt, le Premier ministre Shastri examina à nouveau la situation dans son ensemble, afin de décider de sa future ligne de conduite. Ayant noté les conditions que le Président Ayub Khan avait posées pour un cessez-le-feu, le Premier ministre décida de ne laisser aucun doute sur son opposition totale à toutes ces conditions, sans exception. En conséquence, il adressa le lendemain une autre lettre au Président Johnson et à d’autres chefs de gouvernement pour expliquer sa position sur le Cachemire, dans un langage clair et ferme qui ne laissait aucune place au doute concernant d’une part, le désir de paix de l’Inde, et d’autre part, sa détermination à défendre sa souveraineté. Voici in extenso le texte de cette lettre :

New Delhi

16 Septembre 1965

M. le Président,

M. l’Ambassadeur Nehru m’a fait part de la sympathie avec laquelle vous l’avez écouté, lorsqu’il vous a remis mon dernier message concernant le conflit actuel entre l’Inde et le Pakistan. Je vous envoie par la présente, un autre message pour vous tenir au courant de l’évolution de la situation, et partager avec vous sur un plan personnel, mes réflexions et mes inquiétudes sur la tournure des événements.

  1. Comme vous le savez sans doute maintenant, j’ai informé le secrétaire général de la bonne volonté de mon gouvernement à consentir à un cessez-le-feu immédiat sans condition préalable, tout en l’informant de notre position sur certaines questions. L’une des caractéristiques de l’invasion pakistanaise est le déploiementd’un grand nombre d’hommes armés en civil, pour lequel le Pakistan nie toute responsabilité ; pourtant, nous avons la preuve incontestable qu’ils ont été en fait équipés, organisés et dirigés par le Pakistan. C’est une nouvelle technique d’agression contre laquelle la communauté internationale n’a encore conçu aucune arme efficace. Même dans ces conditions, comme je l’ai dit, j’ai consenti volontiers à un cessez-le-feu, si le Pakistan y consentait aussi. Alors que je ne connais pas la nature précise de la réponse du Président Ayub à U Thant, le fait demeure qu’il n’y a pas eu de cessez-le-feu, et que les combats se poursuivent.
  2. D’après ce que je relève dans sa conférence de presse, le Président Ayub considère que le Pakistan est engagé dans une lutte contre l’Inde, à la vie à la mort. En ce qui nous concerne, je ne peux dire qu’une chose : nous considérons qu’il y va de notre intérêt de voir le peuple du Pakistan prospérer et vivre en amitié avec l’Inde. Nous n’avons pas l’intention de détruire le Pakistan, mais de protéger notre propre territoire contre des attaques répétées.
  3. Dans sa conférence de presse, le Président Ayub a également déclaré que ce qu’il attend réellement du Conseil de sécurité, c’est de ne pas traiter de questions soulevées par l’invasion pakistanaise, ni ouvertement ni officieusement, mais d’apporter son soutien à la revendication extravagante du Pakistan sur l’Etat du Jammu et Cachemire. Pour asseoir ses revendications, le Pakistan affirme que comme la populationde l’Etat du Jammu et Cachemire est de majorité musulmane, cet Etat devrait être rattaché au Pakistan et non pas à l’Inde.
  4. La nation indienne se compose de personnes qui adhèrent à différentes croyances religieuses : hindous, musulmans, chrétiens, parsis, ainsi que des groupes tribaux qui vivent dans ce pays depuis les temps préhistoriques ; ils parlent des langues différentes, presque aussi nombreuses que sur le continent européen. Nous avons en fait presque autant de musulmans en Inde qu’au Pakistan occidental. En Inde, comme aux Etats-Unis, des gens d’origines différentes, de races différentes, de différentes couleurs et de différentes religions vivent ensemble en citoyens d’un Etat où, malgré les tensions et les épreuves qui se développent dans une société mixte, la Constitution et les lois garantissent l’égalité des droits à tous les citoyens. Vous-même, M. le Président, au cours des derniers mois, vous avez apporté une contribution extraordinaire dans votre pays en vue d’accorder une protection juridique appropriée à une minorité raciale. C’est par la solidarité nationale, plutôt que par la doctrine dommageable de l’autodétermination, que les minorités peuvent trouver leur épanouissement.
  5. Lorsqu’en 1947, nous nous sommes tournés vers le Conseil de sécurité pour porter plainte contre une agression du Pakistan, nous avions fait une promesse unilatérale d’organiser un plébiscite dans l’Etat du Jammu et Cachemire pour une bonne raison : à l’époque, cet Etat ne connaissait pas la démocratie car, du temps des Britanniques, il était dirigé par un prince. Nous souhaitions vivement avoir la conviction que les gens, indépendamment du souverain, étaient sincèrement en faveur du rattachement à l’Inde. Depuis le rattachement de cet Etat, nous avons élaboré des institutions démocratiques. Trois élections générales se sont déroulées dans la liberté. Les résultats de ces élections ont démontré clairement que les habitants du Jammu et Cachemire ont accepté leur place dans l’Union Indienne. Je voudrais déclarer de façon tout à fait catégorique qu’il ne peut plus être question d’un plébiscite pour s’assurer des souhaits des habitants du Jammu et Cachemire. En outre, je voudrais affirmer que les relations entre un gouvernement fédéral et lesEtats qui le constituent ne concernent pas d’autres pays ni le Conseil de sécurité. Si le Président Ayub a le sentiment qu’en lançant une invasion sur l’Etat du Jammu et Cachemire, il exercera sur nous une pression pour nous faire céder une quelconque partie de ce territoire, tout ce que je peux dire, c’est qu’il se trompe gravement. Nous aimons profondément la paix, mais nous ne l’achèterons pas en vendant notre territoire.
  6. La question réelle qui se pose à l’ONU, au Conseil de sécurité et à la communauté internationale dans son ensemble, n’est pas celle de l’Etat du Jammu et Cachemire ; mais celle du rétablissement de la paix, violée une fois encore par le Pakistan, et de l’assurance que la frontière entre l’Inde et le Pakistan ne subisse pas constamment de violations, de la part de troupes régulières ou de troupes déguisées.
  7. Le Président Ayub a lancé un appel auprès des Etats-Unis leur demandant de faire usage de leur influence pour favoriser le rétablissement de la paix. J’espère beaucoup, Monsieur le Président, que les Etats-Unis agiront dans ce sens. Je pense que l’élément essentiel pour y parvenir est d’empêcher l’extension du conflit. Comme vous le savez, le Pakistan a lancé des appels à l’aide auprès de nombreuses nations : aux puissances occidentales au nom de leur alliance, aux pays arabes et à ceux du Moyen-Orient au nom de la religion, ainsi qu’à l’Indonésie et à la Chine en s’appuyant sur la philosophie dont ces deux pays sont les principaux chefs de file. J’espère, Monsieur le Président, que vous trouverez la possibilité de bien préciser au Pakistan que la neutralité dont vous avez fait preuve jusqu’ici dans ce conflit, pour des raisons compréhensibles, devra se modifier si d’autres puissances s’en mêlent directement ou indirectement. Le Pakistan désire vivement étendre le conflit : cela se voit, car tout endéclarant refuser de voir débuter les combats au Pakistan oriental, il effectue des attaques aériennes répétées sur des bases indiennes à partir du Bengale oriental, en particulier celles qui sont d’un intérêt vital pour nous défendre contre la Chine.
  8. Avant de quitter l’Inde, le secrétaire général m’a laissé une lettre émettant diverses suggestions pour le rétablissement de la paix, puisque ses efforts pour amener un cessez-le-feu avaient échoué. L’une d’entre elles porte sur une rencontre entre le Président Ayub et moi-même. Je ne vois pas comment, alors que les armées des deux pays sont aux prises, les chefs des deux gouvernements pourraient se mettre à dialoguer autour d’une table. Vous pouvez imaginer l’effet que cela aurait sur le moral des troupes et de nos concitoyens qui les soutiennent massivement. Cette question mise à part, je ne vois pas très bien où cela mènerait. Comme vous le savez, en 1962, le Président Ayub Khan et Jawaharlal Nehru se sont retrouvés lors d’une rencontre et se sont mis d’accord pour organiser des réunions entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, suivies d’un sommet. Un grand nombre de réunions ont bien eu lieu entre ces hommes, mais leurs positions étaient si éloignées qu’il devint inutile d’envisager une rencontre au niveau des chefs d’Etat.
  9. Le secrétaire général a aussi avancé l’idée d’une médiation conduite par lui-même, ou par une puissance qui entretient des liens d’amitié avec les deux pays. La difficulté réside dans le fait que ce que veut le Pakistan, ce n’est pas une médiation visant à mettre fin aux combats et à rétablir la paix sans perdre la face, mais une médiation à propos de sa revendication sur l’Etat du Jammu et Cachemire, ce qu’il nous est absolument impossible d’accepter.
  10. Il ne fait pas de doute qu’après la fin des combats, il restera entre les deux pays de nombreux sujets propres à provoquer du ressentiment et à susciter des frictions. Nous avons toujours ressenti cela comme un état de choses malheureux: de meilleures relations et une plus grande coopération entre les deux pays accéléreraient leur progrès économique. C’est la première tâche qui nous est assignée, et votre grand pays y a apporté une contribution appréciable. Ce progrès dans les relations entre les deux pays est éminemment souhaitable, mais il faudrait au moins deux ans de paix réelle sur les frontières et, de la part du Pakistan, la volonté de ne s’aligner en aucune façon sur ce qui constitue la principale menace contre l’Inde – à savoir la Chine – avant que tous les efforts entrepris pour améliorer globalement les relations entre les deux pays puissent réellement porter leurs fruits.

Avec tout mon respect.

(Signé) Lal Bahadur (6)

Cette lettre, que le Premier ministre prit l’initiative d’envoyer, permit de bien faire comprendre la cause de l’Inde à la Maison-Blanche et au Conseil de sécurité.Shastri en écrivit de semblables à plusieurs chefs de gouvernement.

LE PARLEMENT

Après avoir expédié sa lettre aux chefs de gouvernement le 16 septembre, Shastri se rendit au Parlement pour y prononcer le jour même une déclaration sur la visite d’U Thant et la situation actuelle :

Comme Messieurs les Députés le savent déjà, le secrétaire général des Nations Unies, U Thant, est arrivé à New Delhi le 12 septembre 1965, où il est resté trois jours. Il est reparti hier pour New York. Nous l’avons accueilli parmi nous, non seulement en haut dignitaire, mais aussi en qualité de représentant de l’organisation mondiale à laquelle incombe la lourde responsabilité de sauvegarder la paix internationale. Le secrétaire général et moi-même avons parlé franchement et en toute liberté. Il a rencontré le ministre des Affaires étrangères ainsi que le ministre de la Défense.

Au cours des discussions, le secrétaire général a attiré notre attention sur les graves implications du conflit actuel, surtout par rapport au bien-être de 600 millions d’individus appartenant à l’Inde et au Pakistan. Se référant aux résolutions du Conseil de sécurité des 4 et 6 septembre, il a lancé un appel pour un cessez-le-feu immédiat de la part des deux pays.

Je lui ai fourni les données factuelles du déroulement des événements et je lui ai fait remarquer que nous n’avions pas recherché le conflit actuel. Celui-ci fut déclenché par le Pakistan avec l’invasion de notre Etat du Jammu et Cachemire par des milliers d’agents armés, qui s’y infiltrèrent à partir du 5 août 1965, dans le but de détruire ou de s’emparer de positions vitales telles qu’aéroports, ponts et postes de police, et finalement d’arracher le pouvoir par la force au Gouvernement de l’Etat à Srinagar. Constatant que son invasion initiale avait largement échoué, le Pakistan avait lancé, le 1er septembre 1965, une attaque armée massive en franchissant non seulement la ligne de cessez-le-feu mais également la frontière internationale. Le Pakistan avait ainsi non seulement déclenché le conflit, mais avait poussé l’escalade au point de ne pas laisser d’autre choix à l’Inde que celui de prendre des contre-mesures pour sa propre défense.

C’est ce que j’ai exposé au secrétaire général en lui disant que le conflit actuel nous avait été imposé par l’agression pakistanaise. Nous sommes décidés, cependant, à conserver pleinement et totalement la souveraineté et l’intégrité territoriale de notre pays dont fait partie intégrante l’Etat du Jammu et Cachemire, et nous ne pourrions accepter une situation qui permette au Pakistan de continuer à lancer ses nombreuses agressions armées contre l’Inde.

Le secrétaire général désirait vivement que dans une première étape, nous consentions au cessez-le-feu et à la cessation des hostilités. Je lui ai répondu qu’un cessez-le-feu concernant des combats entre les troupes était envisageable, mais que cela ne règlerait pas la question des pillards. Je lui ai fait remarquer qu’il nous faudrait continuer à mettre fin à leurs agissements, car beaucoup opéraient toujours en liberté dans l’Etat du Jammu et Cachemire, sauf, bien sûr, si le Pakistan s’engageait à les retirer de notre territoire.

Nous sommes entrés dans les détails concernant le pour et le contre du cessez‑le‑feu. Je reçus par la suite une lettre du secrétaire général où il réitérait son appel au cessez-le-feu. Après mûre considération de tous les aspects du problème, nous avons envoyé une réponse. Comme Messieurs les Députés le verront à la lecture de cette lettre, nous n’avons soulevé aucune objection à la proposition du secrétaire général d’un cessez-le-feu. Cependant, eu égard à certaines questions d’importance vitale pour l’Inde, nous avons parfaitement précisé notre position. Par exemple, comme nous l’avons déjà déclaré, il nous faudrait faire face aux pillards qui, de façon sporadique, continuent à s’en prendre aux biens publics ou à harceler les habitants de l’Etat du Jammu et Cachemire. Egalement, il nous serait tout à fait impossible de revenir à une situation dans laquelle nous risquerions de nous trouver une fois encore dans l’incapacité d’empêcher les infiltrations ou de mettre fin aux agissements de ceux qui se sont déjà infiltrés. Au regard de l’aspect politique de la question, nous avons bien précisé que nous étions absolument résolus à maintenir la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Inde, dont l’Etat du Jammu et Cachemire fait partie intégrante. Il en résulte que rien ne pourrait nous faire dévier de cette position, quelles que soient les pressions exercées ou les menaces proférées. Ce n’était pas un moyen de mettre des conditions à notre acceptation du cessez-le-feu, mais de réitérer clairement et sans ambiguïté,notre position concernant ces questions vitales.

Plus tard, dans la soirée du 14 septembre, je reçus du secrétaire général une nouvelle lettre disant qu’il ne pouvait rien nous promettre. Je lui répondis hier matin, en lui faisant remarquer qu’en fait, je ne lui avais demandé aucune promesse. En acceptant le cessez-le-feu, nous étions en pleine conformité avec l’appel du secrétaire général.

Avant de quitter New Delhi, le secrétaire général me dit que si au soir du 15 septembre 1965, le Pakistan ne donnait pas de réponse favorable au cessez-le-feu, il nous faudrait comprendre qu’un accord sur cette question n’avait pas été possible. En l’absence de cette approbation à l’heure indiquée, on annonça que nos forces de défense devraient poursuivre les opérations avec une vigueur qui ne se relâcherait pas.

Bien que l’effort du secrétaire général pour parvenir à un arrêt des hostilités, en vue de préparer le chemin de la paix, se soit soldé par un échec, malgré notre coopération, il a l’intention de poursuivre son action et m’a envoyé une autre lettre, juste avant de quitter Delhi.

Comme Messieurs les Députés peuvent le voir, nous avons mis tout en oeuvre pour apporter notre entière coopération aux efforts des Nations Unies pour restaurer la paix : nous avons accepté la proposition du secrétaire général pour un cessez-le-feu immédiat. Le Pakistan, de son côté, n’a pas donné son acceptation. En fait, tout indique qu’il est résolu à poursuivre le combat, si l’on n’accepte pas son propre plan qui implique le retrait des forces armées indiennes et pakistanaises de la totalité de l’Etat du Jammu et Cachemire, l’installation de la Force des Nations Unies, et un plébiscite dans les trois mois qui suivent. Je tiens à déclarer devant cette Chambre qu’aucune de ces conditions n’est recevable pour l’Inde. Il est maintenant évident que le Pakistan a lancé une agression sur l’Inde le 5 août 1965, pour tenter de remettre sur le chantier la question de l’Etat du Jammu et Cachemire, qui était réglée. Il veut forcer une décision par l’agression pure et simple. Nous ne pouvons absolument pas le tolérer. Il ne nous reste donc pas d’autre alternative que de poursuivre la lutte. Nous avons pleinement conscience que le conflit armé actuel entre l’Inde et le Pakistan imposera aux habitants des deux pays des épreuves et des souffrances indescriptibles. Cependant, je sais que nos compatriotes sont prêts à endurer ces épreuves, mais ils ne permettront pas à un agresseur de compromettre notre liberté ou d’annexer nos territoires.

J’ai lu dans les journaux les comptes rendus de la conférence de presse que le Président Ayub Khan a donnée hier. Entre autres choses, d’après ces rapports, il a fait remarquer que l’Inde et le Pakistan doivent vivre en paix, que c’était une question de bon sens. S’il s’agissait d’une réflexion nouvelle et sincère, je l’accueillerais avec bonheur, si tardive qu’elle fût. Mais si l’expérience du passé nous sert de guide, ces remarques, semble-t-il, relèvent d’une propagande destinée à tromper le monde. Déjà précédemment, le Président Ayub parlait des vertus de la paix mais lançait ensuite un assaut sur l’Inde dans le Kutch, puis au Cachemire, sans provocation de notre part. Je penseque le Président Ayub a vu maintenant le résultat de la politique de haine et d’hostilité que le Pakistan a mené à l’égard de l’Inde.

Dans l’état actuel des choses, la nation doit faire preuve d’une vigilance constante et se préparer à tous les sacrifices, pour conserver sa liberté et son intégrité. Je suis largement redevable au Parlement, à tous les partis politiques, et à dire vrai, à la nation tout entière, de présenter un front uni face à l’agresseur. Je veux aussi exprimer une fois encore, la reconnaissance de la nation pour le courage des forces armées qui ont déjà montré leur capacité, non seulement à défendre nos frontières, mais aussi à infliger à l’envahisseur des ripostes cinglantes. Leurs actes d’héroïsme constitueront un chapitre glorieux dans les annales de l’Inde. Notre Parlement et le pays tout entier en sont fiers. J’ai confiance : nous continuerons à faire face à ce défi avec la même détermination et le même courage.

C’est avec une attention sans faille que le Parlement écouta le Premier ministre, donnant son assentiment par des signes de tête. Quand il eut terminé, de tous les coins de la Chambre, les députésse levèrent pour exprimer leur soutien et leur appréciation sans réserve au Premier ministre et à sa politique. Ce fut une manifestation d’unanimité encourageante. Des députés s’exprimèrent avec dignité, assurance et retenue. Dans aucun discours, on ne releva la moindre pointe de chauvinisme ou des expressions d’inimitié ou d’amertume. Pour Shastri, ce fut un instant de gloire, qui établit son succès de dirigeant. On en trouve la preuve dans certaines des paroles prononcées par divers parlementaires :

N.G. Ranga (Chittoor) : Monsieur, c’est un instant historique. Le Premier ministre a fait, en cette occasion, une déclaration très importante et, si je peux m’exprimer ainsi, très digne et stimulante.

Je souhaite m’associer moi-même, le groupe que je représente et le parti pour lequel nous militons, à la détermination que le Premier ministre a manifestée par sa déclaration de résister à l’agression, et d’empêcher toute perte de territoire ou de possession acquis en vertu de notre constitution.

Je n’ai qu’une chose à ajouter : c’est que le gouvernement, suivant la déclaration faite par le Premier ministre, a présenté dignement la cause de notre pays devant les Nations Unies et son secrétaire général. En offrant d’accepter leurs propositions, il a présenté cette cause sous son vrai jour devant le monde entier, et montré à la face du monde qui est réellement l’agresseur.

H.N. Mukerjee (Calcutta Central) : Monsieur, le Premier ministre a parlé pour tout le pays…

Je voudrais, cependant, dire au Premier ministre qu’il a fait tous les efforts concevables, dans l’honneur et la bienséance, pour répondre aux exigences de la paix dans notre partie du monde. Mais comme le Pakistan, de façon caractéristique, a rejeté toutes les démarches que nous proposions d’entreprendre, il est maintenant de notre devoir – un devoir des plus impérieux – d’engager des démarches plus énergiques auprès de toutes les capitales du monde, surtout dans les capitales des grandes puissances, pour préciser les tentatives que nous avons poursuivies, face à la provocation pure, pour rétablir la paix dans notre partie du monde. Telle est la demande que je fais au Premier ministre…

Surendranath Dwivedy : J’ai bien accueilli cette déclaration, qui ne représente pas seulement le point de vue du gouvernement ou du Parlement ; c’est aussi la voix unanime de tout le pays. Je souhaite et j’espère que nous continuerons à combattre l’ennemi jusqu’au bout, et que nous demeurerons déterminés à maintenir la souveraineté de notre pays et à justifier le prestige et l’honneur de nos jawans qui se battent sur le front, par les actions que nous, leurs concitoyens, entreprenons…

Karni Singhji (Bikaner) : La déclaration prononcée par le Premier ministre est tout à fait bienvenue et entièrement soutenue par les membres de mon groupe parlementaire. Connaissant le Premier ministre comme nous le connaissons, nous étions certains qu’il prendrait fermement position sur la question du Cachemire. Nous voudrions le remercier, ainsi que le ministre de la Défense et les membres du gouvernement, de la position ferme qu’ils ont adoptée, comme le pays l’attendait d’eux. Nous tous, dans ce pays, sommes fiers de nos jawans. Nous tous, dans ce pays, attendions que nos forces montrent leur valeur, si l’occasion s’en présentait : l’occasion s’est présentée et elles ont montré leur cran. Je renouvelle mes félicitations au Premier ministre, et je dis que la nation se tient de tout coeur à ses côtés, en cette heure de crise.

Dr M.S. Aney : Je suis content que le Premier ministre ait fait cette déclaration, et nous sommes heureux de constater qu’il a prononcé la déclaration que nous attendions de lui en cette occasion. Nous sommes à ses côtés. Le pays tout entier est à ses côtés, et le monde saura que l’Inde se dressera comme un seul homme, aussi longtemps que durera l’obstination du Pakistan.

K. Manoharan (Madras Sud) : Au nom du groupe parlementaire DMK, je félicite le Premier ministre de la déclaration historique qu’il a prononcée et que j’accueille de tout coeur. Au nom de mon parti, je vous garantis que nous soutiendrons le Premier ministre de toutes nos forces, en expulsant l’agresseur de ce pays. Je vous assure à nouveau ue nous ferons tout ce qu’il faut pour être débarrassé de cette agression de façon totale, absolue et définitive. Sur ce point, au nom de mon parti, je vous redonne l’assurance que nous sommes avec lui, dans tout ce qu’il entreprend dans ce but.

Mohammad Ismail (Manjeri) : M. le Vice-président de la Chambre, je soutiens de tout cœur tous les termes de la déclaration prononcée par le Premier ministre et j’y souscris entièrement. J’adhère également à la déterminationqui s’est exprimée,de ne pas nous reposer avant l’élimination totale de la dernière trace d’agression pakistanaise. Je vous assure que nous sommes derrière le Premier ministre, massivement et résolument derrière lui, dans toutes les démarches qu’il entreprend pour en finir avec l’agression.

Je souscris également aux paroles d’autres amis qui ont exprimé leur détermination à ce sujet. Je souhaite que tous les succès – des succès glorieux – accompagnent les efforts de la nation dans cette guerre défensive qui est la nôtre.

J.B. Kripalani (Amroha) : M. le Vice-président de la Chambre, M. le Premier ministre, malheureusement je ne représente pas une section particulière du peuple indien, mais en vieux serviteur de la nation, j’espère représenter la totalité de l’Inde.

Je m’associe pleinement à ce qu’a dit notre Premier ministre, et je le félicite de la position ferme qu’il a prise en ces circonstances.

Je m’associe également à tous les sentiments exprimés par les dirigeants des différents partis.

La satisfaction de Shastri en cette occasion exceptionnelle fut, cependant, de courte durée. Un ultimatum de guerre envoyé par la Chine l’attendait.

Chapitre 19 – L’ultimatum chinois

Quand le maréchal Chen Yi se rendit le 4 septembre au Pakistan, il proclama son soutien total au Pakistan. Lors d’une conférence de presse ce jour-là à Karachi, il déclara : « Nous condamnons l’impérialisme indien pour avoir violé la ligne de cessez-le-feu, encourageant ainsi l’extension du conflit au Cachemire. Nous soutenons les actions légitimes entreprises par le Gouvernement pakistanais pour repousser les provocations armées de l’Inde. » (1) A la même date, Le Quotidien du Peuple, journal officiel de Pékin, accusal’Inde d’agression au Cachemire et latint pour responsable de la tension dans cette région. Le journal ajouta que les troupes pakistanaises avaient été obligées de riposter, après le « déferlement des troupes indiennes » au-delà de la ligne de cessez-le-feu et leur « profonde intrusion »dans la zone sous contrôle pakistanais. Le 5 septembre, le Quotidien du Peuple fustigea à nouveau l’Inde dans un long article prenant le parti du Pakistan et affirmant qu’il n’y avait pas d’agents pakistanais infiltrés au Cachemire. Dans le même article, le journal de Pékin attaqua les « impérialistes américains » et les « révisionnistes de Khrouchtchev » pour avoir soutenu « l’expansionnisme indien ». Le 7 septembre, le Gouvernement chinois fit paraître une déclaration, rapportée par l’Agence Chine Nouvelle, dont voici la partie la plus significative :

L’Inde est toujours campée en territoire chinois à la frontière Chine-Sikkim, elle ne s’est pas retirée. Elle cherche constamment à mener des opérations de raids furtifs, d’intrusions et de harcèlements en territoire chinois, dans le secteur occidental de la frontière sino-indienne. Les violations indiennes en territoire chinois sont loin d’être terminées… Le Gouvernement chinois a adressé des avertissements répétés. Ilsuit de près maintenant les actes d’agression de l’Inde, il renforce ses défenses et accentue sa vigilance le long de ses frontières.

L’agression, c’est l’agression. Si l’Inde agresse l’un quelconque de ses voisins, cela concerne tous ses voisins.

Puisque le Gouvernement indien a pris l’initiative de commettre une agression envers le Pakistan, il ne peut éluder sa responsabilité face aux conséquences qui s’ensuivent. (2)

Le Gouvernement indien y vit une déclaration d’intention d’engager une action pour soutenir le Pakistan. A cette fin, les Chinois devaient naturellement fournir des justifications supplémentaires et, pour ce faire, ils usèrent de leurs accusations habituelles « d’intrusions et de provocations ».

Shastri suivait de près ces proclamations. Il n’était pas surpris du ton de la déclaration du Gouvernement chinois. C’était le jargon habituel, sauf que cette fois-ci, il comportait bien une menace implicite. D’autre part, il s’agissait d’une déclaration générale, qui ne visait pas spécifiquement l’Inde. Les forces armées indiennes étaient « sur le qui-vive », mais avaient l’instruction d’éviter de tomber dans les pièges des Chinois qui cherchaient à provoquer des escarmouches locales, susceptibles d’être présentées comme des « incidents ».

Le lendemain, 8 septembre, le Gouvernement chinois fit monter la tension mondiale en poussant un peu plus loin son discours : il envoya à l’Inde une note menaçante, protestant contre une « succession de graves violations du territoire et de la souveraineté de la Chine par des troupes indiennes. » La note chinoise poursuivait en exigeant « que l’Indedémantèle toutes les installations militaires offensives qu’elle a illégalement construites au-delà de la frontière séparant la Chine du Sikkim, ou sur cette frontière ; qu’elle retire ses forces armées d’agression et cesse tous les actes d’agression et de provocation contre la Chine dans les secteurs occidental, central et oriental de la frontière sino-indienne. » La note ajoutait que si l’Inde ne tenait pas compte de ces remarques, elle porterait la responsabilité de toutes les conséquences qui en découleraient.

Cette note n’était pas destinée au seul Gouvernement indien, car les Chinois éprouvaient la nécessité d’expliquer au monde pourquoi le Gouvernement indien avait soudain décidé en août/septembre 1965, après une accalmie depuis la guerre de 1962, de se livrer à des « intrusions » et des « provocations » le long de la frontière sino-indienne, alors que l’Inde était déjà engagée dans un conflit majeur avec le Pakistan à l’ouest, et qu’il était très peu probable de la voir provoquer en même temps les Chinois. Pour donner une raison plausible àla prétendue agression de l’Inde à ce moment particulier, la note du Gouvernement chinois ajoutait ceci :

Les provocations indiennes de ce mois d’août dans le secteur occidental de la frontière sino-indienne ne peuvent pas être considérées comme des cas isolés. Ce n’est pas un hasard qu’elles se soient assurément produites à un moment où le Gouvernement indien ne se livrait ni à une répression armée du peuple du Cachemire ni à une agression armée expansionniste contre le Pakistan. Les faits ont prouvé une fois encore que l’Inde ne manifeste pas le moindre respect à l’égard de ses voisins. Elle effectue chez eux incursions, harcèlements et empiétements chaque fois que l’occasion se présente. (3)

Visiblement, ces paroles avaient pour but de faire comprendre aux Pakistanais à quel point la Chine les soutenait dans la guerre.

A la suite de cette note du 8 septembre, un nouveau coup fut porté, cette fois par Zhou En-Lai lui-même. Lors d’une réception à l’ambassade de Corée à Pékin, le 9 septembre, le Premier ministre chinois accusa carrément l’Inde d’agression, ajoutant : « Si la paix doit être sauvegardée, il faut s’opposer à l’agression. Les actes d’agression de l’Inde constituent une menace pour la paix dans cette partie de l’Asie, et la Chine ne peut que suivre de très près le développement de la situation. » (4)

Selon Shastri, les Chinois ne pouvaient engager d’action ouverte contre l’Inde sur la base d’allégations qui, aux yeux du monde, étaient imaginaires. Il leur fallait évidemment trouver une raison plus crédible pour attaquer l’Inde, et ils ne disposaient encore de rien de tel. Mais les notes chinoises l’amenèrent à faire le point. En réévaluant la situation, il parvint à la conclusion suivante : tant que l’Inde s’en tiendrait fermement à sa parole de ne pas s’emparer de territoires pakistanais, elle continuerait à bénéficier de la compréhension de la plupart des pays qui comptaient, et les Chinois pourraient être tenus à distance. Par contre, si l’Inde outrepassait sa parole au cours de la guerre, l’opinion mondiale pourrait se retourner contre elle, ce qui fournirait aux Chinois une bonne marge de manoeuvre. Il décida donc de maintenir le cap de la politique qu’il avait formulée précédemment, c’est-à-dire continuer à réfuter les allégations chinoises. Voici une réponse de l’Inde en date du 12 septembre :

La protestation chinoise a pour but de calomnier l’Inde, et de susciter la confusion à l’échelle internationale. Elle a également pour but de fournir un prétexte à toutes les actions illégales que le Gouvernement chinois pourrait envisager à l’encontre de l’Inde.

A plusieurs reprisespar le passé, le Gouvernement indien a informé le Gouvernement chinois que les troupes indiennes n’avaient jamais franchi la frontière Sikkim/Tibet, officiellement délimitée et distinctement marquée par des éléments naturels. Ses troupes n’ont pas construit d’installations du côté tibétain, ni sur la frontière elle-même – il n’y avait pour l’Indeaucunbesoin d’agir ainsi. En conséquence, le démantèlement des installations et le retrait des troupes exigé par le Gouvernement chinois n’ont pas de sens.

Néanmoins, ajoutait la note, l’Inde était disposée à faire inspecter les lieux par un observateur neutre et indépendant.

Selon l’appréciation de Shastri, les Chinois ne lanceraient pas une lourde offensive comme en 1962, parce qu’ils n’avaient pas d’objectif immédiat et important à atteindre. Même les Pakistanais ne pouvaient imaginer que la Chine affronterait la colère des Etats-Unis à cause de son amitié fortuite avec le Pakistan. Comme l’avait observé le sénateur Stuart Symington, membre démocrate haut placé dans la Commission des affaires étrangères et des services armés au Sénat, si les Etats-Unis ne souhaitaient pas intervenir dans les montagnes himalayennes, ils pouvaient agir sur d’autres fronts. Peut-être faisait-il allusion à l’intérêt bien connu que le Pentagone portait aux installations nucléaires chinoises(5). Les Chinois étaient peu susceptibles de s’exposer à un tel risque.

Le 13 septembre, l’Union soviétique adressa également un avertissement à ces puissances qui, par leurs « déclarations incendiaires », cherchaient à inciter l’Inde et le Pakistan à aggraver le conflit, soulignant aussi la grave responsabilité qui leur incombait de ce fait pour leur politique et leurs actions.(6)

Les deux superpuissances donnaient ainsi à la Chine un avertissement sans équivoque contre toute implication dans la guerre indo-pakistanaise. Demeurait la possibilité que la Chine lançât une attaque restreinte en un point de la frontière, assez forte pour affecter le moral de l’Inde, mais pas assez pour provoquer des représailles américaines. C’était un danger que l’Inde devait affronter touteseule. Pour faire face à cette éventualité, Shastri adopta une double ligne de conduite. Tout d’abord, il fournit régulièrement des réponses en termes judicieusement choisis – sans insinuation ni bravade, mais sur un ton clair et ferme – niant les allégations chinoises, et exprimant l’espoir que la Chine ne profiterait pas de la situation actuelle entre l’Inde et le Pakistan. Ensuite, en consultation avec son conseil des ministres et les chefs des forces terrestres et aériennes, il fut décidé que l’Inde riposterait en cas d’attaque chinoise.

Le 16 septembre vers minuit, le Gouvernement chinois remit une note au chargé d’affaires indien à Pékin, Jagat Mehta, exigeant du Gouvernement indien la destruction sous trois jours des installations militaires qui, selon le Gouvernement chinois, avaient été construites par l’Inde du côté tibétain de la frontière Tibet/Sikkim, ou sur la frontière même – faute de quoi l’Inde devrait se préparer à affronter « de graves conséquences » résultant de son refus. En recevant cette note, Mehta demanda aux hauts fonctionnaires chinois si la Chine accepterait un observateur neutre. Après avoir éludé la question dans un premier temps, ceux-ci répondirent qu’il n’existait aucun observateur neutre au monde. Mehta demanda si la note du Gouvernement chinois était un ultimatum de guerre. A nouveau, le haut fonctionnaire garda le silence quelques instants, avant de répondre : « Oui – et l’Inde doit être prête à affronter les conséquences d’un refus. » (7)

Shastri vit la note chinoise le matin du 17 septembre, accompagnée des commentaires de Mehta. La nouvelle de l’ultimatum chinois avait été expédiée dans le monde entier ; à New Delhi, à Londres, à Washington et dans d’autres capitales, on se posait la question : « Est-ce une guerre planétaire qui s’annonce ? »

La situation était complexe. Il n’était pas question pour l’Inde de céder à la menace chinoise : l’honneur national était en jeu. En même temps, dans le monde entier, les responsables politiques cherchaient à désamorcer la crise, non à l’amplifier. Shastri convoqua une réunion d’urgence du conseil des ministres oùil discuta des implications de l’ultimatum chinois, et s’assura de son soutien à la façon dont il voulait y répondre. Après la réunion, il donna ses instructions pour l’envoi immédiat d’une réponse conforme à la position approuvée par le conseil des ministres.

Ce jour-là (17 septembre), l’assemblée parlementaire se déroula dans une atmosphère d’excitation et de crise. Le Premier ministre informa le président du Parlement qu’il ferait une déclaration sur l’ultimatum chinois l’après-midi. Dans l’intervalle, il consacra tout son temps à la préparation de sa déclaration. Au début de l’après-midi, il était prêt. Juste avant 15h30, il fit son entrée à la Chambre. Son attitude était calme et rassurante.

Je veux informer la Chambre que ce matin, nous avons reçu une communication du Gouvernement chinois exigeant que d’ici trois jours, nous ayons démantelé nos installations de défense qui, prétendent-ils, sont situées de leur côté au Tibet, derrière la frontière du Sikkim.

Il lut ensuite des extraits de la note chinoise et de la réponse indienne :

Depuis que le Gouvernement chinois a soulevé le problème de la frontière sino-indienne, le Gouvernement indien a déployé des efforts acharnés pour tenter de régler cette question pacifiquement et d’une façon honorable. Même après l’attaque chinoise, survenue en octobre/novembre 1962, avec franchissement de la frontière et sans provocation de notre part, le Gouvernement indien, fidèle à sa politique, a cherché un règlement pacifique honorable pour les deux parties en cause.

Comme on l’a fait remarquer dans différentes notes au Gouvernement chinois par le passé, le Gouvernement indien a donné aux forces armées et à son personnel, l’instruction stricte de ne pas franchir la frontière internationale dans les secteurs de l’est et du centre, ni la « ligne de contrôle réel » ainsi appelée dans le secteur occidental. Après une enquête minutieuse, le Gouvernement indien exprime sa satisfaction de voir que le personnel militaire indien, ainsi que l’aviation, ont pleinement respecté leurs instructions et qu’à aucun moment, ni en aucun lieu, ils n’ont franchi la frontière internationale, ni la « ligne de contrôle réel » dans le secteur occidental. C’est pourquoi le Gouvernement indien est absolument convaincu que les allégations contenues dans la note chinoise à laquelle nous répondons sont totalement dénuées de fondement…

Le Premier ministre poursuivit alors :

Le contexte de cette affaire, c’est qu’en septembre 1962, on a construit des installations défensives du côté Sikkim de la frontière sino-indienne. Depuis la cessation des hostilités en novembre 1962, elles n’ont pas été occupées. Comme le Gouvernement chinois a affirmé que quelques-unes de ces installations se trouvaient du côté chinois de la frontière, l’Inde est allée jusqu’à suggérer, dans sa note du 12 septembre 1965, d’autoriser l’envoi d’un observateur indépendant sur cette frontière, qui verrait par lui-même l’état actuel de la situation.Malheureusement, le Gouvernement chinois n’a pas accepté cette suggestion raisonnable et a réitéré sa proposition d’une inspection bilatérale. Dans la réponse que nous envoyons aujourd’hui, nous informons le Gouvernement chinois que son affirmation est totalement incorrecte. Néanmoins, en gage de notre désir de paix, et pour ne donner aux Chinois aucune possibilité de trouver un prétexte à une agression, nous les informons que nous ne voyons aucune objection à une inspection bilatérale de ces points de la frontière Tibet/Sikkim, où le personnel indien, prétend-on, a monté des installations militaires en territoire tibétain. Le Gouvernement indien, pour sa part, est prêt à organiser cette inspection dès que possible, au niveau officiel adéquat, à une date mutuellement consentie.

Nous avons envoyé une réponse à la note chinoise en conséquence, et nous espérons que le Gouvernement chinois consentira à engager l’action proposée. Des copies de la note chinoise et de notre réponse ont été mises à la disposition de la Chambre.

Je sais que la Chambre éprouve de l’inquiétude au sujet des intentions du Gouvernement chinois. Nous espérons que la Chine ne profitera pas de la situation actuelle pour attaquer l’Inde. La Chambre peut avoir l’assurance que nous exerçons une vigilance active et qu’en cas d’attaque, nous combattrons pour notre liberté avec une détermination inflexible. La puissance de la Chine ne nous empêchera pas de défendre notre intégrité territoriale. Je tiendrai la Chambre au courant de l’évolution de la situation.

La réponse de Shastri aux Chinois reçut un accueil très favorable. Partout, les journaux transmirent le message du Premier ministre : la puissance chinoise n’aura aucun effet de dissuasion sur l’Inde. Les hommes d’Etat du monde entier notèrent que Shastri avait précédemment accepté une proposition du Gouvernement chinois pour une inspection bilatérale des installations militaires en question, privant ainsi les Chinois de leur casus belli (raison de guerre). Cela ne voulait pas dire que la guerre était écartée, mais cela signifiait assurément que si elle le souhaitait, la Chine pourrait retirer sa menace de guerre sans perdre la face.

Harold Wilson, qui était très inquiet de cet ultimatum et avait contacté Johnson à ce sujet, envoya à Shastri un message spécial pour le féliciter de sa « réponse mesurée » au Gouvernement chinois. Aux Etats-Unis, le département d’Etat déclara :

Le Premier ministre Shastri a annoncé aujourd’hui au Parlement que l’Inde rejette les allégations avancées par la Chine communiste dans sa note du 16 septembre. Il a réaffirmé que l’Inde était prête à se défendre, mais en même temps, il a réussi à affaiblir les bases de l’ultimatum chinois. Précédemment, l’Inde avait offert de permettre à des observateurs neutres d’établir si oui ou non, elle commettait des violations de frontière dans la zone du Sikkim, alors que les Chinois avaient insisté pour une inspection bilatérale. Or Shastri a déclaré, néanmoins, que l’Inde serait disposée à engager une inspection bilatérale « en gage de notre désir de paix et pour ne donner aux Chinois aucune possibilité de trouver un prétexte à une agression. » Cette inspection pourrait être organisée « au niveau officiel adéquat, à une date mutuellement consentie. »

L’action de Shastri a pour but de fournir aux Chinois des raisons de retirer leur ultimatum s’ils le désirent et, en même temps, de mettre Pékin dans une situation visiblement intenable, au cas où ils décideraient de recourir à l’action militaire à l’expiration de l’ultimatum. (8)

L’ultimatum chinois devait expirer le dimanche 19 septembre à minuit. Cependant, dès le samedi 18 septembre, l’armée chinoise commença à déployer des troupes à proximité de la frontière du Sikkim à l’est, et de la zone de Demchok. Toutefois, juste avant l’expiration de leur ultimatum, les Chinois envoyèrent une autre note pour accorder une prolongation de trois jours. Dans cette note, ils revenaient sur leur proposition d’une inspection bilatérale sur les installations militaires soi-disant illégales : une inspection n’était pas nécessaire, disaient-ils, puisque les installations militaires existaient bien du côté chinois de la frontière Tibet/Sikkim. Les Chinois exigeaient maintenant le démantèlement des installations militaires en question au cours de ces trois jours de prolongation. Or le Conseil de sécurité de l’ONU devait se réunir le 20 septembre pour discuter d’une résolution exigeant un cessez-le-feu de la part de l’Inde et du Pakistan. Visiblement, les Chinois voulaient attendre le résultat des débats au Conseil de sécurité. Leur objectif était également de soutenir la position du Pakistan, quant à certaines conditions qu’Ayub voulait voir rempliesavant de consentir à un cessez-le-feu.

La réponse de Shastri à la note chinoise du 19 septembre fut expliquée dans la déclaration suivante qu’il prononça le 20 septembre en termes vigoureux :

La Chambre se souvient qu’en répondant à la dernière note du Gouvernement chinois, nous avions adopté une attitude calculée en vue de préserver la paix. D’après la réponse envoyée par la Chine, il est clair que la Chine ne recherche pas une réparation des torts, réels ou imaginaires, mais un prétexte pour reprendre ses actions agressives, en agissant cette fois en collusion avec son allié, le Pakistan. De notre point de vue, la prolongation de l’ultimatum n’avait pas d’autre but que de gagner du temps, pour voir ce qui ressortirait des discussions au Conseil de sécurité.

Les allégations proférées par la Chine, dans la série de notes qu’elle nous a envoyées, ne sont guère de nature à justifier le recours à la force par un quelconque gouvernement civilisé, à supposer même qu’elles soient vraies. S’il existe des installations en territoire chinois dans des zones où la frontière est clairement délimitée et incontestable même pour les Chinois, assurément rien n’empêche le Gouvernement chinois de les faire enlever lui-même, au lieu de nous suggérer de le faire, car cela impliquerait à nos hommes de pénétrer sur leur territoire. De même, personne ne pourrait imaginer qu’un gouvernement en menace un autre, parce qu’on aurait volé leur bétail ou que, sur les milliers de Tibétains qui ont cherché asile dans notre pays, deux ou trois y seraient retenus contre leur gré.

Pour justifier son attitude agressive, la Chine se présente comme la gardienne des pays d’Asie qui, selon elle, sont tyrannisés par l’Inde. L’objectif fondamental de la Chine, cependant, est de revendiquer pour elle-même une position de prédominance en Asie, ce qu’aucune nation asiatique qui se respecte n’est prête à reconnaître. Qu’ils soient grands ou petits, forts ou faibles, tous les pays d’Asie ont le droit le plus strict de préserver leur indépendance et leur souveraineté sur un pied d’égalité. Aucun d’eux ne peut accepter la domination des Chinois. Nous rejetons la prétention de la Chine à nous dire quoi que ce soit quant à ce que nous devrions faire – ou ne pas faire – à propos du Cachemire, qui fait intégralement partie de l’Inde. Notre offre de résoudre les différends sur ces questions mineures par des moyens pacifiques est toujours valable.

Cependant, les intentions agressives de la Chine sont manifestes, du fait que même malgré la prolongation de l’ultimatum à soixante-douze heures, on a en réalité commencé à tirer sur nos postes frontières au Sikkim et au Ladakh. Si la Chine persiste dans son agression, nous nous défendrons par tous les moyens dont nous disposons.

Une réponse officielle à la note chinoise partira plus tard dans la journée.

Après cette déclaration, un député éminent de la Lok Sabha demanda des clarifications : « Nous voulons savoir si nous allons simplement nous contenter d’envoyer une note, ou si l’armée indienne a reçu des ordres : « Si on tire, vous tirez » ». Shastri répondit : « Je voudrais dire simplement que nous leur résisterons et que nous les combattrons. » La Chambre n’avait plus de doute.

Le 22 septembre, Shastri donna d’autres nouvelles à la Chambre concernant la Chine :

Nous sommes toujours confrontés à l’ultimatum chinois. La Chambre le sait bien : presque en même temps que le Gouvernement chinois annonçait la prolongation de l’ultimatum de soixante-douze heures le 19 septembre, ses troupes entamaient des actes de provocation en plusieurs points de la frontière. Sur la frontière du Sikkim, à propos de laquelle les Chinois ont avancé des allégations menaçantes et sans fondement, les troupes chinoises ont franchi la frontière délimitée et bien connue, à Dongchui La et à Nathu La, les 20 et 21 septembre respectivement. Elles ont fait feu sur nos postes d’observation et ont tenté de pénétrer sur nos autres territoires. Nos forces armées ont pour instruction de repousser l’agresseur.

Hier, nous avons répondu à la note chinoise du 20 septembre, qui alléguait que l’Inde avait pénétré dans le Dum Chale et commis des actes de provocation armée. L’accusation chinoise fut rejetée comme étant une invention et une couverture pour l’intrusion et les coups de feu sur Tsakur, auxquels je faisais allusion il y a un instant…

En ce qui concerne les soi-disant installations militaires, nous avons déjà dit au Gouvernement chinois quesi après une inspection bilatérale, on retrouve des installations du côté tibétain de la frontière, nous n’avons aucune objection à leur destruction. La Chine a annoncé, m’a-t-on dit, que certaines de ces soi-disant installations ont été détruites par nos troupes au cours de leur retrait. Tout ceci est le produit de leur imagination.

Je dois dire à la Chambre que nous sommes très inquiets des activités chinoises à la frontière et de leurs intrusions armées sur notre territoire, Dans notre note du 21 septembre, en réponse à la note chinoise du 19 septembre, nous avons incité le Gouvernement chinois à abandonner la voie de la guerre et de l’intimidation, pour retrouver le chemin de la paix et de la raison dans ses relations avec l’Inde. J’espère que même à cette heure tardive, la Chine répondra à cet appel pour prévenir une crise majeure.

Nous ignorons ce que les Chinois projettent de faire par la suite. Nous devons cependant demeurer vigilants le long de la frontière.

Les Chinois trouvaient leur intérêt dans la prolongation de la guerre indo-pakistanaise, et ils avaient conseillé à Ayub de poursuivre les combats. Ils furent donc déçus lorsque le Pakistan accepta la Résolution du 20 septembre du Conseil de sécurité des Nations Unies, exigeant un cessez-le-feu immédiat. Ils n’avaient plus de raisons maintenant d’entretenir leur guerre des motscontre l’Inde et annoncèrent bientôt, comme on pouvait s’y attendre, que les « constructions offensantes » avaient déjà été démolies par « des soldats indiens battant en retraite ».

La diplomatie de Shastri durant cette crise ne manqua pas d’humour. Ainsi sa réplique aux Chinois, quand il leur demanda s’ils se rendaient compte qu’en exigeant des Indiens la démolition de toute construction « du côté chinois de la frontière », ils invitaient de fait l’armée indienne à pénétrer sur leur territoire. Sa riposte fit le tour du mondede la presse, au grand amusement des lecteurs. Si mineur que parût cet incident, il contribua vraiment à désamorcer une crise qui aurait pu devenir internationale.

Au cours de cette période critique, Shastri avait fait tous les efforts compatibles avec l’honneur national pour se montrer conciliant à l’égard de la Chine : il reconnaissait en effet qu’en dépit des sérieux différends de leur passé récent, l’Inde et la Chine devaient en fin de compte vivre en paix, dans des relations de bonvoisinage. En outre, sur le plan de la culture et de la civilisation, elles avaient en commun bien des éléments qui favoriseraient la réconciliation. Cependant, il pensait aussi qu’avant d’entreprendre des initiatives en vue de restaurer des relations normales et amicales, il faudrait laisser passer du temps, pour que les sentiments s’apaisent de part et d’autre.

Permettez-moi de faire ici une digression pour évoquer ma propre expérience de la République Populaire de Chine. Au cours des années 1974 à 1989, j’étais alors secrétaire général de l’Organisation maritime internationale de l’ONU à Londres, ma femme et moi avons eu le privilège de nous rendre en Chine à plusieurs reprises, à l’invitation des autorités gouvernementales. Nous avons été accueillis avec une bienveillance chaleureuse, et nous avons fait l’objet de la plus haute déférence et d’une remarquable hospitalité. Nous avons été reçus avec unegrande courtoisie par quelques-uns des plus éminents dignitaires de l’Etat. Nous n’avons pas remarqué ne fût-ce que le moindre préjugé anti-indien. Au contraire, nos hôtes chinois, pleins de délicatesse, parlaientavec respect de l’Inde et, en plusieurs occasions, ils portèrent des toasts à l’amitié sino-indienne. En retour,j’exprimai mon respect et mon admiration profonds et inaltérables pour le peuple et le Gouvernement de la Chine.

Les Chinois sont très cultivés, dignes, respectueux d’eux-mêmes, patriotes et humbles. Je les ai trouvés très réceptifs à une approche honnête et franche.

Chapitre 20 – L’Inde, le Pakistan et les Nations-Unies

Dès son retour au quartier général de l’ONU à New York le 16 Septembre, U Thant présenta un rapport préliminaire au Conseil de sécurité. Plus tard dans la même journée, il présenta un autre rapport dans lequel il donnait son analyse de la situation courante et son point de vue sur les orientations que le Conseil de sécurité pourrait adopter. Il s’agissait d’un document magistral sur le plan diplomatique. En voici quelques extraits :

Chacune des deux nations a le sentiment d’avoir été abusée par l’autre, chacune est convaincue que l’autre a commis une agression.

La situation renferme tous les phénomènes qui, au cours de l’histoire, ont conduit à des guerres inutiles et vaines : émotions exaltées, incompréhensions, ressentiments longtemps refoulés, soupçons, craintes, aspirations frustrées et sentiments nationaux exacerbés. Ce sont là des facteurs qui font qu’il est difficile pour les dirigeants des deux parties de répondre aux appels du Conseil de sécurité à un cessez-le-feu inconditionnel…

Les deux parties ont exprimé leur désir d’un cessez-le-feu et d’une cessation des hostilités dans toute la zone du conflit actuel. Toutefois, jusqu’à maintenant, je ne suis pas parvenu à trouver de mesure pratique efficace leur permettant de se conformer aux résolutions du Conseil de sécurité.

En soulignant la menace que cela représente pour la paix mondiale, le secrétaire général émit la proposition suivante :

Le Conseil de sécurité pourrait maintenant recourir à ce qu’il a déjà fait une fois avec succès, dans une autre situation de conflit dangereuse : il pourrait donner l’ordre aux deux gouvernements concernés, conformément à l’article 40 de la Charte des Nations Unies, de cesser à l’avenir toute action militaire d’hostilité et, à cette fin, d’ordonner un cessez-le-feu à leurs forces armées. Le Conseil pourrait ainsi déclarer que le non-respect de cette consigne par les gouvernements concernés démontrerait l’existence d’une violation de la paix, dans le cadre de l’article 39 de la Charte.(1)

Le secrétaire général recommanda donc au Conseil de sécurité d’engager une action en conformité avec les dispositions obligatoires de la Charte des Nations Unies. Les conséquences du non-respect de ces résolutions obligatoires sont précisées dans les articles 39, 41 et 42. Les deux derniers sont particulièrement appropriés.

Article 41 – Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures à l’exclusion de l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques, et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques.

Article 42 – Si le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues par l’article 41 seraient inadéquates, ou qu’elles se sont révélées telles, il peut entreprendre au moyen des forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationale. Cette action pourrait comporter des manifestations, des mesures de blocus et d’autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de pays Membres des Nations Unies.

Ce sont ces mêmes dispositions qui furent invoquées dans l’action de l’ONU contre l’Irak, dans le récent conflit entre l’Irak et le Koweït.

Le Conseil de sécurité se réunit le 17 septembre 1965. L’Inde était représentée par Chagla, Jha et Parthasarathi. Shastri avait eu un long entretien avec Chagla avant le départ de ce dernier pour New York.

Au cours de cette session du 17 septembre, Chagla fit une brillante présentation de la situation de l’Inde – sans emphase. Cela n’avait rien d’un marathon. Il dit entre autres :

Pour notre pays, cette tragédie revêt un caractère particulier. Notre leader historique, le Mahatma Gandhi, a donné au monde entier le message de la non-violence et de la paix, et il est triste que nous soyons engagés dans cette guerre. Mais le Mahatma Gandhi a dit aussi qu’un pays doit se défendre contre l’agression, qu’un pays doit faire preuve de respect de soi et de dignité ; si un pays perd sa dignité et le respect de soi, il cesse d’exister. Je vous assure que ce conflit particulier, qui se poursuit, n’est pas de notre fait. Si nous devons résister à l’agression par les armes, c’est purement dans un but d’autodéfense. Puis-je faire remarquer que c’est le Pakistan qui, le premier, a utilisé l’artillerie de campagne ; c’est le Pakistan qui a utilisé des blindés avec unecouverture aérienne. C’est le Pakistan qui a pris l’initiative de bombarder les villes ; c’est le Pakistan qui a fait appel à sa marine pour bombarder l’un de nos ports maritimes, alors que nous n’avons aucunement utilisé notre marine.

Une question fondamentale se pose à ce Conseil, à laquelle il lui faut répondre et trouver une soluion : qui est l’agresseur ? Je demande au Conseil de ne pas se dérober et d’apporter une réponse à cette question… [Je vous demande] de respecter le rapport du secrétaire général et, si vous êtes convaincu que l’agression du 5 août a été commise par le Pakistan, il est de votre devoir de la condamner. Autrement, le droit international n’a pas de sens, et la société internationale ne peut exister.

Etant lui-même un musulman indien d’une réputation laïque irréprochable, Chagla anéantit les revendications du Pakistan prétendant qu’il s’agissait d’une guerre sainte :

L’autre objectif du Pakistan consistait à faire de ce conflit une guerre de religion. Nous vivons à l’époque moderne. Nous avons appris et compris que la religion est une affaire à caractère personnel qui relève de l’intimité. On compte deux millions de musulmans au Cachemire, mais cinquante millions en Inde. L’Inde – certains Membres n’en ont pas conscience – est le troisième plus grand pays musulman du monde. Ces musulmans – nos frères, nos concitoyens – bénéficient en toute satisfaction de tous les droits dont jouit la communauté religieuse majoritaire, dans le cadre de notre constitution. Mais le Pakistan n’apprécie pas ce fait, parce que c’est un pays théocratique, c’est un Etat religieux. Pour le Pakistan, la religion est le fondement de la citoyenneté. Pour nous, la religion n’est pas le fondement de la citoyenneté. Cet argument plaira à mes amis du Moyen-Orient et d’autres parties du monde, où des gens de religions différentes vivent ensemble, partageant la même nationalité.

Il y a un point positif chez Bhutto : il se prête aux citations. Permettez-moi de le citer à nouveau, sur cette question de la guerre de religion. Voici la teneur de son message radiodiffusé du 3 septembre. « Que l’Inde n’ait pas la vanité d’engager la guerre au Cachemire. Qu’elle ne dédaigne pas les leçons de l’histoire ! Qu’elle n’oublie pas que, si les Pakistanais ont fait preuve jusqu’ici de la patience de Salomon, ils sont aussi les descendants des héroïques soldats de l’Islam, qui n’ont jamais hésité à donner leur vie pour défendre leur honneur et la recherche de la justice. »

Pourquoi « héroïques soldats de l’Islam » ? S’agit-il d’une guerre islamique ? C’est faire injure à l’Islam que de laisser entendre que l’Islam est intolérant, ou qu’il croit dans les guerres et les conflits. Le 14 août, lors d’une réception à Lahore pour célébrer l’anniversaire de l’indépendance, Bhutto dit encore : « On sait que l’Inde est un pays qui necroit qu’aux menaces… Je veux dire à Shastri et à l’Inde que finalement, la justice est sûre de l’emporter. Nous ne sommes pas seuls. Notre religion se répand dans le monde entier. »

A nouveau il s’agit d’un appel à caractère religieux. Le Conseil prendra conscience du danger que cela représente. Il y a en Inde cinquante millions de musulmans qui vivent dans la paix et l’amitié, dans la concorde, en bonnes relations d’amitié avec les autres communautés. Toutes les tentatives du Pakistan visaient à perturber cette unité, à provoquer la discorde entre les communautés, puis à en appeler à ce Conseil ou au monde en disant : « Vous voyez, les Indiens maltraitent leurs minorités. » (2)

Pour clôturer son adresse, Chagla souligna le fait que Shastri avait clairement accepté un cessez-le-feu inconditionnel dans ses lettres au secrétaire général des 14 et 15 septembre. Cela demeurait la position de l’Inde. Il ajouta que l’Inde n’accepterait aucune des conditions posées par le Président Ayub du Pakistan (3).

Au cours du débat qui suivit, le représentant du Pakistan, le ministre de la Justice, reprit les affirmations du Pakistan et renouvela les conditions d’Ayub Khan.

Parmi les membres du Conseil de sécurité, on était fortement en faveur du projet de résolution déjà présenté par le délégué des Pays-Bas, sur la base de consultations préalables avec d’autres membres. Cette résolution « exigeait » un cessez-le-feu immédiat et un retour de tout le personnel armé sur les positions antérieures au 5 août. Le problème politique sous-jacent au conflit devait être examiné plus tard. Le représentant de la Malaisie soutint vivement la position de l’Inde, et exprima son opposition totale aux conditions que le Pakistan cherchait à attacher à la proposition de cessez-le-feu. Le délégué de l’URSS accordason soutien à la position de l’Inde pour un cessez-le-feu inconditionnel. Seul le délégué jordanien soutenait la position pakistanaise.

Après un débat prolongé, du 17 au 20 septembre 1965, le Conseil de sécurité adopta la résolution suivante, par dix voix pour, zéro contre et une abstention (la Jordanie).

Le Conseil de sécurité :

Après avoir examiné les rapports du secrétaire général sur ses consultations avec les gouvernements de l’Inde et du Pakistan,

Félicitant le secrétaire général pour ses efforts incessants au service des objectifs des résolutions du Conseil de sécurité des 4 et 6 septembre,

Après avoir entendu les déclarations des représentants de l’Inde et du Pakistan,

Notant les réponses divergentes données par les parties à un appel au cessez-le-feu, comme présenté dans le Rapport du secrétaire général (S/6683), mais constatant aussi avec inquiétude qu’aucun cessez-le-feu n’a encore eu lieu,

Convaincu qu’une cessation précoce des hostilités est une première étape essentielle sur la voie d’un règlement pacifique des différends non résolus entre les deux pays à propos du Cachemire et d’autres problèmes connexes,

  1. Exigequ’un cessez-le-feu prenne effet le mercredi 22 septembre 1965 à 7H G.M.T. – et somme les deux gouvernements de donner des ordres pour un cessez-le-feu à l’heure fixée et le retrait consécutif de tout le personnel armé sur les positions occupées avant le 5 août 1965.
  2. Demande au secrétaire général de prévoir l’assistance nécessaire pour assurer la surveillance du cessez-le-feu et le retrait de tout le personnel armé.
  3. En appelle aux Etats pour s’abstenir de toute action susceptible d’aggraver la situation dans cette zone.
  4. Décide d’examiner, dès la mise en oeuvre de la clause exécutive 1 de la résolution 210 du 6 septembre prise par le Conseil, les démarches à entreprendre pour favoriser un règlement du problème politique sous-jacent au conflit actuel ; dans le même temps, il fait appel aux deux gouvernements pour faire usage à cette fin de tous les moyens pacifiques, y compris ceux dont la liste est incluse dans l’Article 33 de la Charte.
  5. Demande au secrétaire général de déployer tous les efforts possibles pour que cette résolution prenne effet, de chercher une solution pacifique et de présenter son rapport à ce sujet au Conseil de sécurité. (4)

Pour l’Inde, et pour Shastri en particulier, l’adoption de cette résolution était, pour de nombreuses raisons, un triomphe politique d’une importance exceptionnelle. D’abord, pas une seule des conditions du Pakistan n’avait été acceptée. On n’y faisait allusion à aucune des résolutions précédentes de l’ONU au sujet du Cachemire, et cela équivalait à une rupture avec la position de l’ONU dans le passé. Enfin, la référence au 5 août représentait une acceptation indirecte mais évidente de la position de l’Inde, considérant le Pakistan comme l’agresseur. Les efforts du Pakistan pour faire accuser l’Inde d’agression, directe ou indirecte, avaient donc échoué. Lesdeux superpuissances avaient adopté la même position, qui était sans aucun doute favorable à l’Inde. L’URSS avait maintenu son soutien à l’Inde, aussi bien ouvertement devant le Conseil de sécurité que dans les coulisses, et était particulièrement satisfaite que Shastri eût accepté un cessez-le-feu inconditionnel. Les Etats-Unis s’étaient fortement rapprochés de l’Inde et c’était en partie le résultat des efforts de Shastri auprès de Johnson.

Chapitre 21 – La force des armes

L’armée indienne comptait 825.000 hommes, plus un contingent supplémentaire de 47.000 hommes dans l’armée territoriale, soit au total 872.000 hommes. Cela représentait la totalité de l’armée de terre, composée de vingt divisions d’infanterie, d’une division blindée et d’une brigade blindée.Sur la frontière du Pakistan occidental, on ne pouvait cependant déployer que sept divisions d’infanterie, plus la division blindée et la brigade blindée.

Le Pakistan disposait d’un total d’environ 250.000 hommes armés, dont 180.000 hommes dans l’armée régulière et 70.000 dans les forces paramilitaires. Les troupes étaient réparties en six divisions d’infanterie, dont une stationnée au Pakistan oriental et cinq au Pakistan occidental. Le Pakistan comptait en outre deux divisions blindées.

L’Inde jouissait de la supériorité numérique pour les divisions d’infanterie, mais, si l’on prenait en compte la qualité de l’équipement des deux armées, le tableau devenait bien différent.

Du côté indien, les régiments d’artillerie étaient équipés de vieux canons de la Seconde Guerre mondiale, alors que les régiments d’artillerie pakistanais étaient équipés de canons modernes de haute qualité et de fort calibre, fournis par le MAP américain. Le Pakistan possédait également des armes anti-char perfectionnées, dotées d’une capacité de destruction de haut niveau, tels que les canons de 106 sans recul. L’infanterie pakistanaise était équipée des tout derniers modèles d’armes sophistiquéesde l’infanterie américaine, en particulier des fusils automatiques, mitrailleuses, missiles guidés, artillerie à tir rapide de longue portée et transporteurs de troupes amphibies. Les divisions d’infanterie pakistanaises avaient une puissance de feu formidable, tant en portée qu’en capacité, et leur mobilité était bien plus grande que celle des divisions d’infanterie indiennes.

En ce qui concerne les chars de combat moyens, le tableau ci-dessous en donne le nombre :

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Inde Pakistan

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Centurion 270 Patton 594

Sherman 472 Sherman 330

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Total 742 Total 924

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L’Inde et le Pakistan disposaient aussi respectivement de 424 et 144 chars légers, mais ceux-ci ne figuraient pas au premier plan des combats.

Pour Ayub, le point significatif était la nette supériorité du Pakistan en nombre de chars moyens, fers de lance de la pénétration du Pakistan en Inde. Ces chars de combat dataient de la guerre indo-pakistanaise de 1965, alors que ceux de l’Inde étaient des reliques de la Deuxième Guerre mondiale, à l’exception des Centurions. Les Centurions avaient été fabriqués en Grande-Bretagne après la 2ème Guerre mondiale mais, en 1965, ils étaient déjà dépassés. Les chars Patton du Pakistan étaient les armes les plus modernes et les plus sophistiquées de leur catégorie. Fabriqués aux Etats-Unis, les chars Patton (M-47 et M-48) étaient à l’époque en première ligne des forces de l’O.T.A.N. en Europe. Leur canonde 90 mm avait une portée d’environ deux kilomètres, et leur système infrarouge était d’une précision mortelle pour les opérations de nuit. Le Pakistan possédait aussi un grand nombre de chars Patton M 36 B2, considérés comme de formidables destructeurs de blindésdu fait de leur portée et de leur puissance de tir.

Après avoir examiné tous les éléments de la situation, le général de corps d’armée Harbaksh Singh fit la synthèse suivante du rapport des forces des armées indienne et pakistanaise à l’ouverture des hostilités :

Les chiffres montrent à l’évidence que le Pakistan avait sur nous un avantage certain, en termes de quantité et de qualité de l’équipement. Pour l’artillerie, sa supériorité était incontestable en matière de canons lourds, et la qualité de ses canons moyens était bien supérieure à la nôtre. Le Pakistan possédait donc une combinaison formidable de blindés et d’artillerie, facteur décisif tant dans l’action offensive que défensive. C’est seulement dans l’infanterie que nous jouissions d’une certaine supériorité numérique.Mais, nous l’avions vu précédemment, cet avantage était diminué par le grand nombre de recrues formées à la hâte. De plus, la puissance de feu automatique et anti-char d’un bataillon d’infanteriepakistanaise était presque le double de la nôtre.

Le général ajouta que l’appréciation portée par le Pakistan sur son potentiel offensif vis-à-vis de l’Inde était mathématiquement correcte. « C’était, » dit le général, « dans l’évaluation de l’élément humain qu’elle était erronée. » (1)

Voyons maintenant l’aviation, à laquelle la guerre de 1965 avait fourni sa première occasion d’entrer dans le combat, depuis l’Indépendance.Selon une estimation avancée par Lewis A. Frank dans son livre The Arms Trade and International Relations, le Pakistan possédait, avant la guerre de 1965, 120 Sabres F-86, 30 bombardiers B-57 et 20 chasseurs F-104 Star Fighter.(2) Dans son livre Battle for Pakistan, John Fricker indique qu’à l’époque, l’aviation pakistanaise disposait en plus de 12 Appareils RT-33.(3) Soit en tout : 182 appareils, dont 12 étaient stationnés au Pakistan oriental, ce qui permettait d’en utiliser 170 à l’Ouest.

A la même époque, l’armée de l’air indienne disposait d’un peu plus de 450 appareils de combat de tous types, dont 300 étaient répartis parmi ses seize escadrilles déployées à l’ouest. Et neuf autres escadrilles avaient été stationnées à l’est pour contrer une éventuelle offensive chinoise ou l’évidente menace pakistanaise. Statistiquement, les forces de l’armée de l’air indienne (I.A.F.) étaient environ 1,8 fois supérieures à celles de l’armée de l’air pakistanaise (P.A.F.) Mais les chiffres ne disent pas tout.

L’aviation indienne se composait en grande partie de Vampires, de Mystères et de Toofanis. Les Vampires étaient obsolètes. L’I.A.F. en avait un peu plus d’une escadrille à l’ouest. Peu après les premiers affrontements, on retira tous les Vampires du service. Les Mystères leur étaient un peu supérieurs, mais ils ne pouvaient opérer que sous couverture aérienne des Gnats ou des Hunters. L’I.A.F. avait quatre escadrilles de Mystères à l’ouest, qui se révélaient impuissants face aux Sabres et aux Star Fighters plus rapides et aux attaques plus meurtrières. Si l’on exclut ces escadrilles de Vampires obsolètes et de Mystères pratiquement sans défense, la force de frappe et la capacité de combat des forces aériennes indienne et pakistanaise se trouvaient, selon des observateurs bien informés, à peu près à égalité sur le théâtre occidental du conflit.

En termes de sophistication et de performances, l’aviation indienne n’avait rien de comparable aux Sabres ou aux Star Fighters du Pakistan. L’I.A.F. avait bien une douzaine de MiG-21, mais ils étaient arrivés trop tard – juste avant le début des hostilités – pour jouer un rôle tactique significatif, et on ne pouvait les utiliser pour des missions, sauf pour des patrouilles aériennes de combat. Même le légendaire Gnat – qui, après la guerre, devait être surnommé le « Sabre Slayer »1 – souffrait de limites évidentes. Les Sabres étaient équipés de six canons d’une portée d’environ 1500m. Les Gnats avaient deux canons d’une portée d’environ 800m à peine. Les Sabres transportaient des missiles Sidewinder air-air, thermo-guidés, qui pouvaient être mortels dans les combats aériens. Les Gnats n’avaient rien d’approchant. L’I.A.F. n’avait rien non plus qui pût rivaliser avec les F-104 Star Fighters de l’aviation pakistanaise, qui étaient à l’époque les meilleurs chasseurs du monde.

L’I.A.F. se trouvait également en infériorité dans un autre domaine crucial. Après la débâcle de 1962, le gouvernement décida de porter les effectifs de l’I.A.F. à 45 escadrilles. Au moment où les hostilités commencèrent en 1965, l’I.A.F. était loin d’avoir atteint sa puissance optimale : elle en était encore à former sa trentième escadrille. Au cours des trois années précédentes, la puissance de l’aviation indienne avait rapidement progressé, mais au prix d’un entraînement intensif et en « saignant » les escadrilles régulières de pilotes et de techniciens confirmés. (4)

L’attaque pakistanaise du 1er septembre fut pour l’Inde un véritable choc. Aucun rapport des services secrets n’avait pu déceler le moindre indice sur la nature ou l’importance de l’opération Grand Chelem. Le général Kumaramangalam, alors responsable adjoint du personnel militaire, me dit que le général Chaudhuri était à Srinagar le matin où les Pakistanais lancèrent leur attaque sur Chhamb, ce 1er septembre. L’armée de terre indienne fut repoussée. Le général Chaudhuri rentra à New Delhi dans l’après-midi et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il put obtenir l’approbation du Premier ministre pour déployer l’aviation et riposter à cette attaque inattendue. Ces détails à propos du manque de préparation de l’armée et de l’inexistence d’un plan en cas d’attaque,prouvent à quel point l’Inde réagissait à une situation qui n’avait pas été envisagée.

1 NDT : littéralement « Tueur de Sabre »

Chapitre 22 – Le théâtre des opérations

Entre le 6 et le 8 septembre, les forces armées indiennes lancèrent leur contre-offensive contre le Pakistan occidental sur trois zones : dans le secteur de Lahore le 6 septembre ; le 8 septembre dans le secteur de Sialkot et celui de Barmer (frontière Rajasthan-Sind). Lors d’un énorme rassemblement à New Delhi, Shastri expliqua les circonstances qui forcèrent l’Inde à riposter.

Bien que leur attaque contre l’Inde eûtdébuté au Chhamb, les Pakistanais lorgnaient également sur notre territoire du Punjab. Comme vous le savez, ils ont effectué une attaque à la roquette sur Amritsar et tenté de détruire l’aéroport à proximité de Wagah.

Le Président Ayub s’était étendu longuement sur les chars et autres matériels militaires acquis par le Pakistan. En maintes occasions, il s’était vanté que s’ils décidaient de marcher sur New Delhi, ce serait un jeu d’enfant. La situation militaire créée par le Pakistan était telle que notre armée n’avait d’autre choix que d’avancer sur le secteur de Lahore. L’attaque du Pakistan fut si formidable et si rapide qu’on ne pouvait se contenter de s’en tenir à la défensive. Il nous fallait agir efficacement, avec détermination ; il n’y avait pas de temps à perdre. Vu la situation, une action locale était insuffisante. Nous ne pouvions nous permettre de mettre en danger la liberté de notre pays. Aucun pays au monde n’aurait laissé menacer sa liberté, comme ce fut le cas pour nous. Nous sommes toujours fermement attachés au principe de la paix mais, dans la situation ainsi créée, ne pas agir aurait été lâcheté et nonchalance. Le recours aux armes était le seul moyen de résister à la démonstration militaire dont nous avons été témoins sur notre territoire. (1)

Le jour J avait été fixé au 7 septembre. « Cependant, en raison de la tournure inattendue des événements dans le secteur de Chhamb, » dit le général de corps d’armée Harbaksh Singh, « le jour J fut avancé de vingt-quatre heures pour le XIème corps d’armée, de manière à soulager la pression ennemie contre les défenses extérieures d’Akhnoor. L’heure H fut fixée à 4h00. » (2)

L’assaut dans le secteur de Lahore fut lancé aux premières heures du 6 septembre ; l’offensive consistait en une avancée sur trois fronts, avec pour objectif de prendre le contrôle de la rive orientale du Canal Ichhogil, en territoire pakistanais, en trois points différents, sur une longueur d’environ cinquante kilomètres. Ce canal avait été construit par le Pakistan, pour servir de fossé défensif, à proximité de sa frontière occidentale avec l’Inde, à une distance qui variait de 5 à 15 km. Ce canal fait soixante-quinze kilomètres de long sur 42 mètres de large, sur une profondeur de 4,5 mètres.« Construit il y a plusieurs années, » dit Russel Brines, « il sert de fossé anti-chars à l’est ; il est renforcé de lourdes fortifications et d’emplacements de canons, dont un grand nombre est masqué sous des huttes de boue. » (3)

L’Inde avait besoin de s’assurer la rive orientale du Canal Ichhogil pour empêcher une attaque pakistanaise sur Amritsar et tout le territoire jusqu’à la rivière Beas, à quarante-trois kilomètres à l’est d’Amritsar. Ce devait être la phase finale de l’opération Grand Chelem.

Parmi les trois colonnes qui marchèrent vers le canal au matin du 6 septembre, la colonne centrale avançait sur le village de Burki, solidement fortifié, tout proche de la rive du canal, et lança un assaut le 10 septembre à 20h. La bataille de Burki fut un engagement violent impliquantblindés et artillerie lourde. Elle dura une heure et demie. Burki tomba aux mains des jawans (soldats indiens) du 4ème bataillon sikh à 21h30. Plus tard dans la soirée, les Pakistanais furent obligés de battre en retraite sur la rive occidentale du canal, non sans démolir le pont qui l’enjambait. De cette rive, les Pakistanais tentèrent de venger leur défaite par un tir de barrage intense de l’artillerie lourde. « Mais », dit le général de corps d’armée Harbaksh Singh, « les Punjabis et les sikhs refusèrent de céder. » Ce fut « une action brillante, exécutée avec bravoure et détermination. » (4)

On peut se procurer les détails concernant les batailles dans les archives de l’histoire militaire. La zone entre la frontière indopakistanaise occidentaleet le canal Ichhogil devint un champ de bataille permanent. Pendant quatre jours entiers, du 7 au 11 septembre, les Pakistanais firent usage de charsPatton, Sherman et Chaffee et de leur artillerie lourde et les combats furent acharnés. Les Indiens répondirent en force et déjouèrent les tentatives pakistanaises d’effectuer une percée. Il était en effet vital de les empêcher d’avancer dans ce secteur, sinon ils auraient tenté une poussée en direction d’Amritsar. Les honneurs de la bataille passèrent alors d’un camp à l’autre et le village de Dograi, d’une importance stratégique cruciale, changea trois fois de mains. Le 11 septembre, l’offensive pakistanaise fut repoussée, puis elle déclina, bien que le village de Dograi fût toujours entre leurs mains. Il fallait donc s’en emparer afin de prendre possession de la rive orientale du canal Ichhogil. Les reconnaissances effectuées en vue de capturer le village montrèrent qu’il était défendu par une série de blockhaus « qui se fondaient dans la configuration du village et en gardaient les abords. Un vaste système de tunnels à l’intérieur du site permettait de se replier rapidement, en sécurité, sur des positions défensives organisées en profondeur. » (5)

Une brigade d’infanterie indienne (Jats) soutenue par l’artillerie de la division lança une attaque de débordement par le flanc. Après une avance rapide à la faveur de la nuit, la brigade indienne attaqua le village de Dograi par le flanc et à l’arrière des positions pakistanaises. « Les défenseurs furent pris totalement par surprise et, bien qu’handicapés par la direction inattendue de l’attaque, se défendirent vaillamment. Mais les Jats, exploitant leur brillante manoeuvre de débordement, poussèrent leur avantage avec une détermination farouche et, après un corps à corps acharné, s’emparèrent de Dograi à 3h. » (6)

« Le secteur de Wagah, » dit D.R. Mankekar, « vit les combats les plus violents de tout le front de Lahore. La division indienne dans ce secteur infligea les plus lourdes pertes à l’ennemi. Cette division captura 33% de la totalité des prisonniers (108 hommes, dont 5 officiers). Elle s’empara également de vingt-et-un chars, dont un escadron qu’elle utilisa. » (7)

Dans larégion au sud de Lahore, les forces armées indiennes remportèrent la bataille la plus décisive de cette guerre. Dans cette zone, la division de montagne 4, sous le commandement du général de division Gurbaksh Singh, reçut la mission de quitter sa base à Ferozepore/Khem Karan pour se rendre au canal Ichhogil. Ils devaient s’emparer en chemin (1) du poste de contrôle commun juste de l’autre côté de la frontière, (2) de Ruhiwal, (3) de la jonction Bund, (4) de Theh Pannunam et (5) de Ballanwala. Cela devait dégager la rive orientale du canal entre Bedian et Ballanwala, ainsi qu’entre Ballanwala et Ganda Singh Wala. La division se mit en route à 5h du matin le 6 septembre et, à 11h30, elle avait réussi à remporter quatre des cinq positions citées. Mais il ne fut pas possible d’aller plus loin, car le Pakistan lança une puissante contre-offensive au début de l’après-midi. Au matin du 7 septembre, les Indiens étaient de retour au point de départ à Khem Karan.

A ce stade, le commandant de la division indienne prit conscience que l’armée pakistanaise n’aurait pas envoyé deux unités d’élite se battre dans ce secteur, sa division blindée et sa division d’infanterie, si son but n’avait pas été de lancer une offensive d’envergure. Il fallait enrayer et briser cette offensive : si elle réussissait à percer les positions indiennes à Khem Karan, rien ne pourrait arrêter l’avance pakistanaise jusqu’à Amritsar. Le commandant de la division d’infanterie indienne évalua calmement la situation, prenant en compte les ressources disponibles, qui incluaient alors une brigade blindée. Il décida alors d’effectuer un repli tactique qui présentait un double avantage : c’était une position plus facile à défendre à l’arrière de Khem Karan, à un endroit appelé Assal Uttar, et ce mouvement donnait la fausse impression que les Indiens prenaient la fuite devant leurs assaillants.

Assal Uttar occupait un emplacement idéal pour l’objectif visé : il couvrait à la fois l’axe Khem Karan-Amritsar, ainsi que l’axe Khem Karan-Patti. La disposition des lieux se prêtait à une défense efficace, tandis que Khem Karan pouvait se contourner. Le commandant de division, agissant avec rapidité et clairvoyance, installa sa défense avec soin. Heureusement, l’assaut pakistanais survint un jour plus tard que prévu, ce qui offrit un temps précieux au commandant de division indien pour le déploiement en « fer à cheval » de toutes ses forces et aussi de la brigade blindée de soutien menée par le général de brigade Theograj. Cette stratégie laissait une ouverture au centre, pour attirer les Pakistanais dans un piège mortel.

Comme le montre la suite des événements, le Pakistan avait préparé un plan minutieusement détaillé et audacieux pour s’emparer d’Amritsar, qui devait être la phase finale de l’opération Grand Chelem. Dans ses grandes lignes, la stratégie pakistanaise consistait à pousser sa division blindée, associée à sa division d’infanterie, sur Khem Karan et, après y avoir établi une tête de pont, deprendre rapidement les uns après les autresles ponts d’Harike, de Jandiala Guru à l’est d’Amritsar, puis celui sur la rivière Beas, à environ quarante-trois kilomètres à l’est d’Amritsar. De cette façon, Amritsar, ainsi qu’un territoire considérable à l’entour, aurait constitué une « prise » fabuleuse dans le filet pakistanais. Qui plus est, les Pakistanais avaient escompté, par ce coup d’audace, isoler les troupes indiennes dans les secteurs du Punjab et du Jammu et Cachemire, et peut-être bien dévaler jusqu’à Delhi car selon eux, rien ne pouvait arrêter leurs nombreux blindés.

Au matin du 8 septembre, le Pakistan attaqua les positions indiennes à Assal Uttar, avec une brigade blindée, le long de l’axe Bhikhiwind. Cet assaut fut repoussé. La même nuit, une autre brigade blindée pakistanaise chargea le long de l’axe Khem Karan-Patti. Cette brigade subit des pertes de chars considérables, sans pouvoir percer les défenses indiennes. A ce stade, il semblait presque sûr que les blindés pakistanais, en grand nombre, auraient recours à un large mouvement de débordement par le flanc ouest, entre Rohi Nallah et la route de Bhikhiwind. Pour parer à cette manoeuvre éventuelle, un nombre considérable de chars de la brigade blindée indienne, sous les ordres du général de brigade Theograj, se déploya autour de la zone de Lakhna-Mahmudpura-Chima. Puis, et ce fut un coup de maître, une partie de la zone d’approche fut délibérément inondée par la rupture du canal de Madhupur, incitant les Pakistanais à venir au centre du « fer à cheval », où les attendaient l’artillerie et les chars indiens, efficacement camouflés au milieu de champs de canne à sucre

Comme prévu, les Pakistanais lancèrent dans cette zone une attaque massive le 10 septembre. Altaf Gauhar en parle comme del’opération « Poing d’acier »duPakistan (8) et affirme que le Président Ayub avait personnellement approuvé cette offensive et qu’il surveillait lui-même l’évolution de la situation militaire, étant « extrêmement optimiste quant au résultat » (9). Ce fut un assaut farouche et déterminé en deux vagues : la première par la 5ème brigade blindée du Pakistan, et la seconde, à leur suite, par la 4ème brigade blindée. Les Pakistanais jetèrent dans la bataille toutes leurs forces pour déborder les positions indiennes, mais ils tombèrent bientôt dans le piège sophistiqué que leur avaient tendu les forces ennemies. Et ils ne pouvaient se tourner d’aucun côté sans subir un tir de barrage de l’artillerie et des chars indiens. Pour les Pakistanais, ce fut une déroute complète : 97 chars pakistanais furent mis hors de combat. « Le 11 septembre, la contre-offensive de Khem Karan se solda par un échec. » Comme le reconnaît Altaf Gauhar, « toute la stratégie militaire du Pakistan s’effondrait. Pour le Pakistan, la guerre était terminée. » (10)

L’aviation indienne apporta une contribution importante à cette bataille : les 8 et 9 septembre, elle détruisit deux trains pakistanais chargés de chars, de véhicules et de munitions d’artillerie. Un grand nombre de chars pakistanais auraient livré bataille avec un approvisionnement limité en carburant et même en obus. De plus, au cours de la bataille d’Assal Uttar, l’escadrille de Mystères n°1 fournit un soutien au sol dans le secteur de Khem Karan.(11)

Mais visiblement, ce furent les défaillances du commandement au plus hauts échelons de l’autorité militaire qui conduisirent le Pakistan à la défaite dans la bataille d’Assal Uttar.Selon le général Musa, voici ce qui explique cet échec : « Ces frictions de guerre aggravèrent la confusion au sein de la division, principalement à cause d’un commandement inefficace aux plus hauts échelons de l’autorité militaire… pour des raisons inexplicables, le général de brigade donna des ordres contradictoires… » (12) Et voici comment Musa décrit la situation au sein des forces pakistanaises dans ce secteur, peu après la bataille d’Assal Uttar : « Pratiquement, toutes les structures de commandement de la division étaient paralysées en raison de la confusion qui y régnait… » (13) Dans son livre The First Round-Indo-Pakistan War 1965, le général de corps d’armée aérienne Asghar Khan, qui quitta son poste de commandant en chef des forces aériennes le 23 juillet 1965, deux semaines à peine avant le début de l’opération Gibraltar au Cachemire, impute l’échec de l’armée pakistanaise au commandement timoré du général Musa lui-même.

Russell Brines décrit la guerre dans le secteur de Sialkot :

Ce qui se passa, c’est…que le général Chaudhuri effectua avec ses forces blindées une manoeuvre audacieuse pour monter l’offensive de Sialkot. Il laissa une partie de ses forces dans le secteur de Lahore et envoya l’autre, surtout le matériel le plus moderne, en opération autour de Sialkot. Il fallait déplacer quelque 3.000 véhicules le long d’une route unique, et en territoire ennemi, où l’aviation risquait d’intervenir en force. Le pari était double : premièrement, les forces qui défendaient la route de Delhi n’en seraient pas démesurément affaiblies ; deuxièmement, le mouvement en direction de Sialkot pouvait se réaliser sans subir de pertes excessives sous le feu de l’ennemi. Cette manoeuvre fut couronnée d’un tel succès que les Indiens purent infliger de lourdes pertes aux forces blindées du Pakistan sur deux fronts. (14)

Les combats dans le secteur de Sialkot durèrent pendant deux semaines complètes, depuis le 7 septembre jusqu’à pratiquement l’heure du cessez-le-feu, au matin du 23 septembre. L’unique division blindée de l’Inde était maintenant pleinement engagée dans ce secteur. C’était aussi le cas de la deuxième division blindée pakistanaise, récemment constituée. A elles deux, elles totalisaient 400 chars, engagés dans des batailles acharnées à bout portant, en terrain plat, dans l’atmosphère étouffante d’énormes nuages de poussière soulevés par le mouvement des chars et de l’artillerie lourde. Voici comment Brines décrit les opérations dans ce secteur :

Au nord de la ville, où les Indiens lancèrent leur première attaque sur Sialkot sur deux fronts, s’engagèrent de violents combats d’infanterie blindée. Les Indiens signalèrent une lente avancée en direction de la ville solidement fortifiée, qui, au moment du cessez-le-feu, les laissa retranchés à environ quatre kilomètres de là. Ils coupèrent également un tronçon nord de la ligne de chemin de fer. Ce qui signifiait cependant que Sialkot n’était que partiellement encerclée et que la ligne de chemin de fer et la route principales en direction de l’ouest n’étaient apparemment pas touchées. Quand les combats cessèrent, les Indiens revendiquèrent la possession d’environ 470 kilomètres carrés de territoire pakistanais dans cette zone, pour la majeure partie entre la frontière et la zone principale de combat de Phillora. Le Pakistan reconnut grosso modo la profondeur de pénétration revendiquée par l’Inde (15).

Sialkot, qui avait servi au Pakistan de base de lancement pour son offensive du 1er septembre dans la région de Chhamb, ressemblait à une forteresse armée, entourée d’une puissante enceinte d’artillerie moderne, comportant des canons de longue portée de calibre moyen ou lourd, en plus des habituels blockhaus, bunkers et emplacements de canons. L’offensive indienne dans ce secteur prit la forme d’un large mouvement en tenailles pour attaquer Sialkot par le nord et le sud. A cet endroit, se déroula la bataille la plus cruciale pour la ville de Phillora, qui faisait partie de la branche sud de ce mouvement de tenailles. La bataille principale débuta la nuit du 10 septembre, lorsque les forces indiennes se mirent à avancer sur la ville de Phillora. Le 12 septembre, elles effectuèrent une percée dans les défenses de Phillora et s’emparèrent de la ville.

Après la bataille de Phillora, il y eut une sorte d’accalmie, qui dura environ trois jours. Puis les combats reprirent, et l’armée indienne remporta quelques victoires tactiques. Quand le cessez-le-feu intervint le 23 septembre à 3h30 du matin, l’armée indienne occupait environ 470 kilomètres carrés de territoire pakistanais dans le secteur de Sialkot. Ils étaient à trois kilomètres à peine de la ville.

Pour compléter ce tableau, je devrais ajouter que le 8 septembre, l’armée indienne avait ouvert dans le secteur Rajasthan-Sind un troisième front contre le Pakistan. L’armée indienne avait traversé la frontière à Barner et occupé Gadra, une ville du Pakistan située à 10 kilomètres de la frontière. Des combats eurent également lieu dans ce secteur, mais il ne s’agissait que de manœuvres de diversion.

L’armée de l’air indienne, sous le commandement remarquable du maréchal Arjan Singh, joua un rôle crucial dans la guerre indopakistanaise de 1965. Le 1er septembre 1965, elle fut appelée par le Premier ministre Shatri à se joindre aux opérations militaires lancées au Cachemire afin de contrer la poussée menaçante des blindés pakistanais vers Akhnoor. Elle fut au combat en moins de deux heures. Comme nous l’avons vu, l’armée pakistanaise avait lancé une attaque massive dans le secteur Chhamb-Jaurian de l’Etat du Jammu et Cachemire dans les premières heures du 1er septembre. Les forces pakistanaises incluaient une division d’infanterie soutenue par deux régiments blindés de 90 chars Patton et l’artillerie du corps d’armée. L’Inde n’avait reçu aucun rapport des services de renseignements concernant l’éventualité d’une attaque de cette importance et de cette férocité, etelle ne disposait pas de la force militaire adéquate pour l’affronter au sol. La preuve en est que les forces indiennes dans ce secteur ne comprenaient qu’une brigade d’infanterie, un escadron de chars AMX légers et un régiment de campagne. Cela donnait aux Pakistanais une supériorité de cinq contre deux en infanterie et de six contre un en blindés. Cette supériorité était vraiment écrasante.

Le lieu de l’attaque fut aussi judicieusement choisi. La conquête du secteur Chhamb-Jaurian et aussi du pont stratégique d’Akhnoor aurait isolé les forces indiennes situées le long de la ligne de cessez-le-feu (LCF), tout en facilitant la prise de Jammu à partir d’Akhnoor. Cela aurait aussi eu l’effet dévastateur d’isoler du reste de l’Indetout le secteur Jammu et Cachemire, y compris le Ladakh. Dans cette zone, les forces indiennes se seraient retrouvées prises au piège et en grand danger. Telle était la situation lorsque les forces aériennes indiennes entrèrent en action.A 17h19, la première mission de bombardement de l’aviation indienne était en route vers Pathankot. Ce jour-là, on organisa jusqu’à vingt-six missions d’appui au sol. L’aviation indienne détruisit une douzaine de chars pakistanais, plusieurs pièces d’artillerie lourde et soixante-deux véhicules. Mais le plus important, c’était d’avoir interrompu l’offensive pakistanaise et stoppé son avancée vers Akhnoor. L’Inde disposait ainsi d’un délai inestimable pour décider d’éventuelles contre-attaques.

Au cours des deux premiers jours de guerre, l’aviation indienne découvrit que ses Vampires et ses Mystères, déployés pour un soutien au sol dans le secteur Chhamb-Jaurian, attiraient invariablement des Sabres et des Star Fighters, notamment parce qu’ils opéraient sans lacouverture des avions de chasse et aussi parce qu’ils étaient facilement détectés par les radars pakistanais. Le 2 septembre, un détachement de huit Gnats de la 23e escadrille, basée à Ambala, arrivaà Pathankot, ainsi que quelques MiG-21 de la 28eescadrille.Le 3 septembre, l’aviation indienne entra en scène suivant un habile stratagème, élaboré, dit-on, par le lieutenant-colonel M.S.D. Wollen et par le commandant J. Greene, tous deux promus par la suite au grade de général de corps d’armée aérienne. Voici ce qu’ils avaient planifié : une formation de Mystères, commandée par le lieutenant-colonel W.M. Goodman devait s’approcher du secteur Chhamb-Jaurian en volant à haute altitude pour être facilement détectée par les radars pakistanais. En arrivant dans la zone cible, ces Mystères devaient feindre une attaque en piqué et disparaître de la zone. Huit Gnats, organisés en deux formations, devaient suivre à basse altitude pour éviter les radars.Puis, après avoir largué leurs réservoirs de délestage, ils devaient fondre sur lesSabres qui n’auraient pas manqué d’attaquer, avant de reprendre rapidement de l’altitude. Deux MiG-21 devaient effectuer une mission de patrouille aérienne de combat au-dessus du terrain d’aviation de Pathankot et se joindre au combat au cas où on repérerait des Star Fighters. Ce plan fonctionna à merveille. Comme prévu, des Sabres cherchèrent à intercepter les Mystères, et les contrôleurs de la défense aérienne de l’aviation indienne dirigèrent efficacement les Gnats sur les Sabres maraudeurs. Dans le combat aérien qui s’ensuivit, le commandant Trevor Keelor, aux commandes du petit Gnat, abattit le premier Sabre.

Il fut immédiatement décoré de la médaille du Vir Chakra, devenant le premier officier de l’aviation indienne à recevoir une distinction pour son courage dans la guerre de 1965. En fait, le commandant Trevor Keelor eut droit à un triple honneur : pour avoir été le premier à abattre un avion de chasse Sabre, le premier officier de l’armée de l’air indienne à être décoré du Vir Chakra, et le premier membre de toutes les forces armées indiennes à recevoir une distinction pour sa bravoure dans la guerre de 1965.

J’aimerais faire ici une digression pour rapporter une intéressante conversation que j’ai eue avec Trevor Keelor le 22 décembre 1992. Accompagné du commandant R.K. Pal, je le rencontrais chez lui à New Delhi. Je lui demandais ce qu’il ressentait d’avoir réussi à abattre un jet Sabre : « J’ai eu beaucoup de chance. » dit-il. « Je me trouvais au bon endroit, au bon moment. D’autres de mes collègues étaient tout aussi bien entraînés et motivés. N’importe lequel d’entre eux aurait pu avoir le premier Sabre. Je suis profondément reconnaissant à mon pays de m’avoir fait un tel honneur. »

Quant à son avion de combat, le Gnat, il se montrait très éloquent sur ses mérites : c’était un avion léger révolutionnaire, possédant trois avantages principaux : il avait une très forte vitesse ascensionnelle, il pouvait être fabriqué en Inde et était économique.

« Le Gnat était si petit et si rapide qu’il grimpait jusqu’à 12000 mètres en moins de quatre minutes et que les radars et les pilotes ennemis avaient du mal à le repérer. C’était un avion très facile à manoeuvrer, et ses deux canons pouvaient abattre tout ce qui se trouvait à sa portée. »

Il existe une histoire fascinante au sujet de l’acquisition du légendaire Gnat. En octobre 1956, le général d’armée aérienne P.C. Lal, alors Secrétaire adjoint du Cabinet et général de brigade aérienne, s’était rendu à l’étranger pour étudier le marché européen, en vue d’acheter un avion de combat qui conviendrait à l’aviation indienne. Le 15 octobre, alors qu’il survolait la Manche à bord d’un chasseur  d’interception Supermarine Swift, il fut séduit par un remarquable petit avion de chasse qui faisait des zig-zags dans le ciel : ses acrobaties étaient vraiment très impressionnantes. Quand la transaction relative au Supermarine échoua, Lal se remémora cet impressionnant étalage de virtuosité au-dessus de la Manche. Il prit contact avec l’inventeur du Gnat1, W.E.W. Petter, afin de savoir si l’Inde pouvait l’acquérir pour son aviation. Petter répondit catégoriquement qu’il ne pouvait pas accepter de vendre son invention à L’Inde. Alors que Lal remâchait ce brusque refus au beau milieu d’un repas d’affaires avec Petter et les membres de son conseil, la conversation se retrouva par hasard sur le cricket. C’était un des sujets de conversation favoris de Lal, qui, reprenant courage, se fit un vivant reporter du cricket en Inde, en particulier pour la dernière rencontre de l’équipe du président avec celle du Premier ministre. Petter et son conseil écoutèrent avec un vif intérêt et tout le monde partagea un très agréable repas, mais, malheureusement pour Lal, aucun contrat pour l’armée de l’air indienne ne fut conclu.

Quelques jours plus tard, Lal reçut soudain un coup de fil comme « tombé du ciel » : Petter l’avisaitque l’Inde pouvait finalement acquérir le Gnat. A sa grande surprise, Lal, encore abasourdi, entendit Petter ajouter que l’Inde bénéficierait même d’une licence pour fabriquer elle-même l’avion. Le marché fut vite conclu et l’Inde, d’une façon des plus inattendues, se dota du légendaire Gnat, avion qui allait jouer un rôle si important dans le conflit indo-pakistanais.

Cette histoire possède une suite intéressante. Des années plus tard, alors que tous deux étaient devenus de bons amis, Petter décida soudainement de tout avouer : « Pratap, j’ai une confession à vous faire » confia-t-il à Lal, puis il ajouta : « quand au début vous m’avez proposé d’acheter le Gnat, je pensais que vous les gars étiez des communistes. C’est pour cela que j’ai refusé de vous vendre mon invention. Mais quand vous m’avez dit que vous jouiez au cricket, et je l’ai vérifié, j’ai compris que vous ne pouviez pas être communistes ! Alors j’ai pris la décision de vous vendre mon avion. »

Le 6 septembre, l’aviation indienne commença à prendre des photos lors de missions de reconnaissance dans les zones du Chhamb-Jaurian, Pasrur-Sialkot et du canal Narowal-Ichhogil. Elles furentsuivies d’attaques de Mystères sur des cibles terrestres dans le secteur de Lahore-Kasur, sous la protection aérienne des Gnats.

Ce même soir, l’aviation indienne affronta l’aviation pakistanaise qui menait une série de raids aériens sur ses bases. Des avions pakistanais de Sargodha attaquèrent Adampur et Halwara, d’autres de Peshawar fondirent sur Pathankot et Srinagar, et d’autres de Karachi attaquèrent Jamnagar. Certains raids étaient dirigés sur les installations de radars indiennes. L’attaque des Sabres sur Adampur fut interceptée par quatre Hunters de l’aviation indienne et les avions pakistanais furent repoussés. A Halwara, quatre jets Sabres furent interceptés avec succès par quatre Hunters indiens. Un seul Sabre leur échappa, mais il fut abattu par des tirs d’artillerie au sol. Dans ce combat aérien, un as du vol de l’aviation pakistanaise, le commandant S Rafiqui, qui commandait l’escadrille numéro 5, fut abattu et trouva la mort. Malheureusement, l’histoire fut bien différente à Pathankot : les Pakistanais y causèrent de sérieux dommages à la suite d’une audacieuse attaque. Huit Sabres F-86 escortés par deux Star Fighters F-104 fondirent au dessus du terrain d’aviation de Pathankot sans se faire repérer, et en six passages, ils détruisirent six Mystères, deux MiG-21, un Gnat et un avion Packet.

Quand l’Inde lança une contre-offensive importante dans les secteurs de Lahore et de Sialkot, le rôle de l’aviation indienne se développa considérablement. Par la suite, le chef du personnel de l’armée, le général Chaudhuri, et le chef d’état-major de l’armée de l’air, le général de corps aérien Arjan Singh, agirent de concert pour contrer l’agression pakistanaise. Dans les secteurs de Lahore et Sialkot, l’aviation indienne offrit un excellent appui aux forces terrestres.

Le 7 septembre, l’aviation indienne lança une grande attaque sur Sargodha, la plus grande et la plus importante base aérienne pakistanaise. Au total, elle effectua trente-trois sorties de Mystères et Hunters en six missions. Ce fut un assaut audacieux sur la principale base aérienne pakistanaise. Sargodha était située bien à l’intérieur du Pakistan, et presque hors de portée des Hunters. Au cours de cette attaque, l’aviation indienne détruisit trois Sabres F-86 et un Star Fighter F-104, et perdit dans la bataille trois Hunters et deux Mystères. C’est ce jour même que l’aviation pakistanaise attaqua Kalaikunda à six heures trente du matin. Lors de ce raid inattendu dans le secteur oriental, six Sabres F-86 de quatorze escadrilles pakistanaises, venant de Dacca et Jessore, détruisirent six Vampires et deux Canberras stationnés sur la piste d’envol. Dans le combat qui s’ensuivit vers dix heures trente, deux Sabres furent détruits en combat aérien.

Dans la nuit du 7 au 8 septembre, l’Inde ouvrit un nouveau front dans le secteur de Sialkot. A partir de ce moment-là, l’aviation indienne fournit une protection aux forces terrestres autant dans le secteur de Sialkot que dans celui de Lahore, en utilisant des Gnats, des Mystères et même des Canberras. Il faut dire que les Canberras ont besoin de haute altitude et de grande vitesse pour être efficaces et sûrs. Ils ne sont pas conçus pour le rôle tactique de protection aérienne des forces terrestres. Mais les pilotes chevronnés de l’aviation indienne parvinrent aussi bien à piloter leurs Canberras dans des opérations tactiques de ce genre. Ce fut possible grâce à la « situation aérienne favorable »2 acquise par l’aviation indienne.

Au bout de quelques jours, les missions de bombardement de l’aviation indienne se dirigèrent sur des bases aériennes pakistanaises assez éloignées, telles que celles de Peshawar, Rawalpindi et Kohat. Ces missions impliquaient des vols de longues distances, sur environ 1.000 km, en territoire ennemi. Le raid nocturne du 13 au 14 septembre fut particulièrement hardi. Une escadrille de Canberras vola au-dessus de Peshawar, sans doute le bastion le mieux défendu de l’armée de l’air pakistanaise, son quartier général. Pour cette mission, les Canberras de l’aviation indienne devaient voler à la limite de leurs possibilités, sans aucune marge pour la moindre erreur ou déviation tactique, et sans la couverture d’avions de chasse.

Le 19 septembre, une escadrille de Hunters réalisa un remarquable et important exploit avec le bombardement du secteur de Sialkot. Le matin du 19, cette escadrille intercepta une colonne de chars pakistanais, qui avançaient les uns derrière les autres dans un défilé. Les avions commencèrent par attaquer et immobiliser le char de tête et celui en queue du convoi, forçant ainsi tous autres les chars à l’immobilité. Ensuite, ils furent tous détruits en sept passages.

L’aviation indienne joua un rôle capital pour tout le théâtre des opérations. Elle réussit à acquérir une « situation aérienne favorable » au-dessus de diverses zones de combat, et fournit un appui tactique à l’armée de terre dans toutes les grandes batailles. Elle contribua à paralyser la machine de guerre pakistanaise, grâce au bombardement stratégique de cibles militaires, de dépôts de ravitaillement, de réseaux de communication et d’autres installations défensives.

Ceci conclut une description nécessairement brève des opérations de guerre menées lors du conflit indo-pakistanais de 1965. Ce livre n’a pas pour but l’analyse ou le compte rendu détaillés des faits de guerre : beaucoup d’autres ouvrages ont été écrits sur ce sujet.

Chapitre 23 – Bilan de la guerre

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés n’avaient qu’un seul objectif, obtenir la défaite totale des nazis et des fascistes. Les Alliés gagnèrent la guerre et imposèrent les conditions de la paix. Dans le conflit indo-pakistanais de 1965, ni l’Inde, ni le Pakistan n’avaient envisagé d’anéantir l’autre pays, puis de dicter les termes de la paix. Pour juger du résultat de la guerre, il fallait se référer aux visées limitées que chaque pays avait entretenues

Les objectifs du Pakistan et leur résultat se trouvent résumés avec une franchise remarquable par Altaf Gauhar : « Ce n’était plus contestable : on s’était engagé dans la guerre sans véritable plan, et toute l’aventure reposait sur des suppositions fausses et fantaisistes. Le gouvernement présentait maintenant deux raisons pour expliquer son échec : la supériorité numérique des forces armées indiennes, et l’attitude hostile des grandes puissances. Ces deux facteurs étaient sûrement bien connus avant l’engagement des hostilités. » (1)

Par contraste, l’Inde avait atteint ses objectifs de guerre, tels que Shastri les avait définis. Le premier consistait à anéantir les tentatives pakistanaises de s’emparer du Cachemire par la force. Le second visait à détruire la force offensive des blindés pakistanais et à émousser ainsi la machine de guerre pakistanaise. Il n’est guère possible, même aujourd’hui, d’évaluer l’étendue des dommages avec exactitude, car aucun gouvernement n’a encore publié d’informations certaines. Mais d’après les récits de nombreux observateurs, il est clair que la machine de guerre pakistanaise avait été gravement amputée. « Sur le plan militaire, » dit D.R. Mankekar, « le Pakistan a perdu les deux batailles les plus décisives de la guerre : la Bataille d’Assal Uttar dans le secteur de Khem Karan et la bataille de chars qui s’étendit sur quinze jours dans lesecteur de Sialkot. Au cours de ces deux batailles, le Pakistan a perdu près de la moitié ses chars américains sophistiqués. Leurs corps de blindés, fierté et fer de lance de l’armée pakistanaise, se retrouvent aujourd’hui mutilés et humiliés. L’impact psychologique de tout cela sur l’armée pakistanaise ainsi que sur les autorités militaires du pays ne doit pas être sous-estimé. » (2)

Citant « les premiers comptes rendus professionnels », le correspondant du Times (Londres) pour les questions militaires commenta : « Dès le début, le Pakistan, a revendiqué la destruction de 500 chars indiens, mais pour être plus réaliste, on pense que la perte pour l’Inde tourne autour de 200 blindés, dont la moitié serait aux mains des Pakistanais… En supposant qu’une proportion équivalente de blindés pakistanais ait été perdue au profit de l’Inde, 200 autres chars pakistanais ont probablement été touchés, mais ont été récupérés et devraient être réparés…Pour le Pakistan, la perspective d’engager une autre bataille blindée à l’avenir se présente sous un jour sombre, et cela n’ira pas en s’améliorant, car ils doivent compter sur des livraisons supplémentaires de chars américains, éventualité douteuse dans les circonstances actuelles. » (3)

En ce qui concerne les dégâts causés à l’aviation pakistanaise, voici le rapport de Selig Harrison, correspondant du Washington Post, à New Delhi :

Les pertes en avions subies par l’Inde n’ont apparemment pas modifié l’avantage numérique qu’avait sa flotte aérienne sur celle du Pakistan, deux fois moindre. Il est même possible que ce réel avantage se soit encore accentué. La force de frappe du Pakistan se composait surtout de 103 jets Sabre F-86. De source diplomatique, on estime que 30 Sabres au moins ont été abattus ou bombardés sur les camps d’aviation (L’Inde en revendique 47).(4)

Le troisième objectif de l’Inde était de réaliser les deux premiers en occupant le moins possible de territoires au Pakistan, car l’intention était de les évacuer une fois la guerre terminée. L’Inde n’avait nullement le dessein de s’emparer de Lahore. Cette prise aurait certes réjoui l’Inde, mais en même temps, une grande partie de l’opinion mondiale se serait retournée contre elle, et cela aurait même pu entraîner l’intervention d’une puissance étrangère en faveur du Pakistan. Selon Shastri, les exigences politiques et militaires de l’Inde avaient été remplies par la pénétration de l’armée indienne au Pakistan, dans les secteurs de Lahore et de Sialkot. Shastri n’avait ni recherché ni interdit la capture de Sialkot : c’était un bastion militaire, et l’armée reçut carte blanche pour décider de sa stratégie. On peut tout à fait supposer que Sialkot serait tombée aux mains de l’armée indienne si la guerre avait continué. Mais dès le 16 septembre, le cessez-le-feu semblait effectivement possible, et la prise de Sialkot, qui aurait sans aucun doute entraîné de lourdes pertes humaines, ne fut pas sérieusement envisagée.Shastri avait laissé cette question au jugement du général Chaudhuri. Même ainsi, une assez vaste étendue de territoire pakistanais était sous occupation indienne, en particulier dans le secteur de Sialkot.

Le général de corps d’armée Harbaksh Singh, Vr. C. (en retraite), donne une vue d’ensemble parfaitement exacte de la guerre :

Il serait néanmoins incorrect d’établir un bilan du conflit uniquement en termes matérialistes – car il y eut d’autresdomaines de réussite qui, bien que moins tangibles, eurentdes conséquences très importantes. Le mythe pakistanais soutenant que les frères du Cachemire attendaient avec impatience d’être « libérés » avait reçu un démenti, tant à l’intérieur qu’à l’étranger. L’illusion que le Pakistan pourrait pénétrer en Inde comme un rouleau compresseur, grâce à du matériel américain sophistiqué, avait fait place à un sain respect pour l’armée indienne. L’idéé prétentieuse d’Ayub qu’un soldat pakistanais vaut trois jawans subissait un rude coup. Le jawan indien mettait à genoux son adversaire dans un combat loyal. Nos blindés lents, simples et lourds, surnommés « vielles caisses » par nos ennemis méprisants, avaient défié et vaincu le char Patton ultra moderne et asséné la leçon suivante : dans l’épreuve finale de la bataille, ce qui compte, c’est l’homme derrière le canon.En bref, l’armée pakistanaise s’était fait remettre à sa place.

Pris séparément, chacun de ces faits représentait des exploits louables. Collectivement, ils nous donnaient un ascendant moral sur un ennemi arrogant qui était fortement imbu d’idées de puissance et de fierté.

Et il y eut également un autre effet éclipsant tout le reste. L’humiliation qui avait accablé l’armée indienne – dans le pays et à l’étranger – suite à la débâcle de 1962 dans la zone frontière du nord-est de l’Inde contre la Chine (NEFA3), nous avait rempli le cœur d’une profonde amertume et fait baisser la tête d’humiliation. Cet affront avait été lavé. Aux yeux de la nation, l’armée jouissait d’un prestige rarement égalé auparavant. Aux yeux du monde dans son ensemble, ce succès a rétabli sa réputation traditionnelle. Au sein de l’armée elle-même, la confiance en soi est revenue. Ce sont des acquis considérables, bien supérieurs à toute conquête de territoire ennemi ou à la destruction de son potentiel militaire.(5)

Altaf Gauhar a récemment affirmé qu’Ayub fut induit en erreur par un autre facteur – il ignorait l’existence d’une « alliance secrète » entre l’Amérique et l’Inde, contractée au moment de l’invasion chinoise de l’Inde en 1962. Selon Gauhar, les deux lettres que Jawaharlal Nehru avait écrites au Président Kennedy le 19 novembre 1962, demandant l’intervention militaire américaine pour arrêter l’avance chinoise, et la réponse de Kennedy à Nehru, constituaient une alliance indo-américaine contre la Chine. Or Altaf Gauhar n’avait pas vu cette correspondance qui est toujours confidentielle mais, en s’appuyant sur une conversation qu’il avait eue quelque temps auparavant avec un conseiller du président Américain de l’époque, Carl Kaysen, il en avait tiré les remarques suivantes :(6)

Les lettres de Nehru demeurent confidentielles. Pourquoi ? Une seule réponse s’impose : ces deux lettres, ainsi que la réponse du Président Kennedy, constituent une alliance entre les Etats-Unis et le Gouvernement indien, en vue d’engager une action militaire commune contre la Chine. En 1965, le Pakistan n’était pas au courant des termes de cette alliance. C’est pourquoi Ayub ne put jamais comprendre les raisons qui contraignirent lesEtats-Unis à se prononcer en faveur de l’Inde, pendant la guerre indo-pakistanaise de 1965. Le Pakistan avait le soutien de la Chine, ce qui faisait des Etats-Unis un allié de l’Inde. Si Ayub avait connu les conditions de cette alliance, peut-être n’aurait-il jamais autorisé l’opération Gibraltar.(7)

Quelles conditions ? La seule condition « d’alliance » que Gauhar mentionne, c’est une action indo-américaine commune si la Chine menaçait l’Inde. Mais il est à peu près certain que l’Amérique serait venue au secours de l’Inde, dans l’éventualité d’une attaque chinoise en 1965. Et l’Amérique aurait agi ainsi en conformité avec sa politique ouvertement déclarée d’assistance au Monde libre, en cas d’attaque communiste.

Suggérer qu’Ayub n’en savait rien, et que pour cette raison, il mit à exécution ses plans de guerre, c’est le dépeindre comme un homme politique naïf. Adire vrai, Ayub connaissait parfaitement la position américaine sur la question chinoise : il en avait été averti personnellement par Johnson, à la fois par l’intermédiaire de Bhutto et directement par lettre. Ayub savait donc pertinemment que l’Amérique soutiendrait l’Inde si la Chine la menaçait ou l’attaquait. Visiblement, il s’était engagé dans la guerre sans tenir compte de cet élément, parce qu’il avait surestimé sa puissance militaire, et qu’il avait entretenu la grande illusion d’asséner à l’Inde un ou deux coups violents pour l’abattre. En même temps, il avait sous-estimé les forces indiennes. La thèse de Gauhar d’une alliance secrète indo-américaine contre la Chine n’est basée sur aucune preuve tangible. En 1965, les Chinois lancèrent un ultimatum à l’Inde en la menaçant d’entrer en guerre. Pourtant, dans la correspondance entre Shastri et Johnson, que j’ai moi-même étudiée, on ne trouve aucune allusion à une quelconque « alliance secrète » qui aurait eu lieu en 1962, parce qu’il n’existait évidemment rien de tel.

1 NDT : « Gnat » (en anglais : « moucheron ») est ici mentionné pour sa manœuvrabilité en vol en zig-zag (tel le vol de la mouche).

2 NDT : la doctrine militaire définit trois degrés de la maîtrise de l’espace aérien : « situation aérienne favorable », « supériorité aérienne » et « suprématie aérienne »

3 NDT : North East Frontier Agency (NEFA) région frontière du Nord-Est de l’Inde, devenue indépendante et intégrée à l’Inde en aôut 1947 ; rebaptisée Arunachal Pradesh en 1973, elle a acquis le statut d’Etat le 20 février 1987.

Chapitre 24 – Cessez-le-feu

A la réunion du Conseil de sécurité du 20 septembre, lorsque fut adoptée la résolution exigeant le cessez-le-feu, Chagla souligna que l’Inde avait déjà accepté un cessez-le-feu inconditionnel, et était prête à l’appliquerdès que le Pakistan consentirait à s’y conformer. A ce propos, il lut quelques passages significatifs des lettres que Shastri avait écrites au secrétaire général de l’ONU le 14 et 15 septembre. Cependant, le Pakistan n’avait toujours pas indiqué s’il acceptait un cessez-le-feu inconditionnel. Le secrétaire général était donc constamment en contact avec Shastri et Ayub.

Le 21 septembre régnait en Inde une atmosphère d’expectative : on attendait incessamment la paix, même si les combats continuaient à faire rage, surtout dans le secteur de Sialkot. Mais on n’avait encore reçu aucun message du secrétaire général de l’ONU au sujet de la position du Pakistan.

Le 22 septembre, de bonne heure, U Thant expédia une requête urgente à Shastri l’adjurant d’ordonner un cessez-le-feu unilatéral avec effet à l’heure fixée, et de demanderaux forces indiennes de ne riposter qu’en cas d’attaque. C’était naturellement totalement irrecevable. Shastri rejeta promptement cette suggestion. Juste après midi, ce même jour, parvint au secrétaire général un autre message confirmant que le Pakistan avait aussi accepté le cessez-le-feu et que, pour donner le temps de transmettre les ordres aux commandants des opérations, le cessez-le-feu était fixé maintenant au mercredi 22 septembre à 22h G.M.T. (soit le 23 septembre à 3h, heure du Pakistan occidental, et 3h30 à l’heure de New Delhi). Dès réception de ce message, Shastri eut un entretien avec Chavan et Sardar Swaran Singh, suivi d’un instant mémorable : Chaudhuri et Arjan Singh se rendirent au bureau du Premier ministre, qui les reçut avec une émotion visible mais contenue ; il leur serra les mains chaleureusement, leur transmit officiellement des ordres pour le cessez-le-feu, et exprima à tous deux sa reconnaissance et son admiration profondes. Il les félicita pour la manière brillante dont ils avaient mené les opérations ; de leur côté, Chaudhuri et Arjan Singhtémoignèrent leur admiration envers Shastri, pour ses conseils et ses qualités de dirigeant.

Peu après 14h, les ordres de cessez-le-feu furent transmis aux commandants des opérations.

Après avoir rencontré Chaudhuri et Arjan Singh, Shastri se rendit aussitôt au Parlement, où il annonça les détails du cessez-le-feu. Voici la conclusion de son discours :

Il va maintenant y avoir cessation des hostilités. La paix est une bonne chose. Cependant, le ministre des Affaires étrangères du Pakistan est resté menaçant aujourd’hui dans son discours au Conseil de sécurité. Il nous faut donc être très vigilants et rester sur nos gardes.

La nation vient de traverser sa plus grande épreuve. Ce fut une période difficile mais d’une grande utilité. Le monde entier sait maintenant que les habitants de l’Inde – hindous, musulmans, sikhs, chrétiens, parsis et autres – constituent une nation unie, avec en commun une volonté résolue et un objectif bien arrêté. Sur le front, des membres de toutes les communautés ont fait le sacrifice suprême, ils ont montré qu’ils sont Indiens d’abord et avant tout.

A nos forces armées, je voudrais, au nom de ce Parlement et du pays tout entier, rendre un chaleureux hommage. Par leur bravoure et leur héroïsme, elles ont redonné confiance au peuple de l’Inde. Ceux qui ont perdu au front des êtres chers ont contribué à préserver notre indépendance. La nation reconnaissante ne l’oubliera jamais. Le pays tout entier partage leur peine et leur fierté.

Monsieur le Président de l’Assemblée, avec votre permission je voudrais exprimer nos sentiments de plus profonde gratitude à tous les membres de cette auguste chambre, à tous les partis politiques du pays, aux dirigeants de l’opinion publique, aux responsables des organisations syndicales, du Commerce et de l’Industrie, ainsi qu’à bon nombre d’associations de bénévoles. A l’heure de l’épreuve, les 470 millions d’habitants de ce pays se sont tous serré les coudes pour relever le défi lancé contre notre liberté.

Je voudrais informer la Chambre que, le 18 septembre 1965, j’ai reçu un message de M. Kossyguine, Président du conseil des ministres de l’URSS, offrant ses bons offices en vue d’améliorer les relations entre l’Inde et le Pakistan. M. Kossyguine est animé de bonnes intentions. Personne ne peut même contester le point de vue selon lequel, en fin de compte, l’Inde et le Pakistan devront vivre ensemble en voisins pacifiques. C’est pourquoi nous ne pouvons dire non à aucun effort pouvant favoriser une telle situation, lorsqu’ils sont proposés par des personnes sincères, animées de sentiments de bonne volonté et d’amitié. J’ai donc informé aujourd’hui M. Kossyguine que ses efforts et ses bons offices seront les bienvenus.

Je voudrais aussi donner à la Chambre d’autres détails sur l’accident tragique qui, l’autre jour, a causé une perte qui nous touche douloureusement. Une enquête menée sur place indique que l’appareil où voyageait Balvantray Mehta a été abattu par un avion pakistanais : les marques sur le fuselage révèlent des tirs de canon ; l’enquête préliminaire, conduite par les autorités de l’aviation qui se sont aussi rendues sur les lieux, confirme que l’appareil a été abattu à basse altitude ; les munitions récupérées à l’endroit de la chute prouvent également que l’attaquant était un avion pakistanais. Qu’on abatte ainsi un appareil civil, non engagé dans les combats, constitue l’un des actes les plus inhumains que nous ayons à déplorer et à condamner. Balvantrayji, sa femme et ceux qui voyageaient avec lui, ont sacrifié leur vie sur l’autel de la liberté de notre pays. Leurs noms resteront à tout jamais gravés dans notre mémoire. (1)

A la suite de la déclaration du Premier ministre, il y eut au Parlement un débat important, auquel participèrent de nombreux députés. L’accord pour le cessez-le-feu fut approuvé, mais il y eut de grandes déceptions du fait que le Conseil de sécurité n’avait pas explicitement dénoncé le Pakistan comme étant l’agresseur. De nombreux députés tenaient à ce que l’Inde conservât la possession des postes situés de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu, comme le col de Haji Pir, que l’Inde avait occupé récemment pour empêcher de nouvelles infiltrations. Acharya J.B. Kripalani prononça un discours incisif. En se référant à la ligne de cessez-le-feu, sur laquelle l’Inde et le Pakistan étaient tombés d’accord en juillet 1949 – et qu’il appelait la « Ligne du 5 Août » – il dit :

Je dis que cette ligne du 5 août a été établie pour la circonstance, je le crains, par des gens qui ignoraient la géographie. S’ils avaient connu la géographie, ils n’auraient pas permis que le col Haji Pir fûtsous contrôle pakistanais. Pour arrêter cette ligne, on n’a tenu compte ni des données scientifiques, ni du point de vue militaire. Elle a été fixée en hâte pour calmer l’opinion mondiale. Je crains qu’aujourd’hui aussi, nous ayons travaillé en hâte, pour calmer l’opinion mondiale. L’opinion mondiale ne compte pas, et cette Organisation des Nations Unies vaut à peine mieux que la précédente, la Société des Nations. Elle est dominée par la politique de coercition. Elle est dominée par le désir de garder l’équilibre des forces. Tant que l’on maintient cette idée de l’équilibre des forces, tant que se perpétue la politique de coercition, la vérité ne peut jamais triompher : on ne peut que faire des compromis, et ces compromis ne cesseront de nous attirer des difficultés.

Après une pause, Acharya Kripalani ajouta : « Si nous fixons une nouvelle ligne, nous aurons encore des problèmes. »

Vijay Lakshmi Pandit participa également activement au débat :

Pendant ces quelques dernières semaines, nous avons traversé et affronté la menace la plus grave depuis notre Indépendance. L’histoire de la perfidie et de la fourberie du Pakistan, la manière dont il a agressé notre pays pour la troisième fois, est scandaleuse ; mais nous sommes un peuple fier aujourd’hui, car nous avons répondu en des termes on peut plus clairs. A ceux qui cherchaient à violer notre territoire et à détruire les valeurs sur lesquelles notre nation s’est construite, nous leur avons dit de ne pas y toucher, et non seulement cela, mais aussi de tourner le dos aux concepts moyenâgeux qu’ils persistent à entretenir.

Avant de poursuivre, je voudrais rendre respectueusement hommage au Premier ministre pour l’audace et la décision dont il a fait preuve dans cette crise.

Il était clair que Mme Pandit ne considérait plus Shastri comme « prisonnier de l’indécision ».

L.M. Singhvi prononça un discours intéressant où il mit le doigt sur l’insuffisance de l’Inde en matière de publicité et d’efforts diplomatiques :

La Résolution de l’ONU fait preuve d’une rare indifférence à l’égard de l’agressionavérée de la part du Pakistan. Elle montre qu’au cours des années, nos arguments n’ont pas été suffisamment bien expliqués, malgré la présentation fort éloquente qu’en a donnée récemment M. Chagla. Nous payons pour l’indifférence et la négligence, accumulées depuis des années, à présenter nos arguments d’une manière appropriée et digne d’attention. Il semble que nous ayons manqué totalement d’efficacité et d’imagination pour le faire. J’ai entendu un nombre incalculable de fois – de la part de parlementaires de différents pays du Monde ainsi que de diplomates représentant divers pays – qu’on ne les avait pas informés des éléments de cette affaire de manière appropriée et convaincante.Nous constatons manifestement que parmi la large assemblée de l’ONU, il n’y aucun pays, à part la Malaisie et Singapour…qui comprenne notre point de vue. Alors que nous ne pouvons que déplorer cette situation, nous devons aussi nous livrer à un brin d’introspection quant à notre publicité extérieure et notre diplomatie.

Peter Alvares, qui s’intéressait à l’Union soviétique déclara  : « Ce fut une pénible surprise lorsque nous avons découvert le changement d’attitude du Gouvernement soviétique ; alors qu’il a apporté à l’Inde son soutien inconditionnel dans le conflit du Cachemire, il coopère maintenant avec les grandes puissances pour débloquer cette question au niveau de l’ONU.»

C’est avec sincérité qu’Ansar Harvani poursuivit : « Monsieur le Président de l’Assemblée, permettez-moi d’abord de féliciter Monsieur le Premier ministre pour l’audace et le dynamisme avec lesquels il a dirigé notre pays en cette heure de crise. Ce petit homme frêle s’est révélé le digne successeur et héritier du libérateur de ce pays, Jawaharlal Nehru. Quand on écrira l’histoire, elle rendra ce verdict : l’Inde doit sa libération à Jawaharlal Nehru, mais c’est à Lal Bahadur Shastri que revient l’honneur d’avoir défendu avec courage et héroïsme la liberté de l’Inde. »

Chagla, qui avait conduit la délégation indienne à la réunion du Conseil de sécurité lors de l’adoption de la Résolution du 20 septembre, répondit aux différentes questions qui avaient été soulevées. Il expliqua de façon très persuasive que la résolution du Conseil de sécurité n’était nullement à l’avantage du Pakistan. Elle ne plaisait pas du tout au Pakistan, disait-il, qui l’avait rejetée dans un premier temps. Chagla précisa les caractéristiques de cette résolution qui jouaient en faveur du point de vue indien.

Toutes les sections de la Chambre témoignèrent leur admiration profonde pour Shastri. Quelques semaines plus tôt seulement, l’opposition avait introduit une motion de censure. Maintenant tous manifestaient leur confiance dans l’autorité de Shastri.

Voici la réponse de Shastri au débat :

Je dois exprimer ma gratitude à tous les députés qui ont participé aux débats aujourd’hui. Il y a eu plusieurs orateurs, et chacun s’est exprimé avec les termes de son choix. Mais, de tous côtés, je n’ai entendu qu’une seule voix : la voix du patriotisme, de la volonté nationale de défendre la souveraineté et l’intégrité de l’Inde, d’où que vienne l’envahisseur. C’est la voix du peuple de l’Inde qui s’est exprimée, par l’intermédiaire de ses représentants au Parlement, en des termes sur lesquels on ne peut se méprendre ; c’est la voix de la volonté souveraine du peuple. Mesdames et Messieurs les Députés, me permettrez-vous de rappeler qu’en m’adressant à cette Chambre en avril dernier, j’avais lancé un appel à une unité de cœur au sein du peuple. Cette unité a donné toute sa mesure et s’est manifestée effectivement lors de ces jours de crise. En fait, c’est cette unité qui s’est révélée la plus grande source de force en ces temps d’épreuve… En ce qui concerne l’Etat du Jammu et Cachemire, la Chambre connaît notre position, qui est ferme et claire. Cet Etat fait partie intégrante de l’Inde, il est une entité constitutive de l’union fédérale de l’Inde. Il n’y a presque pas d’arguments en faveur d’une nouvelle autodétermination. Les habitants du Jammu et Cachemire ont déjà exercé le droit à l’autodétermination au cours de trois élections générales qui se sont déroulées sur la base du suffrage universel des adultes… Selon M. Peter Alvares, l’Union soviétique avait, semble-t-il, consenti au « dégel » de la question du Cachemire. Il ne serait pas correct de parler ainsi. L’Union soviétique se présente maintenant en championne ardente de la paix. Elle a connu les horreurs de la guerre et elle veut vraiment, dans un esprit d’amitié, s’efforcer d’améliorer les relations entre l’Inde et le Pakistan. Ses intentions sont pures et nous avons donc fait bon accueil à son initiative.

Quelques députés ont mentionné le travail de nos missions diplomatiques à l’étranger. Je peux sincèrement dire à la Chambre que chacune d’elles a fait preuve d’attention et de vigilance. Elles ont fait du bon travail, en tenant parfaitement au courant les gouvernements auprès desquels elles sont accréditées, de l’évolution et de la justesse de notre cause… Quant aux tâches qui nous attendent, nous les aborderons de façon réaliste et en sachant consciemment quel’autonomie doit être notre mot d’ordre. Je suis reconnaissant à cette Assemblée du soutien remarquable qu’elle a apporté dans ces moments historiques. Monsieur le Président, je voudrais demander à la Chambre de vous autoriser à transmettre, par l’intermédiaire de notre ministre de la Défense, l’admiration et la gratitude de cette Assemblée à nos forces armées pour le travail magnifique qu’elles ont accompli. Je voudrais aussi, avec votre permission, demander à l’Assemblée de se lever pour observer une minute de silence, afin d’honorer la mémoire de ces soldats, aviateurs, policiers et civils qui sont devenus des martyrs pour défendre leur mère patrie.

Plus tard dans la journée, Shastri s’adressa à la nation dans une longue allocution radiodiffusée, pour brosser un tableau du déroulement de la guerre, de la vaillance des soldats et de la victoire ultime du peuple.

Chapitre 25 – Le Pakistan et le cessez-le-feu

La ligne de cessez-le-feu, à laquelle se référaient les Résolutions du Conseil de sécurité des 6 et 20 septembre 1949, fut fixée en juillet 1949, par un accord officiel entre l’Inde et le Pakistan. Pour garantir son respect par les deux pays, les Nations Unies avaient désigné un Groupe d’observateurs militaires de l’ONU, stationné au Cachemire. En août 1965, le responsable de ce Groupe était le général Nimmo. Comme nous l’avons vu, il signala des violations massives, après le 5 août 1965, par des hommes armés en provenance du Pakistan. Par la suite, le Pakistan, indirectement accusé d’agression dans le conflit indo-pakistanais de 1965, reçut un blâme explicite pour violation de la ligne de cessez-le-feu. Le Conseil de sécurité avait exigé le retour des personnels armés des deux côtés à leurs positions d’avant le 5 août 1965, c’est-à-dire en deçà de la ligne de cessez-le-feu. En d’autres termes, le Conseil de sécurité avait exigé le respect de l’ancienne ligne de cessez-le-feu de 1949.

De nombreuses et importantes personnalités politiques indiennes firent part à Shastri de leur point de vue sur le sujet, dès le cessez-le-feu du 23 septembre 65. Selon eux, l’Inde devait maintenant considérer l’ancienne ligne de cessez-le-feu comme invalide, en raison de sa violation massive par le Pakistan.

Curieusement, pour des raisons qui leur étaient propres, Ayub et Bhutto étaient aussi d’avis qu’il ne fallait pas accorder à la ligne de cessez-le-feu un caractère sacro-saint. En fait, tous deux considéraient que cette ligne, établie en 1949, constituait un obstacle important pour leurs revendications sur le Cachemire. Le 13 septembre 1965, Ayub adressa au secrétaire général de l’ONU la lettre suivante :

Alors que vous proposez un « cessez-le-feu inconditionnel », vous poursuivez en ajoutant que, sitôt après le cessez-le-feu, le Conseil de sécurité procéderait à la mise à exécution de sa résolution du 6 septembre. Les dispositions prévues par les Résolutions du Conseil de sécurité des 4 et 6 septembre stipulent que le cessez-le-feu soit immédiatement suividu retrait de tout le personnel armé du Pakistan du côté pakistanais de la ligne de cessez-le-feu, et de la consolidation de cette ligne par le renforcement du Groupe d’observateurs des Nations Unies ; cela aurait pour conséquence de restaurer l’emprise militaire de l’Inde sur le Cachemire. Nous ne ferions ainsi que revenir à la situation explosive de départ qui a déclenché le conflit actuel. (1)

Comme à son habitude, Bhutto se montra encore plus direct, selon les rapports du Morning News de Karachi en date du 20 août 1965 : « Bhutto a dit aux journalistes que la ligne de cessez-le-feu, que l’Inde décrit comme une frontière inébranlable, est un arrangement temporaire. Elle aurait très bien pu être dessinée plus bas, à l’intérieur du Cachemire occupé. »

Dans son rapport du 3 septembre 1965, le secrétaire général de l’ONU devait dire au Conseil de sécurité, à propos de l’attitude du Pakistan sur la ligne de cessez-le-feu :

Je n’ai obtenu du Gouvernement pakistanais aucune assurance que le cessez-le-feu et la ligne de cessez-le-feu seront désormais respectés, ni que des efforts seront engagés pour le retour à des conditions normales le long de la ligne. J’ai bien reçu du Gouvernement indien l’assurance que l’Inde agira avec retenue en ce qui concerne des actes de représailles et respectera l’Accord de cessez-le-feu et la ligne de cessez-le-feu, si le Pakistan agit de même. J’en ai reçu confirmation oralement de son représentant aux Nations Unies (2).

Evidemment, le Pakistan n’avait pas l’intention de respecter la ligne de cessez-le-feu de 1949 : cela ne servait pas ses intérêts. Alors, à qui profitait cette ligne ? Comme nous le verrons plus tard, ce fut l’un des points cruciaux qui firent l’objet des discussions entre Shastri et Kossyguine à Tachkent.

Laissons cela de côté et revenons, pour l’instant, àla situation embarrassante où se trouvait Ayub en 1965. Le 18 septembre, il avait reçu un avant-projet de la résolution proposée par le Conseil de sécurité exigeant le cessez-le-feu immédiat. Cette proposition devait être examinée par le Conseil de sécurité le 20 septembre. Ayub voulait la rejeter. Mais la situation militaire était défavorable au Pakistan. Selon Gauhar, les responsables de l’armée et de l’aviation étaient tous deux opposés à une prolongation du conflit. « Le général Musa était démoralisé par le manque de munitions et de pièces de rechange, et le général de corps d’armée aérienne Nur Khan par le taux d’usure élevé des appareils, cause d’une réduction quotidienne de la flotte opérationnelle à sa disposition. » (3) Les pays occidentaux et l’URSS faisaient pression auprès d’Ayub pour qu’il se conformât à la résolution du Conseil de sécurité. Ayub se tourna alors vers les Chinois. L’ambassadeur de Chine, qui était resté en contact étroit avec Bhutto pendant la guerre, poussait le Pakistan à poursuivre le combat. Ayub décida cependant de rencontrer personnellement Zhou En-Lai avant de prendre une décision définitive à propos de la résolution de cessez-le-feu du Conseil de sécurité. Accompagné de Bhutto, il s’envola pour Pékin dans la nuit du 19 au 20 septembre et revint la nuit suivante. Cette visite fit l’objet d’un secret bien gardé. A Pékin, Ayub et Bhutto eurent deux longs entretiens avec Zhou En-Lai et le maréchal Chen Yi. Selon la version de Gauhar, « Ayub expliqua la situation militaire, précisa comment les Indiens, en raison de leur supériorité numérique, commençaient à renforcer leurs positions, comment les puissances occidentales apportaient à l’Inde tout leur soutien diplomatique, tout en persuadant l’Union soviétique d’assumer le rôle de médiateur. » (4)

On rapporte que Zhou En-Lai incita le Pakistan à poursuivre le combat, en promettant de maintenir la pression de la Chine sur l’Inde. Lorsqu’Ayub demanda combien de temps les Chinois maintiendraient la pression, Zhou En-Lai aurait répondu : « Aussi longtemps que ce sera nécessaire, mais vous devez continuer la lutte, même si vous devez vous replier dans les montagnes. »(5) On rapporte aussi que Zhou En-Lai mit en garde Ayub, de ne pas céder à la pression américaine, ni de tomber dans le piège russe. En bref, les Chinois voulaient que le Pakistan rejetât la demande de cessez-le-feu du Conseil de sécurité et s’engageât dans une guerre interminable contre l’Inde. Il était bien évident qu’Ayub n’était pas en mesure de suivre cette politique. Une seule chose lui était possible : rassurer les Chinois sur la pérennité de son amitié. Il rentra ensuite au Pakistan, d’humeur sombre.

Pendant ce temps-là, le Conseil de sécurité avait adopté sa Résolution du 20 septembre exigeant le cessez-le-feu immédiat. Ayub dépêcha alors son ministre des Affaires étrangères à New York pour traiter de la situation critique qui en résultait.

Bhutto arriva à New York le 21 septembre et demanda un rendez-vous à Goldberg, délégué américain au Conseil de sécurité et son président en exercice. L’arrangement fut immédiat. Voici des extraits d’un résumé officiel de l’entretien des deux hommes, au cours de cette rencontre :

Pour commencer, Bhutto dit que le Pakistan était en faveur de la cessation des hostilités et ne voulait pas pousser la guerre jusqu’au bout. Il voulait un règlement « honorable » de la question du Jammu et Cachemire, en suspens depuis dix-huit ans. Il souligna que le Pakistan n’avait jamais eu recours aux armes pendant cette période, tandis que l’Inde avait claqué les portes l’une après l’autre. Il dit que le Pakistan avait étudié soigneusement la résolution et y avait trouvé une « faiblesse fondamentale ». Elle était discriminatoire. Elle ne prenait pas en compte l’agression indienne, ni l’autodétermination des habitants du Cachemire. Elle était irrecevable en l’état pour le peuple pakistanais.

Goldberg s’efforça de persuader Bhutto d’accepter la résolution du Conseil de sécurité du 20 septembre, en mentionnant les éléments favorables au Pakistan, à savoir la référence au Cachemire dans le préambule, et le contenu du paragraphe 4, qui portait sur le règlement futur du conflit. En outre, fit remarquer Goldberg, la résolution bénéficiait maintenant du soutien unanime qui avait fait défaut jusque-là. Voici d’autres extraits du même résumé :

Goldberg demanda de nouveau à Bhutto ce qu’il souhaitait lui faire transmettreaux membres du CS. Bhutto répondit qu’à ce stade, il ne pensait pas qu’une réunion fut souhaitable. Dit qu’il voulait parler au secrétaire général, et qu’il communiquerait la réponse pakistanaise dans l’heure. (Peu avant, il avait quitté la pièce pour prendre un appel téléphonique en provenance de Rawalpindi.) Dit que le manque de référence aux décisions précédentes et la date du 5 août posaient de sérieuses difficultés, et qu’il doutait beaucoup que le Pakistan acceptât cette résolution.

Goldberg demanda s’il devait demander aux membres du CS d’en rester là. Il dit que si Bhutto souhaitait s’adresser immédiatement au CS, il soutiendrait sa requête.

Bhutto le remercia, mais dit que ce qu’il aurait à dire dépendrait de la décision prise à Rawalpindi et qu’à ce stade, une réunion du CS n’était pas nécessaire.

Goldberg lui demanda ce qu’il devait dire concernant l’attitude du Pakistan sur la résolution : devait-il dire que, selon le Pakistan, la date du 5 août visait à les accuser d’agression, et que le faitde ne pas mentionner les résolutions précédentes portait préjudice à la position du Pakistan ? Bhutto répondit qu’il ne souhaitait pas que Goldberg fût aussi précis, parce que cela pourrait lui créer des difficultés, au cas où le Pakistan accepterait la résolution. Il était peut-être préférable de dire qu’ils avaient eu une discussion franche et que lui, Bhutto, avait exprimé le regret que l’Inde ne fût pas dénoncée comme étant l’agresseur ; qu’il avait ajouté que la résolution « aurait été meilleure » si elle avait réaffirmé les résolutions antérieures ; et qu’il avait demandé des « éclaircissements » sur la date du 5 août, et que Goldberg lui avait répondu que c’était en référence à la ligne de cessez-le-feu et à la frontière internationale.

La rencontre prit fin sur cette note ; Goldberg et le personnel conclurent, vu le tour qu’avait pris la conversation, que Bhutto avait déjà probablement reçu l’ordre d’accepter le cessez-le-feu (6), au cours de sa communication téléphonique avec Rawalpindi.

Le résumé de cet entretien de Goldberg avec Bhutto fut transmis au secrétaire d’Etat Dean Rusk et à la Maison-Blanche à l’intention de Johnson, dans la nuit du 21 au 22 septembre vers minuit.

D’après la conversation entre les deux hommes, il paraît évidentque le Pakistan comprenait bien la signification de la référence au 5 août dans la résolution du Conseil de sécurité du 20 septembre, ainsi que les implications de l’absence de référence aux résolutions antérieures. Cela exaspérait Bhutto qui, livré à lui-même, aurait rejeté la résolution obligatoire du Conseil de sécurité. Mais il était sous le ferme contrôle d’Ayub, qui avait maintenant pris la décision d’accepter le cessez-le-feu.

Bhutto fut obligé de transmettre l’acceptation du cessez-le-feu et, dans ce but, chercha une nouvelle occasion de numéro dramatique. A sa demande, le Conseil de sécurité se réunit vers minuit le 21 septembre, et la réunion se poursuivit jusqu’aux premières heures du 22 septembre. Bhutto y lança ses attaques habituelles à l’encontre de l’Inde, et brandit la menace d’un Pakistan quittant les Nations Unies, si on ne trouvait pas rapidement une solution « honorable » au problème du Cachemire. Mais il annonça l’acceptation du cessez-le-feu. Après cette scène, l’acceptation officielle du cessez-le-feu par le président du Pakistan fut également transmise au secrétaire général de l’ONU par le représentant permanent du Pakistan, Syed Amjad Ali, qui communiqua aux premières heures du matin du 22 septembre le message suivant de son président :

Le Pakistan considère que la Résolution du Conseil de sécurité n° 211 du 20 septembre ne donne pas satisfaction. Cependant, dans l’intérêt de la paix internationale, et afin de permettre au Conseil de développer une procédure exécutoire qui conduira à un règlement honorable du problème qui est la cause première du conflit actuel, à savoir le conflit du Jammu et Cachemire, j’ai donné les ordres suivants aux forces armées du Pakistan :

  1. Elles cesseront les combats aujourd’hui à partir de 12h05, heure du Pakistan occidental.
  2. A partir de cet instant, elles ne tireront plus sur les forces ennemies, sauf si on les prend pour cibles, à condition que le Gouvernement indien émette des ordres semblables à ses forces armées (7).

Le secrétaire général des Nations Unies envoya ensuite le télégramme suivant au Premier ministre de l’Inde et au président du Pakistan, le 22 septembre 1965 :

J’ai l’honneur d’informer Votre Excellence que les deux gouvernements ont confirmé maintenant officiellement l’acceptation du cessez-le-feu, demandé dans la Résolution du Conseil de sécurité du 20 septembre. Au cours de sa réunion aux premières heures du matin du 22 septembre, le Conseil de sécurité a donné son accord pour que le Président du Conseil de sécurité informe les deux parties que l’heure à laquelle le cessez-le-feu entrera en vigueur est fixée au mercredi 22 septembre à 22h G.M.T. (soit 3h pour le Pakistan occidental et 3h30 pour New Delhi). Ce report doit permettre aux gouvernements d’avoir le temps de donner les ordres nécessaires aux commandants des opérations. (8)

Le Gouvernement pakistanais transmit les ordres de cessez-le-feu à ses commandants d’opérations, et le cessez-le-feu devint effectif le 23 septembre à 3h, heure du Pakistan occidental, ou à 3h30 à l’heure de New Delhi.

Chapitre 26 – L’après-guerre

La guerre avait pris fin et, selon les termes du Premier ministre Shastri, une Inde nouvelle s’était « éveillée ». Le Pakistan avait été vaincu et la menace chinoise tenue en échec. On pouvait dire maintenant que la Russie et les Etats-Unis avaient adopté envers l’Inde une attitude amicale ou, du moins, qu’ils manifestaient une « neutralité positive ». Aux Etats-Unis, après la cessation des hostilités, on avait l’analyse politique suivante : « Le fondement de notre position vis-à-vis de l’Inde, c’était la reconnaissance que ce pays avait émergé du conflit avec une unité renforcée, un sens de l’objectif national et le statut de puissance dominante dans le sous-continent. » (1)

Le problème de loin le plus important que Shastri rencontradurant les semaines suivant la cessation des hostilités, ce fut encore celui, aux multiples facettes, des relations avec le Pakistan. Et tout d’abord l’observation effective du cessez-le-feu. Le 23 septembre, Shastri avait dit à la nation dans une allocution radiodiffusée que, même après avoir accepté le cessez-le-feu, le Pakistan s’était comporté d’une « manière des plus indignes et des plus atroces » en bombardant délibérément la population civile d’Amritsar, et en abattant un avion non armé qui transportait le ministre en chef du Gujarat. Il dit à Chaudhuri, que si le Pakistan ouvrait le feu, en violation du cessez-le-feu, l’armée indienne riposterait par le feu.

L’assemblée générale de l’ONU devait se réunir. Le Premier ministre, qui prévoyait que le Pakistan se servirait de ce forum pour soulever à nouveau la question du Cachemire, y envoya une forte délégation conduite par Sardar Swaran Singh. La délégation indienne, dont le ministre du Cachemire, Mir Qasim, faisait partie, reçut des instructions sur la façon d’exposer la situation de l’Inde, conformément aux déclarations de politique de Shastri.

Il y avait une autre tâche importante : le maintien et le renforcement de l’unité nationale ainsi que du consensusnational, qui s’étaient développés avec tant de force pendant la guerre.Il était essentiel de garder le contact avec les masses populaires. Dans ce but, Shatri prit la parole au cours d’une série de meetings à New Delhi, Bombay, Calcutta et dans d’autres lieux. Il avait pour objectif d’établir des liens directs avec le public, en lui expliquant personnellement les programmes politiques qu’il avait suivis dans le passé, et ceux qu’il comptait suivre à l’avenir. Le 26 septembre 1965 à New Delhi, dans le parc Ram Lila Grounds, il prononça un discours qui couvrait un large éventail de problèmes. Il était confiant et d’humeur joviale, et régala son vaste auditoire avec la raison qu’il donna de sa demande à l’armée indienne de marcher sur Lahore :

Sadar Ayub né élan kiya tha ki woh Dilli tak chahal qadmi karté houé pahounch jaengé. Voh itné baré admi hain, lahim shahim hain. Mainé socha ki ounko Dilli tak paidal safar karné ki taklif kyon di jai. Hamin Lahore ki taraf barh kar ounka istiqbal karen. (Le Président Ayub avait déclaré qu’il marcherait sur Delhi et y serait bientôt. C’est une personnalité importante à la stature élevée et imposante. J’ai pensé qu’il fallait lui épargner les fatigues d’une si longue marche. Il nous fallait nous-mêmes marcher sur Lahore pour le saluer.)

Faisant remarquer qu’une partie du Cachemire était toujours tenue par le Pakistan, Shastri fit allusion à une émission de la BBC à Londres, qui laissait entendre qu’il avait engagé cette guerre parce qu’il était hindou :

Il ne fait pas de doute, dit Shastri, que je sois hindou. Mir Mushtaq Sahib, qui préside ce meeting, est musulman. M. Frank Anthony, qui s’est aussi adressé à vous, est chrétien. On trouve également parmi vous des sikhs et des parsis. C’est ce qui fait le caractère unique de notre pays : nous comptons des hindous, des musulmans, des chrétiens, des sikhs, des parsis et des gens de toutes les autres religions. Nous avons des temples et des mosquées, des gurdwaras et des églises. Mais tout cela n’entre pas en ligne de compte dans notre politique. Nous ne travaillons pas pour faire de l’Inde un Etat hindou ou un Etat musulman. C’est la différence entre l’Inde et le Pakistan. Alors que le Pakistan se proclame Etat islamique, où la religion joue un facteur politique, nous les Indiens, nous avons la liberté de suivre la religion de notre choix, quelle qu’elle soit, de célébrer notre culte comme nous l’entendons. Sur le plan politique, chacun de nous est autant indien que les autres. C’est une distorsion des faits que d’accuser l’Inde d’hostilité à l’égard du Pakistan, en se limitant au point de vue étroit de la religion. Après tout, la Chine n’est pas un Etat islamique. Et dans la mesure où l’intégrité territoriale de l’Inde est en jeu, nous avons adopté vis-à-vis de la Chine la même position qu’à l’égard du Pakistan. La défense du pays n’a rien à voir avec la religion, c’est une question qui relève de la liberté et de la souveraineté de la mère patrie.

Puis il parla des forces armées :

Hier, j’ai rendu visite à quelques-uns de nos jawans (soldats) et officiers blessés, à l’hôpital militaire. Ils sont atteints de blessures graves, mais je n’ai pas vu une seule larme, pas même un visage triste. Si graves que fussent leurs blessures, chacun d’eux montrait un visage souriant et enjoué. Un officier, amputé d’une jambe, me dit qu’après avoir été blessé sur le champ de bataille, il avait abattu un officier pakistanais. J’ai été très touché de voir un autre officier, Bhupinder Singh, dont tout le corps était ensanglanté, au point que, même maintenant, il est difficile d’y appliquer un bout de pansement. Il était allongé, les yeux clos. Il s’excusa de ne pas pouvoir se lever pour témoigner son respect au Premier ministre qui lui rendait visite. Il me dit qu’il avait détruit sept chars ennemis, et que son unité en avait mis trente et un hors de combat. Il était sûr de se rétablir, ajouta-t-il, mais même si ce n’était pas le cas, cela n’avait pas d’importance parce que, maintenant, le pays pouvait se tenir la tête haute. Je lui dis à quel point le pays était fier de lui, et la profonde reconnaissance que manifestaient les gens de notre pays pour la manière dont les forces armées indiennes avaient affronté l’ennemi. Tous les enfants, tous les hommes et toutes les femmes de ce pays ont le plus profond respect pour les hommes de l’armée indienne, pour les pilotes des forces aériennes et les autres combattants (2).

Pendant ce temps, les Pakistanais se livraient encore à des tirs sporadiques. La situation commençait à se dégrader rapidement. Suite aux rapports signalant de nombreuses violations du cessez-le-feu, le Conseil de sécurité des Nations Unies, au cours d’une réunion d’urgence le 27 septembre, adopta une résolution exigeant « que les parties honorent immédiatement leurs engagements pris envers le Conseil, d’observer le cessez-le-feu. »

Bhutto n’en fut pas impressionné. Le 30 septembre, à Londres, il déclara que le cessez-le-feu indo-pakistanais « tenait à un fil », et que la reprise des combats avec l’Inde embraserait le monde. Lors d’une conférence de presse, il annonça : « Maintenant, nous sommes psychologiquement prêts à faire face à une guerre d’extermination. » Le cessez-le-feu resterait fragile tant que le problème du Cachemire ne trouverait pas de solution équitable. (3)De fait, Bhutto disait au monde qu’il n’y aurait pas de cessez-le-feueffectif à moins de régler le problème du Cachemire à la satisfaction du Pakistan. C’était après s’être adressé à l’Assemblée générale à New York.

Le discours de Bhutto à l’Assemblée générale était une tirade contre l’Inde. Mir Qasim la qualifia de tissu de contrevérités et d’erreurs sur les faits et l’histoire, et de tentative pour substituer l’insulte et l’invective à la raison et aux faits bruts. Qasim dit à l’assemblée : « Je voudrais faire la lumière sur un point. Malgré deux agressions contre l’Etatindien du Jammu et Cachemire, le Pakistan n’a pas réussi à l’annexer par la force des armes. Ayant échoué dans cette entreprise, sans parvenir à obliger l’Inde à discuter de cette soi-disant question du Cachemire à la pointe du fusil, le Pakistan cherche maintenant à exercer une pression internationale sur l’Inde pour engager des discussions. Qu’il n’y ait pas de malentendus, ni de doutes sur l’attitude de l’Inde à ce sujet. » Après avoir accusé Bhutto de convoiter le Cachemire, non pour garantir quelque hypothétique droit du peuple, mais par souci d’autoglorification, Qasim poursuivit : « Si le Pakistan portait un réel intérêt aux habitants du Cachemire, Bhutto et son gouvernement n’auraient pas abandonné aux Chinois de vastes parties de notre territoire, ni imposé une loi répressive à nos frères du Cachemire sous occupation pakistanaise, retenus en esclaves par le Pakistan jusqu’à ce jour, et que nous ne pouvons abandonner. »

Shastri profitait maintenant de toutes les occasions et de toutes les plates-formes importantes pour réitérer la détermination de l’Inde de maintenir son intégrité territoriale, et soulignait systématiquement que le Jammu et Cachemire faisait partie de l’Inde. Il avait déjà écrit dans ce sens à Johnson et à Kossyguine. Il voulait d’avance faire entendre que la souveraineté de l’Inde sur le Cachemire ne serait négociable dans aucune négociation future entre l’Inde et le Pakistan. Alors que ces deux dirigeants s’efforçaient de provoquer une rencontre entre Shastri et Ayub, ni l’un ni l’autre n’avait donné de réponse écrite pour contester la position de l’Inde. Si tel avait été le cas, Shastri aurait décliné toute invitation à participer à une réunion. Il était essentiel d’être clair sur ce point pour éviter la montée des pressions.

Le 2 octobre 1965, Shastri fêtait ses soixante-deux ans. Comme c’était aussi l’anniversaire de Gandhi, il se rendit le matin même à Rajghat pour rendre hommage au Père de la nation. C. Subramaniam offrit en tribut au Premier ministre sept épis de blé et cinq épis de maïs. Certaines personnes, avec prévenance, présentèrent un gâteau d’anniversaire géant, réplique exacte d’un char Patton avec la couleur et les inscriptions. Symboliquement, le Premier ministre détruisit le char en y enfonçant un couteau, puis il demanda qu’on envoie le gâteau aux jawans. La journée fut une réussite totale.

Le 3 octobre, le Premier ministre s’adressa à une assemblée gigantesque de sikhs réunis devant le Gurdwara Bangla Sahib à New Delhi. En hommage à l’héroïsme exceptionnel dont avait fait preuve la communauté sikh pendant la guerre, il commença son allocution par l’invocation sikh traditionnelle : « Jo bolé so nihal » (« Quiconque invoque le nom de Dieu est béni »). L’auditoire répondit d’une voix retentissante : « Sat Sri Akal » (« la vérité est éternelle »).(4)

On présenta au Premier ministre et au chef du personnel de l’armée, le général Chaudhuri, des saropas composés d’écharpes et d’épées. L’épée présentée à Shastri était la plus longue que j’aie jamais vue : tenue droite par le Premier ministre, pointe au sol, la garde lui en arrivait presque à la taille (il est vrai que Shastri n’était pas très grand). Il regarda ensuite autour de lui et aperçut le général de corps d’armée Harbaksh Singh, chef des armées sur le front occidental. Tenant l’épée d’une main, Shastri s’approcha de Harbaksh Singh, le prit par l’autre main, le conduisit devant l’assemblée et lui remit l’épée : « Général sahib, cette épée vous appartient de plein droit car, en qualité de commandant des armées sur le front occidental, vous avez mené l’armée indienne au combat et gagné pour l’Inde une victoire éclatante. »

Le 4 octobre, Y.B. Chavan se rendit à Bombay où l’attendait un grand nombre d’engagements publics. Pendant la guerre, Chavan avait joué un rôle décisif. Il avait apporté un puissant soutien au Premier ministre et, parmi ses collègues du gouvernement, il était devenu la personne la plus digne de confiance et d’admiration. S’adressant à une réunion du Comité de défense des citoyens, il dit : « Le seul artisan du succès et du triomphe de cette politique, dans notre conflit actuel avec le Pakistan, est le Premier ministre de l’Inde et nul autre. » (5)

Pendant ce temps, la situation à la frontière empirait de jour en jour, avec des affrontements assez importants. Le 7 octobre, Shastri dit à ses collègues du gouvernement que la situation à la frontière indo-pakistanaise présentait un danger potentiel : on rapportait que les tentatives du Pakistan pour se procurer des armes à l’étranger étaient inquiétantes, et le Pakistan déstabilisait délibérément le cessez-le-feu.

Shastri prit la précaution d’entretenir une correspondance régulière avec Johnson. Dans une lettre remise le 7 octobre, il envoya à Johnson ses voeux de « prompt rétablissement », pour une opération que ce dernier devait subir le 8 octobre. Shastri y émettait aussi l’espoir de rencontrer Johnson sans tarder. Ceci mit en branle des échanges bilatéraux par voie diplomatique, qui aboutirent à une décision mutuellement acceptée : Shastri irait à Washingtonpendant la première semaine de février 1966. Cette décision présentait un avantage évident : on s’assurait ainsi que Johnson ne modifierait pas sa politique d’aide militaireet économique à l’Inde et au Pakistan avant leur rencontre. Le principal objectif était d’empêcher la reprise de l’aide militaire au Pakistan.

Le 7 octobre, lors d’une conférence de presse à New York, le ministre britannique des Affaires étrangères, Michael Stewart, concéda pour la première fois que, dans le conflit sur le Cachemire, on ne pouvait écarter les arguments indiens concernant le rattachement officiel et constitutionnel du Cachemire à l’Inde en les réduisant à de l’obstination ou de la déraison ; et qu’il s’agissait d’arguments auxquels des gens sincères et intelligents devaient prêter attention. Il avait aussi commencé à se rendre compte de l’inquiétude bien naturelle de l’Inde face à cette situation qui menaçait le fondement de l’Etat indien, dont la population était composée de tant de races et de religions. (6)

Sur le plan intérieur, l’Inde était alors confrontée à un autre problème, le plus important à l’ordre du jour après celui de la défense : celui du ravitaillement. Le 10 octobre 1965, dans un message radiodiffusé sur le réseau national, le Premier ministre lança un appel aux fermiers pour produire davantage, aux commerçants pour vendre leurs marchandises à des prix raisonnables, et aux consommateurs pour limiter leur consommation. Il dit que pour conserver la liberté, l’autosuffisance alimentairen’était pas moins importante qu’un système de défense imprenable. Il rappela à la nation que la dépendance aux importationsalimentaires minait la confiance en soi et l’amour propre du pays. C’est alors qu’il donna à la nation un nouveau slogan : « Jai Jawan, Jai Kisan. » (« Vive le soldat, vive le paysan. »)

Le 11 octobre, vers minuit, lorsque je quittai mon bureau, du 10 rue Janpath, dans la résidence du Premier ministre, il me dit : « Demain matin, je vous attends ici de bonne heure – à 5h du matin. Nous partons. Nous reviendrons dans l’après-midi. » J’arrivai à l’heure dite le lendemain matin et nous prîmes la direction de l’aéroport. Le Premier ministre se rendait dans le secteur de Lahore, dans les zones avancées, jusqu’au canal Ichhogil. Après le voyage en avion, nous circulâment en véhicules motorisés. Ce fut une visite inoubliable. Le Premier ministre effectua cette tournée sous la conduite du général de corps d’armée J.S. Dhillon et d’autres officiers supérieurs. Il visita les villes de Burki et de Dograi, puis se dirigea sur la rive du canal Ichhogil. Sur le parcours, il vit les installations défensives, des blockhaus par exemple, que les Pakistanais avaient construites et dont les jawans indiens avaient dû s’emparer pour contrôler la rive droite du canal.

Le Premier ministre visita aussi la zone de Khem Karan où il vit un grand nombre de chars Patton détruits et capturés, disséminés partout dans les champs, et monta sur l’un d’eux.

A Pathankot, le Premier ministre fut ravi de rencontrer le commandant Trevor Keelor, debout à côté d’un chasseur Gnat, incroyablement minuscule pour un avion de combat. Trevor Keelor n’était pas grand non plus. Ensemble, ces héros de la guerre formaient un remarquable trio de petites tailles. Comme plaisanta Shastri : « Achcha, houm tino hi chhoté qad ké hain. » (« Tous les trois, nous sommes tout petits, n’est-ce pas ! »)

Outre ses propres déclarations publiques et celles prononcées au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale de l’ONU par des représentants de l’Inde, le Premier ministre envoya des émissaires personnels dans des pays importants : Vijay Lakshmi Pandit en France pour rencontrer de Gaulle, V.K. Krishna Menon au Caire pour rencontrer Nasser.

Le 15 octobre, Shastri demanda au représentant permanent de l’Inde au Nations Unies d’obtenir l’arrêt immédiat des intrusions provocatrices de l’aviation pakistanaise, qui avaient pris de graves proportions au cours de la quinzaine précédente. Il fallait informer le secrétaire général de l’ONU qu’entre le 1er et le 14 octobre, des appareils pakistanais avaient commis quarante-huit raids au-dessus de l’Inde et des territoires détenus par l’Inde. Les violations pakistanaises s’étaient révélées particulièrement nombreuses au Jammu dans le secteur d’Akhnoor, au Punjab à Amritsar, Wagah, Khalra et Fazilka, et dans le district de Jaisalmer au Rajasthan.

Shastri entreprit sa seconde tournée dans les zones avancées le 15 octobre, pour visiter les territoires pakistanais dans le secteur de Sialkot, qui avait été occupé par l’armée indienne pendant la guerre. Ce fut une autre expérience émouvante. Le Premier ministre s’adressa aux « jawans » (soldats) en plusieurs endroits – partout, il leur faisait part des sentiments d’admiration de la nation pour leurs exploits historiques. Il leur demanda de rester vigilants, car les intentions du Pakistan n’étaient pas.claires.

Plus tard à Bombay, dans le courant du mois, Shastri rencontra G.D. Birla, de retour en Inde après une tournée à l’étranger. Celui-ci lui fit part de sa visite aux Etats-Unis, où il avait rencontré « une sympathie et une admiration sans réserve » pour la manière dont Shastri avait fait face à l’agression pakistanaise au Cachemire et au Kutch. Selon lui, les questions des Américains montraient qu’ils n’arrivaient toujours pas à bien se rendre compte de la véritable situation au Cachemire. Mais maintenant, on ne parlait plus d’un plébiscite au Cachemire, on se contentait de faire remarquer vaguement qu’il « faudrait faire quelque chose pour régler le problème. » Birla avait la conviction que les diplomates indiens devaient maintenant convaincre le monde de la position réelle de l’Inde par rapport au Pakistan. Pendant les hostilités, dit-il, onprésenta sur les réseaux de télévision américains des images favorables à l’Inde. On montra un cortège de musulmans de Bombay en train de protester contre la Turquie et l’Iran, qui apportaient leur aide au Pakistan, démontrant ainsi que toute la communauté musulmane de l’Inde était derrière le Gouvernement indien. Ceci, dit Birla, avait fait une impression extraordinaire aux Etats-Unis. (7)

Le 18 octobre 1965, Shastri se rendit à Aurangabad, où il s’adressa au Comité de défense des citoyens de la division d’Aurangabad. Le ministre de la Défense Y.B. Chavan assistait à ce meeting. Il relata les événements de la guerre et exprima son admiration pour les forces armées. Il amusa également l’auditoire en rappelant les commentaires pakistanais sur le Premier ministre de l’Inde « vêtu d’un dhoti ». Ce qui fit dire au Premier ministre : « Je ne suis pas maréchal et je porte le dhoti. C’est peut-être pour cette raison que le Pakistan considère que l’Inde est faible ! ». Et il ajouta : « Le ministre de la Défense Chavan porte également un dhoti. Ce sont des gens en dhoti qui ont défendu leur pays et marché sur Lahore. »

Au cours des deux ou trois semaines précédentes, le Pakistan avait tenté désespérément d’obtenir armes, munitions et pièces détachées pour son armement endommagé. A peu près à la même époque, la presse rapporta que le Pakistan avait reçu des quantités appréciables d’armes en provenance d’Iran et de Turquie et qu’en outre la Turquie avait fourni au moins une escadrille de jets Sabre. (8) Shastri savait et disait que « le pays ne devait dépendre que de lui-même, non pas dans un avenir lointain, mais ici et maintenant. » L’évangile Swadéshi était aussi valable et d’actualité que lorsque Gandhi le prêchait quarante ans auparavant, et il existait trois domaines spécifiques dans lesquels l’autonomieétait de la plus haute importance : les forces armées, qui devaient posséder un équipement adéquat ; l’industrie de la défense, à développer au plus vite ; et la base de l’économie, à renforcer, avec un effort particulier sur l’autosuffisance alimentaire.

Pendant ce temps, le 21 octobre, Kuldip Nayar, dans The Hindustan Times, publia un article où il faisait remarquer qu’il était entièrement erroné de croire qu’en tenant le col Haji Pir, l’Inde pouvait effectivement fermer la porte aux agents étrangers ; il existait en effet plusieurs autres itinéraires que les agents infiltrés pakistanais pouvaient emprunter, et qu’ils avaient effectivement empruntés en août 1965.

L’attention se tourna alors de nouveau vers le siège des Nations Unies. Le 22 octobre, le Pakistan présenta officiellement une demande pour obtenir de toute urgence une réunion du Conseil de sécurité, afin d’examiner ce qu’il appelait « la dégradation rapide de la situation intérieure au Jammu et Cachemire. » Le représentant pakistanais à l’ONU prétendait également que le cessez-le-feu revenait pratiquement à un échec, en raison du « mépris total » de l’Inde pour « la lettre et l’esprit » de la résolution du cessez-le-feu.

Lorsque le débat commença, Bhutto, sans tenir compte de l’ordre du jour, se lança dans une diatribe virulente contre l’Inde pour sa répression au Cachemire. Il ignora l’appel du président du Conseil à limiter ses observations à l’article à l’ordre du jour. Le ministre indien des Affaires étrangères, Sardar Swaran Singh, et tous les autres membres de la délégation indienne quittèrent alors la réunion du Conseil de sécurité. Par la suite, Bhutto employa des mots d’une grossièreté inqualifiable. C’était la première fois que la délégation indienne quittait une réunion du Conseil de sécurité, et cela marqua un tournant dans la politique de l’Inde à propos du Cachemire. Désormais, l’Inde considérait que l’administration interne de l’Etat du Jammu et Cachemire, du strict domaine des affaires intérieures, n’était pas du ressort du Conseil de sécurité. A New Delhi, le Premier ministre réexamina la question avec deux de ses principaux collègues, G.I. Nanda et Indira Gandhi. Il proposa de suspendre le boycott de la réunion du Conseil de sécurité, à la condition de recevoir l’assurance que la délégation pakistanaise ne ferait plus un usage abusif de cette haute instance. Le ministre des Affaires étrangères envoya au président du Conseil de sécurité une lettre en termes vigoureux, pour protester contre le comportement épouvantable de Bhutto.

En Inde, Shastri passa en revue le débat en cours au Conseil de sécurité et parvint à la conclusion suivante : à ce stade, l’Inde devait avant tout s’efforcer de déjouer les tentatives du Pakistan pour obtenir l’ajout immédiat des questions politiques relatives au Cachemire aux questions militaires, à savoir l’observation effective du cessez-le-feu et le retrait de tout le personnel armé. La résolution du Conseil de sécurité du 20 septembre comportait deux paragraphes exécutoires principaux :

Le Paragraphe 1 exigeait un cessez-le-feu inconditionnel et le retrait de tout le personnel armé sur les positions occupées avant le 5 août (c’est-à-dire derrière la ligne de cessez-le-feu de 1949) et le Paragraphe 4 proposait un examen de la question politique à une date ultérieure – mais non précisée. Le Pakistan voulait et proposait en réalité une modification où ces deux paragraphes seraient appliqués ensemble, ce à quoi l’Inde était totalement opposée.

Le 28 octobre, lors d’un grand rassemblement public, d’environ 300.000 personnes, à Ramnivas Bagh au Jaipur, Shastri déclara que l’Inde était prête à participer aux discussions du Conseil de sécurité à propos du cessez-le-feu et du retrait des troupes, mais pas aux débats sur le Cachemire. Il déclara que si le Pakistan ne se retirait pas du Chhamb, l’Inde non plus ne se retirerait pas de Lahore ni de Sialkot. Il réclama en outre l’évacuation de tous les agents infiltrés au Cachemire. Le Premier ministre, dans son discours, avait pris soin de ne pas mentionner le col Haji Pir ou le secteur de Tithwal. Il se rendait compte en effet que cela irait à l’encontre de la demande du Conseil de sécurité quiexigeait le retrait des deux belligérants sur les positions antérieures au 5 août. Toute réclamation de ce genre aurait immédiatement soulevé l’hostilité générale contre l’Inde au Conseil de sécurité. En effet, même l’Union soviétique et la Malaisie, les seuls supporters dévoués de l’Inde au Conseil de sécurité, soutenaient totalement le retrait complet sur les positions antérieures au 5 août, tant par l’Inde que par le Pakistan, pour recouvrer la ligne de cessez-le-feu de 1949.

Cette position ferme permit à l’Inde de faire échec aux efforts du Pakistan pour faire ajouter la question politique du Cachemire à celle du retrait des troupes. Même le représentant britannique au Conseil de sécurité fit des déclarations en faveur de la position prise par l’Inde – un avantage non négligeable. Le 27 octobre, Lord Caradon de Grande-Bretagne fit notamment la déclaration suivante au Conseil de sécurité : « La tâche sur laquelle nous devrions en ce moment concentrer tous nos efforts, c’est de faire tout notre possiblepour rendre effectif le cessez-le-feu entre l’Inde et le Pakistan et, tout en même temps, le retrait de tout le personnel armé¸ exigés par le Conseil de sécurité… De fait, le cessez-le-feu et le retrait total constituent la seule issue pour arriver à un accord solide. » Il s’agissait d’un revirement considérable par rapport à la position qu’avait prise le Premier ministre britannique, Harold Wilson, dans sa déclaration impétueuse du 6 septembre où il fustigeait l’Inde.

Les Etats-Unis, à travers Goldberg, prirent également la mesure inhabituelle de réprimander la presse américaine pour « avoir donné une fausse idée » de l’action de l’Inde et de sa décision de quitter la réunion du Conseil de sécurité au milieu des débats en cours. Il souligna aussi que l’ONU avait fait preuve « d’impartialité » dans les résolutions de septembre,et qu’elle ferait de même pour la question politique. Ainsi, à l’ONU, les choses avançaient sur la base d’une application complète de la demande du Conseil de sécurité : le cessez-le-feu et le retrait de tout le personnel armé sur les positions tenues avant le 5 août. Cela signifiait que le Pakistan devait se retirer définitivement du Chhamb, et l’Inde du col Haji Pir et d’autres territoires situés du côté pakistanais de la ligne de cessez-le-feu de 1949.

Le 31 octobre, Shastri s’envola dans un avion de l’I.A.F. pour Calcutta où il fut accueilli en héros. Un rassemblement important, mené par le ministre en chef P.C. Sen, l’attendait à l’aéroport. Sur les quinze kilomètres du parcours de l’aéroport de Dum-Dum à Raj Bhavan, on avait dressé des arches de bienvenue, dont les plus importantes furent celles érigées à la mémoire du lieutenant Tapan Choudhury et Havildar Abdul Hamid, qui avaient donné leur vie pour défendre le pays.

Le soir, Shastri tint un meeting public gigantesque, dans les quarante hectares du parc de Maidan à Calcutta. Je n’ai jamais vu plus vaste rassemblement que celui-ci. Shastri, ému de cette manifestation de masse, parla longuement. Personne, dit-il, ne connaissait mieux que lui la pauvreté. Il était résolu à tout mettre en œuvre pour l’éradiquer et pour apporter une aide sociale à ceux qui étaient en droit d’attendre une nouvelle donne de la part du gouvernement. C’est la seule fois où je l’ai jamais entendu, en public ou en privé, évoquer la pauvreté de sa jeunesse. Cela lui permit d’établir une pleine communion avec les gens ordinaires, dont la plupart étaient, eux-mêmes, pauvres.

Le lendemain matin, le 1er novembre, Shastri rencontra des représentants de la presseet confirma qu’il avait été invité par Johnson à se rendre aux Etats-Unis dès que possible, bien qu’aucune date n’eût encore été fixée. Il ajouta qu’il se réjouissait du récent assouplissement de l’attitude des Etats-Unis sur la question du Cachemire.

Shastri retourna l’après-midi même à New Delhi. C’était un lundi. Auparavant, le 28 octobre à Jaipur, il avait appelé le peuple à sauter un repas par semaine en signe d’austérité. Cela s’imposait essentiellement dans la pénurie alimentaire du moment, et cela générerait aussi un sentiment de sympathie et de solidarité à l’échelle nationale. Lui-même et sa famille décidèrent de commencer par eux-mêmes, et ils renoncèrent tous à ce dîner du lundi 1er novembre.Ils continuèrent d’ailleurs ce jeûne tous les lundis soirs, pendant toute la durée de la crise. Il voulait prêcher l’exemple.

Vers la fin d’octobre 1965 surgit une question épineuse dans les relations indo-pakistanaises – sans rapport avec la guerre. Le Traité des Eaux de l’Indus avait été négocié entre l’Inde et le Pakistan sous les auspices de la Banque mondiale, du temps où Nehru était Premier ministre. Selon ce traité, l’Inde devait verser au Pakistan une somme de 800 millions de roupies, échelonnée en dix versements égaux. Cinq avaient déjà été réglés et on arrivait au sixième versement. Dans l’opposition, comme au Parti du Congrès, certains étaient opposés à verser cette somme en raison des circonstances. La décision de Shastri fut différente : puisque l’Inde ne s’était pas considérée comme étant en guerre avec le Pakistan, et que les relations diplomatiques avec le Pakistan n’avaient pas été rompues, l’Inde devait honorer les obligations du traité et régler le sixième versement de 80 millions de roupies. Il fut toutefois convenu, avec l’approbation de la Banque mondiale, que cette somme serait réglée uniquement en roupies non convertibles, et non pas en livres sterling. De plus, elle ne serait payée au Pakistan qu’en janvier 1966, avec pour obligation, cependant, de la déposer immédiatement sur un compte spécial à la Banque centrale de l’Inde (Reserve Bank of India). Malgré l’opposition, Shastri maintint sa position de principe sans céder aux têtes brûlées. Dans sa déclaration au Parlement le 5 novembre, il affirma que l’Inde devait honorer ses engagements.

Le 5 novembre, quelques heures avant la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU à New York, Shastri fit une déclaration au Parlement : il réprimanda les Nations Unies pour avoir refusé d’identifier clairement le Pakistan comme étant l’agresseur, et pour n’avoir pas pris à temps certaines mesures qui auraient pu éviter l’embrasement. « Le monde » dit-il, « s’éviterait bien des tracas et de la misère,  si l’agression n’était tolérée nulle part, et si des efforts objectifs étaient faits pour identifier l’agresseur. Cela s’imposait tout particulièrement dans ce cas, où c’était assurément une nouvelle technique qui était adoptée : lancement d’invasions déguisées et déchaînement de forces de destruction, sans passer par la déclaration de guerre habituelle. »Les événements tragiques des quelques derniers mois devaient faire prendre conscience aux Nations Unies et au Conseil, dit Shastri, « qu’il vaut mieux prévenir que guérir. » Si on était intervenu avec fermeté au début des infiltrations, lorsque le général Nimmo fit son rapport, peut-être aurait-on pu éviter une grande partie des pertes tragiques en vies humaines et en biens matériels qui s’ensuivirent, observa-t-il.(9)

Quelques heures plus tard, au siège des Nations Unies à New York, le Conseil de sécurité mit fin à sa récente série de débats en adoptant le 5 novembre une nouvelle résolution ; celle-ci faisait appel à l’Inde et au Pakistan pour demander à leur personnel armé de coopérer avec les Nations Unies « en vue de l’application totale » du cessez-le-feu et du retrait des troupes, réclamés par le Conseil de sécurité le 20 septembre. La résolution exigeait « l’exécution rapide et inconditionnelle » de la proposition suivante : l’Inde et le Pakistan devaient désigner des délégués chargés de consulter un représentant du secrétaire général U Thant, au sujet d’un plan de retrait des troupes sur les positions du 5 août. Une fois de plus, le Pakistan échoua à faire incorporer le problème politique à cette question. En revanche, on soutint pleinement la position de l’Inde.

Soudain, le 6 novembre, l’imprévisible Bhutto présenta des excuses publiques au siège des Nations Unies à New York pour les remarques désobligeantes qu’il avait proférées le 26 octobre à l’égard des Indiens. Il dit qu’il parlait alors sous l’effet « d’une grave provocation » et qu’on ne pouvait le tenir pour responsable de son « franc-parler. » « Si les Indiens ont été blessés par mes remarques, j’en suis désolé. » (10) Tout bien considéré, c’était un retournement remarquable.

De retour chez lui, lors d’une réunion du Congrès, le Premier ministre souligna le droit de l’Inde à repousser les Pakistanais des régions qu’ils avaient occupées aprèsle cessez-le-feu. Concernant le col Haji Pir, Tithwal, et d’autres zones du Cachemire, Shastri déclara : « Il faut créer des conditions susceptibles d’éliminer toute inquiétude de voir revenir des agents infiltrés. Il n’est pas question de discuter avant d’avoir instauré cette situation. » Il prit grand soin de la formulation de sa position sur cette question sensible. Il ne disait pas que les troupes ne se retireraient pas du col Haji Pir ni d’autres postes. Ce qu’il disait, c’est qu’il fallait créer des conditions visant à éliminer le risque de voir revenir les agents infiltrés. Dans sa résolution, la Commission de travail du Congrès ne fit aucune référence à la question du col Haji Pir et d’autres postes ; il était évident en effet, que cette question relevait du Premier ministre.

Dans le pays, on commençait à lancer de nouveaux programmes pour développer la production intérieure de denrées alimentaires. Subramaniam devait se rendre aux Etats-Unis. En effet, selon l’accord en vigueur, l’envoi de produits alimentaires américains était soumis à une approbation mensuelle, et il fallait remplacer cet arrangement par un autre portant sur le long terme. Subramaniam devait préparer le terrain pour permettre la signature d’un nouvel accord lors de la rencontre entre Shastri et Johnson projetée au début de 1966.

Dans le domaine de la Défense, on prit aussi des dispositions d’urgence en vue de renforcer la production militaire. On venait d’ailleurs d’instaurer un nouveau secteur de production au sein du ministère de la Défense. On envoya donc en URSS une équipe, conduite par le secrétaire spécial à la Production de la Défense, H.C. Sarin, et dotée de pouvoirs étendus, pour explorer les perspectives d’acquisition d’un large éventail de matériel de défense.

A partir de début décembre 1965, le Premier ministre Shastri commença à consacrer une grande partie de son temps à préparer la rencontre entre l’Inde et le Pakistan, proposée par le Premier ministre Kossyguine. Dix-huit mois après son entrée en fonction, Shastri était maintenant le leader incontesté de l’Inde. L’ambassadeur J.K. Galbraith avait observé avec perspicacité : « Il a un moral d’acier, plus qu’il n’y paraît au premier abord. Il écoute le point de vue de tous – puis il prend ses décisions avec fermeté et, une fois qu’il les a prises, il s’y tient… C’est le genre d’homme à qui on fait confiance. » (11)

Chapitre 27 – Préparation de la conférence de Tachkent

Dans sa déclaration du 23 septembre face au Parlement, Shastri dit notamment :

Je souhaite informer la Chambre que le 18 septembre 1965, j’ai reçu un message de M. Kossyguine, président du conseil des ministres del’URSS, proposant son aide pourcontribuer à l’améliorationdes relations indo-pakistanaises. Personne ne peut contester qu’en fin de compte, l’Inde et le Pakistan devront vivre ensemble en bon voisinage. C’est pourquoi nous ne pouvons refuser aucun des effortsentrepris dans ce sens, par ceux qui sont animés de sincères et honnêtes sentiments de bonne volonté et d’amitié. J’ai donc informé aujourd’hui M. Kossyguine que ses efforts et ses bons offices seraient les bienvenus.

En fait, dès le 4 septembre, Kossyguine avait pris cette initiative pour le règlement du conflit indo-pakistanais. Il avait écrit à Shastri :

Nous manquerions de franchise si nous omettions de dire que le conflit militaire au Cachemire suscite en outre l’inquiétude du Gouvernement soviétique du fait qu’il s’est produit dans une zone limitrophe de la frontière de l’Union soviétique.

Au vu de la gravité de la situation actuelle, vous admettrez, je pense, qu’il ne convient guère de placer au premier plan la question des causes à l’origine du conflit, ni de chercher à déterminer qui a raison et qui a tort. Il faut principalement porter nos efforts sur la cessation immédiate des opérations militaires, arrêter les chars et faire taire les canons.

A notre avis, la première mesure à prendre après la cessation immédiate des hostilités pourrait être le retrait des troupes sur des positions en arrière de la ligne de cessez-le-feu fixée par l’accord de juillet 1949 entre l’Inde et le Pakistan.

Nous avons déjà mentionné les implications de la résolution du Conseil de sécurité à propos de l’évacuation du col de Haji Pir : il ne faisait pas de doute que cette question serait de première importance à Tachkent.Que devait faire le Premier ministre concernant cette évacuation ? Telle était le problème sur lequel il devait se concentrer pour se préparer à une éventuelle rencontre avec le Pakistan, organisée grâce aux efforts de médiation de Kossyguine.

Le 11 novembre, Bhutto annonça à Rawalpindi que le Pakistan avait accepté l’offre soviétique d’une médiation, et qu’il allait bientôt se rendre à Moscou pour d’importants entretiens avec les dirigeants soviétiques. On savait maintenant que les efforts de médiation de Kossyguine bénéficiaient en fait du soutien à la fois de Johnson et de Wilson. Leur souci primordial était la paix dans le sous-continent indien, même si, pour y parvenir, le crédit devait en revenir à L’URSS. La Chine fut le seul pays mécontent de l’initiative diplomatique de l’Union soviétique. Le 13 novembre, elle ouvrit soudain le feu sur deux postes indiens dans la région de Dongchai La, le long de sa frontière avec le Sikhim. Il y eut une riposte et deux soldats chinois et un soldat indien furent tués.

Le 16 novembre, le Premier ministre fit une intervention à la Lok Sabha lors du débat sur les affaires étrangères, où il annonça que Kossyguine avait maintenant proposé officiellement une rencontre avec Ayub à Tachkent. Selon lui ce n’était pasle bon moment pour une telle rencontre, cependant il ne pouvait refuser la proposition soviétique car il était très important d’améliorer les relations de l’Inde avec le Pakistan. Les Soviétiques avaient proposé une discussion au sujet de l’ensemble des relations indo-pakistanaises, ce qui était bien. Mais, ajouta-t-il, postuler que l’amitié indo-pakistanaise pourrait s’établir sur la base du consentement de l’Inde à se séparer du Cachemire, « était totalement impossible et absolument inacceptable’ ».

Faisant allusion à la Chine, Shastri déclara que les incidents récents (l’attaque sur les postes indiens à la frontière du Sikkim) n’auguraient rien de bon. Il était difficile de prévoir ce à quoi se préparaient la Chine et le Pakistan. « S’ils lançaient une attaque commune sur l’Inde, » dit Shastri, « nous serions confrontés à une situation grave ». C’est dans ce contexte que le 18 décembre parvint une nouvelle inquiétante. Selon l’Institut des études stratégiques de Londres, les Chinois avaient massé jusqu’à quinze divisions au Tibet, dont six au moins étaient stationnéesprès des frontières communes avec le Sikkim, le Bhoutan et le Népal. Les Chinois avaient également construit vingt-cinq terrains d’aviation ou pistes d’atterrissage au Tibet, dont deux au moins pouvaient accueillir des bombardiers légers. Ils avaient aussi terminé la construction de deux routes reliant la Chine à la frontière indienne, et d’une route latérale tout le long de la frontière entre le nord-est de l’Inde (NEFA) et le Cachemire. Ceci montrait la puissance de la force militaire que les Chinois avaient déployée le long de la frontière sino-indienne, à l’évidence vis-à-vis de l’Inde.

Afin d’entretenir la tension, les Chinois traversèrent à nouveau la frontière entre le Sikkim et le Tibet les 19 et 20 novembre. Ils étaient, semble-t-il, résolus à perpétrer de nouveaux incidents. Le 23 novembre, Shastri déclara à la Rajya Sabha1que les Soviétiques lui avaient à nouveau suggéré, deux jours auparavant, de rencontrer Ayub à Tachkent, et qu’il avait accepté. Une fois encore, il fit bien comprendre qu’il ne négocierait pas avec le Pakistan sur la question du Jammu et Cachemire.

Le 29 novembre, Shastri reçut un message de Kossyguine, proposant que la rencontre avec Ayub se tînt à Tachkent, fin décembre 1965 ou début janvier 1966. Ce message confirmait qu’Ayub discuterait de tous les problèmes indo-pakistanais et n’insisterait pas, comme il l’avait fait précédemment, pour ne discuter que du Cachemire. Cette question fut reprise par le Premier ministre à la réunion du conseil des ministres du 2 décembre, où il informa ses collègues qu’il avait décidé d’accepter la suggestion soviétique d’une rencontre à Tachkent, et qu’il préférait comme période la première semaine de janvier 1966. Le même jour, il reçut l’ambassadeur russe I.A. Benediktov, et lui fit part de sa préférence pour cette période. Tout était prêt maintenant pour la conférence de Tachkent.

A partir de ce moment, le Premier ministre Shastri se trouva engagé, presqu’en permanence, dans des consultations à grande échelle sur les questions susceptibles d’être débattues à Tachkent. Outre ses collègues du gouvernement et d’autres dirigeants du Parti du Congrès, il consulta des responsables de l’opposition. Il eut personnellement des entretiens circonstanciés avec les rédacteurs des principaux journaux de New Delhi. Des dialogues avec Chaudhuri et Arjan Singh lui permirent de se faire une idée de la situation militaire. Il demanda à Chavan, ministre de la Défense, et à Sardar Swaran Singh, ministre des Affaires étrangères, de l’accompagner à Tachkent. Le Premier ministre décida d’inclure dans la délégation officielle le secrétaire aux Affaires étrangères, C.S.  Jha, le secrétaire à l’Intérieur, L.P. Singh, et le vice-chef du personnel de l’armée, le général P.P. Kumaramangalam. L’ambassadeur de l’Inde en URSS, T.N. Kaul, et le haut-commissaire indien au Pakistan, Kewal Singh, en faisaient également partie. Parmi les membres du secrétariat du Premier ministre, L.K. Jha et moi-même fûmes invités à participer à la délégation. Plusieurs hauts fonctionnaires des ministères des Affaires étrangères et de la Défense – K.S. Bajpai, R. Jaipal, D.R. Kohli et d’autres – complétèrent l’équipe du Premier ministre.

Pendant les deux semaines qui précédèrent son départ pour Tachkent, Shastri prononça en public de nombreux discours où il expliqua clairement la démarche qu’il entendait adopter. Il souligna sans relâche que la paix était d’une importance capitale pour le développement économique de l’Inde. Le 18 décembre à Allahabad, Shastri dit que si jamais les pourparlers de Tachkent devaient échouer entre lui et Ayub, le pays tout entier devrait se préparer à toute éventualité. Mais si au contraire c’était un succès, il serait l’homme le plus heureux du monde. Il remarqua cependant, non sans regret, que dans un discours prononcé aux Nations Unies le 13 décembre, Ayub n’avait fait aucune référence à la conférence de Tachkent qui approchait, ce qui n’augurait rien de bon. A son avis, le meilleur moyen de promouvoir des relations de bon voisinage était la signature d’un pacte de non-agression. Les deux nations pourraient alors s’asseoir à la même table pour tenter de résoudre leurs conflits par des voies pacifiques.

Fait significatif, la Ligue musulmane « All-India Jamiat-Ulema »,dont le conseil général se réunissait le 19 décembre à New Delhi, déclara que le Cachemire faisait partie intégrante de l’Inde, ajoutant : « Si une puissance extérieure quelconque attaque le Cachemire, ou intervient dans ses affaires intérieures, la All-India Jamiat-Ulema considérerait comme son devoir national de le défendre. » Le conseil général, sous la présidence de Maulana Fakhruddin Ahmad, félicita Lal Bahadur Shastri et ses collègues pour la prévoyance, le courage et la détermination dont ils avaient fait preuve dans la guerre contre le Pakistan.

Shastri se rendit en visite amicale en Birmanie les 21 et 22 décembre. A Rangoun, il eut des entretiens avec le général Ne Win, affirmant se rendre à Tachkent dans un esprit d’ouverture. Il souligna que malgré des expériences douloureuses, l’Inde proposait une approche pacifique pour mettre fin aux hostilités indo-pakistanaises : « la guerre ne peut durer éternellement, et la paix doit être rétablie. »

De retour à New Delhi, il déclara : « Si à Tachkent, le Pakistan fait des tentatives sincères et honnêtes pour régler les problèmes, il y a une chance pour les deux pays de pouvoir vivre en voisins pacifiques. Mais si le Président Ayub adopte une position intransigeante, je crains qu’on ne perde l’excellente occasion qui se présente et que les conséquences en soient redoutables et désastreuses. » (1) Sardar Swaran Singh, qui s’était rendu à Moscou le 23 décembre pour des discussions urgentes, revint à New Delhi le 26 décembre. A son arrivée, il dit aux journalistes que les dirigeants soviétiques désiraient sincèrementde bonnes relations entre l’Inde et le Pakistan, et seraient heureux si les pourparlers de Tachkent aboutissaient à l’établissement de conditions pacifiques dans le sous-continent. Il ajouta – et cela est révélateur – que pour être fructueux, les débats devaient être conduits avec souplesse. Pendant les deux jours qui suivirent, le ministre des Affaires étrangères fit part à Shastri de ses entretiens avec les dirigeants soviétiques – le Président Podgorny, Kossyguine, et le ministre des Affaires étrangères, Gromyko. Le message qu’il avait rapporté était clair : la position traditionnelle de l’Union soviétique, reconnaissant que le Cachemire faisait partie de l’Inde, n’avait pas changé. Mais les dirigeants soviétiques tenaient fermement à voir s’établir la paix entre l’Inde et le Pakistan sur la base de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, qui exigeait le retrait de tout le personnel armé sur les positions tenues antérieurement au 5 août 1965.

La question du retrait des troupes devenait urgente, et le point de vue de Chaudhuri, le chef de l’armée, était d’une importance capitale. Shastri eut avec lui de longs entretiens pour peser le pour et le contre des diverses possibilités. Sur le point particulier de l’évacuation du col de Haji Pir et d’autres postes de la poche d’Uri-Poonch, Chaudhuri avait une position claire : les forces armées indiennes avaient atteint leurs objectifs et retrouvé leur moral ; le Premier ministre, il en était conscient, répugnait à cette évacuation, car il fallait empêcher de nouvelles infiltrations. Et si ces postes pouvaient rester en possession de l’Inde, sans compromettre les perspectives de paix, il en serait heureux. Mais s’il était nécessaire d’y renoncer pour assurer la paix, il faudrait s’y résoudre sans hésitation. Arjan Singh partageait son avis : l’enjeu du col de Haji Pir était en quelque sorte devenu émotionnel ; mais dans une perspective militaire globale, ce qui importait alors, c’était une période de paix, objectif considérablement plus important que de se maintenir à tel ou tel poste, quelle qu’en fût l’importance tactique.

Le 31 décembre, le général Marambio, représentant du secrétaire général de l’ONU, annonça qu’il avait convoqué une réunion pour le 3 janvier à Lahore, ainsi qu’une autre à Amritsar pour le 4 janvier, en vue de discuter du retrait du personnel armé de l’Inde et du Pakistan, conformément à la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies du 5 novembre. Le Gouvernement indien accepta cette invitation et désigna le général de corps d’armée Harbaksh Singh pour représenter l’Inde à cette réunion.

Shastri procéda ensuite à ses dernières consultations politiques. Le 1er janvier 1966, il passa de nombreuses heures à discuter de Tachkent avec des personnalités importantes et des groupes influents. Plus important encore, il s’adressa aux membres du Bureau du Parti parlementaire du Congrès et aux leaders de l’opposition, au cours de réunions où il expliqua franchement les questions importantes. Il dit que le sommet imminent de Tachkent pouvait se révéler utile s’il était possible de parvenir à un accord entre l’Inde et le Pakistan, celui de ne jamais recourir aux armes pour résoudre leurs différends.

Le 2 janvier 1966, la veille de son départ pour Tachkent, le Premier ministre présida une réunion du conseil des ministres de deux heures, où il expliqua les stratégies d’approche envisageables pour ses pourparlers avec Ayub. L.P. Singh m’a confirmé qu’à cette réunion, on souleva la question de l’évacuation éventuelle du col de Haji Pir et que de l’avis unanime, on estima pouvoir l’accepter si c’était nécessaire dans l’intérêt de la paix. On demanda à L.P. Singh de consulter deux ministres du Cachemire, Mir Qasim et D.P. Dhar – ce qu’il fit personnellement – et tous deux exprimèrent la même opinion.

Le 2 janvier fut une journée bien remplie pour Shastri. Outre la longue réunion du conseil des ministres, il devait s’acquitter deplusieurs autres engagements, dont une visite au Président Radhakrishnan. Le Premier ministre reçut également l’envoyé spécial de Johnson, Averell Harriman, avec lequel il eut un échange de vues sur la situation au Vietnam, compte tenu des mesures prises par les Etats-Unis pour engager des négociations pour la paix. Les ambassadeurs B.K. Nehru et Chester Bowles assistaient à cette rencontre. Le soir, il s’adressa aux membres de la Société culturelle indo-soviétique, lors d’une réception à la veille de son départ pour Tachkent. A cette cérémonie de départ, Shastri exprima l’espoirqu’avec le temps, la« colère » d’Ayub s’était peut-être apaisée, et qu’il serait disposé à renoncer à toute autreépreuvede force entre l’Inde et le Pakistan.

Si Ayub a le sentiment qu’une déclaration de non-agression est une formule qui lui est insupportable, je rechercherai simplement à obtenir de lui l’assurance que nos armées ne porteront plus les armes l’une contre l’autre. Lors de la rencontre de Tachkent, il ne faut pas oublier que si on ne met pas immédiatement un frein au conflit indo-pakistanais, il risque d’évoluer en escalade et de dégénérer en conflagration mondiale (2).

Tard dans la soirée, il rendit visite au ministre en chef du Cachemire, G.M. Sadiq, qui était souffrant. Shastri s’enferma avec lui environ une demi-heure pour un dernier entretien.

Le lendemain matin, 3 janvier 1966, Shastri quitta New Delhi pour Tachkent dans un Boeing d’Air India. Un joyeux rassemblement l’accompagna à l’aéroport de Palam – son épouse Lalita Shastri et des membres de sa famille, ses collègues du gouvernement, des envoyés diplomatiques de pays étrangers, des fonctionnaires civils et militaires, et des personnalités influentes de la capitale.

Plus tard dans la journée, lors de l’inauguration du 53ème Congrès scientifique indien à Chandigarh, Radhakrishnan fit allusion à la conférence imminente de Tachkent. Il dit avoir conseillé à Shastri de manifester à Tachkent une attitude visant « à rassembler les gens, non à les diviser ». Selon les mots du président : « A la rencontre de Tachkent, Shastri mettrait l’accent sur les points qui nous unissent, au lieu de s’étendre sur ceux qui nous divisent… Shastri s’était rendu à cette rencontre l’esprit ouvert, sans l’ombre de préjugés ou de fanatisme, sans présupposés ni hypothèses rigides… Shastri consacrerait tous ses efforts à la recherche de la vérité, tel un scientifique, pourdécouvrir les possibilités réelles d’une amélioration de l’humanité. » (3)

Chapitre 28- Ayub prépare Tachkent

Au Pakistan, Ayub faisait ses propres préparatifs pourTachkent. Il était décidé à poursuivre son idée d’avoir recours à un plébiscite au Cachemire dans un délai précis. Faute d’un accord immédiat sur cette affaire, il voulait que soit mis sur pied un « dispositif auto-exécutoire » pour résoudre ce problème. Cependant, à entendre les nombreuses déclarations de Shastri, Ayub savait que l’Inde était tout aussi déterminée à maintenir sa position : il était hors de question de négocier la souveraineté de l’Inde sur le Cachemire.

Les relations entre les Etats-Unis et le Pakistan étaient au plus bas. Néanmoins, Ayub voulait faire une tentative pour retrouver lesoutien américain en faveur de sa position sur le Cachemire. Il avait déjà accepté une invitation aux Etats-Unis, et il espérait pouvoir ranimer chez Johnson des sentiments favorables à son égard. Son objectif premier, en se rendant àWashington avant Tachkent, était de s’assurer le soutien personnel du Présidentpourun débat circonstancié sur la question du Cachemire à Tachkent ; il visait la mise en place d’un dispositif permanent pour approfondir cette question et la résoudre définitivement à la satisfaction du Pakistan. L’améliorationindispensabledes relations entre les deux pays était le soi-disant but de sa visite aux Etats-Unis.

Ayub arriva à New York le 13 décembre. Sa délégation incluait Bhutto, le ministre du Commerce Ghulam Faruque, le secrétaire aux Affaires étrangères Aziz Ahmad et le secrétaire à l’Information Altaf Gauhar. A son arrivée à l’aéroport Kennedy, Ayub fut accueilli au nom de Johnson par un chef du protocole adjoint – ce qui était loin d’être un accueil chaleureux. Et la publication dans The New York Times d’une dépêche en provenance de Karachi, de la main d’un de ses principaux chroniqueurs James Reston, ne contribuait pas à améliorer l’atmosphère générale :

Ici, l’atmosphère politique est absolument empoisonnée… la presse est ici[au Pakistan]sous contrôle gouvernemental et manifeste clairement un parti pris en faveur de la Chine communiste et contre les Etats-Unis. On y fait très peu mention dans les journaux de l’aide américaine qui s’est élevée jusqu’à plus d’un million de dollars par jour. Par contre, on y insiste beaucoup sur les réalisations de la Chine communiste et sur les Viet Congs ypassent invariablement pour les combattants de la liberté du Sud-Vietnam.

Tout cela semblait bien loin de la déclaration enthousiasmante qu’Ayub avait faite au Congrès américain lors de sa précédente visite officielle en juillet 1961 : « Permettez-moi de vous dire qu’en cas de problèmes graves, il n’existe pas en Asie d’autre pays sur lequel vous puissiez compter. Le seul peuple à se tenir à vos côtés est le peuple pakistanais. » Députés et sénateurs, qui se souvenaient de ces paroles, déploraient la volte-face d’Ayub depuis 1961. Celui-ci était alors venu en allié, et avait présenté le Pakistan comme un bastion de la croisade anticommuniste. Mais après l’attaque chinoise de 1962, les Etats-Unis avaient accordé à l’Indeune aide économique substantielle et aussi des armes, et Ayub avait changé de ton. A ce qu’on rapporte, Ayub avait dit à Zhou En-Lai qu’il était de tout coeur avec la Chine et que son amitié avec les Etats-Unis présentait un caractère purement tactique. Se retrouvant aux Etats-Unis par la force des choses, il désirait vivement rattraper la situation.

A ce moment-là, Johnson avait déjà pris la décision de ne pas engager les Etats-Unis directement dans le conflit du Cachemire. Il avait également décidé que les Etats-Unis ne chercheraient en aucun cas à résoudre la question du Cachemire, que ce fût par un plébiscite ou un arbitrage. Pourl’Amérique, le Cachemire devait désormais faire l’objet d’un règlement bilatéral pacifique entre l’Inde et le Pakistan. Les Etats-Unis pourraient éventuellement favoriser le dialogue, mais rien de plus.

Le 14 décembre, au lendemain de son arrivée, Ayub s’adressa à l’Assemblée générale de l’ONU. Dans son discours, il maintint son habituelle position d’hostilité à l’égard de l’Inde et déclara sans ambiguïté qu’avant d’envisager l’offre indienne d’un pacte de non-agression, il attendrait que fut réglée la question du Cachemire.

Il s’envola ensuite pour Washington le jour même afin de s’entretenir avec Johnson puis de dîner avec lui.

D’après des documents officiels « expurgés » conservés à la bibliothèque Lyndon B. Johnson d’Austin au Texas, il apparaît que Johnson s’était lui-même soigneusement préparé à répondre auxquestions qu’Ayub était susceptible de soulever. Voici quelques extraits significatifs du dossier officiel (« Sujets de discussion ») soumis au Président Johnson à 16h le lundi 13 décembre 1965, par l’assistant spécial du président, R.W. Komer :(1)

  1. Parlons de l’avenir, et non du passé. De nombreux changements se sont produits depuis notre dernière rencontre – comme la guerre sur la frontière sino-indienne et le récent conflit indo-pakistanais. Il y a beaucoup de choses que nous avons faites et qui ne vous plaisent pas, et inversement. Mais l’important, c’est de voir si nous pouvons établir de nouvelles relations constructives, basées sur ce qu’il est légitimement possible, et aussi impossible, d’attendre l’un de l’autre. Il existe toujours un large terrain d’entente sur lequel construire, si nous pouvons discuter ensemble.
  2. Le Pakistan doit comprendre comment nous concevons notre rôle en Asie. Les Etats-Unis ont la tâche ingrate de tenir à distance les Soviétiques et les Communistes chinois sur tout le pourtour de l’Asie, jusqu’à ce queles pays libres d’Asie soient en mesured’être autonomes. Depuis 1945, tel a été l’objectif qui a constamment guidé notre politique en Corée, au Vietnam, ainsi qu’au Pakistan et en Inde.
  3. Nous avons conscience que le Pakistan a une autre conception – où le problème central, c’est l’Inde. Nous ne pensons pas que l’Inde ait l’intention d’agir au Pakistan. En tous cas, le Pakistan doit prendre conscience que nous ne pouvons nous allier à la Chine rouge pour faire pression sur l’Inde, à propos du Cachemire ou de toute autre chose. Nous ne pouvons ni devenir des alliés tacites de la Chine et du Pakistan contre l’Inde, ni laisser le Pakistan nous dicter notre politique indienne. Si Ayub était à notre place, il éprouverait exactement les mêmes sentiments.
  4. Nous considérons de la même façon les pressionsque la Chine communiste exerce sur l’Inde et celles qu’elle exerce sur le Vietnam. Lorsque nous versons notre sang et prenons à coeur de défendre l’Asie du Sud-Est (dans une guerre qui, pensons-nous, est aussi la guerre d’Ayub), les Américains ne sont pas disposés à apporter une aide massive à des pays qui coopèrent avec Pékin.
  5. Notre intérêt réside dans l’intégrité fondamentale et le bien-être des deux pays…(2
  6. La sécurité du Pakistan contre l’Inde… elle veut nous anéantir. Cela ne tient pas…L’Inde n’a pas besoin de cent millions de musulmans de plus. Selon un grand nombre de nos experts, le Pakistan lui-même ne cesse d’entretenir cette menace pour justifier de soutien extérieur. Quoi qu’il en soit, nous restons prêts à faire de notre mieux pour veiller à ce que l’Inde n’absorbe pas le Pakistan, aussi longtemps que le Pakistan lui-même adoptera la voie de la paix et s’alignera avec ses vrais amis.
  7. Si seulement la question du Cachemire était résolue, le Pakistan pourrait coopérer avec l’Inde pour tenir à l’écart les communistes chinois. Nous poursuivrons nos efforts dans le cadre de la Résolution de l’ONU que nous soutenons à fond. Peut-être lesSoviétiques peuvent-ils aider à Tachkent. Mais Ayub doit prendre conscience que nous ne pouvons pas recourir à la force pour chasser l’Inde du Cachemire, et le Pakistan non plus. Pour être d’une franchise brutale, nous pensons que seul un processus de réconciliation avec l’Inde est susceptible d’aboutir à un compromis.

Le mardi 14 décembre, dans la journée, Johnson et Ayub tinrent leur première réunion. Juste après, à 16h30, R.W. Komer envoya une autre note au Président Johnson, pour lui donner des instructions à propos de ses nouveaux pourparlers avec Ayub, qui devaient commencer avant le dîner officiel.(3) On y trouvait les notamment les remarques suivantes :

… Il semble que de part et d’autre, vous ayez tous deux précisé vos premières positions… Ayub a déployé tout son charme pour nous convaincre que si seulement l’arbitrage du Cachemire était entre nos mains et que si nous réduisions la livraison d’armes à l’Inde, tout irait pour le mieux. A votre tour, vous lui avez exprimé notre admiration, tout en affirmant que nous ne pouvions pas nous compromettre avec la Chine. C’est maintenant que va commencer le vrai marchandage.

Les deux mots qu’Ayub souhaite le plus entendre sont : plébiscite ou tout du moins arbitrage. Il présente bien son affaire, et nous avons toujours montré de la sympathie pour cette position, maisla réalitébrute,c’est que ces deux options feront bondir l’Inde. Si Ayub se rend à Tachkent avec l’idée que nous soutiendrons l’arbitrage, il n’essaiera même pas de tenter un compromis, et nous nous retrouverons au beau milieu du conflit insoluble dont nous venons de nous retirer habilement. En fait, je ne le laisserais même pas à Goldberg ce soir (Arthur espérait que nous ne nous mêlerions pas du Cachemire)… Au lieu de cela, l’astuce consiste à écarter la question du Cachemire et à s’en tenir aux politiques pakistanaises qui ne nous plaisent pas. Voici ce que nous devons expliquer : si grande que soit l’admiration que vous lui portez personnellement, le Congrès et le peuple américains ne vous permettront simplement pas de renouveler une aide massive à un pays qui, semble-t-il, fait un mauvais usage de nos armes et s’associe avec l’ennemi même que nous combattons au Vietnam.

  1. Nous ne pouvons accorder ces aides qu’à des pays qui partagent des objectifs communs avec nous, plutôt qu’avec la Chine, et qui le manifestent.
  2. Ainsi, si le Pakistan et l’Inde veulent notre aide, ils doivent tous deux s’engager sur la voie de la paix.

Ces instructions résumaient bien l’état d’esprit de la Maison-Blanche, et avaient pour but d’aider le Président dans ses pourparlers. Elles fournissent un aperçu inestimable sur la politique américaine de l’époque à l’égard de l’Inde et du Pakistan, surtout en ce qui concerne le Cachemire et les entretiens de Tachkent, qui approchaient.

Ayub et Johnson eurent d’autres rencontres animées les 14 et 15 décembre. Les archives montrent que lors du dîner officiel organisé pour Ayub le 14 décembre, Johnson fit le commentaire suivant à propos du Cachemire : « Nous poursuivrons nos efforts, mais jen’entretiens pasl’illusion que les Etats-Unis peuvent régler la question du Cachemire ; si c’était possible, nous l’aurions déjà réglée. » (4)

Johnson n’était pas d’accord pour reprendre les livraisons d’armes pour répondre à la « crainte » pakistanaise d’une attaque de la part de l’Inde. Par contre, il donna une « garantie » de protection pour rassurer Ayub : au cas où le peuple pakistanais courrait le danger d’être « englouti », les Etats-Unis seraient là, tout comme ils l’étaient au Vietnam (5). Il n’y avait en cela pas de quoi troubler Shastri, du fait que l’Inde n’avait nulle intention d’engloutir le Pakistan.

Sur la question des relations indo-pakistanaises,Johnson dit au Président Ayub que « nous n’allons paslaisser le Pakistan dire que nous ne pouvons pas nourrir l’Inde. Pas plus que nous ne laisserons l’Inde penser que nous ne pouvons pas protéger le Pakistan. » (6) C’était la manière de Johnson de rassurer Ayub, mais en précisant bien clairement qu’il ne serait pas permis au Pakistan d’influencer la politique américaine à l’égard de l’Inde. Cependant, pour les négociations qui se préparaient entre l’Inde et le Pakistan à Tachkent, Johnson apporta ouvertement son soutien en déclarant qu’il « priait pour que l’imminente conférence de Tachkent soit une réussite. » (7)

Au moment des « adieux », le Président Johnson fit preuve de haute voltige diplomatique, comme le montrent les archives de la Maison-Blanche : « Le président dit que le président Ayub était venu sans rien demander, mais qu’il repartait les mains pleines… de notre amitié, de notre confiance et de notre fidélité. ‘En fait, tout ce que nous possédons.’ » (8)

L’Inde ne pouvait nullement prendre ombrage de ces belles paroles, et ne pouvait qu’y souscrire de tout cœur, car à la vérité, Ayub repartait sans l’aide américaine qu’il avait désespérément recherchée à propos du Cachemire, et sans aucun signe d’une reprise de l’aide militaire. Les Américains lui avaient fait part de leur mécontentement face à la connivence du Pakistan et de la Chine,et lui avaient demandé de choisir entre l’amitié avec les Etats-Unis et l’amitié avec leur ennemi, la Chine communiste. Même s’il choisissait l’amitié des Etats-Unis, ceux-ci ne lui permettraient aucune interférence dans leur politique à l’égard de l’Inde. On lui avait aussi clairement précisé que Johnson souhaitait le succès de la conférence de Tachkent sur la base de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU du 20 septembre 1965. Et il n’y avait nulle part de mention ni d’allusion à des résolutions antérieures du Conseil de Sécurité, pas plus qu’à un plébiscite ou à un arbitrage.

Johnson conclut la visite d’Ayub par une déclaration orale où il récapitula sans ambiguïté la détermination de l’Amérique à poursuivre la politique qu’elle avait adoptée en Asie. Il dit, en se référant à ses entretiens avec Ayub : « Je lui ai présenté des explications détaillées sur l’engagement profond de notre pays pour défendre la cause de la liberté dans les nations asiatiques, comme nous le faisons actuellement au Vietnam… Cela m’encourage également à envisager, plein d’espoir, un processus de réconciliation entre le Pakistan et l’Inde. Le Président Ayub dit que les deux pays doivent prendre le chemin de la paix, et je crois qu’il est absolument prêt à faire tout ce qui est en son pouvoir à cette fin. Nous nous sommes mis tous deux d’accord pour rester en contact étroit. » (9)

Dans le communiqué commun publié le 15 décembre 1965 sur cette visite, on peut lire les paragraphes suivants :

Les deux Présidents ont longuement débattu des événements en Asie du Sud, y compris du conflit tragique qui oppose l’Inde et le Pakistan. Ils ont réaffirmé l’intention de leurs gouvernements de soutenir la Résolution du Conseil de sécurité du 20 septembre 1965, dans toutes ses dispositions, ainsi que les résolutions adoptées les 27 septembre et 5 novembre 1965.

Les deux Présidents ont convenu de la nécessitéde trouver une solution pacifique à tous les différendsmajeurs qui opposentl’Inde et le Pakistan,afin que l’énergie et les ressources de leurs peuples ne soient pas gaspillées, ni détournées de leurs efforts consacrés à affronter les problèmes sociaux et économiques vitaux du sous-continent. » (10)

Ayub quitta Washington le 16 décembre. Le 19 décembre à Karachi, Ayub mit à profit les évènementsrécents pour déclarer devant une presse impatiente que le Pakistan et l’Inde ne pouvaient se permettre les conséquences désastreuses et inévitables d’un nouveau conflit.Il renouvela son offre d’un pacte de non-agression avec l’Inde, mais y ajouta la condition habituelle selon laquelle l’Inde devait commencer par régler avec le Pakistan le conflit concernant l’Etat du Jammu et Cachemire.

Chapitre 29 – Kossyguine prépare Tachkent

Le contenu de ce chapitre s’appuie sur des informations qui m’ont été fournies par son excellence l’ambassadeur Leonid Mitrofanovich Zamiatine. Ayant occupé des fonctions diplomatiques très élevées dans le Gouvernement d’URSS, M. Zamiatinea participé à de nombreuses rencontres au sommet avec entre autres Brejnev, Kossyguine, Gorbachev, Reagan, Margaret Thatcher et d’autres. Il était ambassadeur d’URSS en Grande-Bretagne à la fin des années 1980. A cette époque, j’occupais moi-même les fonctions de secrétaire général de l’Organisation maritime internationale de l’ONU, dont le siège se situeà Londres, et c’est ainsi que j’ai eu le privilège de faire sa connaissance

En 1965, Zamiatine était un proche conseiller de Kossyguine et travaillait en étroite collaboration avec lui. Il fut associé au travail important de préparation de la conférence de Tachkent et y participa comme cadre de la délégation soviétique. Kossyguine le désigna comme son porte-parole officiel. A ce titre, il était en contact étroit aussi bienavec Kossyguine qu’avec l’armada de journalistes (environ 2000 personnes de tous les continents) qui s’étaient rassemblés à Tachkent pour cette conférence historique.

Alors que j’étais à Londres en 1989, j’abordais avec l’ambassadeur Zamiatine la question de la conférence de Tachkent et lui demandais s’il voulait bien me parler des événements qui s’y étaient déroulés, dans le cadre de mes recherches sur la biographie de Shastri. L’ambassadeur accepta volontiers. Cependant, en raison de ses lourdes préoccupations et des miennes au cours de ma dernière année en fonction, nous décidâmes de remettre notre rencontre à plus tard, en un lieu et temps qui nous conviendraient. Je repris donc contact avec lui en 1993. A cette époque, il avait également pris sa retraite et vivait à Moscou. Nous prîmes rendez-vous et je me rendis finalement à Moscou pour le rencontrer les 28 juillet et 8 août 1993. L’ambassadeur Zamiatine se montra courtois et communicatif. Il me dit qu’étant à la retraite, il n’était plus tenu par le devoir de réserve, et qu’il parlerait donc librement de ses expériences passées. La narration qui suit concerne des événements qui aboutirent au succès de la médiation menée entre l’Inde et le Pakistan par Kossyguine, en janvier 1966 à Tachkent ; elle est conforme à ce que l’ambassadeur me confia personnellement au cours de deux rencontres agréables et très instructives.

Alexei Nikolayevich Kossyguine devint Premier ministre d’URSS en 1964, succédant à Khrouchtchev. Si ce dernier était un dirigeant politique haut en couleur et versatile, Kossyguine était un technocrate réaliste et sérieux, qui inspirait confiance à ceux qui travaillaient avec lui. Zamiatine le décrivit comme l’un des experts les plus remarquables de l’URSS dans le domaine de l’économie et des finances, ainsi qu’un haut fonctionnaire totalement dévoué au bien-être du peuple. Selon Zamiatine, Kossyguine n’était pas un Premier ministre « souriant », mais il était indubitablement l’un des hommes les plus intelligents du pays.

Selon Zamiatine, le Gouvernement soviétique envisagea tout d’abord l’utilité de prendre une initiative par l’intermédiaire des Nations Unies : peut-être était-il opportun d’écrire au secrétaire général des Nations Unies pour lui demander de réunir le Conseil de sécurité ?Cela montrerait certainement que l’URSS faisait quelque chose, et pourrait satisfaire l’opinion publique. Mais cela permettrait-il réellement d’atteindre un résultat positif et concret ? Telle était la question. Selon Kossyguine, vu la détérioration rapide de la situation, il fallait une intervention immédiate et efficace pouréviter la guerre, etil était peu vraisemblable d’obtenir rapidement les résultats souhaités en passant par l’intermédiaire des Nations Unies. Kossyguine parvint alors à la conclusion qu’il était essentiel pourl’URSSde prendre une initiative audacieuse. Zamiatine souligna que l’idée venait entièrement de Kossyguine. Si l’on considère que celui-ci était Premier ministre depuis un an à peine, c’était une décision courageuse. Cependant, avant de pouvoir mettre les choses en route, il devait obtenir au préalable l’approbation de Brejnev, détenteur de l’autorité suprême et, partant, le chef véritable du Gouvernement soviétique. Lorsque Brejnev demanda : « Que pouvons-nous suggérer ? » la réponse de Kossyguine était toute prête. « Constituonsun groupe de hauts fonctionnaires pour préparer le type de déclaration de paix susceptible de recevoir l’accord de l’Inde et du Pakistan. L’objectif serait de les inciter à vivre en bon voisinage. » Brejnev acquiesça d’un signe de tête et laissa par la suite carte blanche à Kossyguine.

Bientôt, un petit groupe, placé sous l’autorité de Kossyguine lui-même et doté de larges pouvoirs, commença à travailler sur la question. Zamiatine en faisait partie. « Au cours des mois de juin, juillet et août 1965, » dit Zamiatine, « nous avons élaboré un document quiexposait clairement les idées de Kossyguine. » Après une dernière mise au point, on le lui présenta : « Nul ne peut prédire le résultat, » dit-il. « Cependant, engageons des consultations avec l’Inde et le Pakistan, pour au moins nous assurer qu’ils accepteront les bons offices de l’URSS. » Nous avons donc commencé des consultations par la voie diplomatique normale, ainsi que par l’intermédiaire d’envoyés spéciaux. A cet égard, Kossyguine bénéficiait d’un avantage : cette année-là, il avait déjà rencontré Ayub en avril, et Shastri en mai, et il estimait pouvoir amener les deux dirigeants à la table des négociations.

Le 18 septembre 1965, alors que les combats faisaient encore rage, Kossyguine avait envoyéun message à Shastri et à Ayub, offrant sa médiation pour tenter d’améliorer les relations entre l’Inde et le Pakistan. Shastri accepta cette offre le 23 septembre, dès que le cessez-le-feu devint effectif. La réaction d’Ayub fut tiède. Selon Altaf Gauhar, Ayub doutait de l’utilité d’une rencontre avec Shastri, comme le proposait Kossyguine. Son premier commentaire fut : « A quoi cela servira-t-il ? Shastri présentera ses positions, et je préciserai les miennes. » (1) C’est pourquoi, Ayub hésita encore quelque temps, mais le 11 novembre Bhutto annonça à Rawalpindi que le Pakistan acceptait également l’offre d’une médiation soviétique.

Selon Zamiatine, Kossyguinecommença alors à se préparer pour la conférence avec un soin méticuleux et une attention toute particulière. Il étudia le pour et le contre de toutes les questions susceptibles d’être débattues à Tachkent. Il se donna beaucoup de peine pour rassembler des informations précises sur les positions de Shastri et d’Ayub. Il étudia des heures duranttous les aspects des relations indo-pakistanaises, et se forgea ses propres idées. Il était résolu à ne rien laisser au hasard et mémorisa tous les éléments relatifs à la conférence. Selon Zamiatine, son cerveau « fonctionnait comme un ordinateur ».

Kossyguine reçut Bhutto et Swaran Singh pour des consultations préparatoires. Il voulait s’assurer que la conférence se déroulerait dans une atmosphère de calme, sans manifestation d’hostilité ni de rancoeur. Zamiatine dressa une liste des objectifs de Kossyguine :

  1. Prévenir une reprise des hostilités et promouvoir des relations indo-pakistanaises fondées sur le concept de « bon voisinage ».
  2. Convaincre les deux dirigeants de ne pas recourir à la force pour régler leurs différends et de faire usage uniquement de moyens pacifiques à l’avenir.
  3. S’assurer du retrait de tout le personnel armé pakistanais et indien sur les positions qu’ils occupaient avant le 5 août 1965, conformément à la demande du Conseil de sécurité.
  4. Normaliser les relations diplomatiques entre les deux pays.

Kossyguine rédigea même des textes sur chacun des points cités, pouvant éventuellement être inclus dans une déclaration de paix à faire adopter à la conférence de Tachkent.

Quinze jours avant l’ouverture de la conférence, Kossyguine envoya l’ambassadeur Zamiatine à Tachkent afin de l’y représenter, et pour veiller aux arrangements administratifs et protocolaires adéquats. Il était convenu que les délégations indiennes et pakistanaises devaient être traitées sur un pied d’égalité absolu. Zamiatine me dit que vu le peu de temps dont on disposait, on mit à contribution les unités les plus proches de l’armée soviétique, pour astiquer les datchas qui devaient servir de résidence et de quartier général pour Shastri et pour Ayub.

Kossyguine lui-même se rendit à Tachkent trois jours avant l’arrivée de Shastri et d’Ayub. De fait, il célébra le réveillon du Jour de l’an, le 31 décembre 1965, avec les dignitaires des autorités locales. Il visita les datchas et le lieu de la conférence pour s’assurer que l’organisation donnaitbien satisfaction. Il avait amené de Moscou son médecin personnel et prévenules médecins du voisinage de se tenir prêts en cas de besoin. Par l’intermédiaire des ambassadeurs soviétiques, il avait également obtenu des renseignements sur les préférencesalimentairesde Shastri et d’Ayub. Il avait donc donné des instructions pour que les cuisiniers chargés de préparer les repas fussent logés dans leurs villas respectives. Zamiatine me dit que Kossyguine était même au courant du strict régime végétarien que suivait Shastri, et qu’il avait prévu des arrangements spéciaux en conséquence. De nombreuses compositions florales agrémentaient la décoration. En bref, Kossyguine avait personnellement veillé à tous les détails. Il était maintenant prêt à recevoir Shastri et Ayub Khan, et à se consacrer à la tâche de persuader les deux hommes de mettre un terme au conflit.

Chapitre 30 – Démission de T. T. Krishnamachari à la veille de Tachkent

A la veille de la conférence de Tachkent, alors pour Shastri au cœur d’intenses préoccupations, surgit à New Dehli un sérieux problème gouvernemental, qui réclama toute son attention. En novembre 1965, Shastri fut saisi d’une motion signée par onze députés, qui portaient des allégations graves et précises de népotisme et de corruption à l’encontre du ministre des Finance T.T. Krishnamachari. Les signataires exigeaient la création d’une commission d’enquête et s’engageaient à lui présenter des preuves pour justifier leurs accusations.

Le Parlement était alors en session, et cette motion fit grand bruit et causa beaucoup d’inquiétude. T.T. Krishnamachari (TTK) se sentait naturellement profondément perturbé. Il rencontra le Premier ministre et affirma catégoriquement que les allégations portées contre lui n’avaient absolument aucun fondement. Il demanda à Shastri d’examiner personnellement le contenu de cette motion et de se faire son propre jugement. Si, dit TTK, le Premier ministre constatait que les allégations étaient fausses, il devrait faire une déclaration au Parlement dès que possible, pour le disculper.

Cela posait un problème délicat. Shastri était sensible à l’angoisse de son ministre des Finances, et il avait le devoir de le défendre si, comme TTK l’affirmait, les allégations portées contre lui étaient fausses et sans aucun fondement. Mais cette motion comportant des accusations précises avait été présentée par onze députés élus. Le Premier ministre parvint à une première conclusion : le problème de la désignation d’une commission d’enquête se poserait uniquement si, après examen préliminaire, la présomption s’avérait recevable. Dans le cas contraire, le Premier ministre ferait une déclaration pour laver de tous soupçons le ministre des Finances.

Cette première démarche ne posait aucun problème à TTK, mais il voulait que le Premier ministre se prononçât lui-même sur la légitimité ou non de la présomption, sans consulter qui que ce soit. Le Premier ministre pensait que pour être en mesure de trancher lui-même, il devait tout d’abord obtenir l’opinion officieuse d’une personne de la plus haute compétence et d’une intégrité au-dessus de tout soupçon. A son avis, cette personne était le Président de la Cour de justice, dont l’opinion officieuse lui fournirait des raisons solides pour prendre sa décision définitive : il serait alors tout à fait clair que le Premier ministre avait agi avec justesse et impartialité. Dans une telle affaire, le verdict personnel du Premier ministre devait s’appuyer sur un examen rigoureux et indépendant. Sinon, cela risquait de jeter le doute sur la sincérité de ses déclarations, présentant sa propre intégrité et celle de ses ministres commel’ancre de salut de son gouvernement.

T.T. Krishnamachari était violemment opposé à une telle démarche. Il croyait fermement que la question essentielle qui se trouvait en jeu était celle de la confiance du Premier ministre dans son ministre des Finances. Il avait le sentiment que le Premier ministre n’aurait guère de difficulté à examiner lui-même cette motion et à parvenir à sa propre conclusion. Shastri n’y voyait pas simplement une question de confiance personnelle, qu’il avait d’ailleurs pleinement accordée à T.T. Krishnamachari en le conservant dans son gouvernement à un portefeuille clé. Pour Shastri, la question principale concernait la confiance que le peuple avait dans la capacité du Premier ministre à traiter lui-même ces allégations de corruption en toute équité et fermeté. Dans la lettre suivante, il expliqua sa position au ministre des Finances :

Résidence du Premier ministre

New Delhi

le 29 décembre 1965

Mon cher Krishnamachariji,

J’ai réfléchi, non sans inquiétude, à la question dont nous avons discuté il y a quelques jours et aujourd’hui. Le problème réside surtout dans la manière dont il convient de traiter cette motion signée de quelques députés. Les signataires ont demandé la désignation d’une commission d’enquête, et ils ont pris la responsabilité de justifier leurs allégations.

A mon avis, cela ne m’oblige pas à organiser une enquête ; en effet, c’est une démarche qui s’impose uniquement encas d’évidence irrécusable.

Naturellement,pour conclure qu’il n’y ait pas matière à enquête, il faut agir de manière à emporter la conviction du peuple et du Parlement

Ceci pourrait se faire en prenant au préalable l’opinion d’une personne sûre, connue pour son indépendance d’esprit et son objectivité. Cette opinion m’aiderait à parvenir à une décision définitive quant à la nécessité d’une enquête.

C’est pourquoi je propose de demander au président de la Cour de justice de l’Inde d’étudier les documents et de me donner une opinion confidentielle. Vous êtes l’un de mes collègues les plus qualifiés et les plus proches, et vous pouvez bien comprendre l’anxiété et le souci que cette question a dû me causer. Mais même après des délibérations prolongées, je constate que je n’ai pas d’autre alternative.

Avec tout mon respect.

Lal Bahadur

En réponse, T.T. Krishnamachari présenta sa démission, non sans impétuosité. Voici la teneur de cette lettre :

New Delhi

30 Décembre 1965

Mon cher Lal Bahadurji,

Merci pour votre lettre du 29 courant.

Vous êtes saisi de cette question et, par conséquent, c’est à vous de décider quelle ligne de conduite à adopter. Mais cela ne m’empêche pas de tenir la procédure que vous proposez de suivre pour une erreur, car elle ne manquerait pas de créer un précédent préjudiciable pour l’avenir.

J’abandonnerai ma charge de ministre des Finances l’après-midi du 31 décembre 1965, et demanderai à mes secrétaires de solliciter de votre part les instructions nécessaires à l’accomplissement de leur tâche.

Avec mon profond respect

T.T. Krishnamachari

Le contenu de cette lettre de démission était plutôt inhabituel, pour ne pas dire unique. Normalement, quand un ministre souhaite se démettre de ses fonctions, il envoie une lettre au Premier ministre et attend sa décision. Le Premier ministre peut décider d’accepter la démission, ou il peut demander au ministre de reconsidérer sa décision de démissionner. En tout cas, un ministre qui a prêté serment en qualité de ministre du gouvernement ne peut décider de lui-même de la date et de l’heure de son départ. T.T. Krishnamachari ne respectait pas le protocole de la conduite à tenir par un ministre. J’ignore s’il avait l’intention de faire un affront au Premier ministre ou si, froissé, il était allé trop loin par mégarde.

Quand Shastri reçut cette lettre de démission, il conclut, au vu de son contenu, qu’il n’avait d’autre alternative que de se conformer aux voeux de Krishnamachari, et de le laisser quitter le gouvernement l’après-midi du 31 décembre. En conséquence, il expédia la lettre suivante par messager spécial.

Résidence du Premier ministre

New Delhi

31 Décembre 1965

Mon cher Krishnamachariji,

Je suis peiné de recevoir votre lettre. La raison pour laquelle il m’est nécessaire de rechercher une opinion indépendante et fiable à ce sujet, je vous l’ai déjà expliquée avec force détails.

Je suis absolument navré que vous ayez décidé d’abandonner votre charge. Naturellement cela m’afflige. Votre départ est indubitablement une perte grave. Cependant, je dois accepter votre décision, et je demande en conséquence au Président de considérer votre démission comme prenant effet à partir de cet après-midi, conformément àvos souhaits.

Avec tout mon respect.

Lal Bahadur

Voici le dernier épisode de ce drame, la lettre suivante écrite par T.T. Krishnamachari au Premier ministre :

31 Décembre 1965

Mon cher Lal Bahadurji,

Merci de votre lettre de ce jour. Je vous suis reconnaissant de la manière dont vous l’avez formulée. J’ai pleinement conscience d’avoir détenu tout ce temps un poste de responsabilité – et pas seulement devant vous, devant le parti et devant le pays. Mais les circonstances dans lesquelles vous m’avez placé ne me laissaient pas d’autre alternative.

Comme vous êtes à même d’en juger, je dois expliquer mon action et mes réactions à la pétition soumise au Président et au public par la presse. J’espère que j’ai votre permission pour publier, en même temps que les déclarations que je peux faire, la correspondance que nous avons échangée dans ce contexte.

Permettez-moi d’exprimer ma gratitude pour l’esprit de coopération manifesté à mon égard, pendant les dix-huit mois environ que j’ai servi sous vos ordres.

Avec mon profond respect,

T.T. Krishnamachari

Ensuite les événements se déroulèrent rapidement. Le Premier ministre rencontra le Président Radhakrishnan, lui recommanda d’accepter la démission de T.T. Krishnamachari et de nommer Sachindra Chaudhuri au poste de ministre des Finances.

Comme bien d’autres, TTK avait surestimé sa propre force et sous-estimé celle du Premier ministre. En forçant sa démission du gouvernement à un moment où le Premier ministre était occupé à préparer la conférence de Tachkent, qui devait débuter quatre jours plus tard, il pensait probablement pouvoir l’obliger à changer d’avis. Mais Shastri n’était pas homme à céder aux pressions

T.T. Krishnamachari était extrêmement compétent, et mêmebrillant. Son départ représentait donc une perte indiscutable pour le gouvernement et pour Shastri personnellement. Je l’avais moi-même bien connu, et il avait toujours été extrêmementbienveillantet courtois envers moi. Le Premier ministre n’avait jamais pensé à se séparer d’un collègue à ce point estimé. Cependant, c’était bien connu à l’époque, TTK avait une personnalité irascible et une langue acerbe. Il avait des amis et des admirateurs, mais aussi des adversaires et des détracteurs. Sa démission ne fut donc pas regrettée par tout le monde. En acceptant si promptement la démission péremptoire de T.T. Krishnamachari, Shastri faisait en fait la démonstration qu’on ne pouvait pas le mettre en demeure de céder à quelque pression que ce fût.

Chapitre 31 – La conférence de Tachkent

Les invitations que Kossyguine avait adressées à Shastri et à Ayub ne mentionnaient aucun ordre du jour précis. Chaque délégation participante avait donc, à son arrivée, ses idées propres sur les sujets à examiner pendant cette rencontre.

L’URSS considérait de la plus haute importance d’obtenir la paix entre l’Inde et le Pakistan par l’application des résolutions du Conseil de sécurité : n° 211 du 20 septembre 1965, et n° 214 du 27 septembre 1965.

Pour l’Inde, les accords de paix devaient prévoir la ferme assurance qu’aucune agression, ouverte ou déguisée, ne se reproduirait contre elle. A cette fin, elle voulait un pacte de « non-agression » avec le Pakistan.

Le Pakistan souhaitait une discussion substantielle sur la question du Cachemire, afin d’obtenir l’accord de l’Inde pour la mise en place d’un « dispositif auto-exécutoire » qui permettrait d’avancer en ce domaine. Ayub reprit cette idée dans un message radiodiffusé du 1er janvier 1966. Il voulait que Kossyguine « influence et persuade Shastri de voir la lumière de la raison » et coupe « le noeud gordien du problème du Jammu et Cachemire. » (1)

Kossyguine prit la sage décision d’être un participant actif mais prudent aux délibérations, dès le début. Pour éviter le développement d’une impasse, il assuma le rôle d’intermédiaire. Afin de préparer le terrain pour les « rencontres au sommet » qui allaient suivre, il rencontra Shastri et Ayub séparément dans la soirée du 3 janvier, quelques heures après leur arrivée à Tachkent.

Il se rendit à la villa de Shastri à 20h, et resta avec lui pendant une heure un quart. Comme on l’a signaléplus haut, au cours de la visite officielle de Shastri en URSS en août 1965, les deux hommes avaient éprouvé un profond respect mutuel. Cette première rencontre à Tachkent leur permit de renouer des liens d’amitié. Kossyguine exprima le plaisir qu’il avait de recevoir à nouveau Shastri en URSS. Il expliqua les arrangements prévus pour les négociations et insista sur la nécessité impérative de rétablir la paix. Il renouvela l’amitié cordiale de l’URSS pour l’Inde. Il passa ensuite au programme du lendemain qui comportait une réunion à 11h, où Kossyguine recevrait Shastri et Ayub ensemble pour une réunion préliminaire, suivie d’un déjeuner en commun. La conférence ouvrirait officiellement à 16h. Shastri répondit dans le même esprit, en exprimant sa gratitude.

Le même soir, la rencontre entre Kossyguine et Ayub ne se passa pas, au début, aussi bien. Selon Zamiatine, Ayub créa des difficultés pour Kossyguine, même à cette première rencontre. « Il dit à Kossyguine qu’il ne serrerait pas la main de Shastri, utilisant à l’égard du Premier ministre indien des termes peu flatteurs, » dit Zamiatine, qui ajouta : « La réaction de Kossyguine fut immédiate. Visiblement en colère, il rappela fermement à Ayub qu’il était venu à Tachkent pour discuter de la paix avec Shastri qui, en tant que chef du gouvernement de son pays, bénéficiait d’un statut égal au sien et avait droità la plus grande courtoisie et à la plus haute considération. » Cette remontrance eut l’effet désiré et Ayub apparemment se calma. Kossyguine passa un bon bout de temps à conseiller au président pakistanais d’adopter une attitude coopérative. Ayub en fit la promesse et accepta la suggestion de Kossyguine : pour démarrer la conférence sur la bonne note, les trois dirigeants ne feraient aucune mention du Cachemire dans leurs discours d’ouverture. Cette suggestion fut également acceptée par Shastri.

Le lendemain matin, le 4 janvier 1966 à 9h30, Shastri tint une réunion dans sa datcha avec Swaran Singh, Y.B. Chavan et des hauts fonctionnaires de la délégation indienne, au cours de laquelle il les informa de ses entretiens avec Kossyguine la veille au soir.

A 11h30, Kossyguine rencontra Shastri et Ayub dans la villa en terrain « neutre ». C’était la première fois que les trois hommes d’Etat se trouvaient ensemble depuis leur arrivée à Tachkent. Les choses s’annonçaient bien. Si le conflit demeurait en toile de fond, l’atmosphère générale était cependant relativement affable. Kossyguine, l’hôte, y avait largement contribué en préparant le terrain avec un soin scrupuleux. Il était lui-même un homme très courtois, un gentleman, et il avait gagné la confiance et l’estime tant de Shastri que d’Ayub. Ces derniers avaient le souci évident de veiller à ce qu’on ne dise et ne fasse rien qui soit de nature à entacher la dignité de l’occasion et l’atmosphère de respect mutuel que Kossyguine avait pris tant de soin à entretenir. Le déjeuner, prévu à 13h, se déroula également de façon agréable. On ne faisait toujours aucune allusion aux questions sérieuses : l’idée générale était de les aborder uniquement après l’ouverture officielle de la conférence.

Immédiatement après le déjeuner, Shastri retourna à sa datcha, où il se reposa, puis il se prépara pour se rendre sur les lieux de la conférence. Le Premier ministre, ses collègues du gouvernement et d’autres membres de la délégation indienne parvinrent au bâtiment de la conférence bien avant l’heure. Tous les arrangements nous semblèrent parfaits. A 16h précises, les trois délégations pénétrèrent simultanément dans la salle de la conférence par trois portes différentes et s’assirent aux places indiquées, autour d’une table circulaire.

La première personne à prendre la parole fut Kossyguine. Il fut tout aussi amical et cordial envers l’Inde qu’envers le Pakistan, au point que sur les vingt-six fois où il mentionna les deux pays dans son discours, il prit soin de citer treize fois, l’Inde en premier et le Pakistan en second, puis les treize autres fois, le Pakistan en premier et l’Inde en second.

L’Inde et le Pakistan sont nos voisins au sud. Nous nous sommes toujours prononcés non seulement en faveur du renforcement des relations amicales entre l’Union soviétique d’une part et l’Inde et le Pakistan d’autre part, mais aussi pour le règne de la paix et de l’amitié entre ces deux pays. L’histoire des peuples de l’Inde et du Pakistan comporte un bon nombre d’exemples, au cours desquels ils ont été côte à côte dans la lutte historique contre la domination étrangère. Ce sont des efforts et des sacrifices communs qui ont permis la victoire sur le colonialisme. Aujourd’hui, comme par le passé, seuls des ennemis du Pakistan et de l’Inde peuvent trouver leur intérêt dans un affrontement entre ces pays.

A notre avis, cette rencontre à Tachkent peut marquer un tournant dans les relations entre le Pakistan et l’Inde. Nous sommes convaincus que les dirigeants de ces deux Etats sont venus avec le désir d’atteindre cet objectif. Naturellement, il peut se révéler difficile, en une rencontre, de trouver des solutions à tous les problèmes existants. L’important, c’est de jalonner la voie qui conduit à leur règlement, de créer un climat de confiance et de compréhension réciproque, pour résoudre les questions qui constituent aujourd’hui un obstacle à la normalisation des relations.

Ce serait un pas en avant important. Avec tous les hommes de bonne volonté, nous espérons que le Président Ayub Khan et le Premier ministre Shastri feront des efforts dans ce sens. Les faits le montrent, lorsque des gouvernements examinent dans le calme et l’objectivité les problèmes majeurs, prenant en compte leurs intérêts mutuels, non seulement les conflits prennent fin, mais encore leurs causes sont en grande partie éliminées. Nous croyons que l’opinion publique des deux pays et les représentants de la presse, guidés par des intentions pacifiques, voudront bien contribuer à ce but.

Tous ceux qui chérissent la paix suivent, avec grande attention et grand espoir, la rencontre du président du Pakistan et du Premier ministre de l’Inde. Ils croient que les dirigeants du Pakistan et de l’Inde se montreront des hommes d’Etat plein de sagesse ; ils souhaitent le succès de la réunion de Tachkent, ils souhaitent paix et prospérité aux peuples indien et pakistanais. Ils attendent de Tachkent de bonnes nouvelles. Ils espèrent que cette rencontre sera fructueuse, et qu’elle renforcera la conviction de tous les hommes animés par l’esprit de progrès qu’on peut obtenir la paix entre les Etats, et que même dans une situation aussi difficile que celle-ci, on peut trouver les moyens de régler les conflits.

Shastri et Ayub prirent ensuite la parole. Tous deux firent preuve dans leur discours de dignité, de cordialité et d’amitié. Tous deux exprimèrent leur reconnaissance envers leur hôte de leur avoir accordé l’hospitalité et une excellente occasion de se rencontrer pour résoudre leurs différends. Tous deux acceptèrent et, en vérité, soulignèrent l’idée que la paix était vitale. En même temps, avec retenue et courtoisie, Shastri et Ayub exprimèrent leurs points de vue divergents sur la meilleure manière d’y parvenir. Shastri insista sur le fait que la première étape devait être de renoncer à la force et ajouta :

Avoir chacun l’assurance que l’autre renonce à l’usage de la force signifierait que chacun accepte de respecter l’intégrité territoriale de l’autre. Nous avons toujours dit – et je le dis encore aujourd’hui – que nous acceptons sans réserve la souveraineté et l’intégrité territoriale du Pakistan. De la même façon, il nous faut préserver notre intégrité territoriale et notre souveraineté. Le respect réciproque de la souveraineté est essentiel à la paix et à de bonnes relations.

Mais Shastri dit qu’il ne suggérait vraiment pas « qu’on pouvait ou devait fermer les yeux sur les nombreux points de divergence qui existaient entre les deux pays… Ce que j’affirme, cependant, c’est que tous ces problèmes doivent se résoudre au moyen de pourparlers et de négociations, et non par le recours à la force. » Il développa cette idée de façon plus directe et plus précise :

Ce serait un remarquable exploit si, au cours de cette rencontre organisée par le Président Kossyguine, il était possible de parvenir à un accord pour renoncer à l’usage de la force dans le but de régler nos différends. Cela préparerait la voie aux relations de bon voisinage nécessaires à nos deux pays, et cela faciliterait considérablement la solution de nombre de nos problèmes. Bien sûr, d’autres sujets pourraient et devraient également faire l’objet de nos échanges. Mais, même si nos opinions divergaient sur certains d’entre eux et que nous ne voyions pas, pour le moment, comment arriver à un accord, il ne faudrait toujours pas renoncer au chemin de la paix.

Shastri conclut son discours par l’exhortation suivante :

Une lourde responsabilité repose sur nos épaules. La population du sous-continent s’élève à 600 millions de personnes – un cinquième de l’espèce humaine. Si l’Inde et le Pakistan doivent progresser et prospérer, ils doivent apprendre à vivre en paix. S’il règne en permanence conflits et hostilités, nos peuples subiront encore plus de difficultés. Au lieu de nous battre l’un contre l’autre, commençons par combattre la pauvreté, la maladie et l’ignorance. Dans les deux pays, les gens ordinaires partagent les mêmes problèmes, les mêmes espoirs et les mêmes aspirations. Ils refusent le conflit et la guerre, ils veulent la paix et le progrès. Ils ont besoin, non pas d’armes ni de munitions, mais de nourriture, de vêtements et d’un abri. Si nous devons remplir ces obligations à l’égard de nos peuples, il nous faut, à l’occasion de cette rencontre, essayer d’aboutir à un résultat précis et positif.

Cette réunion est importante. Le monde entier a les yeux fixés sur nous. Qu’il ne soit pas dit que le Président du Pakistan et le Premier ministre de l’Inde se sont rencontrés, mais qu’ils n’ont pas réussi à s’entendre. Montrons par nos actes que nous sommes capables de considérer nos problèmes spécifiques dans le contexte plus large des événements de la planète.

Le discours de Shastri fut salué par des applaudissements venant de tous, hormis Bhutto, jusqu’à ce qu’il y fût incité, d’un coup de coude de son président.

Ayub parla ensuite, et, comme les deux orateurs précédents,fitgrandeimpression. A l’instar de Kossyguine et Shastri avant lui, il reconnut que la prospérité des 600 millions d’habitants de l’Inde et du Pakistan dépendait de la paix. « Pour nous », dit-il, « la paix est vitale – elle est indispensable. » En pensant au Cachemire, Ayub exposa sa position sur la question de la paix dans les termes suivants :

Mais souhaiter la paix ne suffit pas à instaurer la paix. Il faut y travailler. Un des moyens d’y parvenir consiste à affronter les problèmes qui la compromettent. Nous avons appris, à nos risques et périls, quenous ne pouvons les ignorer. Les nations ne peuvent pas se contenter d’un simulacre de paix, quand perdure une tension sous-jacente. Un semblant de paix n’est pas un substitut à la paix réelle… C’est à nous de regarder le problème en face, et de créer les conditions qui fourniront une base ferme et durable pour la paix entre nos deux pays. Dans ce contexte, j’ai fait une offre sincère à l’Assemblée générale des Nations Unies pour conclure avec l’Inde un pacte de non-agression, une fois résolu le problème fondamental qui existe, selon les principes que nous avons déjà tous deux reconnus. Un pacte de non-agressionentre nos deux nations ne peut fonctionner que s’il est adopté après avoir pris des mesures concrètes pour résoudre les conflits qui nous opposent, et les conflits ne peuvent trouver de solution que dans un esprit de conciliation.

Ce qui revenait à dire qu’avant tout pacte de « non-agression », il fallait d’abord, selon Ayub, une résolution satisfaisante du « problème », entendons, du Cachemire. On constatait déjà, à l’évidence, un abîme apparemment infranchissable entre les positions indienne et pakistanaise. Bien que les deux points de vue eussent été exposés courtoisement, Kossyguine a dû constater qu’il s’agissait là d’une de ses tâches les plus délicates – une conciliation sur cette question fondamentale.

Pour conclure son allocution, Ayub appela de tous ses vœux des résultats concrets :

Que cette conférence devienne un signe avant-coureur de la paix, lançons d’ici un message d’espoir pour nos peuples. Il n’existe pas entre nous de problèmes qui ne puissent trouver une solution pacifique et honorable. Nous devons nous y atteler avec tout le sérieux possible. Si c’est bien la paix que nous recherchons, voici comment nous devons commencer, sans jamais oublier qu’aucune nation ne peut imposer les conditions de paix. Les conditions de la paix, les voici : égalité et justice. Telles sont les conditions que les nations doivent apprendre à respecter et à observer.

Shastri retourna à sa datcha et, après un bref repos, commença à se préparer pour la rencontre cruciale avec Kossyguine, prévue pour 20h30. Les problèmes étaient clairs, et Shastri n’attendait pas de surprises.

Après les échanges habituels de courtoisie et une conversation d’ordre général, Kossyguine aborda le sujet : se conformer à la demande du Conseil de sécurité pour le retrait de tout le personnel armé sur les positions qu’il occupait avant le 5 août 1965. Kossyguine souligna que l’URSS était un des signataires des résolutions du Conseil de sécurité n° 211 et 214, et que son pays soutenait la mise en application rapide de ces résolutions.

Voici la teneur de la conversation qui suivit :

Le Premier ministre Shastri : Je vous suis très reconnaissant de l’intérêt que vous portez à la paix, et nous connaissons bien vos nobles intentions. Nous aussi, nous sommes des gens totalement pacifiques mais, quand nous sommes victimes d’agression, il nous faut prendre toutes les mesures nécessaires pour nous défendre.

Le Conseil de sécurité veut que l’Inde retire son personnel armé sur la position qu’il occupait avant le 5 août 1965. Comme vous le savez, le Pakistan avait infiltré au Cachemire des milliers d’agents armés, avec pour missionde tuer et de détruire corps et biens. Nos forces de sécurité se sont occupées d’un grand nombre d’entre eux, mais il en reste encore beaucoup à appréhender. C’est au Pakistan que revient la responsabilité de leur retrait.

En outre, ce n’est pas la première fois dans l’histoire que le Pakistan procède à une activité armée clandestine et déguisée contre l’Inde. Dans le cas présent, le Pakistan a organisé une invasion déguisée de l’Inde à partir du 5 août 1965. Pour nous défendre, nous avons été obligés d’occuper le col Haji Pir et d’autres points stratégiques, afin d’empêcher de nouvelles infiltrations. Dans ce but, nos troupes ont courageusement payé un lourd tribut. Quelle assurance avons-nous que le Pakistan n’aura pas recours à nouveau à une invasion « déguisée », si nous devions nous retirer de ces endroits stratégiques ? Je suis sûr, M. le Premier ministre, que vous comprendrez nos réelles et importantesdifficultés pour évacuer ces positions. Ailleurs, on peut certainement consentir à un retrait.

Le Premier ministre Kossyguine: Je comprends parfaitement les difficultés que vous pose l’évacuation du col Haji Pir et d’autres emplacements stratégiques occupés par l’Inde pour empêcher de nouvelles infiltrations. Cependant, ce problème présente d’autres aspects importants qui relèvent d’un cadre plus large, et dont il faut tenir compte avant de prendre des décisions définitives au mieux des intérêts de l’Inde.

Au nom de l’amitié avec l’Inde, et en qualité de représentant d’un pays qui entretient avec votre pays les relations les plus cordiales, je souhaite attirer votre attention sur les conséquences suivantes qui surviendraient, si vous deviez décider de vous maintenir sur le col Haji Pir et d’autres endroits semblables, situés au-delà de la ligne de cessez-le-feu de 1949.

1) Si l’Inde ne se retire pas de ces positions, le Pakistan ne se retirera pas du Chhamb ni des autres territoires qu’il occupe. Et alors, bien sûr, l’Inde ne se retirera pas des secteurs de Lahore et de Sialkot. Et on n’arrivera, ici, à aucun accord. A votre retour en Inde, il vous faudra traiter de la situation qui en résultera.

Encore aujourd’hui, on compte de nombreuses violations du « cessez-le-feu ». La situation actuelle, où les forces armées de l’Inde et du Pakistan continuent fréquemment à tirer l’une sur l’autre, se poursuivra. Toute personne raisonnable serait d’accord pour dire que dans une situation aussi dangereuse,il est très plausible que les hostilités éclatent à nouveau. Il ne s’agit pas d’une perspective théorique, mais bien réelle.

Vous devez vous demander si le col Haji Pir présente un intérêt tellement crucial pour l’Inde, que vous souhaiteriez y rester malgré l’éventualité d’une reprise de la guerre

2) Si les pourparlers échouent ici, uniquement parce que l’Inde refuse de se conformer à la demande exprimée par le Conseil de sécurité d’un retour sur les positions antérieures au 5 août, en insistant sur le fait qu’elle doit garder la possession du col Haji Pir, l’Inde portera la responsabilité de la menace qui pèse en conséquence sur la paix, ou de la reprise des hostilités.

Le Conseil de sécurité devra alors envisager quelle action engager par la suite, pour maintenir la paix et pour faire respecter sa résolution. Le Conseil de sécurité a déjà indiqué que cette question faisait l’objet d’une « révision urgente et permanente », afin de « déterminer quelles démarches il faudrait entreprendre pour assurer la paix et la sécurité dans la région. » En agissant dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité est susceptible d’engager une action relevant des Articles 41 et 42 pour maintenir la paix et la sécurité dans le sous-continent indo-pakistanais. (2) Ces articles donnent pouvoir au Conseil de sécurité pour décider d’imposer des sanctions économiques ou, si nécessaire, le recours à la force armée, à l’encontre d’un pays responsable de violation de la paix. Le col Haji Pir est-il pour l’Inde d’une importance vitale au point de vous obliger à vous y maintenir, au risque d’être en infraction avec la résolution du Conseil de sécurité, avec les conséquences que cela entraînerait ?

L’URSS est un des signataires de la résolution du Conseil de sécurité du 20 septembre 1965, et nous croyons sincèrement qu’un retour aux positions antérieures au 5 août 1965, soit en fait le retrait de chacun des protagonistes sur la ligne de cessez-le-feu de 1949, représente la meilleure solution pour traiter la situation critique actuelle. Nous non plus ne pouvons rester indifférents à l’éventualité d’une reprise des hostilités entre l’Inde et le Pakistan.

3) Le plus grand ennemi de l’Inde est la Chine. Au cours de la guerre récente entre l’Inde et le Pakistan, la Chine a menacé l’Inde. Elle n’a entrepris aucune action ouvertement, parce que tous les gouvernements ont unanimement fait pression pour dissuader tout autre pays d’intervenir dans ce conflit. Si plus tard on reproche à l’Inde son intransigeance à ne pas se conformer à la résolution du Conseil de sécurité, il se peut que la Chine ne subisse pas une telle pression, et tout mouvement de sa part pourrait engendrer un conflit plus vaste.

4) L’Inde jouit aujourd’hui d’un très grand prestige, qu’elle doit à la détermination et à la sagesse dont vous avez fait preuve en tant que chef d’Etat pendant la guerre indo-pakistanaise, ainsi qu’à la bravoure exceptionnelle de ses forces armées. Si l’Inde décide maintenant d’accepter la résolution de l’ONU, qui implique un retour sur la ligne de cessez-le-feu de 1949, ce ne sera pas sous l’effet de la pression d’un pays ni d’un groupe de pays étrangers, mais bien pour agir en conformité avec la Charte des Nations Unies et dans l’intérêt de la paix. Si cependant, l’Inde insiste maintenant pour rester sur le col Haji Pir, elle risque de se retrouver plus tard dans l’obligation d’y renoncer sous l’action de l’ONU ou de tout autre facteur extérieur. Imaginez alors la perte de prestige qui en résulterait.

5) Il faut examiner également si la poursuite de l’occupation du col Haji Pir permettrait effectivement à l’Inde de prévenir l’infiltration. Il existe encore d’autres points de pénétration, et l’Inde doit être prête à se défendre contre la Chine également. Dans ce contexte, le col Haji Pir, si je puis me permettre, ne présente aucun intérêt.

6) En qualité d’amis de l’Inde, nous sommes d’avis qu’il n’existe pour l’Inde qu’un seul moyen de se défendre : développer ses forces internes – son économie et son industrie – et renforcer sa capacité de défense. Pour cela, l’Inde a besoin de paix plus que de toute autre chose. Seule une période de paix permettrait à l’Inde de moderniser et de renforcer ses forces armées et son économie.

7) L’adhésionà la ligne de cessez-le-feu de 1949 présente un autre avantage important.Cette ligne de démarcation fut établie voilà plus de quinze ans ; y retourner maintenant lui rendrait son caractère sacré en la consolidant et en lui conférant un statut renforcé. Toute nouvelle violation ultérieure de cette Ligne serait considérée comme une infraction à une disposition reconnue et réaffirmée par le Conseil de sécurité. En outre, en proposant un pacte de « non-agression » avec le Pakistan, et même s’il en avait été autrement, l’Inde a de fait annoncé au monde entier qu’elle n’usera pas de la force pour recouvrer cette partie de l’Etat de Jammu et Cachemire, qui était, de facto, devenue la propriété du Pakistan, car délimitée par la ligne de cessez-le-feu. Et ce serait manquer de réalisme d’escompter que le Pakistan puisse renoncer volontairement et pacifiquement à cette portion de territoire à une date ultérieure. Bien évidemment, il resterait alors une seule possibilité pour parvenir à un règlement pacifique et définitif entre l’Inde et le Pakistan : accorder à la ligne de cessez-le-feu de 1949 un statut plus important. A notre point de vue, il est ainsi d’une extrême importance, dans l’intérêt de l’Inde, de maintenir et d’observer strictement la ligne de cessez-le-feu. Cette ligne, qui a été reconfirmée par le Conseil de sécurité, sera alors inviolable. Toute atteinte à la ligne de cessez-le-feu de 1949 ne servirait en aucun cas les intérêts de l’Inde.

8) En ce qui concerne les agents infiltrés qui ont pénétré au Cachemire en août 1965, et qui peuvent bien rôder encore, l’Inde doit se sentir libre d’en disposer comme bon lui semble, d’autant plus que le Pakistan nie tous liens avec eux.

9) M. le Premier ministre, vous m’avez demandé quelle assurance il peut y avoir que le Pakistan ne renouvellera pas une invasion « déguisée » par des agents infiltrés armés. En premier lieu, l’accord de paix de Tachkent doit prévoir une disposition pour que la ligne de cessez-le-feu soit pleinement respectée à l’avenir. En d’autres termes, la ligne de cessez-le-feu sera inviolable. Tout membre des Nations Unies qui viole une ligne de cessez-le-feu reconnue par cette haute instance, violerait de fait la Charte des Nations Unies, et encourrait un risque grave, car son action impliquerait une violation de la paix ou la menacerait. Par ailleurs, tout accord conclu et signé en URSSjouira évidemment d’une certaine force en soi.

Je suis désolé, M. le Premier ministre, d’avoir pris autant de votre temps à expliquer différents aspects de la situation comme nous la voyons. Je connais vos soucis et ceux du peuple de l’Inde. Veuillez croire que nous qui sommes vos amis, avons examiné minutieusement tout ce qui concerne cette question fondamentale, et que nous vous avons communiqué les résultats de notre étude en toute objectivité et sincérité.

Il vous appartient maintenant, M. le Premier ministre, de prendre toutes les décisions que vous jugez correspondre le mieux aux intérêts de votre grand pays.

Le Premier ministre Shastri : Je vous suis infiniment reconnaissant, M. Kossyguine, de votre analyse approfondie de la situation. J’en ai suivi tous les termes avec la plus grande attention. Une grande force se dégage de ce que vous avez dit. Comme vous le savez bien, l’Inde s’est consacrée à la paix. La dernière guerre nous a été imposée. Nous devions défendre notre pays. Nous souhaitons la paix pour le futur, mais nous ne permettrons pas à ceux qui nous agressent de l’emporter. Nos forces armées et notre peuple seront toujours prêts à défendre notre liberté et notre intégrité territoriale. Notre principal objectif est la paix dans l’honneur. Je vous remercie encore de vos paroles amicales. Je voudrais néanmoins réfléchir à cette question ce soir. Il est tout à fait clair, pour moi, que votre analyse est objective et équitable. Je dois dire cependant que l’évacuation du col Haji Pir me causerait beaucoup d’inquiétude. C’est avec mon approbation personnelle que nos forces armées se sont emparées de cette position cruciale. Ce fut un acte d’héroïsme remarquable, où nous avons perdu de précieuses vies humaines. Mais ce sacrifice était nécessaire pour couper une des voies de pénétration des agents infiltrés.

Le Premier ministre Kossyguine: Je comprends parfaitement vos sentiments. De fait, les forces armées indiennes ont fait preuve d’un héroïsme remarquable dans la prise du col Haji Pir. Elles ont manifesté le même héroïsme dans d’autres secteurs également. Mais, M. le Premier ministre, une fois la guerre terminée, il faut assurer la paix. C’est alors que les hommes d’Etat doivent prendre des décisions qui tiennent compte de tous les facteurs en cause. Il est important de se battre courageusement pendant la guerre, mais il est non moins important de se battre pour la paix. Il y a des sacrifices à faire en temps de guerre, mais aussi pour assurer la paix au mieux des intérêts du pays et de ses habitants. Telle est la responsabilité du dirigeant d’un pays.

Le Premier ministre Shastri : Je vous remercie infiniment, M. Kossyguine. Je voudrais réfléchir à la question ce soir. Je sais qu’en ce domaine, il faut prendre des décisions non sur des considérations émotionnelles, mais sur des considérations pratiques. Il convient de prendre des décisions sages au mieux des intérêts du pays. J’accepte pleinement qu’il soit de mon devoir de renforcer les perspectives de paix. Je vous ferai savoir demain ma position définitive sur cette question.

Mais il est toujours essentiel, me semble-t-il, que le Pakistan consente à un pacte de non-agression, afin de permettre à nos deux pays de développer de meilleures relations mutuelles. Cela garantira que, par la suite, le Pakistan ne recourra pas à la force, et que nos problèmes mutuels trouveront une solution uniquement par des moyens pacifiques. Dans le cas contraire, ce serait une paix très fragile, qui ne permettrait pas une confiance réciproque.

Le Premier ministre Kossyguine: Merci, M. le Premier ministre. Je sais très bien que vous donnerez toute l’attention requise à ma proposition relative à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, à propos du retrait de tout le personnel armé sur les positions antérieures au 5 août.

En ce qui concerne un pacte de non-agression, je pense personnellement qu’il est vital que les deux parties renoncent au recours à la force pour user uniquement de moyens pacifiques en vue de régler leurs différends. Je sonderai le Président Ayub à ce sujet. Et vous en parlerez bien sûr vous-même avec lui lors de la rencontre de demain.

Avant de conclure, je voudrais aborder la question du Cachemire. Le Président Ayub tient beaucoup à avoir avec vous, M. le Premier ministre, un débat en profondeur et des négociations concluantes.

Le Premier ministre Shastri : Comme vous le savez, M. Kossyguine, l’Etat de Jammu et Cachemire fait partie intégrante de l’Inde, et il n’y a absolument rien à négocier à ce sujet. La position de l’Inde sur cette question est catégorique et d’une clarté absolue.

Le Premier ministre Kossyguine: Je connais bien cette position. A la réunion de demain, le Président Ayub ne peut manquer de soulever le problème, et il vous donnera une idée complète de ce qu’il a à l’esprit.

Encore infiniment merci, M. le Premier ministre. Nous portons une lourde responsabilité et nous nous trouvons devant une occasion historique. Essayons de trouver la bonne voie devant nous. J’attends avec impatience nos entretiens de demain.

Ceci mit un terme aux débats de la journée. Dans ses conversations avec Kossyguine, il n’y avait rien qui pût causer à Shastri surprise ou anxiété. Cependant, comme Shastri avait exprimé publiquement en Inde sa répugnance à évacuer le col Haji Pir, il était évident que Kossyguine s’était préparé de façon approfondie sur cette question, et qu’il avait présenté des arguments sérieux et importants qui exigeraient, du côté indien, un examen consciencieux.

Il était aussi évident que Kossyguine avaitconsciemment décidéde s’efforcer personnellement d’amener l’Inde à accepter la demande du Conseil de sécurité concernant le désengagement de ses forces armées, et leur retour sur les positions antérieures au 5 août 1965. Selon lui, cela ne pouvait pas faire l’objet de négociations entre l’Inde et le Pakistan. Defait, les deux pays étaient tenus d’accepter cette demande du Conseil de sécurité. Il avait à ce sujet le soutien total de Johnson de Wilson et d’autres chefs d’Etat occidentaux importants. Echouer sur cette question vitale signifierait l’échec de toute la conférence, avec la probabilité d’une reprise de la guerre.Kossyguine était résolu à ne prendre aucun risquesur cette question, où il avait engagé le prestige de l’URSS sans hésitation ni scrupule. Selon moi, ses arguments et son appel à la raison en fin de conversation, ne visaient pas à exercer une quelconque pression sur Shastri, ni à lui forcer la main. A la suite de ces entretiens préliminaires avec Kossyguine, je passai un certain temps avec Shastri, qui ne semblait pas sous pression. En fait, il paraissait satisfait de la manière dont les débats s’étaient déroulés. En même temps, il était clair pour le Premier ministre qu’il se trouvait confronté à un moment crucial de l’histoire de son pays. Il n’y aurait pas de seconde chance.

Shastri était calme. Il savait que le retrait du col Haji Pir l’exposerait aux critiques de personnes non informées. Cela pourrait aussi provoquer une réponse émotionnelle. Dans l’arène politique, il ne manquerait pas de gens pour crier à la trahison.

Le lendemain matin, le 5 janvier, Shastri s’entretint longuement avec Y.B. Chavan, le ministre de la Défense. Celui-ci exprima très fermement qu’il ne fallait pas compromettre les perspectives de paix à cause du col Haji Pir. Il réitéra son point de vue : par déférence pour les souhaits du Conseil de sécurité des Nations Unies, et plus encore dans l’intérêt national de l’Inde, il fallait consentirà un retour sur la ligne de cessez-le-feu de 1949. Le Premier ministre s’adressa alors au reste de la délégation indienne (à l’exception de Swaran Singh, qui était souffrant) et tous allèrent dans le sens de Chavan.

On savait que la délégation pakistanaise insistait pour avoir un ordre du jour. Le Premier ministre Shastri dit qu’il n’y voyait pas d’objection, à condition qu’il soit rédigé en termes généraux, sans référence spécifique au Cachemire. Toutes les personnes présentes donnèrent leur assentiment, et la réunion prit fin. Le Premier ministre eut ensuite un échange avec le ministre des Affaires étrangères, qui donna son plein accord.

Shastri se prépara alors à sa rencontre avec Ayub, prévue à 11h dans la datcha « neutre ». La veille, il avait brièvement rencontré le dirigeant pakistanais, mais il n’avait tenu avec lui que quelques propos généraux. La réunion de ce matin devait être la première rencontre importante.

Après les courtoisies préliminaires, Ayub fit allusion à la question de l’ordre du jour pour la réunion. Shastri n’exprima aucune objection mais il insista pour que son contenu portât sur des objectifs généraux, et non pas sur une question spécifique. Tous deux furent d’accord de laisser à leurs ministres des Affaires étrangères et à leurs hauts fonctionnaires le soin de traiter de cette question. Ayub évoqua ensuite l’histoire des relations indo-pakistanaises qui, à son avis, s’étaient envenimées à cause de la question du Cachemire. Les deux pays devaient avoir pour but premier de développer leur économie et de promouvoir ainsi le bien-être de leur peuple. Et selon lui, ils seraient en mesure de développer des relations amicales, lorsque la question du rattachement du Cachemire à l’Inde ou au Pakistan aurait été réglée en s’appuyant sur le droit des habitants de cette région à l’autodétermination, et conformément aux résolutions appropriées des Nations Unies. Il expliqua en détail le point de vue du Pakistan, et proposa l’instauration d’un « dispositif auto-exécutoire » commun pour traiter de la question du Cachemire selon son point de vue.

Shastri écouta sans interrompre. Dans sa réponse, il admit être d’accord sur le fait que des relations amicales entre l’Inde et le Pakistan étaient vitales pour le bien-être des habitants des deux pays. En ce qui concernait le rattachement du Jammu et Cachemire à l’Inde, il existait des faits irrécusables qu’il fallait préciser et comprendre très clairement dès le départ. Avant l’indépendance, avait été mis en place un cadre juridique auquel s’étaient ralliés les dirigeants politiques de l’époque : Nehru et ses collègues pour le compte de l’Inde, et Jinnah et ses collègues pour le compte du Pakistan. C’est dans le même cadre légal que l’Etat du Jammu et Cachemire avait été rattaché à l’Inde le 27 octobre 1947. C’était un rattachement inconditionnel et définitif, comme en fait foi l’Acte de Rattachement, accepté par Mountbatten. En fait, la loi d’application ne prévoyait aucune disposition relative à un rattachement temporaire ou provisoire.

Ce rattachement entraînait une autre conséquence importante qu’il fallait également saisir. Aucun Premier ministre de l’Inde n’avait jamais eu autorité pour consentir à un arrangement susceptible d’aboutir, dans certaines situations, à l’aliénation d’une partie quelconque du Jammu et Cachemire. Seuls les représentants élus du peuple de l’Inde en avaient le droit, en agissant par l’entremise du Parlement. L’ONU n’avait pas non plus le pouvoir, dans le cadre de sa Charte, de décider si un Etat souverain devait abandonner une partie de son territoire. Bien au contraire, le premier objectif des Nations Unies visait à garantir la souveraineté et l’intégritéterritoriale de tous les Etats membres. Le Premier ministre de l’Inde, quel qu’il fût, ne pouvait tout simplement pas envisager, et encore moins examiner et accepter, un projet quelconque en vue d’établir un dispositif « auto-exécutoire » concernant le Jammu et Cachemire, comme le suggérait Ayub. Après un instant de pause, Shastri ajouta, d’un air désarmant : « M. le Président, si vous étiez à ma place, vous adopteriez la même position, n’est-ce pas ? » Shastri affirma ensuite qu’il serait tout à fait irréaliste d’escompter que le Parlement de l’Inde acceptât une proposition qui risquerait d’aboutir à une autre partition du pays.

En ce qui concerne le droit à « l’autodétermination », Shastri rappela à Ayub que le Cheikh Abdullah avait lui-même vivement supplié le Gouvernement indien d’accepter le rattachement immédiat du Jammu et Cachemire. Si le point de vue du Cheikh Abdullah n’avait pas de valeur légale à cette époque, sa voix représentait cependant la voix du peuple du Jammu et Cachemire. Il est vrai qu’en 1948, le Gouvernement indien avait offert de s’assurer des souhaits des habitants du Jammu et Cachemire de manière organisée, et que les Nations Unies avaient élaboré un plan de plébiscite. Mais, dans le cadre de ce plan, il revenait au Pakistan d’entreprendre la première démarche – celle du retrait des troupes pakistanaises qui avaient envahi illégalement le Cachemire. Le Pakistan ne s’était pas conformé à cette première étape essentielle. C’est donc le Pakistan lui-même qui avait contrecarré tout le projet, maintenant définitivement abandonné. En tout cas, la médiation par l’ONU était possible uniquement si les parties concernées continuaient à accorder leur consentement. Pour les raisons que l’on venait d’invoquer, l’Inde n’était pas disposée à accepter une autre médiation de l’ONU.

Shastri expliqua alors ce qui, de son point de vue, constituait le problème fondamental. Il demanda pardon d’avoir exprimé ses idées avec une franchise inhabituelle, et peut-être excessive, mais l’importance de l’occasion n’en exigeait pas moins.

Si, commença-t-il, le Pakistan insistait toujours sur un nouvel exercice du droit à l’autodétermination, ce n’était pas parce qu’il était profondément convaincu des droits de l’homme en tant que tels ; maismanifestement, parce qu’il croyait que la population musulmane du Jammu et Cachemire pourrait être influencée dans son vote par la propagande de la communauté pakistanaise, qui présenterait ce vote comme un choix à faire entre le Pakistan « musulman » et l’Inde « hindoue ». C’était ignorer de façon commode que la nation indienne ne comptait pas seulement des hindous, mais aussi plusieurs millions de musulmans, de sikhs, de chrétiens, etc.

Conformément à sa théorie d’une nation « musulmane », le Pakistan s’était établi comme un pays islamique. L’Inde rejetait la théorie des « deux nations ». Toute aliénation du Cachemire pour se conformer à cette théorie des « deux nations » détruirait tout ce que l’Inde représentait.

Shastri avait parlé longuement, mais il avait parlé avec son coeur et avec une sincérité évidente. Tant que le Pakistan continuerait à fonder ses relations avec l’Inde sur sa théorie des « deux nations », ou des « deux nations hostiles », conclut Shastri, il ne pourrait y avoir ni paix ni relations de bon voisinage. Tel était, dit-il, le malaise profond qui avait envenimé les relations entre le Pakistan et l’Inde. Et, souligna-t-il, seul le Pakistan pouvait trouver une solution. Tous les autres problèmes auxquels ils étaient confrontés n’étaient que des symptômes de cette maladie fondamentale. Il conclut en disant que l’Inde voulait souscrire à un pacte de « non-agression » avec le Pakistan. Il invitait le Président Ayub à réfléchir objectivement sur ce qui venait d’être dit. Il présenta ses excuses pour avoir été si long, mais ses intentions et son profond désir étaient de trouver un nouveau mode de compréhension mutuelle entre les deux nations.

Ayub avait écouté avec beaucoup de patience, mais sa réaction montrait une profonde déception. Lui aussi voulait la paix, dit-il, mais la paix à des conditions honorables. Il avait le sentiment qu’il serait irréaliste de penser qu’on pourrait laisser de côté la question du Cachemire. Il fallait trouver une solution mutuellement acceptable – et c’est pourquoi il avait proposé la mise en oeuvre d’un « dispositif auto-exécutoire ». Pour qu’un pacte de «non-agression » fût possible, affirma-t-il, il fallait commencer par régler la question du Cachemire. De son côté, Ayub invita Shastri à réfléchir au problème. La rencontre se termina sur cette note, et l’anxiété qui pouvait se lire sur le visage des deux dirigeants montrait clairement que l’on était très loin de la conciliation.

Ce même jour, le 5 janvier dans l’après-midi, les ministres des Affaires étrangèresde l’Inde et du Pakistan, accompagnés de hauts fonctionnaires, se réunirent pour discuter de l’ordre du jour. On tenta diverses formulations, mais aucune ne fut mutuellement acceptable. Le Pakistan ne s’intéressait qu’à une seule chose : voir le Cachemire inscrit à l’ordre du jour, en tant qu’article distinct et explicite. Dans son article du 9 janvier 1965, le correspondant spécial du journal britannique The Guardian écrivait :

N’ayant pas réussi à annexer le Cachemire par les armes, le Président Ayub sait qu’il ne peut l’obtenir à Tachkent ; mais il est important pour lui d’amener l’Inde à engager des pourparlers sur cette question. S’il réussit, il peut dire à son peuple qu’il a obligé l’Inde à rouvrir un dossier considéré comme réglé… Finalement, on ne put se mettre d’accord sur un ordre du jour. Du point de vue indien, un ordre du jour précis ne s’imposait pas vraiment pour la réunion au sommet.

Le soir du 5 janvier eut lieu une rencontre marathon entre Shastri et Kossyguine. La préoccupation majeure de ce dernier portait sur le retrait du personnel armé de la ligne de cessez-le-feu de 1949. Kossyguine paraissait tendu. Shastri ouvrit le débat en se référant d’emblée à cette question : « Après mûre réflexion et après consultations avec mes collègues du gouvernement ici à Tachkent, en tenant compte des considérations importantes que vous avez mentionnées vous-même, M. Kossyguine, je suis arrivé à la conclusion, » dit M. Shastri, « que dans l’intérêt de la paix, je voulais bien accepter votre point de vue en ce qui concerne le retrait réciproque de tout le personnel armé sur les positions antérieures au 5 août 1965 – ce qui signifie en fait un retour à la ligne de cessez-le-feu de 1949. » Ces paroles transformèrent Kossyguine dont le visage commença à rayonner de joie. Il était visiblement soulagé d’une terrible anxiété. « Par cette décision audacieuse et sage, M. le Premier ministre, » répondit-il en souriant, « vous avez contribué de façon décisive à assurer la paix, et vous avez grandement renforcé les perspectives de réussite à Tachkent. »

Par la suite, Shastri donna un compte rendu circonstancié de sa longue entrevue avec Ayub. Tous deux s’étaient écoutés patiemment, avec courtoisie, dit-il, mais ils n’avaient pas réussi à parvenir à un accord. Le Président Ayub avait rejeté la suggestion d’un pacte de « non-agression » et on n’avait pas non plus réussi à s’entendre sur la question de l’ordre du jour.

Kossyguine n’avait pas revu Ayub après l’ouverture officielle de la conférence de Tachkent, le jour précédent. Il entendait maintenant pour la première fois les détails des conversations entre Ayub et Shastri. Une fois encore, le visage de Kossyguine s’assombrit, mais il ne fit aucun commentaire pour indiquer s’il était d’accord ou non avec Shastri, ou avec Ayub. Il se contenta de dire qu’il rencontrerait Ayub le lendemain matin, et qu’il tiendrait Shastri au courant. Il se dit également confiant que Shastri continuerait à traiter de l’évolution de la situation avec sa patience habituelle.

La presse ne fut pas mise au courant de l’accord auquel étaient parvenus Shastri et Kossyguine concernant le retrait des troupes du col Haji Pir et d’autres zones sur les positions antérieures au 5 août 1965. Seul Kuldip Nayar, correspondant spécial de United News of India put obtenir des renseignements d’intérêt majeur sur cette évolution importante, au cours d’une conversation avec Y.B. Chavan. Cela lui servit de base, comme le dit Nayar, pour envoyer en Inde les nouvelles suivantes au soir du 5 janvier :

Tachkent, le 5 janvier (UNI) : Le Premier ministre Shastri, croit-on, a informé le président Kossyguine que l’Inde était prête à retirer ses forces armées du col Haji Pir et du secteur de Tithwal, à la condition formelle qu’on obtienne des garanties du Pakistan sur la question des agents infiltrés au Cachemire.

Il aurait aussi dit au Premier ministre soviétique que l’Inde était prête à retirer ses forces armées des secteurs de Lahore, Sialkot et du Rajasthan, si le Pakistan agissait de même dans les secteurs de Chhamb-Jaurian, du Rajasthan et de Khem Karan.

M. Shastri a communiqué son point de vue à M. Kossyguine au cours de leurs deux heures d’entretien hier soir, lorsque le dirigeant soviétique aurait insisté sur le retrait indien de Haji Pir et Tithwal, dans le cadre du Plan de désengagement envisagé par la résolution du Conseil de sécurité du 20 septembre.

Selon les détails des conversations dont on dispose aujourd’hui, M. Kossyguine aurait concédé que l’application de cette clause était liée au « retrait du personnel armé », y compris les agents infiltrés au Cachemire.

Mais, en ce qui concernait la liquidation des agents infiltrés, il tendait à en laisser la responsabilité à l’Inde plutôt qu’au Pakistan. M. Kossyguine aurait dit que, puisque le Pakistan ne reconnaissait pas sa responsabilité dans l’infiltration d’agents au Cachemire, l’Inde avait toute liberté de s’en débarrasser et sinon d’en disposer comme bon lui semblerait.

Au cours de l’entretien, le dirigeant soviétique renouvela son offre, se disant prêt à intervenir dans les débats s’ils s’enlisaient.

M. Shastri a fait part à M. Kossyguine de l’essentiel de ses échanges avec M. Ayub dans la journée d’hier, mais lui aurait dit que son intervention n’était pas nécessaire à ce stade.

M. Kossyguine aurait souligné qu’un échec des pourparlers n’était pas acceptable, en raison de l’enjeu que cela représentait pour l’Union soviétique.(3)

Le rapport de Kuldip Nayar présentait un bon aperçu des échanges entre Shastri et Kossyguine, ainsi que de l’accord auquel étaient parvenus les deux dirigeants sur la question des retraits. Cependant, il ne comportait pas le détail des arguments présentés par Kossyguine à Shastri, à l’apui de ce qu’il proposait à l’Inde : se conformer totalement à la demande du Conseil de sécurité concernant les retraits,propositionqui bénéficiait du soutien du monde entier. Apparemment, Y.B. Chavan n’avait fourni à Kuldip Nayar que les éléments essentiels de leurs pourparlers. En Inde, on apprit la nouvelle de l’accord concernant la question sensible des retraits, mais sans aucun détail sur les raisons qui l’avaient motivé.

Le 6 janvier, Shastri et Ayub ne se rencontrèrent pas. En fait, un arrangement provisoire avait bien prévu une réunion, mais elle fut annulée. Les négociations furent cependant très mouvementées. Et Kossyguine, qui en était le personnage central, fit la navette, toute la journée, entre les datchas d’Ayub et de Shastri.

Le matin, Kossyguine et le ministre des Affaires étrangères Gromyko s’enfermèrent avec Ayub et Bhutto pendant près de trois heures. J’ai demandé à l’ambassadeur Zamiatine s’il pouvait m’éclairer sur ces négociations. Voici sa réponse :

Malgré la déception de la réunion d’ouverture, Kossyguine avait finalement constaté qu’Ayub se comportait correctement et avec courtoisie. Mais celui-ci n’abordait que des généralités, laissant le soin à son ministre des Affaires étrangères, Bhutto, de s’occuper des détails. Du côté pakistanais, on se trouvait donc devant deux modes d’approche simultanés, parlant de deux voix différentes. Cela rendait les négociations plutôt complexes et laborieuses. Gromyko trouvait que Bhutto cherchait vraiment à faire de l’obstruction. En fait, celui-ci faisait office de démolisseur. Si parfois il acceptait une proposition, c’était pour téléphoner peu après afin de demander des modifications. Il connaissait bien l’anglais et suggérait, sous une apparence innocente, l’insertion d’une virgule dans un texte précédemment approuvé, ce qui avait pour effet de changer totalement le sens de l’expression ou de la phrase en question ! Lorsqu’on traitait avec Bhutto, il fallait être absolument sur ses gardes. Avec Shastri, c’était différent. Il donnait son accord après mûre réflexion et, une fois convaincu, il s’y tenait coûte que coûte.Il était toujours honnête.Cette attitude suscitait chez Kossyguine un profond respect.

Bhutto était extrêmement difficile, mais ne faisait pas le poids devant Gromyko, capable d’être inflexible et ayant plus de ressort. En ce qui concerne les problèmes de fond, Ayub était vivement opposé au retrait des troupes pakistanaises de leur tête de pont au Chhamb ; et il ne céda que tardivement, après que Kossyguine fut revenu à maintes reprises sur les conséquences qu’entraînerait son refus de se conformer à la résolution du Conseil de sécurité. Pourrait-il réellement affronter une opinion mondiale hostile ? Je ne doute pas néanmoins que la position initiale d’Ayub concernant l’évacuation du Chhamb ne fût qu’une manoeuvre de négociation. Ayub savait parfaitement que si le Pakistan n’évacuait pas le Chhamb, Shastri garderait des troupes indiennes aux abords de Lahore et de Sialkot, où elles étaient solidement retranchées. Du côté pakistanais, la véritable pierre d’achoppement était le Cachemire, qui occupa un temps considérable des discussions.

Après avoir achevé sa réunion marathon avec Ayub le matin, Kossyguine passa encore trois heures avec Shastri l’après-midi. En bref, Kossyguine informa Shastri qu’Ayub se montrait inflexible sur la question du Cachemire ; celui-ci maintenait toujours que le Cachemire constituait le problème fondamental dans les relations indo-pakistanaises, et qu’il était absolument essentiel d’établir « un dispositif auto-exécutoire ». Ayub avait aussi informé Kossyguine qu’il fallait commencer par régler la question du Cachemire avant d’envisager un pacte de « non-agression ». La situation qui en résultait, dit Kossyguine, l’air sombre, était d’une extrême difficulté et il demanda si Shastri pouvait l’éclairer sur la manière de sortir de cette impasse.

En réponse, Shastri exprima le point de vue qu’un pacte de « non-agression » ne représentait rien de plus qu’une réaffirmation de l’obligation qui incombait à tous les Etats membres de l’ONU, de régler leurs différends par des moyens pacifiques. Si le Pakistan avait sincèrement l’intention de recourir à la paix, quel problème y avait-il à réaffirmer cette obligation dansun pacte de « non-agression » ? Quant au Cachemire, Shastri resta ferme. Revenant alors sur le sujet d’un pacte de « non-agression », – Kossyguine posa une question : dans la situation actuelle, Shastri donnerait-il son approbation si les deux parties réaffirmaient leur obligation, dans le cadre de la charte de l’ONU, de régler leurs conflits par les seuls moyens pacifiques, sans avoir recours à la force ? Après un temps de réflexion, celui-ci répondit par l’affirmative. Ceci fournit à Kossyguine un champ de manoeuvre dans ses entretiens ultérieurs avec Ayub. Après avoir échangé les salutations d’usage, Kossyguine quitta la datcha. On ne savait pas ce qu’il avait l’intention de faire dans ses échanges avec Ayub plus tard dans la soirée. Mais le Premier ministre russe ne donnait pas l’impression que les difficultés étaient insurmontables.

Dès le départ de Kossyguine, Shastri convoqua une réunion avec son groupe. Il leur donna un compte rendu de ses derniers entretiens avec Kossyguine. Il indiqua sa détermination de rester ferme sur le Cachemire, au risque de ne pas parvenir à un accord à la conférence de Tachkent. Il était convaincu que ni l’ONU, ni le pays d’accueil, ni aucune autre personne raisonnable et sensée ne voudraient ou ne pourraient blâmer l’Inde si, malheureusement, la conférence devait échouer en raison de l’exigence du Pakistan sur la question du Cachemire.

Tard dans la soirée, Kossyguine informa Shastri qu’il avait eu un long entretien de plus de deux heures avec Ayub. Cependant, rien ne laissait augurer un changement dans la position d’Ayub sur le problème du Cachemire.

Le mardi 7 janvier, après un entracte de près de quarante-huit heures, les entretiens directs reprirent entre Shastri et Ayub. Il y eut une réunion de cinquante minutes le matin, et une autre de trente-cinq minutes dans la soirée, juste avant un spectacle de danse par des artistes ouzbeks. Aucun conseiller ne fut présent à ces rencontres. Entre ces deux réunions, Shastri invita ses hôtes, Kossyguine, Gromyko et le ministre de la Défense Malinowsky, pour le déjeuner.

Dans leurs entretiens bilatéraux, Shastri et Ayub, comme me le dit plus tard le Premier ministre, avaient tous deux abordé d’autres sujets importants – mises à part les questions du Cachemire et du pacte de « non-agression » – à inclure dans un accord susceptible, en fin de compte, d’être jugé recevable. Aucun d’entre eux ne présentait de désaccord majeur ; Shastri et Ayub en revinrent donc aux questions du Cachemire et du pacte de « non-agression ». On couvrit à nouveau tout le terrain familier, chacun essayant de persuader l’autre de son point de vue. Les débats se déroulaient dans un climat de grande courtoisie, dans un langage sobre, en ourdou, mais d’un côté comme de l’autre, on ne cédait pas. Vers la fin, on échangea les phrases suivantes :

Le Président Ayub : « Kashmir ké mamlé men kouchh aisa kar dijiyé ki main bhi apné moulk men mounh dikhané ké qabil rahoun. » (« Veuillez consentir à quelque arrangement sur la question du Cachemire, que je puisse regarder mon peuple en face »)

Le Premier ministre Shastri : « Sadar Sahib, main bahout mouafi chahéta houn ki main is mamlé men apki koi khidmat nahin kar sakta. » (« M. le Président, avec mes excuses les plus sincères, je ne puis vous être d’aucune aide en ce domaine. »)

Ce compte rendu officieux démontrait clairement que les deux dirigeants se situaient aux antipodes, et qu’on était arrivé à une impasse. Shastri et Ayub se séparèrent d’humeur grave, mais toujours avec la courtoisie caractéristique de leur équation personnelle. A ce stade, ni l’un, ni l’autre ne savait ce qui allait se passer ensuite.

Pendant ce temps, dans l’après-midi du même jour, le 7 janvier, Jha et Kaul tinrent une réunion prolongée avec Gromyko et d’autres fonctionnaires d’URSS. Pendant cette rencontre, on acquit progressivement la conviction qu’il fallait laisser de côté l’idée d’un ordre du jour formel. Malgré les nouvelles démoralisantes sur les échanges au sommet que les deux dirigeants venaient d’avoir, on ébaucha les grandes lignes d’un accord ou d’un communiqué commun éventuel. C’était une nouvelle tentative pour préparer un texte susceptible de fournir une nouvelle base de discussion. La délégation du pays d’accueil avait déjà rejeté sommairement quelques projets antérieurs, mais il en fallait davantage pour dissuader la délégation indienne de préparer une autre proposition, à la suite de consultations approfondies avec la délégation soviétique, en particulier avec Gromyko.

A 22h, Shastri et d’autres membres de la délégation indienne assistèrent à un spectacle de ballet. A son retour à la datcha, on remit à Shastri le texte d’un accord possible, oeuvre de Jha. Shastri le lut et me demanda de l’examiner en prêtant une attention particulière aux quelques premiers paragraphes, qui concernaient les relations mutuelles entre l’Inde et le Pakistan au niveau politique. Puis nous discutâmes du texte dans son entier.

Le Premier ministre trouvait que les paragraphes « politiques » étaient un peu trop enthousiasteset ne cadraient pas tout à fait avec les dures réalités d’une situation où les troupes indiennes et pakistanaises se défiaient toujours mutuellement,avec une régularité inquiétante. Shastri m’indiqua sur quelles lignes il fallait rectifier les paragraphes ou articles proposés sur les questions politiques fondamentales. Ils portaient sur les questions suivantes :

  1. La restauration de relations pacifiques normales entre l’Inde et le Pakistan ;
  2. La réaffirmation sans ambiguïté des obligations qui entrent dans le cadre de la Charte de l’ONU pour le règlement des conflits par des moyens pacifiques, sans recours à la force ;
  3. Une brève allusion au Jammu et Cachemire, avec une réaffirmation des positions respectives de l’Inde et du Pakistan.

Il était alors bien plus de minuit. Je demandai au Premier ministre de pouvoir me retirer, et entrepris de préparer une nouvelle rédaction d’ici le lendemain matin de bonne heure. Après son départ, je restais travailler encorequelque temps. Puis je laissai dans le salon les projets de paragraphes ou d’articles que j’avais préparés, pour être remis au Premier ministre de toute urgence dès le matin.

Quand je revins assez tôt le lendemain matin, je constatai que le Premier ministre avait déjà étudié le nouveau texte et y avait apporté des améliorations. Après un bref échange de vues, le texte révisé fut dactylographié pour être soumis à la délégation indienne, lors d’une réunion prévue à 10 heures ce jour-là.

A propos de la restauration de relations pacifiques normales entre l’Inde et le Pakistan, voici le texte révisé – qui était plus réaliste :

Après s’être réunis à Tachkent et avoir discuté des relations existant entre l’Inde et le Pakistan, le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan déclarent, par la présente, leur ferme résolution de restaurer des relations normales et pacifiques entre leurs pays et de promouvoir la compréhension et des relations amicales entre leurs peuples. Ils considèrent qu’il est d’une importance vitale d’atteindre ces objectifs pour le bien-être des 600 millions d’êtres humains que comptent l’Inde et le Pakistan.

En ce qui concerne la renonciation à l’usage de la force dans le règlement des conflits, on peut lire :

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan sont d’accord pour que, des deux côtés, on déploie tous les efforts en vue de créer des relations de bon voisinage entre l’Inde et le Pakistan, conformément à la Charte des Nations Unies. Ils réaffirment leur obligation, dans le cadre de cette Charte, de ne pas avoir recours à la force et de régler leurs conflits par des moyens pacifiques.

La question du Jammu et Cachemire fut circonscrite avec soin en ces termes :

Ils considèrent que la persistance de tensions entre les deux pays dessert les intérêts de la paix dans leur région, en particulier dans le sous-continent indo-pakistanais, et en fait les intérêts des peuples de l’Inde et du Pakistan. C’est sur cette toile de fond qu’ils ont débattu du Jammu et Cachemire et quechacune des deux parties a exposé sa position respective.(4)

Les textes précédents étaient immédiatement suivis de l’article relatif au retrait de « tout le personnel armé des deux pays » sur les positions qu’ils tenaient avant le 5 août, avec l’engagement des deux parties de respecterles conditions du cessez-le-feu sur la ligne de cessez-le-feu.

D’autres articles faisaient mention d’un accord mutuel sur la non-intervention dans les affaires intérieures de l’autre, une action pour décourager la propagande hostile, le retour des hauts-commissaires à leurs postes respectifs, une étude portant sur les mesures à prendre pour restaurer les relations économiques et commerciales, la question des communications et des échanges culturels, le rapatriement des prisonniers de guerre, et d’autres sujets associés. En bref, le texte proposé constituait un accord qui couvrait tous les éléments relatifs à la restauration de la paix, en vue de promouvoir des relations normales entre les deux pays.

Le 8 janvier à 10 heures, Shastri convoqua une réunion de la délégation indienne dans sa datcha. Outre ses collègues du gouvernement y assistaient des hauts fonctionnaires de la délégation. Après avoir donné un bref résumé de ses échanges avec le Premier ministre Kossyguine et le Président Ayub, le Premier ministre mentionna le projet d’un accord possible. Il commenta le texte révisé des quelques premiers paragraphes, qui reflétaient sa propre approche, et précisa jusqu’à quelle limite il était prêt à aller pour assurer le succès de la conférence de Tachkent. La délégation examina minutieusement la totalité du projet après révision par le Premier ministre, et l’accepta : on y retrouvait en effet la proposition définitive de l’Inde sur toutes les questions mentionnées dans les divers articles. En outre, tous étaient d’accord pour que le nouveau texte soit communiqué à Ayub, ainsi qu’à Kossyguine et à Gromyko qui étaientapparemment tout disposés à poursuivre la question avec Ayub et Bhutto. On devait traiter du nouveau texte de façon strictement confidentielle, afin de fournir à Kossyguine et Gromyko une chance de pouvoir en discuter comme ils l’entendaient, avec Ayub et son ministre des Affaires étrangères.

Le Premier ministre fit connaître son intention de respecter le programme qu’il s’était fixé de quitter Tachkent le 11 janvier au matin – et, si on devait parvenir à un accord, il faudrait qu’il soit conclu d’ici là. L’atmosphère était tendue, car même si la délégation indienne avait préparé un nouveau projet d’accord et l’avait fait suivre aux délégations soviétiques et pakistanaises le 8 janvier vers midi, la situation globale restait dans l’impasse. On ne disposait pas d’informations directes,mais les nouvelles filtrant vers la multitude de correspondants de la presse étrangère indiquaient l’existence de cette impasse, et la probabilité d’une rupture des pourparlers. Doué d’intuition, le correspondant spécial du Washington Post, Warren Unna, envoya le 8 janvier la dépêche suivante :

On avait signalé un dégel des relations entre l’Inde et le Pakistan… Ces relations courraient aujourd’hui le risque d’un nouveau gel. Deux questions jetaient un froid : le Cachemire et la proposition d’un pacte de « non-agression ».

A 14h30, on remit au président pakistanais Ayub, de la part du Premier ministre indien Shastri, un projet de communiqué définitif de la conférence. A 15 heures, lequartier général de Shastri reçut un appel téléphonique disant queles membres de la délégation pakistanaise voulaients’y rallier.Mais à 15h30, arriva la réponse d’Ayub : « Totalement inacceptable ». (5).

Le correspondant spécial du New York Times, dans sa dépêche du 8 janvier, signale « une impasse quasiment totale sur toutes les questions majeures » (6). Le correspondant spécial du Guardian, britannique, écrivait le même jour :

La rupture pourrait survenir à tout instant : en effet, les positions soutenues par l’un comme par l’autre sur certaines questions d’importance vitale révèlent que le terrain d’entente est restreint. C’est ce qui est aujourd’hui ressorti du fait que le Pakistan rejette la proposition indienne d’un pacte de « non-agression ». Un porte-parole signale ici, qu’un tel pacte se trouverait sans objet si le conflit du Cachemire n’était pas réglé.

Cependant, derrière les divergences et l’hostilité manifestes, on sent un désir latent de parvenir à un règlement. Si les pourparlers sont rompus, peut-être les deux dirigeants auraient-ils des chances d’être acclamés sur le plan politique dans leurs pays respectifs, mais ils ont conscience également que les conséquences peuvent être désastreuses au plan économique et militaire.

En outre, le Premier ministre russe, M. Kossyguine, veut à tout prix la réussite de ce projet et a déployé une énergie remarquable en tant que médiateur impartial. (7)

Les correspondants indiens à Tachkent écrivirent des rapports semblables. Par exemple, le correspondant spécial du Hindustan Times écrivit que Shastri et Ayub avaient été incapables de trouver un terrain d’entente :

Entre les délégations indiennes et pakistanaises, les contacts ont été intermittents et médiocres, mais on admet de source autorisée que sur les questions majeures, les deux dirigeants – le Premier ministre Shastri et le Président du Pakistan Ayub – n’ont trouvé aucun terrain d’entente.

L’atmosphère d’euphorie, qui avait persisté à Tachkent malgré des signes visibles de l’attitude négative et intransigeante du Pakistan, semble s’être volatilisée ce soir. Malgré les efforts acharnés que le ministre des Affaires étrangères soviétique, M. Gromyko, a montrés tout au long de la journée dans le rôle du médiateur impartial, il est évident que le Pakistan a refusé de revenir sur sa position antérieure : un pacte ou une déclaration de non-agression est sans objet, tant que le problème du Cachemire n’est pas réglé.

Lors de leur rencontre d’hier soir, le Président Ayub, rapporte-t-on, a dit au Premier ministre Shastri qu’il lui était impossible de prendre la responsabilité d’une déclaration commune pour renoncer à l’usage de la force dans le règlement des conflits.(8)

G.K. Reddy, correspondant spécial du Times of India, mentionnait aussi les principales difficultés, mais il n’avait pas le sentiment que tout était déjà perdu :

Hier soir, l’Inde et le Pakistan ont échangé des avant-projets du traité proposé pour renoncer à l’usage de la force, mais il n’existe toujours pas de terrain d’entente pour les vues divergentes soutenues par les deux pays sur le sujet.

Les pourparlers de Tachkent sont parvenus à un stade très délicat et difficile : le Pakistan exerce une vive pression en faveur d’un dispositif reconnu pour régler la question du Cachemire, prix inévitable que l’Inde doit payer pour obtenir une déclaration commune de renonciation à la force. De son côté, l’Inde ne dévie pas d’un pouce de sa position : la souveraineté du Cachemire n’est pas à négocier.

Rien n’annonce une pause dans les pourparlers ; ils n’ont pourtant connu aucun progrès depuis les dernières 48 heures qui ont suivi l’accord tacite des deux parties pour contourner l’ordre du jour et son imbroglio. Il reste encore ici un faible espoir, dans les cercles indiens et soviétiques, de trouver un terrain d’entente pour parvenir à un accord minimum à Tachkent (9).

Les correspondants de presse pakistanais, reflétant les vues que la délégation pakistanaise voulait propager, soulignaient que la question du Cachemire devait être réglée en priorité. Sans cela, un accord de « non-agression », un pacte serait hors de propos. Le correspondant spécial du Pakistan Times, Amjad Husain, écrivait le 8 janvier :

Le Pakistan a dit aujourd’hui que si le conflit du Cachemire n’était pas réglé de façon juste et honorable, ou par un dispositif visant à résoudre ce problème, un accord ou un pacte de non-agression serait sans objet.(10) .

Le Dawn de Karachi parut le 9 janvier avec la manchette suivante :

SANS SOLUTION AU CACHEMIRE, PAS DE PAIX STABLE.

Son correspondant spécial, Nasim Ahmad, confirmait :

Alors que la conférence de Tachkent sur le conflit indo-pakistanais est entrée aujourd’hui dans sa phase finale, le Pakistan dit fermement à l’Inde que, si le conflit du Cachemire et la cause fondamentale de tension entre l’Inde et le Pakistan ne sont pas résolus, il y a peu de chances d’établir une paix stable dans le sous-continent indo-pakistanais (11). .

Ces paroles se fondaient sur une déclaration d’Altaf Gauhar, secrétaire à l’Information du Pakistan, également porte-parole de la délégation pakistanaise.

De l’avis de tous, il était clair qu’au sujet des deux questions fondamentales, le Cachemire et le pacte de non-agression, les deux dirigeants n’avaient pas trouvé de terrain d’entente. Si ces questions n’étaient pas résolues, l’accord serait impossible.

Et comme si cela ne suffisait pas, parvint la nouvelle que la Chine venait de remettre à l’Inde une note où elle alléguait que les Indiens étaient engagés dans « des efforts frénétiques pour créer des tensions », et affirmait que celles-ci étaient « entièrement dues aux exigences de ses politiques intérieure et extérieure actuelles ». Cette note ajoutait, menaçante : « Si les Indiens poursuivent leurs intrusions et leurs provocations à l’encontre de la Chine, celle-ci frappera résolument à son tour. » Tant par son contenu que par le moment où parut cette menace non déguisée, cela rappelait une note semblable que les Chinois avaient envoyée à l’Inde le 17 septembre, au cours de la guerre indo-pakistanaise.

« La voix du grand outsider, qui a constamment soutenu le Pakistan, » observa le correspondant spécial du journal londonien The Times, « et qui était déjà intervenue avec une note similaire au cours des trois semaines de guerre l’an dernier, peut avoir encouragé le Président Ayub à adopter une position plus intransigeante. » (12) En se référant à cette nouvelle situation, J. Anthony Lukas, correspondant spécial du New York Times, commentait : « Ceci amena immédiatement à supposer que la note chinoise avait encouragé le Pakistan à adopter une position intransigeante à la conférence. » (13) The Observer, du Royaume-Uni, présenta cette nouvelle situation sous le titre : « Avertissement de Pékin : menace sur la trêve indo-pakistanaise. » Le correspondant de l’Observer écrivait :

Dans l’atmosphère claire et paisible de la capitale de l’Ouzbékistan, une violente tempête politique s’est élevée soudain ce soir, détruisant le soi-disant « esprit de Tachkent », qui n’a jamais été très brillant.

Une question demeure ouverte : dans quelle mesure faut-il en attribuer la cause à Pékin ?

C’est de cette ville que le Gouvernement chinois a adressé hier à l’Inde, en termes vigoureux, un avertissement qui pourrait n’avoir d’autre effet que de raidir l’intransigeance du Pakistan à Tachkent ou – de façon plus subtile peut-être – de mettre le Président Ayub dans l’embarras au moment le plus difficile des négociations avec l’Inde. Abandonnant la réserve habituelle et la politesse quelque peu artificielle qu’ils avaient observées jusqu’à présent, les porte-parole des délégations indienne et pakistanaise ont, ce soir, plus ou moins enterré la conférence. Tout n’est pas complètement perdu, puisque le Président Ayub et le Premier ministre Shastri vont se rencontrer demain une fois encore.

Secousses d’avertissement : Mais on finit par douter que les deux délégations puissent se mettre d’accord avant de quitter Tachkent, malgré leur désir de ne pas offenser leurs hôtes soviétiques, ne serait-ce que sur la déclaration la plus générale portant sur des buts communs.

Tachkent est célèbre non seulement pour ses roses, mais aussi pour ses tremblements de terre.

Les secousses de ce soir sont dues au secrétaire pakistanais au ministère de l’Information, Altaf Gauhar. Pour commencer son briefing à la presse, il passa quelques minutes à remercier chaleureusement le Gouvernement soviétique pour « l’occasion magnifique » qu’il avait offerte en convoquant la conférence – mais cela avait déjà des allures d’oraison funèbre (14).

De façon tout à fait compréhensible, la délégation pakistanaise qualifia de ridicule l’insinuation qu’il y eût un lien entre la parution de la note chinoise et l’étape délicate où étaient parvenues les négociations de Tachkent.

Les correspondants de presse occidentaux étaient particulièrement intéressés par la réaction de la délégation indienne à cette nouvelle menace chinoise. Selon la réponse de C.S. Jha, cette note était « rédigée en termes plutôt vigoureux, à la mode des notes chinoises »). (15 A son avis, le moment choisi pour envoyer cette note tenait du « bizarre ». On lui demanda si c’était par hasard que la parution de cette note coïncidait avec un ralentissement de la conférence. Jha répondit que cela n’avait pas affecté l’attitude de l’Inde ; il ajouta avec une finesse diplomatique : « Nous ne voudrions pas insinuer que quelqu’un d’autre ait été influencé. » (16) Shastri pensait que cette note n’était pas pire que celle du 17 septembre, au plus fort de la guerre indo-pakistanaise. A son avis, les Chinois intervenaient simplement pour manifester leur soutien moral aux Pakistanais, sans intention sérieuse de provoquer des troubles à la frontière. Et ce fut le cas. Shastri avait aussi le sentiment que, loin de nuire aux intérêts indiens, la note chinoise pourrait bien tourner à l’avantage de l’Inde, vis-à-vis de la délégation d’URSS et, plus largement, de la communauté mondiale.

A 16 heures, ce soir-là, Shastri visita l’Institut oriental. A 17 heures, il rendit hommage à un sanctuaire musulman important. A 19 heures, il se rendit à une représentation du Lac des Cygnes à l’Opéra et théâtre de ballets « Ali Sher Navoi Ouzbek». Pendant ce temps, Gromyko rencontra plusieurs fois les ministres des Affaires étrangères de l’Inde et du Pakistan, au cours de réunions qui n’avaient rien d’encourageant. Même dans ces circonstances difficiles, le soir du 8 janvier, Kossyguine gardait plutôt l’espoir que l’on parviendrait à un accord le 10 janvier. C’était clair pour lui : quelle que soit l’éventuelle politique jusqu’au-boutiste de la délégation pakistanaise, ce serait la réalité de la situation militaire pakistanaise sur le terrain, qui en dernier ressort, obligerait Ayub à choisir la paix. L’ambassadeur Zamiatine, porte-parole officiel de la délégation d’URSS à la conférence, me dit que Kossyguine se montrait très inquiet de la propagande négative menée par la délégation pakistanaise, dont le porte-parole ne cessait de dire à la presse mondiale que la conférence était « dénuée de sens », et que ce serait un fiasco. Il répétait aussi très souvent que la version « optimiste » avancée par la délégation d’URSS ne donnait pas une véritable image de la situation.

Un jour, dit Zamiatine, je convoquai une conférence de presse à 14 heures pour expliquer la position de la délégation soviétique. Un peu plus tard, le porte-parole officiel de la délégation pakistanaise me téléphona pour me demander de reporter ma conférence de presse à 16 heures, car il voulait rencontrer la presse à 14 heures. Je lui demandai s’il avait vérifié également auprès de la délégation indienne. Il répondit sur un ton brusque que les demandes indiennes n’étaient pour lui d’aucun intérêt… Les Pakistanais se montraient très agressifs en matière de propagande. Ils essayaient constamment de rencontrer la presse de bonne heure tous les jours, pour être les premiers à raconter leur histoire ; ils savaient en effet qu’elle ferait le tour du monde rapidement, et influencerait ainsi l’opinion publique.

Le soir du 8 janvier, Kossyguine demanda à Zamiatine de contacter Henry Shapiro, correspondant principal de la United Press of America, l’un des membres les plus influents de la presse, pour lui dire que le Premier ministre d’URSS avait bon espoir de parvenir à la signature d’un accord pour le 10 janvier. Zamiatine invita aussitôt Shapiro pour lui communiquer cette nouvelle saisissante et totalement inattendue. Shapiro secoua la tête en signe d’incrédulité, mais, de plus en plus intrigué à l’idée d’une solution soudaine, il demanda : « Puis-je citer votre nom, M. Zamiatine ? » – « Non, » répondit froidement l’ambassadeur, « si je pouvais dire cela en mon nom propre, il me faudrait alors l’annoncer à toute la presse. Vous pouvez attribuer cela à « des sources sûres et autorisées du Gouvernement de l’URSS. » Shapiro ne se le fit pas dire deux fois pour faire circuler ce message. Il fut le seul correspondant de presse à publier une histoire indiquant la possibilité d’un dénouement heureux de la conférence. Malgré cette note d’optimisme, ainsi adroitement introduite par Kossyguine lui-même, l’issue de la conférence était en réalité toujours incertaine.

On arriva au 9 janvier. Ce devait être une journée de crises apparemment insurmontables, d’efforts persévérants de la part de Kossyguine pour trouver une solution, d’intenses tentatives de persuasion, et de pressions directes. Enfin, au grand soulagement de tous, il y eut une percée dans les négociations, qui, contre toute attente, débouchèrent sur le succès final à minuit. La journée avait commencé dans une atmosphère de désespoir général, on redoutait de voir la conférence se disperser sans accord, sans communiqué commun. Le moral était au plus bas.

Mais Kossyguine, infatigable dans son rôle d’hôte, ne se laissait pas décourager. En fait, il revint à la charge, impatient d’avancer. Le 8 janvier, il s’était tenu en réserve, laissant à Gromyko la responsabilité de tous les entretiens. Il semblait maintenant avoir développé sa propre stratégie pour trouver une issue à cette impasse. Et je me risque à penser que l’intervention chinoise, soigneusement programmée par leur note de menace, eut pour effet secondaire et totalement involontaire de galvaniser la détermination de Kossyguine à remporter une victoire à l’arraché.

Rien ne pourrait mieux démontrer l’intensité de ses efforts que l’emploi du temps suivant :

10.00 – 12.30 Entretiens avec le Premier ministre Shastri ;

14.00 – 14.45 Entretiens avec le Président Ayub ;

16.45 – 18.00 Entretiens avec le Président Ayub ;

18.40 – 21.15 Entretiens avec le Premier ministre Shastri ;

21.30 – 23.30 Entretiens et souper avec le Président Ayub ;

23.45 – 00.45 Entretiens avec le Premier ministre Shastri.

A ce stade, il restait deux questions fondamentales – et seulement deux – sur lesquelles on n’était pas parvenu à un accord,car il semblait infaisable. Shastri était allé aussi loin que possible sur la question du Cachemire. Il avait consenti à mentionner cette question dans le projet de déclaration, incluse avec une réaffirmation nuancée de la position de l’Inde. Il avait bien consenti à une nouvelle déclaration de la position respective des deux parties. En conséquence, la seule issue qui restait ouverte à Kossyguine consistait à persuader Ayub d’accepter la formulation sur la question du Cachemiredéjà acceptée par Shastri qui représentait une avancée par rapport à sa position initiale excluant toute discussion sur le Cachemire. Ce n’était pas une tâche aisée.

La seconde question concernait la proposition de l’Inde sur un pacte de « non-agression ». Ayub l’avait rejetée. Shastri, lui, avait déjà accepté le principe selon lequel les deux parties devaient réaffirmer, dans l’accord proposé, leur obligation de régler leurs conflits par des moyens pacifiques, sans recours à la force, conformément à la Charte des Nations Unies. Mais ce renoncement à l’usage de la force, pour le futur, devait se faire ouvertement, sans ambiguïté et sans réserve. C’était essentiel et il fallait en persuader Ayub.C’était la tâche suivante de Kossyguine.

Kossyguine débuta ses entretiens avec Shastri en faisant référence au projet d’accord qu’il tenait entre ses mains et qui reprenait principalement la proposition indienne, qui couvrait tous les aspects du problème. En s’appuyant sur les pourparlers de Gromyko avec Bhutto, on pouvait accepter le texte tel quel pour les différents articles, en y incluant certaines modifications mineures. En tout cas, on n’avait soulevé aucun point essentiel. Quant à la question du Cachemire et à la renonciation à l’usage de la force, le Pakistan se montrait inflexible. Incontestablement, rien n’était encore joué.

Shastri rappela à Kossyguine que la délégation indienne avait déjà apporté des aménagements considérables à sa position, alors que le Pakistan n’avait fait jusqu’ici aucun geste de ce genre. C’était à son tour maintenant de renoncer à son intransigeance.

Kossyguine dit qu’il ferait de son mieux, malgré l’attitude tout à fait intransigeante de Bhutto et d’autres. Il tenterait néanmoins de persuader Ayub, plus disposé à entendre raison. L’après-midi, Kossyguine rencontra Ayub deux fois, pendant deux heures. Il le quitta à 18 heures, pour passer environ une demi-heure dans sa datcha, et retrouver aussitôt Shastri, accompagné de Gromyko. Ayub persistait à dire qu’il fallait aller plus loin dans la question du Cachemire. En ce qui concernait la réaffirmation de l’obligation, dans le cadre de la Charte de l’ONU, de ne pas recourir à la force, il était prêt, rappela Kossyguine, à réexaminer sa position, à condition de traiter la question du Cachemire de façon « satisfaisante ». On ne voyait guère de signe encourageant, mais Kossyguine se réjouissait : cela marquait une évolution dans la position d’Ayub, même si elle était soumise à condition. A propos du Cachemire, Kossyguine dit qu’il avait expliqué à nouveau en détail la position de Shastri ; il avait souligné que le Premier ministre indien avait modifié sa position initiale et avait consenti à mentionner le Cachemire dans la déclaration proposée, avec des réserves. Kossyguine demanda alors à Shastri si celui-ci pouvait lui apporter une aide supplémentaire. Ce fut le seul moment parmi tous les échanges entre les deux hommes à Tachkent, où Shastri eut le sentiment qu’on lui suggérait de faire un nouveau compromis sur la question du Cachemire. Ou bien, peut-être cela faisait-il partie des efforts déployés par Kossyguine pour se montrer aussi impartial que possible. Shastri s’attendait à un tel effort bien intentionné et de dernière minute de la part de Kossyguine, et il avait préparé sa réponse :

Je veux qu’il soit absolument clair que je ne suis pas d’accord – et que je ne serai jamais d’accord – sur aucun dispositif pour discuter de la souveraineté de l’Inde sur l’Etat de Jammu et Cachemire. La souveraineté de l’Inde sur le Cachemire n’est pas négociable. Je suis prêt à retourner en Inde sans obtenir d’accord, mais je ne changerai pas ma position. Et, de retour dans mon pays, je donnerai ma démission si nécessaire, mais je ne ferai rien qui, je le crois fermement, aille à l’encontre des intérêts de l’Inde. Naturellement, nous en supporterons les conséquences.

Surpris, vraiment bouleversé par cette réponse, Kossyguine se leva de son siège, serra les mains de Shastri, en disant :

M. le Premier ministre, ce n’était pas mon intention de vous demander d’examiner une proposition qui dessert les intérêts de l’Inde. Je vous ai communiqué les propos du Président Ayub, et j’explorais simplement d’autres possibilités, sans aucune idée précise à l’esprit. Je comprends parfaitement votre position, vous me l’avez expliquée plusieurs fois sous différents angles. Veuillez être assuré que je ne vous demanderai jamais quoi que ce soit qui, à votre avis, aille à l’encontre des intérêts de l’Inde. Nous sommes vos amis.

Kossyguine était songeur, mais il ne donnait toujours pas l’apparence d’un homme vaincu. Son sourire habituel avait cependant disparu.

A 21h15, Kossyguine quitta la datcha de Shastri, pour se rendre chez Ayub pour le souper et tenter un dernier effort. Toute la journée, les correspondants de presse avaient attendu impatiemment des nouvelles. Il était l’heure maintenant d’envoyer leurs dépêches. Tant de la part de la délégation indienne que pakistanaise, on ne distinguait aucun signe d’espoir de règlement. Gauhar, le porte-parole pakistanais, fournit un commentaire bien pensé, digne d’être cité, pour les congédier : « Un communiqué n’est pas un billet de retour, » dit-il, « vous pouvez quitter un lieu sans communiqué. » (17)

Aussi, lorsque tard dans la soirée, les correspondants de presse envoyèrent leurs rapports sur les événements de la journée à la conférence, ce fut un message de désespoir. Le succès était pratiquement exclu et, dans les efforts herculéens de Kossyguine (il était à ce moment-là avec Ayub), on voyait une tentative de « sauver » ce qui pouvait encore l’être.

Inder Malhotra, correspondant spécial du Statesman, donna son appréciation sur les derniers éléments de la situation en ces termes :

Tachkent, 9 janvier – Ce soir, M. Kossyguine tentait désespérément de sauver les pourparlers de l’échec et de l’effondrement total, mais au moment où j’écris, il n’est pas possible de connaître les résultats de ses efforts.

Puisqu’on a renoncé à tout espoir d’une déclaration de « non-agression » ou d’un accord concluant sur des questions spécifiques, les efforts du Premier ministre soviétique se limitent actuellement à obtenir des deux côtés un arrangement pour préparer une déclaration commune demain à la fin de leurs pourparlers. Mais même cette tâche limitée se révèle excessivement difficile en raison des divergences marquées qui opposent l’Inde et le Pakistan sur ce qu’il convient de dire dans un communiqué, dont l’objectif principal consiste à constater le désaccord actuel, ainsi que la résolution des deux pays à poursuivre les débats.(18)

Krishan Bhatia, correspondant spécial du Hindustan Times, manifestait le même découragement :

Tachkent, 9 janvier – A moins d’un miracle, la conférence de Tachkent devrait prendre fin demain sur une note de désaccord indubitable entre le Premier ministre Shastri et le Président Ayub Khan du Pakistan. On considère comme impossible une détente sur aucune des questions fondamentales.

Même sur la formulation d’une déclaration commune, on savait ce soir que les deux dirigeants étaient en désaccord complet. (19)

D’humeur semblable, Dev Murarka, correspondant spécial de l’Indian Express, écrivait :

Tachkent, 9 janvier – Une déclaration commune par l’Inde et le Pakistan est très vraisemblablement le seul résultat que l’on puisse attendre maintenant des pourparlers de Tachkent.

Cela dépendra aussi du succès des efforts acharnés déployés par le Premier ministre soviétique, M. Kossyguine, pour réduire les divergences entre les propositions indiennes et pakistanaises.

Hier, les pourparlers avaient pratiquement échoué, et aucune rencontre n’était prévue aujourd’hui entre M. Shastri et M. Ayub Khan. Par contre, M. Kossyguine s’est livré à une série de longues rencontres séparément avec chacune des deux délégations, accompagné du ministre des Affaires étrangères, M. Gromyko, et d’autres conseillers.(20)

Ces rapports furent publiés dans les journaux indiens du 10 janvier, dernier jour de la conférence de Tachkent. On le savait – et ce fut confirmé – Shastri quitterait Tachkent pour Kaboul le matin du 11 janvier.

Les rapports de presse pakistanaise, expédiés de Tachkent le soir du 9 janvier, et publiés dans les journaux du 10, se montraient tout aussi sombres. Dansle Dawn, le titre s’étalait à la une sur huit colonnes : RUPTURE POSSIBLE DES POURPARLERS DE TACHKENT AUJOURD’HUI.

Amjad Husain, du Pakistan Times, écrivait : LE SOMMET DE TACHKENT PEUT SE TERMINER AUJOURD’HUI.

L’appréciation des correspondants de presse occidentaux n’était guère différente. J. Anthony Lukas, du New York Times résumait ainsi son point de vue :

Tachkent, URSS., 9 janvier – Le Premier ministre soviétique, Alexei Y. Kossyguine, a repris aujourd’hui les pourparlers dans un effort de dernière minute pour sauver quelque chose d’une situation apparemment désespérée… Altaf Gauhar, le porte-parole pakistanais, a laissé entendre cet après-midi que le Pakistan était prêt à partir sans faire aucun communiqué… On en a tiré cette interprétation : le Pakistan préfère ne pas émettre de communiqué plutôt que d’en donner un qui ne tienne pas compte de son point de vue sur la question du Cachemire. (21)

Le correspondant spécial du Times de Londres a également parlé d’une « impasse sur le Cachemire » en ajoutant : « Il semble que la crise ait surgi à propos d’une déclaration affirmant que le Pakistan n’est pas prêt à accepter ce qui a tout l’air d’un accord sur des questions secondaires, à moins qu’on ne progresse sur la question centrale du Cachemire. » (22)

Warren Unna, du Washington Post, en était arrivé à la conclusion suivante : « Le mieux, semble-t-il, serait que dans les dernières 24 heures de la conférence, les deux dirigeants du sous-continent indien se mettent au moins d’accord sur un communiqué qui n’engage à rien, dans un style fleuri. Depuis le début de cette conférence sous patronage soviétique, mardi dernier, les divergences, au lieu de se réduire, semblent se durcir… » (23)

Zamiatine me dit qu’on préparaitle projet d’un discours le 9 janvier, que Kossyguine pourrait prononcer le lendemain, pour annoncer l’échec de la conférence et en expliquer les raisons et les conséquences probables.

Kossyguine était parti rencontrer Ayub. Pour Shastri, toute la journée avait été une guerre des nerfs, et elle n’était pas encore terminée : Kossyguine avait promis de revenir dès la fin des pourparlers et du souper avec Ayub. Je regardai attentivement le Premier ministre et, à ma satisfaction, je vis qu’il avait bien résisté à la pression. Nous nous mîmes à parler ; au cours de la conversation, je lui demandai quel allait être, à son avis, le résultat probable des efforts de Kossyguine avec Ayub. Il répondit :

Difficile à dire. M. Bhutto refuse un accord. Mais je pense que le Président Ayub veut la paix. Il ne voudrait pas défier le Conseil de sécurité ni altérer les relations du Pakistan avec l’URSS, en mettant fin à la conférence.Le Président Johnson a, d’après certains rapports, également précisé au Président Ayub qu’il escomptait l’application des résolutions du Conseil de sécurité et le retraitrapide de tout le personnel armé sur la ligne de cessez-le-feu de 1949. Par ailleurs, le Président Ayub est lui-même impatient de voir les forces indiennes évacuer dès que possible les abords de Lahore et Sialkot. En ce qui concerne le Cachemire aussi, le Président Ayub a probablement pris conscience maintenant qu’il ne peut imposer de force le traitement de la question à cette conférence. Si un accord n’intervient pas, les hostilités pourraient reprendre. Mais, la machine de guerre pakistanaise a été sérieusement endommagée. Sans aide extérieure, le Pakistan n’aura pas la capacité de reprendre les combats. Si le Pakistan interrompt la conférence maintenant, il est peu probable que l’URSS et les Etats-Unis lui accordent leur soutien et leurs encouragements. M. Bhutto agit sous l’influence de la passion et de la colère. L’effondrement de son grand dessein sur le Cachemire lui met la rage au coeur. Il veut maintenant récupérer quelque chose à cette conférence, c’est pourquoi il a mis le Cachemire au centre des débats. Mais j’ai le sentiment que le Président Ayub comprend les réalités du terrain et qu’il optera très probablement pour la paix. Et bien sûr, l’URSS va maintenant jeter tout son poids dans la balance pour soutenir ce mode d’approche… Nous saurons bientôt ce qui va se passer.

De 21h 30 à 23h 30, Kossyguine s’entretint et dîna avec Ayub. Puis, accompagné de Gromyko, il se rendit immédiatement à la datcha de Shastri. En y entrant, il avait le pas alerte, et toute son attitude indiquait le succès. Le visage rayonnant, il serra cordialement la main de Shastri :

J’ai de bonnes nouvelles. J’ai persuadé le Président Ayub d’accepter vos textes sur le Cachemire et sur la réaffirmation de l’obligation, dans le cadre de la charte de l’ONU, de ne pas faire usage de la force dans le règlement des conflits.

C’est tout ce que Shastri avait espéré. Ce qui semblait impossible, ne fût-ce que quelques heures auparavant, venait de se réaliser de justesse avant la fin de la conférence. Shastri était visiblement ému et ravi. Il félicita Kossyguine avec effusion. C’était l’instant ardemment désiré, inattendu – un instant inoubliable. Kossyguine expliqua qu’il avait rappelé à Ayub que le Conseil de sécurité avait exigé le rétablissement de la paix et le retour de tout le personnel armé sur les positions antérieures au 5 août 1965. Il s’agissait d’une obligation à laquelle devaient se soumettre l’Inde et le Pakistan. L’Inde avait déjà donné son acceptation. Maintenant, si on ne parvenait pas à un accord à cause de la volonté du Pakistan d’outrepasser les résolutions du Conseil de sécurité, en insistant sur une réouverture immédiate de la question du Cachemire, le Pakistan serait tenu pour seul responsable de la situation qui en découlerait : une rupture des pourparlers de paix, avec le risque d’une reprise de la guerre. Tel serait le point de vue soviétique en qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, et il ne doutait aucunement que ce serait aussi l’avis de tous les autres membres du Conseil de sécuritéqui voulaient la paix. Le Pakistan aurait à affronter l’hostilité de l’opinion publique mondiale.

Selon Zamiatine, Kossyguine avait fait remarquer à Ayub de façon incisive : « Si vous partez sans parvenir à un accord, quel prestige en tirerez-vous ? Quel sera l’avenir ? Voulez-vous la guerre ? Quelle sera la réaction de l’opinion publique mondiale ? Les chefs d’Etat se réunissent pour faire la paix. »

Après quelques autres échanges, Ayub accepta de bonne grâce l’accord proposé. La situation était sauvée. Ayub demanda que le retrait de tout le personnel armé sur les positions antérieures au 5 août 1965 fût achevé avant le 25 février 1966. Après consultation avec Chavan, Shastri acquiesça. Tandis que cette conversation se déroulait dans la datcha de Shastri,Bhutto téléphona et demanda à parler d’urgence àGromyko. Cela jeta un froid. Où voulait-il en venir maintenant ?

Gromyko prit le téléphone et commença à s’entretenir avec Bhutto. Nous le regardions tous avec inquiétude. Il écouta patiemment son correspondant quelque temps, puis son visage se mit à exprimer à la fois surprise et colère. Soudain Gromyko explosa :

Non ! Non ! Non ! M. Bhutto, vous avez tout à fait tort ! Vous étiez d’accord sur ce point et le Président Ayub également. Vous ne pouvez pas revenir là-dessus maintenant. Ce serait très, très mauvais. Veuillez en faire part immédiatement à votre Président.

Il y eut une pause. Il était évident que Bhutto faisait une tentative de dernière minute. Mais la réponse irritée de Gromyko avait, semble-t-il, fait son effet.Quelques instants plus tard et probablement après avoir parlé à Ayub, Bhutto reprit le téléphone pour retirer ce qu’il avait dit.

Gromyko informa Kossyguine et Shastri que Bhutto avait soulevé une objection sur la clause relative à la réaffirmation de l’obligation, dans le cadre de la charte de l’ONU, de ne pas faire usage de la force pour le règlement des conflits. Il voulait obtenir la suppression du passage concernant le non-usage de la force. Mais Bhutto et Ayub avaient déjà accepté dans sa totalité le texte de cette clause, et il n’était pas question maintenant d’y apporter une modification importante de cette nature. Heureusement, la tempête s’était calmée.

On convint ensuite que Shastri et Ayub donneraient leur approbation officielle et définitive au déjeuner du 10 janvier offert par Shastri en l’honneur d’Ayub. Mais ce n’était qu’une formalité. On était maintenant parvenu à un accord ferme et définitif sur le texte entier proposé pour la Déclaration de Tachkent. Les deux dirigeants échangèrent mutuellement leurs remerciements et leur reconnaissance, puis Kossyguine se retira à 0h45. Shastri avait passé une journée exténuante, où d’une heure à l’autre espoir et désespoir s’étaient succédés. Il était naturellement très content du résultat final.

Le matin du 10 janvier, tout était calme et paisible. Les jours de pourparlers mouvementés, d’inquiétudes, d’argumentations intenses, de désespoir et d’espoir, étaient terminés. Le soleil brillait et il régnait une atmosphère de liesse. Shastri avait l’air reposé et détendu. Il avait passé au lit la première partie de la matinée, assis, en appui sur des oreillers, à lire quelques documents. Puis il se prépara pour venir au salon. On échangea quelques mots, sans importance. Il sortit faire une petite promenade dans le jardin et respirer l’air frais. Je l’accompagnai, tout comme je l’avais fait auparavant à plusieurs reprises. Chaque fois que l’occasion se présentait au cours de la journée, il sortait prendre l’air et nous bavardions, loin des oreilles indiscrètes. Nous rentrâmes bientôt au salon de la datcha. Shastri attendait avec impatience le déjeuner avec Ayub et il commença à rassembler ses pensées.

Le président pakistanais arriva ponctuellement à 13h30, et Shastri le reçut avec courtoisie et respect. Ils restèrent ensemble pendant environ une heure et demie. C’est à ce moment-là qu’ils donnèrent officiellement leur approbation au texte définitif de la Déclaration de Tachkent.

Après le départ d’Ayub, Shastri précisa que le déjeuner et les entretiens s’étaient extrêmement bien déroulés. Le temps me manquait pour entrer avec lui dans les détails, car il devait se préparer pour la cérémonie de 16 heures, pour la signature de la Déclaration de Tachkent. Il se mit en route en temps voulu et arriva sur le lieu de la conférence à l’heure convenue. Comme lors de l’ouverture de la conférence le 4 janvier, on respecta scrupuleusement les règles du protocole. Les trois dirigeants pénétrèrent dans la salle du conseil des ministresd’Ouzbékistan (où s’était déjà ouverte la conférence le 4 janvier) par trois portes différentes. Shastri s’approcha d’Ayub pour lui serrer la main, ce que tous deux firent chaleureusement. Ils serrèrent ensuite la main de Kossyguine, et chacun prit la place qui lui était désignée.

L’instant historique était arrivé. Le document, rédigé en russe et en anglais, fut placé devant Shastri, et un autre exemplaire devant Ayub. A la demande de Kossyguine, c’est M. Benediktov, secrétaire général de la délégation russe, qui lut le texte, d’abord en russe, puis en anglais. Puis Shastri et Ayub apposèrent leur signature sur les deux exemplaires de la Déclaration de Tachkent. Maintenant, la paix était scellée et signée. L’événement fut salué de vifs applaudissements prolongés, et tout le monde se leva en signe d’ovation.

Quand les participants reprirent leur siège, Kossyguine fit une dernière observation :

Je voudrais exprimer ma reconnaissance sincère au Président du Pakistan et au Premier ministre de l’Inde pour l’énergie, la patience et la persévérance qu’ils ont déployées dans la recherche de décisions mutuellement acceptables, dont la réalisation contribuera à renforcer la cause de la paix et de l’amitié entre nations. Je voudrais exprimer le souhait que le document que vous avez confirmé aujourd’hui en apposant votre signature devienne le symbole de l’amitié éternelle entre l’Inde et le Pakistan.

Kossyguine s’approcha d’Ayub pour lui serrer la main chaleureusement et présenter ses félicitations ; il vint ensuite vers Shastri, lui serra la main avec cordialité et dit : « Cet événement cimentera davantage l’amitié éternelle entre l’Inde et l’Union soviétique, ainsi que l’amitié entre l’Inde et le Pakistan. » Shastri répondit simplement mais avec sincérité : « Je veux vous exprimer ma profonde gratitude pour la réussite de la conférence, et pour la peine que vous vous êtes donnée pour la mener à bien. » Shastri, Ayub et Kossyguine se rapprochèrent ensuite et se serrèrent les mains, arborant un large sourire. Tous trois étaient, à mesure égale, les héros de cette conférence historique.

Mais comment cela avait-il pu se produire à la dernière minute ? Y avait-il eu une offre secrète d’aide économique ou militaire substantielle, une menace cachée, des pressions directes ? Telles étaient les questions que se posaient, perplexes, les correspondants de presse le soir du 10 janvier, après la signature de l’accord de Tachkent. La vérité était plus simple. Ce fut littéralement une décision de la onzième heure – prise justement à 11h du soir. La « magie » de Kossyguine, et la sagesse dont fit preuve Ayub en acceptant les conditions de Shastri, avaient triomphé du désespoir et d’un échec probable.

Mais comment se faisait-il qu’une déclaration détaillée, couvrant tous les aspects possibles pour le rétablissement de la paix et des bonnes relations entre l’Inde et le Pakistan, fût rédigée dans la nuit et acceptée des deux parties ? Le sujet suscitait force spéculations. Certains journalistes pensaient qu’une fois résolues les deux questions épineuses au coeur des débats, on avait rassemblé en une nuit toutes les autres clauses. Tel n’était bien sûr pas le cas. En fait, la délégation indienne était arrivée à Tachkent avec un projet de texte pour une déclaration complète, basée sur les idées de l’Inde. On avait aussi tenu compte avec soin du point de vue de Kossyguine. Ce texte, transmis à Kossyguine et à Gromyko, avait servi de base point par point pour les pourparlers minutieux avec le Pakistan. Dans leurs longs entretiens avec Ayub, les deux Soviétiques avaient usé de toutes leurs capacités de persuasion pour obtenir son accord sur la plupart des clauses. Si des idées étaient apparues pour modifier le texte proposé, elles avaient été transmises à la délégation indienne par leur intermédiaire. L’ambassadeur Kaul, qui parlait couramment le russe, avait souvent servi de lien. En prenant en compte tous ces commentaires et suggestions de Kossyguine et Gromyko, C.S. Jha rédigea un document complet, révisépar Shastri lui-même pour certains points importants. Il contenait des articles sur la question du Cachemire et sur le « non-usage » de la force dans le règlement des conflits. Mais ces articles, qui étaient conformes aux opinions de Shastri, étaient, à ce stade, absolument irrecevables pour Ayub. Ce projet d’ensemble avait été transmis à Ayub et à Kossyguine. Mais comme le Pakistan avait rejeté ce texte dans les minutes suivant sa réception, il n’était plus devenu qu’un bout de papier, comme le disait la délégation pakistanaise. Néanmoins, le texte complet était toujours là, sous la main. On pouvait le relancer et l’utiliser à tout moment. Pour la délégation pakistanaise, tout le contenu était « accessoire », sans grande importance : à leur avis, s’il n’y avait pas d’accord sur le Cachemire, il n’y aurait accord sur rien. Si cependant, on parvenait à un accord sur la question du Cachemire et sur le « non-usage » de la force, toutes les autres clauses pourraient être acceptées, comme ce fut le cas finalement, sans aucun problème. Ainsi, le document complet de la Déclaration de Tachkent ne fut pas réalisé à la dernière minute comme par magie, ni non plus « rassemblé à la hâte pendant la nuit », comme l’ont suggéré des journalistes. Il s’agissait bien, en substance, du texte préparé par la délégation indienne et communiqué dans la matinée du 8 janvier, « enterré » les 8/9 janvier après son rejet par les Pakistanais, refaisant surface à minuit entre le 9 et le 10 janvier, après que le Premier ministre Kossyguine eut obtenu l’approbation d’Ayub à la onzième heure. Le texte anglais et sa version russe furent alors préparés par la délégation soviétique dans la forme et le style qui convenait, pour le présenter à la signature d’Ayub et de Shastri. En voici le texte complet.

LA DECLARATION DE TACHKENT

Le Premier ministre de l’Inde et le président du Pakistan se sont réunis à Tachkent pour discuter des relations existantes entre leurs deux pays. Ils déclarent, par la présente, leur ferme résolution de restaurer des relations normales et pacifiques entre leurs pays, et de promouvoir la compréhension et des relations amicales entre leurs peuples. Ils considèrent qu’il est d’une importance vitale d’atteindre ces objectifs pour le bien-être des 600 millions d’habitants de l’Inde et du Pakistan.

I

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan sont d’accord pour que des deux côtés, on s’efforce de créer des relations de bon voisinage entre l’Inde et le Pakistan, conformément à la Charte des Nations Unies. Ils réaffirment leur obligation, dans le cadre de cette Charte, de ne pas avoir recours à la force et de régler leurs conflits par des moyens pacifiques. Ils considèrent que la persistance de tensions entre les deux pays dessert les intérêts de la paix dans leur région, en particulier dans le sous-continent indo-pakistanais, et en fait les intérêts des peuples de l’Inde et du Pakistan. C’est sur cette toile de fond qu’ils ont débattu du Jammu et Cachemire et quechacune des deux parties a exposé sa position respective.

II

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour retirer tout leur personnel armé sur les positions qu’ils tenaient avant le 5 août 1965, au plus tard le 25 février 1966. Des deux côtés, on observera les conditions du cessez-le-feu sur la ligne de cessez-le-feu.

III

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour que les relations entre l’Inde et le Pakistan s’appuient sur le principe de non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures.

IV

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour décourager, des deux côtés, toute propagande hostile à l’autre pays, et pour encourager la propagande favorisant le développement de relations amicales entre les deux pays.

V

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour rappeler à leur poste le haut-commissaire de l’Inde au Pakistan et le haut-commissaire du Pakistan en Inde et pour rétablir le fonctionnement normal des missions diplomatiques des deux pays. Les deux Gouvernements observeront la Convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques.

VI

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour envisager des mesures favorisant les relations économiques et commerciales, les communications, ainsi que les échanges culturels entre l’Inde et le Pakistan, et pour prendre des mesures visant à appliquer les accords existants entre l’Inde et le Pakistan.

VII

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour donner respectivement aux autorités compétentes de leurs pays des instructions en vue d’effectuer le rapatriement des prisonniers de guerre.

VIII

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour que des deux côtés, se poursuivent les discussions concernant les problèmes des réfugiés, de l’immigration illégale et des expulsions. Ils se sont mis d’accord également pour créer, des deux côtés, les conditions qui empêcheront l’exode des habitants. Ils ont de plus exprimé leur accord pour discuter de la restitutiondes biens et avantages dont l’autre partie s’était emparée au cours du conflit.

IX

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan se sont mis d’accord pour que, des deux côtés, se poursuivent des rencontres au plus haut niveau et à d’autres niveaux sur des questions d’intérêt direct pour les deux pays. Les deux parties ont reconnu la nécessité d’instituer des organismes indo-pakistanais qui présenteront des rapports à leur Gouvernement afin de décider des mesures à prendre ultérieurement.

X

Le Premier ministre de l’Inde et le Président du Pakistan expriment leurs sentiments de profonde reconnaissance aux dirigeants de l’Union soviétique, au Gouvernement soviétique et, à titre personnel, au président du conseil des ministres d’URSS, pour leur rôle constructif, amical et noble, qui a rendu possible la rencontre d’aujourd’hui dont les résultats satisfont tout le monde. Ils expriment également au Gouvernement et au peuple sympathique d’Ouzbékistan leurs remerciements sincères pour leur accueil si chaleureux et leur généreuse hospitalité.

Ils invitent le Président du conseil des ministres d’URSS comme témoin de cette Déclaration.

PREMIER MINISTRE DE L’INDE PRESIDENT DU PAKISTAN

Lal Bahadur Shastri Mohammed Ayub Khan

Tachkent, le 10 janvier 1966

1 NDT : le Sénat

Chapitre 32 – Un succès historique

Le succès à Tachkent avait une signification importante dans de nombreux domaines. Tout d’abord, la paix avait été restaurée entre l’Inde et le Pakistan, et le danger de la guerre éliminé. La paix s’était conclue sur une base honorable, conformément à la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Par souci d’impartialité, il faut dire que le succès était l’oeuvre des trois participants à la conférence. Les deux belligérants avaient consentià retirer leur personnel armé sur les positions antérieures au 5 août 1965, dans les six semaines à dater de la déclaration, soit pour le 25 février 1966. La ligne de cessez-le-feu y gagnait un statut d’inviolabilité. Des deux côtés, on avait réaffirmé l’obligation de ne pas recourir à la force, et de régler les différends par des moyens pacifiques. Dans l’esprit de Kossyguine, expliqua Zamiatine, c’était une des clauses majeures de la Déclaration de Tachkent. Comme le dit S.M. Yousuf, qui succéda à Aziz Ahmad au poste de secrétaire des Affaires étrangères du Pakistan : à Tachkent, le Pakistan avait « fait une concession de fond dans ce pacte de « non-agression », le reste était « une question de mots » (1).

En second lieu, les deux parties étaient d’accord pour décourager la propagande quand elle était hostile, et pour l’encourager sous toutes ses formes quand elle incitait à des liens amicaux. Il était prévu de rétablir les rapports diplomatiques et de rappeler les hauts-commissaires des deux pays à leurs postes respectifs. Il était convenu d’examiner les mesures à prendre pour favoriser la reprise des relations économiques et commerciales, ainsi que des échanges culturels. On devait appliquer les accords existants à ce sujet. On devait procéder au rapatriement des prisonniers de guerre. Les deux parties étaient d’accord pour poursuivre les discussions des questions relatives au problème des réfugiés et des immigrants illégaux, au retour des biens et capitaux dont chacun s’était emparé au cours du conflit, ainsi qu’à d’autres avantages pris par l’un ou par l’autre en liaison avec le conflit. Les deux parties étaient d’accord pour se rencontrer périodiquement au plus haut niveau, comme à d’autres échelons.

Considérés dans leur ensemble, tous ces points contribuaient à un accord bien plus large que celui escompté par la plupart à Tachkent. Shastri se montrait particulièrement satisfait de la teneur des paragraphes du préambule de la déclaration : des deux côtés, on était allé bien au-delà du simple rétablissement de la paix sur les frontières. Au cours du déjeuner du 10 janvier 1966, Ayub avait suggéré d’installer une ligne téléphonique directe sur laquelle les deux hommes pourraient communiquer aussi souvent qu’il était nécessaire, sans passer par des intermédiaires, ce que Shastri accepta volontiers. « Veuillez m’appeler sur cette ligne directe à chaque fois que vous avez le sentiment que quelque chose ne va pas ou quand vous voulez que je fasse quelque chose ; je ferai de même, » dit Ayub à Shastri. Il alla plus loin en invitant Shastri à s’arrêter le lendemain à Rawalpindi sur le chemin du retour, pour prendre le thé. Selon Ayub, ce serait la démonstration que les deux pays s’étaient engagés dans un nouveau chapitre de leur histoire. Shatri aurait accepté s’il n’avait pas déjà programmé une visite en Afghanistan le lendemain. Mais il promit de venir au Pakistan dès que possible.

Ayub n’avait nullement renoncé aux ambitions pakistanaises sur le Cachemire, me dit Shastri, cela lui était impossible. Mais son changement sincère d’attitude, concernant le fondement de sa conduite des relations du Pakistan avec l’Inde dans le futur, apparaissait à Shastri comme une ouverture. Et il avait, semble-t-il, été sensible à la sincérité et l’humilité évidentes de Shastri, et à son talent de persuasion, qui pouvait être d’une remarquable efficacité dans les conversations personnelles, au point d’être convaincu de ceci : la ligne suivie par Bhutto, prônant la haine, le terrorisme clandestin, le recours à la force et la menace d’une guerre de mille ans contre l’Inde, ne permettrait pas au Pakistan de s’emparer du Cachemire. Ayub savait que la guerre récente s’était révélée être un désastre total.Dans ce contexte, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi Ayub décida de prendre un nouveau départ sur la base d’un contrat personnel avec Shastri, tacite mais cependant authentique. Quant à ce qui se serait passé dans les relations indo-pakistanaises si Shastri était resté en vie, cela reste pure spéculation. On peut raisonnablement supposer que s’il avait vécu, Shastri et Ayub auraient fortement collaboré pour renforcer ces nouvelles relations.

Au niveau international, la Déclaration de Tachkent fut accueillie comme un acte de courage et d’habileté politique. Aux Etats-Unis, Johnson, y voyait « le fruit d’une réflexion commune d’hommes d’Etat ». (2) Le Guardian du Royaume-Uni qualifia la déclaration de « tentative courageuse » et commenta dans son numéro du 11 janvier 1966 :

Les pourparlers de Tachkent, jusqu’à la nouvelle du décès de M. Shastri, ont pris une bien meilleure tournure que n’osaient l’espérer la plupart des gens. Il faut en attribuer le crédit à l’habileté et à la persévérance du Premier ministre Kossyguine, ainsi qu’au bon sens et à la bonne volonté des deux protagonistes principaux, M. Lal Bahadur Shastri et le Président Ayub Khan. Mieux que quiconque, ils savaient à quel point un nouveau déclenchement des hostilités serait catastrophique pour leurs deux pays ; il n’est pas besoin de mettre en doute leur sincérité à prêter le serment, exigé par les membres des Nations Unies, de ne pas recourir à la force dans le règlement des conflits. Ils ont dû également être très conscients des complications pratiques au plan quotidien qui résulteraient d’une guerre froide entre eux. Aussi ont-ils profité de l’occasion qui leur était offerte à Tachkent de restaurer des relations diplomatiques, commerciales et culturelles normales. Ils ont pris un nouveau départ ; à supposer que rien d’autre n’émerge de cette réunion, cela seul en vaut la peine.

Le correspondant à Delhi du Times de Londres expédia cette dépêche perspicace publiée le 11 janvier 1966 :

Dans les journaux du matin, à Delhi, les correspondants indiens postés à Tachkent rapportaient unanimement que la conférence se réduirait à un échec. Ce soir dans les rues, des éditions spéciales proclament que « la Déclaration de Tachkent » est un grand triomphe diplomatique, ce qu’elle est sans nul doute.

Le soulagement est mêlé de stupeur et de perplexité -Comment cela a-t-il pu se produire ? On y voit ici ce soir une victoire pour M. Shastri, le Premier ministre indien, ainsi qu’un triomphe pour M. Kossyguine, le Premier ministre soviétique. Mais la satisfaction est empreinte d’étonnement : on essaie de comprendre comment on a pu persuader le président du Pakistan Ayub de signer la Déclaration.

Rien ne laisse à penser que l’Inde ait fait des concessions sur sa position selon laquelle le Cachemire ne relève pas de la négociation ; quant à la réaffirmation de l’obligation où se trouvent les deux pays de renoncer à l’usage de la force, cela revient, à peu de choses près, au pacte de « non-agression » sur lequel l’Inde insistait tant.

Qu’est-ce que le Pakistan y a gagné ? Dans le cadre de l’engagement à retirer toutes les troupes sur leurs positions du 5 août, l’Inde devra abandonner ses positions autour du col Haji Pir, dans la partie pakistanaise du Cachemire, ce qui soulèvera ici quelques protestations.

Mais ces contestations se trouveront noyées dans l’applaudissement général ; en tout cas, il faut supposer qu’à Tachkent, le Président Ayub ait fait un grand pas vers l’acceptation de sa responsabilité à propos des guérillas apparues dans la vallée en août dernier. Si ce fut bien le cas, et comme il était prêt à renoncer à l’usage de la force, l’Inde ne pouvait pas s’accrocher à Haji Pir.

Si l’on reconnaît le rôle de M. Shastri, il faut aussi admettre que la promesse de la Déclaration de Tachkent, si elle respecte le but élevé qu’elle s’est fixé, marquera un nouveau départ pour ce sous-continent si agité. Le crédit en revient également à part entière au Président Ayub.

La Déclaration de Tachkent, semble-t-il, réunit toutes les conditions jusqu’ici exprimées à Washington pour une reprise de l’aide économique américaine à l’Inde et au Pakistan.

J’ai cité cette dépêche dans son intégralité, parce qu’elle résume parfaitement les réactions suscitées, à New Delhi comme dans toute l’Inde, par la nouvelle, reçue le soir du 10 janvier, de la signature de la Déclaration de Tachkent.

En réponse à une question concernant le col Haji Pir et d’autres postes, Shastri déclara remplies, selon lui, les conditions qu’il avait indiquées dans sa lettre au secrétaire général U Thant à ce sujet : en effet, les deux pays étaient d’accord pour renoncer à l’usage de la force, pour respecter à l’avenir la ligne de cessez-le-feu et observer les conditions du cessez-le-feu. C’était dans ce contexte qu’il avait consenti à se conformer à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU du 20 septembre sur la question des retraits. Le Premier ministre souligna que pour parvenir à cet accord, on s’était placé dans le cadre plus large de la paix et de l’amitié dans le sous-continent.

Le 10 janvier, les éditions spéciales des journaux et All India Radio firent mention de détails sur la Déclaration de Tachkent, notamment sur l’accord pour évacuer le col Haji Pir, sans expliquer les impératifs à l’origine de cette décision, pour la simple raison qu’on ne les connaissait pas. A l’annonce de cette nouvelle, certains membres de l’opposition qualifièrent immédiatement cet accord de « trahison », en ajoutant : « Les politiques ont perdu ce que les soldats avaient gagné. » C’était une allusion évidente au col Haji Pir. Shastri et ses collègues du gouvernement avaient tenu compte des réalités politiques et militaires de la situation. A contrecoeur, mais uniquement pour servir les intérêts nationaux, ils durent consentir à se conformer à la résolution du Conseil de sécurité. Si l’on « cédait » le col Haji Pir, ce n’était nullement dû à quelque faiblesse dans les négociations. Ni à un « acte de générosité », comme l’ont suggéré certains critiques. Ni non plus à un mépris à l’égard des « exploits héroïques » des militaires qui s’étaient emparés du col. Mais, comme le conseillaient les chefs de l’armée et de l’aviation, il était essentiel maintenant de faire la paix.

Pour approfondir la question, j’ai eu un entretien circonstancié avec le général P.P. Kumaramangalam, membre de la délégation indienne à la conférence de Tachkent et, à l’époque, chef d’état-major adjoint (devenu chef d’état-major par la suite, il a pris sa retraite il y a quelques années.) Kumaramangalam m’a confirmé son point de vue : naturellement l’armée aurait voulu conserver le col Haji Pir, mais on ne devait en aucun cas s’y maintenir, si cela devait compromettre la paix, au risque d’une reprise des hostilités. « J’ai bien conscience, » me dit-il, « qu’initialement, le Premier ministre Shastri répugnait à consentir au retrait du col Haji Pir, mais il eut le courage de changer d’avis, uniquement dans l’intérêt du pays, sans aucune autre considération à l’esprit ». « Sur ce point, » ajouta-t-il, « le raisonnement du Premier ministre Kossyguine était absolument exact. »

J’eus une conversation avec le général d’armée aérienne Arjan Singh sur cette question sensible, afin de connaître plus sûrement son point de vue. Selon lui, l’enjeu du col Haji Pir était devenu émotionnel et n’avait aucune commune mesure avec sa portée stratégique. Il confirma qu’il avait conseillé à Shastri de consentir à l’évacuer, parce qu’il pensait que faire la paix était bien plus important que de tenir ce col.

Chapitre 33 – La mort de Shastri le 11 Janvier 1966

Le 10 janvier, après une brève réunion avec les représentants de la presse indienne et un coup de téléphone à Kossyguine, Shastri se retira dans sa chambre pour se reposer, avant de se rendre à la réception de Kossyguine. Il ne se reposa pas longtemps. Vers 19h30, il quitta sa villa. Je l’accompagnai, assis à côté de lui dans la voiture. Il était d’excellente humeur. Nous arrivâmes au lieu de la réception juste après 20h. Ce fut un Kossyguine rayonnant qui accueillit le Premier ministre. Selon l’usage, on échangea de nombreuses poignées de mains, beaucoup plus cordiales qu’auparavant. Il régnait une atmosphère générale de jubilation, et les félicitations réciproques allaient bon train. Ayub avait l’air satisfait et détendu, on ne pouvait pas en dire autant de Bhutto et d’Asghar Khan.

Vers 21h45, Shastri commença à prendre congé et sa poignée de main chaleureuse et prolongée avec Ayub donnait visiblement l’impression d’un respect mutuel sincère. « Khouda Hafiz » (« Dieu vous protège »), dit Ayub. A quoi, Shastri répondit : « Khouda Hafiz », ajoutant : « Achcha hi ho gaya. » (« Tout était pour le mieux »). Et Ayub : « Khouda achcha hi karega. » (« Dieu ne fait que le bien »).

Shastri serra encore bien des mains ; finalement, il échangea quelques mots avec Kossyguine, puis il monta dans la voiture qui l’attendait, et je revins avec lui. En route, il exprima sa satisfaction d’avoir mené sa mission à bon terme.

Je me rappelle encore très distinctement les scènes joyeuses dans les rues de Tachkent, le long du trajet. Les gens se pressaient dans les rues, ravis que cette conférence importante dans leur ville se fût achevée par un succès. Ils criaient : « Shastri ! Shastri ! », et le Premier ministre leur répondait d’un signe de main.

Nous arrivâmes à la villa vers 22h15, et nous prîmes place dans son bureau. Il me fit part des entretiens qu’il avait eus avec Ayub au déjeuner et où ils se mirent d’accord tous les deux pour engager de nouvelles relations. Nous parlions depuis dix minutes environ quand Shastri leva les yeux : « Tous les jours, nous nous sommes couchés après minuit, » dit-il. « Aujourd’hui, allons nous coucher de bonne heure. Demain matin nous allons à Kaboul. Il y fait très froid. Vous devez vous habiller en conséquence. » « J’y ferai attention, » répondis-je, « mais j’ai encore un autre engagement. Quelques membres officiels de la délégation indienne doivent rencontrer des représentants de la presse dans un hôtel situé à quelques kilomètres, et on m’a demandé de me joindre à eux. Je dois m’y rendre immédiatement. » Shastri dit que c’était important et que je devais y aller. « Mais comment y allez-vous ? » demanda-t-il. « Une voiture m’attend ; elle me conduira et me ramènera, » répondis-je. Shastri, préoccupé, me dit : « Il fait déjà très froid. Je ne sais pas si la voiture qu’on vous a préparée est assez bonne. Je voudrais que vous preniez la mienne, et que vous la gardiez pour le retour. »

Ayant ainsi parlé, il m’accompagna jusqu’à la porte, donna des instructions à son chauffeur, et insista pour me faire prendre sa voiture. J’étais confus. Je montai dans sa voiture et, alors qu’elle se mettait en route, je le vis m’adresser un signe de la main, avec un large sourire, comme s’il m’adressait ses bénédictions. Hélas, c’est la dernière fois que je le vis vivant.

Je me rendis à l’hôtel où on avait organisé des réunions avec les principaux représentants de la presse indienne en premier lieu et, plus tard, avec les correspondants de presse étrangers. Quand la conférence de presse prit fin, je rentrai à l’hôtel Intouristoù était logée la délégation indienne, à environ 250 mètres de la villa du Premier ministre, à laquelle il était relié par un chemin direct. J’allais me mettre au lit quand le téléphone sonna. Jagannath Sahai, d’une voix brisée, me demanda de venir immédiatement en toute hâte à la villa où le Premier ministre avait été saisi d’un grave malaise. Je courus littéralement, cela ne me prit pas plus de trois ou quatre minutes. Le garde militaire soviétique à l’entrée était en état de choc. En me voyant, il se précipita vers moi : « Cela va très mal pour votre Premier ministre, » dit-il, « très mal. » Mon coeur sombra littéralement. Je me dirigeai en toute hâte vers la chambre et, l’espace de quelques instants, je ne pus en croire mes yeux. « Non, » me disais-je, « ce ne peut pas être vrai. » Comment était-ce possible ? Trois heures plus tôt à peine, je l’avais laissé en excellente santé et de bonne humeur. Ce soir-là, le Premier ministre n’avait plus d’engagement. Je priai un instant pour que ce ne fût qu’un rêve terrifiant. Mais l’horrible tragédie, dont j’étais le témoin, était, hélas ! bien réelle. Le Premier ministre n’était plus. Ce fut pour moi le moment le plus traumatisant de ma vie. Le corps du Premier ministre était allongé sur le lit, et sa tête reposaitsur les genoux de son secrétaire particulier, M.M.N. Sharma. Le Dr Chugh tentait encore de le ranimer et, en même temps, il exprimait de façon incohérente son impuissance totale et son désespoir. Il me dit avec angoisse qu’il ne pouvait sauver la vie du Premier ministre, puis fut submergé par le chagrin. Tout le monde était en larmes. Bientôt arrivèrent les médecins soviétiques, qui se chargèrent à leur tour de la réanimation.

Une à une, d’autres personnes commencèrent à arriver : Sardar Swaran Singh, Y.B.  Chavan, C.S. Jha, L.P. Singh, L.K. Jha, T.N. Kaul et d’autres membres de la délégation indienne. Dans les minutes qui suivirent, arriva Kossyguine, aussi affligé que n’importe lequel d’entre nous. Il exprima son chagrin et consola tout le monde. Un peu plus tard, ce fut le tour d’Ayub Khan. Son chagrin était immense et manifestement sincère. Les représentants de la presse indienne, stupéfaits par la nouvelle, arrivèrent en groupes : Kuldip Nayar, Inder Malhotra, Krishan Bhatia, G.K. Reddy, Dev Murarka et d’autres.

Kossyguine, qui était retourné à sa villa quelques minutes, revint avec Gromyko et Malinovsky. « Il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour la paix, » dit-il. « C’était un grand homme, un humaniste de notre temps… un homme qui voulait faire beaucoup pour son peuple. » Kossyguine fut le premier à signer le registre de condoléances, qui venait d’être placé devant une photographie du Premier ministre. Il fut suivi de Gromyko. Vint ensuite Warren Unna, qui céda sa place au maréchal Malinovsky, car celui-ci voulut signer juste après le ministre des Affaires étrangères soviétique.

Plus tard, conduits par Swaran Singh, ils défilèrent tous dans la chambre du Premier ministre. Son corps reposait sur le lit dans la sérénité. Ses yeux n’étaient pas tout à fait clos, et il avait la bouche légèrement entrouverte. On voyait ses cheveux gris : il ne portait pas la coiffure à la Gandhi avec laquelle on le voyait toujours. Le drapeau tricolore indien avait été étendu sur sa dépouille. Chacun s’inclina ici un instant, puis s’éloigna.

On avait informé le président de l’Inde du décès du Premier ministre. C’est à moi que revint la tâche d’en informer sa famille. Je fis part de l’incroyable tragédie à Hari Krishna Shastri, son fils aîné. C’était déchirant d’entendre à l’autre bout du fil l’expression de sa douleur.

L’équipe des médecins soviétiques, sous la direction du professeur U.A. Aripov, Docteur en Médecine et vice-ministre de la Santé, assisté du Dr R.N. Chugh, avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour ranimer le corps, mais finalement ils prononcèrent leur verdict : Shastri était décédé d’une crise aiguë d’infarctus du myocarde. Leur rapport se terminait par le paragraphe suivant :

« Tenant compte du fait que le Premier ministre Shastri avait déjà souffert par le passé d’infarctus du myocarde, et que, pendant la nuit du 10 au 11 janvier 1966, est survenue une crise aiguë de la même maladie, on peut considérer que le décès est la conséquence d’une crise aiguë d’infarctus du myocarde. »

Afin de prévenir la décomposition, les médecins avaient procédé à l’embaumement.

On savait que Shastriji avait eu deux crises cardiaques antérieurement, l’une en 1959 et l’autre en juin 1964 ; aussi aucune des personnes présentes à Tachkent à cette époque-là, en qualité de membres de la délégation indienne, n’avait de raisons d’émettre des doutes sur le rapport et sur la conclusion de l’équipe médicale : il avait succombé à une nouvelle crise cardiaque.

Le temps s’écoulait lentement, et le matin arriva. On organisa le transfert de la dépouille du Premier ministre à l’aéroport pour le voyage à New Delhi.

LE DERNIER VOYAGE

Le corps du Premier ministre fut déposé dans un cercueil placé sur un affût de canon. Vers 9h, Kossyguine, accompagné de sa fille Ludmilla Grishiany, et Madame Y. Nassiruddinova, présidente de la République d’Ouzbékistan, avancèrent dans l’allée jusqu’à la porte principale. Au nom des Gouvernements d’URSS et d’Ouzbékistan, ils déposèrent des couronnes sur l’affût de canon. D’autres organisations de ces pays en déposèrent également. Le cortège s’ébranla vers l’aéroport. Sur les dix-sept kilomètres du parcours, les gens de Tachkent s’alignèrent au bord de la route, immobiles dans l’affliction. Beaucoup de femmes étaient en larmes. Environ un million de personnes étaient venues en foule pour un dernier adieu au dirigeant indien qu’ils avaient acclamé avec tant de chaleur la veille au soir. Les drapeaux indiens, pakistanais, soviétiques et d’Ouzbékistan étaient en berne, drapés de noir.

Quand le cortège parvint à l’aéroport, Ayub attendait déjà pour se joindre aux dirigeants soviétiques afin de rendre un dernier hommage à Shastri. Quand on descendit le cercueil de l’affût de canon, Kossyguine et Ayub Khan, portèrent en tête le cercueil sur leurs épaules jusqu’à la passerelle de l’avion soviétique. L’histoire de l’humanité présente très peu d’exemples où l’on voit l’adversaire de la veille devenir un ami chaleureux, puis conduire le deuil le lendemain avec un chagrin sincère. J’ai été moi-même témoin de l’affliction que manifestait le Président Ayub, en état de choc.

Alors qu’on plaçait la dépouille mortelle du Premier ministre Shastri à bord de l’avion retentit une salve d’artillerie pour saluer le dirigeant défunt. Un orchestre militaire exécuta une marche funèbre, tandis que les soldats soviétiques se tenaient les armes pointées vers le sol. Parmi les personnalités présentes à l’aéroport pour rendre leurs hommages se trouvaient Gromyko et Malinovsky. Avec Kossyguine et Ayub, ils restèrent à l’aéroport pour regarder l’appareil décoller à 11h.

ARRIVEE A NEW-DELHI

L’appareil soviétique se posa à New Delhi vers 14h 30 le 11 janvier. Comme on ouvrait la porte et qu’on amenait la passerelle, l’immense foule en deuil s’écria : « Lal Bahadurji ki jai. » (« Vive Lal Bahadur Shastri. ») Les premiers à descendre furent Y.B. Chavan et Sardar Singh. Chavan s’approcha d’abord du fils aîné de Shastri, Hari Krishna Shastri, qui pleurait, inconsolable. Chavan l’étreignit. Tous deux étaient en larmes. Puis Chavan conduisit Hari Krishna dans l’avion pour voir la dépouille de son père. Hari Krishna s’agenouilla et s’effondra. Chavan tint à nouveau Hari Krishna et l’escorta jusque sur la piste.

Ceux qui portaient le cercueil sortirent la dépouille de Shastri de l’appareil. On pouvait voir son visage, il avait la tête soutenue par un oreiller. Il portait sa coiffure blanche immaculée. Sous la conduite des trois chefs des forces de défense – le général Chaudhuri, le général de corps aérien Arjan Singh et le vice-amiral Chatterjee – six hommes en tout, dont trois officiers représentant les forces terrestres, navales et aériennes, transportèrent le corps de Shastri en passant devant des rangées de soldats, les armes pointées vers le sol, jusqu’à l’affût de canon décoré de fleurs. Le Président Radhakrishnan, le vice-président Zakir Hussain, le Premier ministre Nanda et ses collègues du gouvernement, des gouverneurs d’Etats et des ministres en chef qui avaient pu rejoindre New Delhi, des ambassadeurs et des hauts-commissaires, se tenaient en silence, la tête inclinée au passage du cortège.

Ma femme, Nirmala, était venue à l’aéroport et faisait de son mieux pour consoler les membres de la famille de Shastriji. Ils subissaient une perte irréparable, nous aussi.

L’affût de canon commença lentement son itinéraire jusqu’à la résidence officielle du Premier ministre au 10 rue Janpath. Sur le parcours, plus d’un million de personnes s’étaient rassemblées pour rendre hommage au dirigeant qui avait gagné leur respect et leur affection – et qui était devenu le symbole du réveil de l’Inde. La douleur se lisait sur tous les visages.

Quand la dépouille mortelle atteignit le 10 rue Janpath, ce fut l’instant le plus poignant. Alors qu’elle touchait le corps de son mari, Mme Lalita Shastri s’effondra. Elle était inconsolable.

On porta le corps de Shastriji dans sa chambre, dans sa résidence toute proche au 1, Motilal Nehru Place, où il fut déposé sur le sol. On baigna le corps embaumé où étaient apparues des taches bleues, puis des prêtres, qui psalmodiaient les écritures sacrées, accomplirent les rites hindous. Au début de la soirée, on conduisit le corps de Shastri au 10 rue Janpath, où il fut placé sur une estrade, entourée de fleurs à profusion. Toute la soirée, ainsi que la nuit suivante, le public défila pour apercevoir son dirigeant et lui rendre hommage.

Parmi les premiers dignitaires étrangers à venir au 10 rue Janpath présenter leurs condoléances se trouvait Kossyguine qui s’inclina devant Lalita Shastri comme pour lui toucher les pieds selon la coutume indienne. Son visage reflétait une douleur et une peine profondes, à peine voilées sous un calme digne. Le Premier ministre soviétique fut suivi de nombreux hommes d’Etat et dignitaires du monde entier : le vice-président des Etats Unis Hubert Humphrey, le secrétaire d’Etat Dean Rusk et l’ambassadeur Chester Bowles. Le Royaume-Uni était représenté par Lord Louis Mountbatten, George Brown, vice-Premier ministre et John Freeman, le haut-commissaire britannique. Parmi les leaders indiens, je vis Morarji Desai, visiblement ému.

Le 12 janvier 1966, à 9h30, la dépouille de Shastriji fut placée sur un affût de canon pour son dernier voyage en ce monde. On étendit le drapeau national par-dessus les monceaux de fleurs. Lentement le cortège funèbre s’ébranla, conduit par des membres des forces armées, les armes pointées vers le sol. Ils suivirent Janpath, Curzon Road, Connaught Circus, et parvinrent enfin au lieu de la crémation, au nom approprié de Vijay Ghat1 tout proche de Raj Ghat et Shanti Van où le Mahatma Gandhi et Jawaharlal Nehru avaient été incinérés. Tout le long du parcours s’étaient rassemblées des centaines de milliers de personnes endeuillées, en pleurs, qui criaient : « Lal Bahadur Shastri amar rahen » (« Lal Bahadur Shastri vivra à jamais. »)

En arrivant sur le lieu de la crémation, après avoir enlevé le corps de Lal Bahadur Shastri de l’affût de canon, on le plaça sur le bûcher funéraire. Des prêtres psalmodièrent des hymnes hindous. Puis, l’un après l’autre, des dirigeants nationaux, des amis de Shastriji et des membres de sa parenté montèrent sur l’estrade pour lui rendre un dernier hommage.

Pour moi aussi était arrivé l’instant du dernier adieu. A l’exemple de Shastri, j’avais fait de mon mieux pour conserver la sérénité, même en ce moment où mon chagrin était immense. Lentement, je gravis les marches, puis restai devant le corps. Je versai sur le bûcher du beurre clarifié, joignis les mains en signe de prière, et fermai les yeux. En un éclair, je vis à ce moment même Shastriji debout devant la porte de sa villa à Tachkent le 10 janvier 1966 à 22h30, me faisant des gestes de bénédiction, un sourire sur le visage. Ce souvenir ne m’a pas quitté depuis lors. Je m’inclinai pour prendre congé, fermant ainsi le chapitre le plus glorieux et le plus tragique de mon existence. Quelques instants plus tard, Hari Krishna Shastri accomplit son devoir filial sacré en allumant le bûcher funéraire. Une heure après, la dépouille mortelle de Lal Bahadur Shastri avait été consumée par les flammes.

Comme l’a dit le poète Kabir :

Das Kabir jatan sé odhi,

Jyon ki tyon dhar dini chadariya.

En essence, cela veut dire : « En faisant don de ma vie, je l’ai laissée dans le même état de pureté que lorsque je l’ai reçue à la naissance. »

Parmi les étrangers, Warren Unna, du Washington Post, fut l’un des témoins de cette fin poignante et historique de la vie de Shastri. Dans sa dépêche de New Delhi publiée dans le Washington Post le 13 janvier 1966, il écrivit : « Au cours de l’histoire, l’humanité a réservé ses plus grandes célébrations pour le dernier voyage de ses dirigeants, et aujourd’hui, c’est ce que l’Inde a fait. »

Voici le terme de mon récit sur la vie de Lal Bahadur Shastri : une vie de vérité en politique.

Epilogue

D’origine plus que modeste, Lal Bahadur s’est élevé au sommet du pouvoir en qualité de Premier ministre de l’Inde. Il ne doitce succès phénoménal, dans les affaires nationales et internationales, qu’à la force de ses qualités personnelles. Lorsque je lis la définition que Confucius donne de l´homme noble, parmi toutes les figures des grands hommes, c’est celle de Shastri qui me vient immédiatement à l’esprit : « Il y a neuf choses, » dit-Confucius, « vers lesquelles un homme de bien tourne ses pensées : voir clairement quand il se sert de ses yeux, avoir l’oreille fine lorsqu’il faut entendre, présenter un visage avenant et chaleureux, se montrer respectueux dans son comportement, être consciencieux quand il parle, faire preuve de déférence dans l’accomplissement de ses obligations, rechercher des conseils quand il est dans le doute, réfléchir aux conséquences quand il est en colère, et veiller à rester droit à la vue du gain. » (1)

En tant qu’individu, Shastri était doté des qualités morales et éthiques d’un Mahatma, une « grande âme ». Jamais il n’a dévié de la voie de la droiture et de la vérité. Dans ses relations personnelles et professionnelles, il se montra humble, déférent, respectueux de soi, digne, bienveillant, désintéressé, cultivé, la voix douce, sans précipitation

En tant que chef du gouvernement et dirigeant de son pays, il fut un homme avisé qui voyait loin, ferme dans ses objectifs et sa détermination, à la volonté indomptable. Pragmatique et réaliste, dévoué au bien-être de l’homme ordinaire, c’était une personne d’une intégrité à toute épreuve, que le pouvoir ne pouvait corrompre. Selon l’occasion, il agissait avec retenue ou avec audace. Jamais il ne prenait de décisions impulsives, mais il agissait toujours après mûre réflexion. Nul ne pouvait exercer une pression sur lui contre sa volonté.

En tant qu’indien, c’était un patriote ardent qui avait consacré sa vie au service de son pays, dès l’âge de seize ans. Il croyait fermement à l’unité fondamentale de toutes les religions du monde. Il s’était profondément engagé en faveur de la laïcité, et pour souder la population de son pays au sein d’une nation unie.

En tant que citoyen du monde, il contribua fermement à l’amitié et à la paix internationales, mais à la paix dans l’honneur. Lorsque l’Inde fut envahie, cet homme honorable, amoureux de la paix, défendit avec détermination la souveraineté et l’intégrité territoriales de son pays, et porta le combat jusque sur le territoire de son envahisseur. Une fois atteint l’objectif de guerre qu’il s’était fixé – défendre les frontières de son pays – il mit sa vie en jeu pour gagner la paix et établir des relations amicales avec son adversaire d’autrefois. Le monde salua en lui un homme d’Etat noble et exemplaire.

A sa mort, la page qui écrivit l’histoire de sa vie était sans taches. Il ne laissa ni argent, ni maison, ni terre. Par contre, il nous légua un exemple qui continuera à inspirer, conforter et encourager tous ceux qui, quelles que soient leurs communautés ou leurs croyances, pensentque les véritables bases de la citoyenneté sont le dévouement à la vérité et à l’honnêteté.

Jamais il n’a recherché d’éloges ni de compliments excessifs pour lui-même. L’épitaphe qu’il aurait peut-être appréciée pourrait s’écrire ainsi :

Lal Bahadur Shastri
2 octobre 1904-11 janvier 1966
En témoignage de profond respect
pour
Une vie de vérité en politique.

Annexe 1 – Les circonstances de la mort de Shastri

Beaucoup d’Indiens vivant en Inde ou à l’étranger m’ont communiqué l’idée qu’il y avait quelque chose de suspect dans les circonstances qui entourèrent la mort soudaine de Shastri, dans la nuit du 10 au 11 janvier 1966 à 1h32.

Tous ceux qui avaient assisté à la conférence de Tachkent avaient vu Shastri en excellente santé toute la semaine. Des négociations diplomatiques incessantes, la tension d’une situation en évolution constante, et même la menace d’un échec dans les pourparlers, n’avaient pas entamé l’équanimité, le calme et la dignité de Shastri pendant toute la conférence. A aucun moment il n’avait manifesté le plus léger signe de tension physique ou mentale, ni de symptôme fâcheux quant à sa santé.

Le 10 janvier, il semblait particulièrement content de tout ce qui était arrivé. Son déjeuner avec Ayub s’était extrêmement bien déroulé, ouvrant la perspective de nouvelles relations amicales avec le Pakistan. A 16h, il avait signé la Déclaration de Tachkent. Lors de la réception de Kossyguine dans la soirée, Shastri rayonnait littéralement. Il y évoluait en serrant des mains et en échangeant des salutations avec des membres des délégations soviétique et pakistanaise. Lorsque Shastri prit congé d’Ayub, les deux hommes échangèrent une longue poignée de main nettement cordiale. Avant de rejoindre sa villa, Shastri partagea quelques mots avec Kossyguine, exprimant des sentiments de reconnaissance pour l’aide que ce dernier avait apportée. Je peux confirmer tout cela, car j’ai passé toute la journée avec lui.

Comme je l’ai dit, j’avais quitté Shastri à 22h30 pour assister à une conférence de presse convoquée par la délégation indienne, en vue d’expliquer la Déclaration de Tachkent aux correspondants de presse indiens et étrangers. Je venais de rentrer dans ma chambre après cette conférence, lorsque me parvint l’appel de Jagannath Sahai, m’informant que le Premier ministre était gravement malade. Quand j’arrivai, Shastri était déjà mort.

Je dois mentionner à ce sujet que Shastri se montrait plutôt réservé et réticent sur la question de sa santé. Il s’agissait pour lui d’une question strictement personnelle entre lui-même et son médecin, le Dr Chugh. Sachant cela, je n’y faisais jamais allusion dans les conversations que j’avais avec lui, et il ne m’en parlait jamais. Une fois, ma femme Nirmala lui conseilla vivement de ne pas travailler si dur et si longtemps sans répit. La réponse de Shastriji se fit bienveillante, mais claire et ferme : « C’est ainsi que je dois travailler. Je ne peux faire autrement. Si quelque chose doit m’arriver, eh bien, cela arrivera. » Telle était sa position inébranlable. Cependant, en ce jour du 10 janvier, comme je l’ai déjà indiqué, je n’avais remarqué aucun signe dans la condition de Shastriji susceptible de me causer la moindre appréhension. Tout au contraire.

Afin de me procurer une version de première main de ce qui s’était passé dans la villa du Premier ministre, entre mon départ à 22h30 et son décès à 1h32, c’est-à-dire, seulement trois heures après, je me suis entretenu longuement et en détail avec Jagannath Sahai et M.M.N. Sharma, membres de sa suite personnelle. Tous deux présents, ils s’étaient occupés de lui jusqu’à l’instant de sa mort et me fournirent force détails. Je les connais maintenant depuis de nombreuses années et j’ai une entière confiance dans la véracité et l’exactitude de leur récit. Ils étaient aussi d’une loyauté et d’un dévouement sans faille envers Shastri. Sahai et Sharma m’ont tous deux raconté ce qui suit :

Au retour de la réception soviétique dans la soirée du 10 janvier, ils commencèrent à faire leurs bagages et à préparer leur départ pour Kaboul, prévu pour le lendemain matin. Tous deux étaient partis en tête. Quand nous arrivâmes ensemble, Shastri et moi, ils étaient dans la chambre du rez-de-chaussée attribuée au Dr Chugh et à d’autres membres de la suite personnelle du Premier ministre.

J’eus un bref entretien avec le Premier ministre, puis au moment de le quitter, il me raccompagna lui-même jusqu’à la porte extérieure de la villa. Peu après, son assistant personnel, Ram Nath, alla le trouver et lui demanda s’il devait servir le souper. Jagannath Sahai était alors auprès de lui. Shastri commença par dire qu’il n’avait pas très faim, mais après quelques instants, il se ravisa et demanda à Ram Nath de lui apporter une tranche de pain, du sag et des fruits. Ram Nath se rendit à la cuisine et rapporta un léger repas préparé par le cuisinier, Mohammad Jan, et les cuisiniers russes. Mohammad Jan était le cuisinier de l’ambassadeur indien à Moscou, T.N. Kaul, qui avait obtenu la permission du gouvernement de le faire venir à Tachkent, afin de préparer des plats indiens pour le Premier ministre et ses invités. Shastri mangea la nourriture qui avait été apportée par Ram Nath.

A peu près au même moment, V.S. Venkataraman, l’un des secrétaires privés du Premier ministre, téléphona de New Delhi. C’est Jagannath Sahai, qui était alors dans la suite de Shastri, qui reçut cet appel. Venkataraman demanda si le Premier ministre souhaitait des arrangements particuliers concernant la réception à l’aéroport de New Delhi pour son retour en Inde. Sahai demanda à Shastri, qui dit : « Wahan jo thik samjhen voh karen. » (« Qu’ils fassent ce qu’il jugeront approprié »), ce que Sahai transmit à Venkataraman.

Pendant que Venkataraman était encore au téléphone, le Premier ministre demanda à Sahai de lui demander quelle avait étéla réaction générale à la Déclaration de Tachkent. Interrogé par Sahai, Venkataraman répondit que la déclaration avait dans l’ensemble reçu un accueil favorable, à l’exception de A.B. Vajpayee (Jan Sangh) et de S.N. Dwivedy (PSP2) qui s’étaient montrés quelque peu critiques. Jagannath Sahai transmit cette réponse au Premier ministre, qui fit le commentaire suivant, sur un ton neutre et avec sa douceur habituelle : « Ils sont dans l’opposition, c’est leur droit de critiquer. »

Un peu plus tard, Jagannath Sahai appela la résidence du Premier ministre à New Delhi,car Shastriji voulait parler àsa femme. Mais celle-ci ne put entendre distinctement la conversation. Il s’entretint alors avec d’autres membres de sa famille, qui lui donnèrent aussi des échos sur la réaction en Inde à la Déclaration de Tachkent. Shastri demanda à V.N. Singh, son plus jeune gendre, d’expédier tous les journaux de New Delhi du lendemain matin, à bord de l’avion indien qui devait s’envoler pour Kaboul. V.N. Singh me dit récemment qu’au cours de sa conversation avec Shastri, il l’avait assuré que la réaction en Inde était bonne et que tout le pays avait acclamé sa réussite à Tachkent, à l’exception d’un ou deux commentaires critiques inévitables.

Quand les appels téléphoniques furent terminés, Jagannath Sahai suggéra au Premier ministre que ce pourrait être une sage précaution que d’éviter le survol du Pakistan lors du voyage de Kaboul à New Delhi. Il lui rappela que les Pakistanais avaient abattu l’avion civil où Balvantray Mehta, ministre en chef du Gujarat, avait trouvé la mort. Ils pourraient bien recommencer. « Pas vraiment. » répondit Shastri. « Le Président Ayub est un homme très bon. Et maintenant, nous avons signé un accord de paix. »

Jagannath Sahai transmit alors au Premier ministre une requête de Prem Vaidya et Narayanswami – photographes d’actualités du ministère de l’Information et de la Radiodiffusion du Gouvernement indien – qui demandaient la permission de prendre des photos depuis l’extérieur. Le Premier ministre accepta et apparut d’abord tête nue à la fenêtre de sa chambre. A la demande de Jagannath Sahai, il se coiffa du calot à la Gandhi. Ce fut la dernière photo que Prem Vaidya et Narayanswami prirent de lui. Pendant tout ce temps, jusqu’à 23h30, alors que Jagannath Sahai était encore avec lui, le Premier ministre ne manifesta aucun symptôme inhabituel.

Jagannath Sahai quitta la chambre de Shastri vers 23h30, puis Ram Nath apporta du lait, que but le Premier ministre. Ram Nath resta dans la chambre jusqu’à minuit et demi, et quitta la chambre lorsque le Premier ministre, déjà couché, lui dit d’aller se reposer. Pendant tout ce temps, apparemment, Shastri n’avait éprouvé aucun malaise.

Jagannath Sahai était retourné dans la chambre du personnel à 23h30, et avec l’aide de M.M.N. Sharma, du Dr R.N. Chugh et de l’officier Kapur chargé de la sécurité, il avait fini de faire les bagages. On emporta les articles lourds pour la soute aux bagages dans la véranda attenante. Le Dr Chugh alla se coucher et s’endormit. Jagannath Sahai, Sharma et Kapur étaient sur le point de se retirer quand soudain, vers 1h20, le Premier ministre apparut à la porte de leur chambre. Il portait ses vêtements de nuit habituels. Il était tête nue, mais il portait ses chappals. Il était d’humeur calme et tranquille. Il s’arrêta quelques secondes à la porte sans entrer dans la chambre, regarda à l’entour et, les voyant seulement tous les trois, demanda : « Où est le docteur ? » Jagannath Sahai répondit : « Babouji, il est ici et il dort. Vous pouvez retournerdans votre chambre. Je vais le chercher immédiatement. »

Sharma et Kapur raccompagnèrent Shastri jusqu’à sa chambre. Ils lui tenaient les bras, mais le Premier ministre marchait tout seul. Environ à mi-chemin, il commença à tousser, puis continua à tousser sans arrêt. Quand ils arrivèrent à son lit, Sharma et Kapur demandèrent à Shastri de s’allonger, ce qu’il fit. Il avait du mal à parler, mais il pointa du doigt la carafe d’eau. Sharma lui versa à boire, et le Premier ministre but à petites gorgées. Selon Sharma, Shastri était encore pleinement conscient. Sharma lui dit alors que, comme il avait bu de l’eau, il se sentirait bientôt mieux.

Le Dr Chugh et Sahai arrivèrent en courant. Le docteur avait sa sacoche de médecin ; il contrôla le pouls du Premier ministre et lui fit une injection. En même temps, profondément angoissé et désespéré, il prononça les mots suivants : « Babouji, ap né moujhé mouka nahin diya. » (« Babouji, vous ne m’avez laissé aucune chance. »)

Le Premier ministre était encore en vie, mais il souffrait maintenant beaucoup, toussait et avait de la peine à respirer. Au cours des accès constants de toux, il ne cessait de répéter les mots suivants : « Arey bap, arey Ram. » (« O mon père, O Seigneur Rama. »)

Le Dr Chugh continua les massages cardiaques et pratiqua la respiration artificielle, mais sans résultat. Le Premier ministre décéda à 1h32.

Shastri a-t-il eu une prémonition de sa mort ? Le matin du 10 janvier, il avait écrit le distique du célèbre et vénéré poète urdu Saqib Lakhnavi, sur un morceau de papier que Jagannath Sahai avait ramassé et gardé avec lui un certain temps :

Zamana baré shauq soun raha tha

Hamin so gayé dastan kahété kahété

(Tout le monde écoutait attentivement,

Moi seul m’endormit tout en racontant l’histoire)

Beaucoup de gens en Inde continuent à soupçonner une mort non naturelle. Ils ont le sentiment que l’attaque cardiaque à laquelle a succombé Shastri a été provoquée par une substance qu’on lui avait administrée. Il semble que ce point de vue ait gagné du terrain, du fait que le visage de Shastri et certaines parties de son corps étaient devenus bleus. Comme ces plaques bleues prêtaient à des commentaires largement répandus, les médecins soviétiques qui s’étaient occupés de Shastri en cette nuit fatidique prononcèrent par la suite une déclaration le 4 novembre 1970, pour dissiper les soupçons en Inde. Ils disaient dans leur rapport :

Puisqu’on devait envoyer le corps du défunt Premier ministre dans sa mère patrie où, comme à Tachkent, les conditions climatiques provoquent une décomposition rapide, on a procédé à l’embaumement de M. L.B. Shastri en présence du Dr R.N. Chugh.

Le liquide utilisé pour l’embaumement se composait de trois litres d’alcool pur, d’un litre de formol et de deux cents grammes d’urotropine. Il a été introduit par une incision dans l’artère fémorale, dans la partie inguinale du corps. En ce qui concerne le changement de couleur dans le visage de feu M. L.B. Shastri – dont fait mention la presse indienne – il s’agit d’un phénomène tout à fait naturel, qui se produit dans le cas d’embaumement.

Au moment de sa mort, le visage de Shastri était d’une couleur normale, sans aucun changement. C’est seulement après l’embaumement du corps que le visage est devenu bleu. A l’époque, Jagannath Sahai attira l’attention du Dr Chugh sur ce changement de couleur, et celui-ci affirma que c’était le résultat direct de l’embaumement.

Néanmoins, je voulais obtenir l’opinion d’un autre spécialiste sur cette question. Pendant mon séjour à Londres, lorsque je commençai à travailler sur cet ouvrage, j’en discutai tout d’abord avec un généraliste londonien, le Dr David M. Spiro, M.A. (Cambridge), M.B., B. CHIR, D.R.C.O.G., – médecin hautement qualifié qui jouit d’une excellente réputation. Je le connais depuis des années et j’ai toujours beaucoup apprécié ses conseils personnels. Il estima qu’il serait préférable de rechercher l’opinion d’un pathologiste de renom international, spécialiste de médecine légale, le Dr Iain West, M.B., CH.B, F.R.C. PATH., D.M.J, chef du service de médecine légale à l’Hôpital Guy de Londres. Le Dr David Spiro et moi-même rencontrâmes le Dr West le 24 septembre 1992. Je leur montrai les rapports médicaux, ceux de 1966 et de 1970, leur précisai les symptômes observés par le personnel privé du Premier ministre pendant les douze minutes de maladie aiguë qui précédèrent sa mort ; j’attirai leur attention sur le fait qu’une couleur bleue avait envahi le visage et d’autres parties du corps ; je leur demandai leur opinion sur deux questions spécifiques :

  1. Quelle aurait pu être la cause de cette couleur bleue ? Pourrait-elle être le résultat d’un empoisonnement ?
  2. Les symptômes – toux, difficultés respiratoires et étouffement, qui mènent au diagnostic d’une attaque aiguë d’infarctus du myocarde – auraient-ils pu être provoqués par l’administration d’une substance empoisonnée, à travers la nourriture, le lait, l’eau ou autre chose ?

Le Dr Iain West m’écouta très attentivement, et étudia les documents que je lui présentai. Il me donna ensuite les réponses suivantes, avec lesquelles le Dr Spiro était tout à fait d’accord. En ce qui concerne la coloration bleue, le Dr West répondit :

La couleur bleue est tout à fait compatible avec une mort due à des causes naturelles. Elle serait due à deux facteurs, à savoir :

  1. une cyanose (une couleur bleu foncé de la peau due au retrait de l’oxygène du sang) et
  2. le processus d’embaumement.

Les liquides utilisés pour l’embaumement peuvent causer une réduction (c’est-à-dire une élimination de l’oxygène) de l’hémoglobine ; et peut-être fut-ce le facteur le plus important dans ce cas.

Il est significatif que le sang n’a pas été retiré du corps (comme c’est la pratique habituelle) et que le liquide utilisé ici pour l’embaumement n’était pas le mélange habituel. Ces deux facteurs risqueraient d’avoir provoqué une décoloration bleue plus importante qu’on ne le voit normalement. Bien que le liquide utilisé (de l’alcool presque pur) convienne parfaitement pour retarder la décomposition du corps, un mélange plus conventionnel aurait pu produire un meilleur résultat sur le plan cosmétique. Probablement, la technique et les matériaux utilisés étaient les meilleurs que l’on pût se procurer à Tachkent à l’époque.

Quand on posa la question d’administration éventuelle de poison, le Dr West répondit à nouveau :

A moins de pratiquer une autopsie et des examens toxicologiques, il est impossible d’affirmer absolument qu’il n’y ait pas eu administration de poison. Cependant, au vu des preuves disponibles, cela me paraît des plus improbables. Les symptômes et le comportement de M. Shastri, tels que les ont décrits les témoins, ne laissent supposer aucun empoisonnement aigu ; ils suggèrent bien davantage un infarctus aigu du myocarde ou une insuffisance coronaire fulgurante.

Le Dr West conclut :

Bien que l’empoisonnement ne puisse être exclu à cent pour cent, il n’y a aucune preuve que M. Shastri ait ingéré du poison. D’autre part, tous les renseignements disponibles sont en parfaite concordance avec un décès dû à des causes naturelles ; en conséquence, supposer autre chose qu’une mort naturelle serait aller contre le poids des témoignages.

Cette opinion d’un éminent spécialiste parle d’elle-même. Je voudrais seulement ajouter cette information au regard des circonstances du décès du Premier ministre Shastri :

Les événements qui se sont produits le soir du 10 janvier à la villa du Premier ministre ont été relatés fidèlement dans cet ouvrage eten totalité. J’en ai été le témoin jusqu’à 22h30. La suite des événements a été rapportée en s’appuyant sur les déclarations personnelles de deux membres de l’entourage privé du Premier ministre. Ils ont lu les parties de ce chapitre qui les concernent, et m’ont réaffirmé leur véracité et leur exactitude.

Au cours des douze minutes qu’a duré la maladie aiguë du Premier ministre avant son décès, ou dans les heures qui précédèrent, aucune des personnes présentes n’a remarqué d’autres symptômes, tels que nausées, vomissements ou vertiges.

Aucune sonnerie d’appel n’avait été installée au chevet de Shastri. Etant donné qu’il avait déjà eu des ennuis cardiaques, c’était une omission grave dans l’organisation. Cependant, on avait placé dans la suite du Premier ministre un interphone. Quand on soulevait le combiné, cela activait une sonnerie dans la chambre du docteur et du personnel particulier. Shastri s’en était servi à l’occasion pour appeler les gens de son entourage privé.

Cet interphone était situé dans le salon attenant à la chambre du Premier ministre. Shastri y passait la majeure partie de son temps jusque tard dans la soirée. Bien que cet interphone fût situé à quelques pieds à peine du lit du Premier ministre, il n’y avait pas de rallonge jusqu’au chevet du lit. Quand il éprouva un malaise vers 1h20, il avait donc été obligé de sortir du lit. Il aurait pu utiliser cet interphone, qui était à proximité, mais peut-être bien qu’en raison de son extrême bienveillance et de la considération qu’il manifestait envers tout un chacun, il n’avait pas souhaité utiliser cette sonnerie trop bruyante à cette heure tardive, car cela aurait réveillé tout le personnel. Aussi, bien que passant à côté de l’interphone, décida t’il de faire quelques pas de plus jusqu’à la chambre du personnel. Selon toute apparence, il ne souffrait pas de malaise aigu : en effet, quand il arriva à la porte de cette pièce, il était calme et maître de lui-même et demanda à voir le docteur d’une voix claire, sans défaillance. C’est seulement quand il retourna dans sa chambre qu’il commença à tousser, puis continua à tousser sans arrêt. Ces quelques pas, qu’il aurait pu éviter, n’auront pas manqué d’aggraver son état.

Certaines personnes ont avancé une opinion : lorsqu’on communiqua à Shastri, par téléphone, la nouvelle que deux leaders de l’opposition avaient exprimé une réaction hostile à la Déclaration de Tachkent, il en fut si bouleversé que cela occasionna une crise cardiaque. Le Dr West me dit aussi que, si l’on transmet soudain une nouvelle hostile ou pénible à une personne qui a souffert précédemment d’une crise cardiaque, cela peut, dans certains cas, déclencher une autre crise du même genre. Comme je n’étais pas avec le Premier ministre lorsque les deux conversations avec New Delhi eurent lieu – l’une entre Jagannath Sahai et Venkataraman, et l’autre entre le Premier ministre lui-même et des membres de sa famille – je ne peux porter aucun jugement personnel sur l’impact que les nouvelles ou commentaires communiqués au cours de ces conversations auraient pu avoir sur lui. Cependant, il me paraît difficile de croire que cette nouvelle aurait pu le bouleverser au point de provoquer une crise cardiaque.

D’autres ont exprimé la crainte que les dirigeants soviétiques aient cherché à intimider Shastri pour le « forcer » à signer la Déclaration de Tachkent contre sa volonté. C’est totalement faux. C’est en toute liberté que Shastri a signé cette déclaration, avec un sentiment de grande réussite. Les dirigeants soviétiques n’ont jamais eu recours à aucune tactique de pression. Quant à Shastri, il n’était pas, je le sais, homme à céder aux pressions.

Face aux soupçons qui persistaient, je me suis souvent demandé qui aurait pu avoir un motif d’assassiner Shastri à Tachkent. La possibilité qu’une agence russe ou un individu ait ourdi un complot si cruel est, à mon avis, à exclure totalement. Le Premier ministre a donné entière satisfaction aux Russes. J’ai été témoin du respect et de l’admiration manifestes dont ont fait preuve à son égard Kossyguine, Gromyko et d’autres membres de la délégation soviétique. Pour respecter la vérité, il faut dire que les Russes ont été profondément attristés, ils croyaient sincèrement qu’avec le décès de Lal Bahadur Shastri, ils avaient perdu un ami loyal et digne de confiance.

On peut dire que des doutes se sont élevés faute d’une autopsie post mortem. J’ai demandé à L.P. Singh, alors ministre de l’Intérieur du Gouvernement indien, collègue extrêmement proche et confident de Shastri, si l’on avait envisagé la question. Il me dit que l’ambassadeur T.N. Kaul avait soulevé ce sujet avec lui. Mais que comme une équipe de médecins soviétiques, ainsi que le propre médecin du Premier ministre, le Dr Chugh, avaient prononcé un verdict clair et catégorique sur la cause du décès, que Shastri avait déjà souffert de deux crises cardiaques, et qu’en outre aucune autre circonstance ne laissait supposer qu’une autopsie fût nécessaire, ils en avaient donc tous deux conclu, pour leur part, qu’il n’était pas besoin de pousser plus loin. Le ministre de la Défense Chavan et le ministre des Affaires étrangères Swaran Singh, qui se trouvaient tous deux dans la villa du Premier ministre et gérèrent la situation après le décès de Shastri, ne demandèrent pas non plus d’autopsie pour les mêmes raisons.

On a fait remarquer également qu’on aurait pu encore procéder à une autopsie lors du retour du corps du Premier ministre en Inde. Gulzarilal Nanda, qui avait prêté serment en qualité de Premier ministre après la mort de Shastri, resta lui-même longtemps au n°10 de la rue Janpath, où la dépouille du feu Premier ministre fut exposée solennellement. Le Premier ministre Nanda, mis au courant en détail des circonstances de la mort de Shastri à Tachkent, ne donna pas l’ordre de procéder à une autopsie. Et nul autre n’en émit la suggestion, bien que tous aient vu les plaques bleues sur le corps du défunt Premier ministre. Dans sa famille, personne ne demanda une autopsie. Tous les signes démontrent que Shastri décéda d’une crise cardiaque ; rien n’indique l’intervention d’un facteur extérieur, aussi vaudrait-il mieux, pour servir sa mémoire, enterrer les soupçons à ce sujet.

Annexe 2 – Commentaires et hommages dans le monde et dans la nation

Le décès du Premier ministre Shastri, survenu quelques heures seulement après la signature d’un accord de paix historique avec le Pakistan, choqua et affligea le monde entier.

Kossyguine, le Premier ministre soviétique, arriva à la villa du Premier ministre Shastri peu de temps après avoir appris son décès. A ce moment-là, il était sans nul doute l’homme d’Etat international le plus affligé, du fait qu’il avait accueilli la conférence de Tachkent. Il exprima ses sentiments en ces termes : « C’est une lourde perte et nous nous associons au chagrin du peuple indien. C’était un grand homme d’Etat, un grand homme doué d’une grande sagesse, et vraiment un homme de tact. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir en faveur de la paix et de l’amitié indo-pakistanaise. Le peuple soviétique s’incline devant la dépouille d’un homme qui a oeuvré pour une paix et une amitié durables sur terre. »

Le président pakistanais Ayub Khan arriva à la villa vers 3 heures du matin, littéralement bouleversé par cet événement traumatisant. S’adressant aux représentants de la presse indienne, il dit : « C’est un événement absolument tragique. En apprenant la nouvelle ce matin, cela m’a causé un véritable choc. Je dis que c’est tragique pour l’Inde, ainsi que pour les relations entre l’Inde et le Pakistan, parce qu’au fond il s’agit réellement d’une question d’entente personnelle entre des individus qui occupent des postes à responsabilité.

Entre lui et moi, s’était développée une compréhension mutuelle. Je sais qu’il voulait la paix, et vous pouvez avoir l’assurance que nous aussi, nous voulons la paix. M. Shastri est mort pour la cause de la paix. » (1)

Kuldip Nayar, qui se trouvait aussi à la villa du Premier ministre Shastri à ce moment-là, s’approcha du Président Ayub pour échanger quelques mots d’affliction à propos de cette tragédie. Pensif, Ayub lui dit : « Grâce à lui, nous aurions pu avoir une paix durable dans le sous-continent. » Cette observation confirme le commentaire que fit le Premier ministre Shastri après son repas en compagnie du Président Ayub, le 10 janvier 1966, affirmant quetous deux avaient effectué une avancée réelle concernant les relations indo-pakistanaises. Kuldip Nayar me dit qu’il avait rencontré Ayub à nouveau après la guerre du Bangladesh, en 1972, alors qu’il n’était pas en poste. Nayar lui demanda pourquoi il avait ordonné l’invasion « déguisée » du Cachemire en 1965 par des agents armés, une opération qui s’était soldée par un désastre pour le Pakistan. A quoi Ayub répondit : « Demandez plutôt à Bhutto. » Ceci confirme que Bhutto avait non seulement lancé l’invasion, mais l’avait aussi conçue. Kuldip Nayar demanda à Ayub s’il conservait la même foi dans le dévouement de Shastri à la cause de la paix. Ayub renouvela son affirmation : « Oui, je maintiens toujours que grâce à lui, nous aurions eu une paix durable. »

Le Président Lyndon B. Johnson lui rendit un vibrant hommage : « Le monde est plus petit sans lui. » Voici le message qu’il envoya au président de l’Inde :

Le décès soudain et tragique du Premier ministre Lal Bahadur Shastri m’a causé un choc profond, ainsi qu’à mes concitoyens. Nos coeurs s’unissent à vous, à sa famille et à tous les Indiens, en cette heure de tristesse. Nous avions admiré le calme et le courage avec lequel M. Shastri avait assumé le lourd fardeau de la fonction suprême, qu’il avait reçu dans des circonstances aussi tragiques, il n’y a pas si longtemps. Son étoile resplendissait et il laisse une empreinte indélébile. Sa dévotion inébranlable au service des idéaux humanitaires les plus élevés et à l’amélioration du sort de ses frères humains reste inégalée. Cette qualité rare en fait un homme exceptionnel, pleinement en accord avec les espoirs et les aspirations des hommes du monde entier.Je suis en particulier profondément conscient que s’il avait vécu, M. Shastri aurait été avec nous le mois prochain, et nous le pleurons comme s’il était l’un des nôtres. A vous, M. le Président, ainsi qu’à tous ceux qui l’ont approché, nous exprimons notre plus profonde sympathie et l’assurance de notre soutien constant en cette heure sombre d’affliction. (2)

Le vice-président des Etats-Unis Hubert Humphrey, ajouta : « Un vaillant apôtre de la paix nous a quittés et le monde entier se joint aux Indiens pour pleurer son départ. » (3)

Le haut-commissaire britannique en Inde, John Freeman, exprima ses sentiments au président de l’Inde dans le message suivant :

La nouvelle du décès de Lal Bahadur Shastri fut pour moi un choc inexprimable, cause de chagrin personnel. Ses dix-neuf mois de mandat lui avaient gagné le respect du monde entier, pour la force et la noblesse dont il avait fait preuve dans sa tâche herculéenne.

Plus que cela, il était par-dessus tout un homme d’une qualité de coeur exceptionnelle. Il a mis en pratique dans sa vie publique, les mêmes principes de modestie, de simplicité et d’honnêteté, qui imprégnaient de façon si remarquable ses activités personnelles. C’est une tragédie pour le monde que son décès survienne au lendemain du succès de Tachkent, où, par ses qualités d’homme d’Etat, il a patiemmentouvert ce qui promet d’être un nouveau chapitre dans l’histoire de l’Asie.

Pour ceux d’entre nous qui l’avons connu et avons travaillé avec lui, notre sentiment de perte dépasse les mots. Laissez-moi vous présenter, ainsi qu’au peuple de L’Inde, toute la sympathie profonde et respectueuse du personnel du haut-commissariat britannique. (4)

L’ambassadeur des Etats-Unis en Inde, Chester Bowles, s’est exprimé en ces termes :

Le Premier ministre Shastri s’est consacré sans compter à la cause de la paix et à l’amélioration du sort des Indiens. Que son exemple inspire tous les hommes qui envisagent l’avenir avec espoir et confiance.

Dans un autre message, il ajouta que :

Au moment où son dévouement pour la paix commençait à porter ses fruits dans le sous-continent et dans le monde entier, la nouvelle du décès de M. Shastri suscita un profond chagrin. (5)

En Inde, on décréta un deuil de douze jours. Le Président Radhakrishnan décerna à titre posthume à Lal Bahadur Shastri la distinction nationale la plus élevée : Bharat Ratna. Le Dr Zakir Hussain, vice-président de l’Inde, exprima ainsi ses sentiments : « Je suis abasourdi. La profonde détresse que j’éprouve à la perte d’un ami très cher paraît insignifiante quand on réalise ce que la nation a perdu. C’était essentiellement un homme de paix, qui a donné sa vie sur l’autel de la paix. A la perte d’un homme, qu’elle avait non seulement respecté, mais aussi aimé, une nation reconnaissante est plongée dans le deuil. L’importance de son dernier acte d’homme d’Etat se révélera dans l’avenir. A mesure que se réalisera sa vision d’un sous-continent pacifique où règne l’amitié, son nom brillera comme celui de l’un des architectes de la paix dans le monde. »

Des membres du Parlement de différentes appartenances politiques manifestèrent leur peine lors d’un meeting dans le « Hall central du Parlement », le soir du 11 janvier 1966. Selon les paroles du professeur Hiren Mukherjee du Parti communiste d’Inde, Shastri était mort sur le chemin de la gloire, à un moment de triomphe qui ferait partie de l’histoire. Atal Behari Vajpayee, dirigeant du Jan Sangh, rendit hommage à Shastri en disant que, sous son mandat, une nouvelle Inde était née. La nation avait retrouvé sa dignité, sa confiance en soi, et elle avait accepté l’idée que la force était nécessaire pour protéger la paix. Pour S.N. Dwivedy (PSP), l’exploit de Shastri résidait dans le fait qu’il était sorti du rang pour occuper le poste le plus élevé. Il fallait attribuer son ascension aux qualités éminentes dont il était doté, à sa compétence en matière d’organisation et à ses facultés d’homme d’Etat. Le professeur N.G. Ranga, dirigeant du parti Swatantra, ajouta : « Cet homme humble est devenu grand, et il a donné aux autres le sentiment d’être grands, plus grands qu’ils ne l’étaient. »

C.N. Annadurai, dirigeant du Dravida Munnetra Kazhagam, observa : « Après avoir fait l’histoire à Tachkent, Lal Bahadur a lui-même entrepris un voyage imprévu vers la vallée des immortels. » Frank Anthony, le leader anglo-indien, rendit l’hommage suivant : « Par sa sincérité transparente, par le recours à la persuasion courtoise de préférence à la matraque, et au consensus plutôt qu’à l’autoritarisme, M. Shastri s’était acquis non seulement la confiance, mais aussi l’affection de ceux d’entre nous qui avaient eu l’occasion de travailler de près avec lui. Sa vision claire, son bon sens foncier et ses qualités d’homme d’Etat, que n’entravaient ni clichés, ni slogans, feront cruellement défaut à la nation. » Le Dr L.M. Singhvi, qui était alors Membre du Parlement et qui devint plus tard haut-commissaire de l’Inde à Londres, précisa : « A la mort de M. Lal Bahadur Shastri, le pays a perdu un grand leader, dont la sagesse pratique et l’attitude courageuse de chef d’Etat ont donné au pays une nouvelle prise de conscience nationale, une confiance en soi résolue, et un sens de la direction. »

G.N. Sahi, président de l’Indian and Eastern Newspaper Society, commenta : « Il a fourni la stabilité au pays au moment où celui-ci en avait le plus besoin. Il s’est fait le champion de la liberté de la presse et l’ardent partisan des valeurs démocratiques. La presse indienne a perdu un grand ami. »

Les sommités de la presse indienne rendirent personnellement hommage à Shastri, et présentèrent leur analyse des résultats de son mandat de deuxième Premier ministre de l’Inde.

C’est l’une des figures les plus remarquables et les plus respectées du journalisme indien à l’époque – Frank Moraes, rédacteur en chef de The Indian Express – qui présenta quelques-uns des commentaires les plus pénétrants. Il observa dans un éditorial :

Le dénouement tragique a mis cruellement en relief le drame de Tachkent. La mort soudaine de M. Lal Bahadur Shastri est pour l’Inde une perte douloureuse : jamais, en effet, ses qualités de patience et de ténacité, de souplesse et de fermeté, n’ont été plus nécessaires qu’aujourd’hui. Dans le sillage de la figure brillante de Jawaharlal Nehru, la personnalité modeste et modérée de Shastri souffrit de la comparaison dans les premiers temps de sa prise de fonction. Mais, alors que le temps avançait, qu’une crise succédait à l’autre, il gagna en confiance et en force jusqu’au moment où la dernière confrontation avec le Pakistan le révéla bien comme le Premier ministre du pays.Tachkent ne contribua pas peu à sa stature d’homme d’Etat. Il s’y révéla comme un diplomate d’une finesse et d’une adresse remarquables.

Lal Bahadur était doué d’une sagesse faite de bon sens, à un degré hors du commun. On ne cessa de le découvrir au cours des dix-neuf mois de son parcours si bref de Premier ministre. Pendant cette période, il affronta avec calme et résolution plus de crises successives que n’en ont rencontrées la plupart des Premiers ministres. Au début de son mandat, la pénurie de céréales accompagnée de l’augmentation des prix lui posa un premier problème menaçant. Ensuite, la tension croissante au Cachemire atteignit son paroxysme avec la détention du Cheikh Abdullah. Puis survinrent l’incursion pakistanaise dans le Kutch et l’attaque sur le Cachemire, et en parallèle sur notre frontière du Nord, l’attitude de plus en plus menaçante de la Chine communiste. Lal Bahadur fit preuve d’une rare capacité à demeurer imperturbable et d’une lucidité vigilante dans les moments les plus inquiétants. Il réussit à communiquer à ses compatriotes un peu de ce calme et de cette confiance, tout particulièrement dans les derniers mois de son mandat.

Eduqué selon les principes de la Société des serviteurs du peuple, Lal Bahadur était conscient et fier des traditions les plus nobles de la civilisation indienne. Mais il n’en ignorait pas les faiblesses, et chercha à ajuster l’image de l’Inde dans le cadre et la perspective plus larges du monde où elle avait son existence, et ce fut là son titre de gloire. Cet esprit lui donna le sens de la mesure, non seulement dans les affaires internes de l’Inde, mais aussi dans ses tractations avec d’autres pays, caractéristique que l’on put remarquer à Tachkent…

En raison de ses aptitudes exceptionnelles, il fut un dirigeant aux qualifications idéales pour guider son pays en un temps de crise et de fluctuations. Sans déprécier pour autant les futurs prétendants à la fonction de Premier ministre, on peut affirmer qu’il sera difficile de le remplacer. Tout en étant conscient de ses propres qualités, c’était un homme d’une réelle humilité : il ne considérait pas son opinion comme toute-puissante et immuable, mais il était prêt à écouter les autres, et de façon surprenante, à s’en remettre souvent à eux. Les politiciens ont une inclination notoire à se mettre en avant ; pourtant, nul ne pouvait accuser Shastriji d’égocentrisme. Par tempérament et par formation, il avait une personnalité avenante et engageante.(6)

Cette appréciation favorable et cependant objective fut prononcée par une personne qui était proche de Shastri et le connaissait depuis des années, et qui était restée personnellement en contact avec lui au cours de son mandat de Premier ministre.

Une autre sommité de la presse indienne, Pran Chopra, rédacteur en chef du Statesman, présenta le jugement suivant :

Dans l’histoire de notre pays, ou de tout autre pays, il est rare de voir la fonction suprême de Premier ministre honorée par un homme aussi détaché de la recherche des honneurs, aussi indifférent au jeu de sa propre ascension sociale. Il est plus rare encore qu’en plus d’avoir pleinement rempli cette fonction, il lui ait donné, en l’espace si bref de dix-neuf mois, plus de force qu’elle n’en avait à ses débuts. J’ai entrevu M. Shastri à deux reprises – lors de ses débuts hésitants et à l’époque de sa pleine maturité : le contraste me remplit d’admiration et d’étonnement.

Dans la dernière partie de sa vie qui fut la plus créative, période trop brève que le destin lui accorda pour exercer ses responsabilités, M. Shastri fit preuve de qualités d’esprit que peu d’hommes développent s’ils ont été démunis comme il le fut dans son enfance, ou s’ils ont été confrontés comme lui à l’adversité dans leur jeunesse et au début de leur vie d’adulte, ou encore, s’ils ont autant que lui manqué du contact libérateur d’autres cultures à l’âge mûr. De son expérience, il a non seulement tiré de l’humilité, un libéralisme éclairé, mais aussi une compréhension et tolérance pour le point de vue d’autrui.

Là où d’autres seraient devenus fanatiques, il s’est contenté de devenir ferme. Là où certains seraient devenus irrésolus et vagues, il s’est révélé tolérant et souple. En s’affermissant dans ces qualités, il est devenu l’homme le plus qualifié à la fois pour préserver l’honneur de l’Inde et pour gagner la paix avec nos voisins. C’est dans la recherche de cette paixet dans l’honneur que la mort est venue à sa rencontre. Bien que ses plus belles années l’attendaient peut-être encore, ses réalisations, malgré la brièveté de son mandat, furent vraiment importantes. (7)

Quant au troisième élément de ce trio prestigieux de la presse, S. Mulgaonkar, rédacteur en chef du Hindustan Times, il s’exprima à peu près dans le même sens. Comme Frank Moraes et Pran Chopra, il avait bien connu le Premier ministre Shastri et rédigea les observations suivantes dans l’éditorial du 12 janvier 1966.

En effet, quand, il y a quelques mois, le pays fut frappé par la crise la plus grave depuis l’indépendance, on trouva un Premier ministre confiant, solide, en mesure de gouverner avec détermination. Qu’il ait évolué avec sa fonction, ou qu’il ait seulement redécouvert des qualités latentes en lui-même, cette question n’a guère d’intérêt, sauf pour relever une cohérence avec l’image de sa carrière : celle d’un homme qui ne recherche pas les occasions de jouer un rôle décisif, mais qui peut faire preuve de décision si le rôle le lui demande. Pendant les trois semaines qu’a duré la guerre avec le Pakistan, sa voix s’est élevée haut et clair, et sa main n’a pas vacillé aux commandes. Par ailleurs, il n’a pas perdu de vue non plus le but ultime en jeu dans la façon dont ce pays s’était positionné sur la scène des affaires mondiales en se forgeant une image de dévouement à la cause de la paix, et au maintien de relations de bon voisinage entre les nations. En conséquence, on peut dire que la rencontre de Tachkent marque l’apogée de ses efforts, et que l’accord auquel il y est parvenu avec le Président Ayub Khan est son véritable triomphe. (8)

Des commentaires apparurent dans les éditoriaux de presque tous les journaux, revues et magazines, à travers tout le pays. Lui rendirent aussi hommage :les organisations d’hommes d’affaires et de l’industrie, les syndicats et les corps professionnels en Inde ; chefs de gouvernements étrangers, éditorialistes et journalistes de la presse étrangère et dirigeants politiques de droite comme de gauche – tous ont manifesté leur peine devant le décès de Shastri, louant ses qualités et ses réalisations.

Je voudrais rappeler ici l’hommage que lui rendit, quelques mois auparavant, le général J.N. Chaudhuri, chef d’état-major. Le 2 octobre 1965, ce dernier avait adressé à Shastri ses voeux d’anniversaire, et avait également exprimé ses sentiments à l’égard du Premier ministre en ces termes : « Après avoir travaillé de si près avec vous au cours des derniers mois, je peux dire en toute sincérité que votre courage et votre calme ont été, pour nous tous, source d’inspiration. »

Lors d’une rencontre récente que j’eus avec lui, le général d’armée aérienne Arjan Singh exprima sa profonde admiration pour la qualité de son commandement pendant la guerre, où se manifestaient audace, clarté, détermination et sagesse. A cette époque, le général de l’armée de l’air rencontrait le Premier ministre tous les jours. Il mentionna la grande courtoisie avec laquelle Shastri le recevait toujours. Selon Arjan Singh, c’était « Lakhnavi tahzib », la politesse de Lucknow par excellence.

Le général P.P. Kumaramangalam, ancien chef d’état-major de l’armée, rendit au Premier ministre Shastri de semblables hommages. Dans une de nos conversations récentes, il me dit : « Shastri ne s’affolait jamais. Il écoutait toujours attentivement, puis prenait sa décision avec fermeté. C’est ce que voulaient les forces armées, et elles admiraient cela. » Le général devint un instant songeur et ajouta : « Quand nous l’avons perdu, nous avons beaucoup perdu. »

Le général de corps d’armée Harbaksh Singh exprima son admiration éternelle pour le Premier ministre. Il rappela la décision de Shastri, ordonnant à l’armée indienne de lancer une contre-attaque sur le Pakistan et de marcher sur Lahore le 6 septembre 1965, et commenta : « La plus haute décision fut prise par l’homme le plus petit. »

Lorsque je rencontrai le lieutenant-colonel de l’armée de l’air Trevor Keelor, le 22 décembre 1992, il rappela avec fierté sa rencontre avec le Premier ministre Shastri, après la cessation des hostilités à Pathankot :

Il fut notre Premier ministre à une époque très difficile où il fallait remonter le moral des services de défense. Il nous a donné ce coup de pouce. Il a donné une leçon aux Pakistanais. Il a démontré que nous, les Indiens, nous ne nous contentions pas de parler. Nous étions aussi capables d’agir. Encore aujourd’hui, c’est à sa décision d’utiliser l’aviation dans la guerre de 1965 qu’il faut attribuer le moral élevé qui anime les forces de l’armée de l’air – occasion qui nous avait été refusée en 1952 au moment de l’invasion chinoise.

C’était un homme qui n’élevait pas le ton. Mais plus il parlait doucement, et plus sa parole portait, car il nous inspirait tous.

Prem Vaidya, cinéaste d’actualités du ministère de l’Information et de la Radiodiffusion en 1965, était présent à Tachkent au moment de la conférence. Lors d’une rencontre récente à Pune, il me confia à quel point il fut affligé du décès de Shastri. Il me dit qu’au cours de ses visites sur les différents théâtres d’opérations pendant la guerre de 1965, il voyait invariablement dans les casernes des photographies u Premier ministre Shastri auprès de soldats. Il rappela aussi que le 11 janvier 1966, il revint de Tachkent dans l’avion qui transportait la dépouille de Shastri. A l’aéroport de Delhi, il avait pris un taxi pour rentrer chez lui. Le chauffeur de taxi commença à parler. Quand il apprit de Prem Vaidya qu’il était revenu avec la dépouille de Shastri, il sanglota en disant : « Ap né to mujhé yatim bana diya. » (« Vous m’avez rendu orphelin. »)

Après le décès du Premier ministre Shastri, Indira Gandhi, qui lui succédait, fit quelques commentaires officiels au cours d’une interview qu’elle eut avec Ved Mehta. Ses remarques comportaient deux éléments : tout d’abord, elle se plaignait de la manière dont, selon elle, Shastri l’avait traitée après avoir été nommé Premier ministre ; ensuite elle donna son opinion sur Shastri, en tant que Premier ministre. Ved Mehta rapporta ces remarques en pages 499 et 500 de son livre A Portrait of India, publié du vivant d’Indira Gandhi.

Ved Mehta lui posa d’abord des questions sur la véracité des rapports de presse affirmant que Nehru voulait qu’elle lui succédât en qualité de Premier ministre, et qu’elle aurait facilement pu le faire. Elle répondit :

Le décès de mon père m’avait plongée dans un état d’engourdissement et, à cette époque, je ne voulais pas songer à tenir un poste quelconque. Mais, pensai-je, si j’aidais Shastri à devenir Premier ministre, il me consulterait lorsqu’il entrerait en fonction ; de cette façon, je continuerais à exercer une influence sur l’avenir de notre pays. Shastri insista en disant qu’il avait besoin de moi au gouvernement, aussi je consentis à devenir ministre de l’Information et de la Radiodiffusion. Je fis beaucoup de choses pour Shastri, mais une fois établi en qualité de Premier ministre, il ne me consulta sur aucune des questions majeures.

Commençons par commenter cette première remarque. Le Premier ministre Shastri avait attribué à Indira Gandhi le portefeuille qu’elle avait elle-même choisi. Il lui avait donné une place très élevée dans le gouvernement – en quatrième position, après le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur Nanda, et le ministre des Finances T.T. Krishnamachari ; elle avait la préséance sur des dirigeants expérimentés comme Neelam Sanjiva Reddy, Y.B. Chavan et S.K. Patil. En fait, sa place était celle qu’occupait Shastri lui-même dans le précédent gouvernement Nehru. En outre, le Premier ministre Shastri avait nommé Indira Gandhi membre de toutes les commissions importantes du gouvernement. Toutes les questions majeures étaient soumises pour examen et prise de décision soit au conseil des ministres tout entier, soit à l’une des commissions. Même des projets de lettres importantes – comme celle envoyée au secrétaire général de l’ONU sur la question du cessez-le-feu – recevait le feu vert du corps habilité du gouvernement. Indira Gandhi avait ainsi toute latitude de participer aux discussions et aux prises de décisions. Je posai un jour au Premier ministre Shastri des questions relatives à l’opinion de Mme Gandhi sur certains sujets. Il répondit brièvement qu’elle exprimait rarement son point de vue au conseil des ministres ou dans les commissions. Nous n’avons jamais reparlé de Mme Gandhi, et jamais il ne m’a fait de commentaire à son propos, ni à personne d’autre, à ma connaissance. Les doléances de Mme Gandhi, telles qu’elles sont exprimées auprès de Ved Mehta (ainsi qu’à Inder Malhotra),(9) sur le fait qu’elle n’ait été consultée sur aucune question majeure, doivent avoir la signification suivante : elle escomptait que le Premier ministre la consulterait en dehors du conseil des ministres. Mais Shastri ne disposait pas d’une coterie interne ou d’un cabinet occulte, parce qu’il croyait dans le contrôle institutionnel du pouvoir. Aucun autre ministre ne bénéficia davantage que Mme Gandhi de l’occasion de contribuer aux décisions sur des questions importantes. D’ailleurs Shastri lui accordait la plus grande considération,parce qu’elle était la fille de Nehru. Il nous avait dit que si elle voulait le voir, il faudrait l’en informer immédiatement, et qu’il pourrait aller lui-même à sa rencontre, parce qu’elle traversait une période douloureuse.

Quant à la seconde partie du commentaire de Mme Gandhi, c’était une réponse à une question de Ved Mehta, qui lui demandait son opinion sur Shastri en qualité de Premier ministre – une réponse très franche :

Au fond, il n’avait assurément pasune tournure d’esprit moderne. C’était un hindou orthodoxe, bourré de superstitions. On ne peut sortir le pays de la pauvreté par la superstition. Pour cela, il faut une perspective moderne, scientifique. Les orthodoxes disent que nous, les Indiens, nous sommes riches de notre héritage culturel. De nos jours, cela ne marche toutsimplement pas : il faut un esprit moderne. Mais Shastri est mort, et il ne sert à rien de s’attarder sur nos différends.

Shastri – un hindou orthodoxe ? C’est vrai, il ne fumait pas, il ne buvait pas, il était végétarien sans concession, il insistait pour porter les vêtements du pays – dhoti, kurta, manteau jodhpuri, sous tous les cieux et dans tous les pays, et il croyait dans les valeurs et la culture léguées par l’Inde ancienne. Mais son « orthodoxie » s’arrêtait là. Il serait tout à fait incorrect de laisser entendre que Shastri nourrissait des préjugés religieux, ou qu’il était ritualiste ou superstitieux, ou encore qu’il consultait des astrologues ou qu’il avait un « gourou ». A la vérité, comme je le sais personnellement, tout grief de ce genre est dénué de fondement. La laïcité, ainsi qu’un grand respect pour toutes les religions, constituaient ses articles de foi.

Indira Gandhi dit que Shastri n’avait pas un « esprit moderne » ; elle laissait entendre qu’il n’était pas l’homme qu’il fallait pour conduire le pays. Ecoutons les commentaires de Frank Moraes à propos de l’esprit de Shastri :

Lal Bahadur Shastri, homme réservé, peu communicatif, n’était pas enclin à prononcer de condamnations générales, ni à émettre des opinions absolues ; mais s’il y a une chose qu’il savait, c’est bience qu’il voulait. Il ressentait aussi et comprenait à un degré inhabituel les pensées et les besoins de ses compatriotes. Il était essentiellement un produit déshi  (du pays), sans clinquant ni prétention, doué cependant d’un esprit et d’une perspective en affinité avec le progrès dans le meilleur sens du terme, libre à l’égard de l’orthodoxie rigide, comme de la modernité aux notions et tendances excentriques. Il possédait, dans le meilleur sens de ces termes souvent galvaudés, un esprit ouvert. (10)

Pour conclure, je voudrais mentionner quelques commentaires d’un genre différent, fournis trois ans après le décès de Shastri par Chester Bowles, et contenus dans l’histoire orale de Bowles (pages 41-42) que l’on peut trouver à la bibliothèque Lyndon B. Johnson, Austin, Texas, Etats-Unis. Le 11 novembre 1969, dans une interview enregistrée par Joe D. Frantz, Chester Bowles, parlant de ses années d’ambassadeur, fit les observations suivantes à propos de Shastri :

Shastri était aussi un homme extraordinaire… Je divise les dirigeants indiens en deux groupes : les partisans d’Adams et ceux de Jackson. Les partisans d’Adams sont des gens éduqués en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, donc extrêmement désireux de prouver aux Indiens qu’ils ne sont ni pro-américains  ni pro-occidentaux, et ils vont dans l’excès inverse pour prouver qu’ils ne le sont pas. Ils ont un pied en Asie et l’autre en Europe ; ce sont des gens charmants, séduisants et brillants, mais ils ne sont pas totalement ni profondément indiens. Shastri, lui, était un partisan de Jackson ; ses racines étaient en Inde. Il n’avait jamais quitté l’Inde avant de devenir Premier ministre. Beaucoup appartiennent à cette catégorie et ils m’inspirent bien davantage confiance pour l’avenir.

Références

Chapitre 1

  1. Congress Presidential Addresses 1885-1910 (Madras: Nassan & Co. 1955).
  2. Jyotsana Srivastava, Rashtra Ratna Shiv Prasad Gupta (Varanasi: Gyan Mandal Ltd., 1989), p. 5.
  3. Ibid., pp. 167-168.
  4. Ibid., p. 168.

Chapitre 2

  1. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – A Political Biography, pp. 68-69.
  2. Lala Lajpat Rai, Preamble to the First Progress Report of the Servants of the People Society (1927).

Chapitre 3

  1. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – Builders of Modern India, pp. 69-70.
  2. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – a Political Biography, p. 70.
  3. Ibid. p. 78.
  4. Ibid. p. 78.
  5. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – Builders of Modern India, p. 66.
  6. Ibid. p. 84.
  7. Ibid. p. 87.

Chapitre 4

  1. Penderel Moon, Wavell, p. 120. Egalement cité dans Rajmohan Gandhi, Patel, A Life, p. 343.
  2. Harijansewak et Harijan, 25 janvier 1942. Egalement cité dans Rajmohan Gandhi, Patel, A Life, p. 301.
  3. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – a Political Biography, p. 79.
  4. Une région montagneuse dans les Himalayas, d’où Pant était originaire.
  5. Ibid., pp. 79-80.

Chapitre 5

  1. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – a Political Biography, pp. 91-2.
  2. Ibid., p. 99.
  3. Ibid., p. 97.
  4. Ibid., p. 97.
  5. L’exemplaire a été mis à ma disposition le 1er août 1991, par A.R. Bandyopadhyava, IAS, secrétaire adjoint, Département des Réformes administratives et des Doléances publiques, Gouvernement de l’Inde.
  6. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – a Political Biography, p. 108.
  7. Asian Recorder 22-28 janvier 1964, p. 5631. En ce qui concerne cette sainte relique, des informations complémentaires permettront d’en comprendre la grande importance : « Les descendants du Saint prophète avaient conservé la relique sacrée, jusqu’à ce qu’elle parvînt à Sayyid Abdullah, le mutawalli (administrateur) du sanctuaire du Prophète à Médina. En 1634, le sayyid se rendit en Inde avec sa famille et arriva à Bijapur (Deccan), où il séjourna pendant vingt-trois ans ; et le gouverneur du pays lui accorda un petit territoire (Jagir). A sa mort, son fils, Sayyid Hamid, devint le dépositaire de la précieuse relique. Ce dernier vécut à Bijapur, jusqu’au moment où Aurangzeb conquit le royaume en 1692.

Sayyid Hamid alla à Jehanabad pour qu’on luirendît son jagir. En grande détresse, il rechercha l’aide d’un négociant du Cachemire, du nom de Khwaja Nur-ud-Din Ashwari, qui exerçait un commerce prospère à Jehanabad. Le Khwaja lui prêta promptement l’argent, en lui soumettant une requête : lui remettre la relique sacrée. Hamid déclina la demande ; la nuit même, il fit un rêve ; le Prophète lui-même lui enjoignait de remettre la relique à Khwaja Nur-ud-Din. Selon le livre A History of Kashmir, Khwaja Ashwari se mit en route pour le Cachemire avec la relique, mais à Lahore, il fut retenu par Aurangzeb, qui voulait garder la relique sacrée à Ajmer. Le Khwaja fut profondément bouleversé d’être « soulagé » de la relique par Aurangzeb, et il mourut à Lahore. Avant de mourir, il exprima son dernier voeu à un ami, Khwaja Medanis : si ce dernier parvenait à recouvrer la relique, il faudrait l’emporter au Cachemire. Aurangzeb reçut en rêve la même directive du Prophète : il fallait remettre la relique à Khwaja Medanis, qui l’emporta plus tard au Cachemire. Après avoir été conservée quelque temps dans le Khangah de Naqshband, la sainte relique trouva finalement sa place dans la mosquée d’Hazratbal, construite à l’origine par Shah Jahan. Le corps de Khwaja Nur-ud-Din fut également enterré près du ziarat (châsse). »

  1. The Telegraph, Londres, 4 février 1964.
  2. A cette époque, le ministre de l’Intérieur était Gulzarilal Nanda.
  3. The Hindu, Madras, 9 février 1964.
  4. D.R. Mankekar, Lal Bahadur – a Political Biography, p. 113.

Chapitre 6

  1. The Hindustan Times, New Delhi, 5 avril 1958.
  2. Ibid, New Delhi, 28 avril 1958.
  3. Ibid, New Delhi, 4 mai 1958.
  4. Frank Moraes, India Today, p. 226.
  5. Welles Hangen, After Nehru, Who ?, p. 129.
  6. Ibid., p. 276.
  7. Ibid., p. 129.
  8. The Hindustan Times, New Delhi, 19 mai 1964.
  9. Ibid, New Delhi, 3 juin 1964.
  10. The Philosophy of Mr Nehru, as revealed in a series of intimate talks with R.K. Karanjia, p. 139.

Chapitre 7

  1. The Hindustan Times, New Delhi, 4 mai1958.
  2. Mémorandum de la Commission du Plan sur le Quatrième plan quinquennal, p. 7.

Chapitre 8

  1. The Indian Express, New Delhi, 3 juin 1964.

Chapitre 9

Pas de notes.

Chapitre 10

  1. Shanti Shankar Kumar, « Père de la Révolution Verte » (1987).
  2. Shastri quitta ce portefeuille le 18 juillet 1964, quand il nomma Sardar Swaran Singh au poste de ministre des Affaires étrangères.
  3. Michael Brecher, Nehru’s Mantle, p. 117.
  4. Ibid., p. 118.
  5. Discours prononcé à l’occasion de la cérémonie organisée pour la pose de la première pierre du Gandhi Smarak Nidhi à Trivandrum le 21 février 1965 : Selected Speeches of Lal Bahadur Shastri, pp. 190-2.
  6. Discours prononcé à Hyderabad le 21 mars 1965, Selected Speeches of Lal Bahadur Shastri, p. 181.
  7. Discours prononcé à New Delhi le 12 juin 1964, Selected Speeches of Lal Bahadur Shastri, p. 192.
  8. Mémorandum. Dossier sur la Sécurité nationale : Mémorandum sur l’Action en faveur de la Sécurité nationale : Box 7-NSAM 339, Situation Critique en Inde en matière de ravitaillement : Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  9. The Hindustan Times, New Delhi, 23 février 1965.
  10. NSF Country Files, Mid-East India: Box 138; Correspondance India-Shastri 6/64-1/66, Doc 3 et 1168. NSF Country Files, Mid-East India: Box 138; Correspondance India-Shastri 6/64-1/66, Doc 3 et 11b, Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.

Chapitre 11

1) Durga Das, ed., Sardar Patel‘s Correspondence 1945-1950, vol. 1, p. 340.

2) Certificat de Rattachement de l’Etat de Jammu et Cachemire. Vous trouverez ci-dessous le texte du document authentique. Certificat de Rattachement, exécuté par le gouverneur du Jammu et Cachemire le 26 octobre 1947.

Attendu que l’Acte d’Indépendance de l’Inde de 1947, stipule qu’à dater du quinzième jour du mois d’août 1947, un Dominion indépendant sera établi sous le nom « INDE », et que l’Acte de Gouvernementde l’Inde de 1935 – avec les omissions, additions, adaptations et modifications spécifiées éventuellement par le gouverneur général sera applicable au Dominion de l’Inde :

Et attendu que l’Acte de Gouvernement de l’Inde de 1935, ainsi aménagé par le gouverneur général, stipule qu’un Etat indien peut se rattacher au Dominion de l’Inde par un Contrat de Rattachement exécuté par le chef dudit Etat ;

En conséquence, moi, Shriman Indar Mahindar Rajrajeshwar Maharajadhiraj Shri Hari Singhji, Jammu Cachemire Naresh Tatha Tibbet adi Deshadhipathi, chef de l’Etat du Jammu et Cachemire, dans l’exercice de ma souveraineté dans et sur ledit Etat, exécute mon Contrat de Rattachement.

  1. Je déclare donc que je me rattache au Dominion de l’Inde, je compte sur le gouverneur général de l’Inde, le Corps Législatif du Dominion, la Cour Fédérale et toute autre autorité du Dominion établie en faveur du Dominion, en vertu de ce document – mon Contrat de Rattachement – mais toujours soumis aux termes dudit document, et uniquement pour favoriser les buts du Dominion, pour exercer, par rapport à l’Etat de Jammu et Cachemire (ci-après désigné par « cet Etat »), les fonctions dont ils ont été investis par l’Acte de Gouvernement de l’Inde de 1935, ou dans le cadre de cet Acte, comme il sera appliqué dans le Dominion de l’Inde à dater du 15 août 1947 (lequel Acte sera désigné ci-après par « l’Acte »).
  2. J’assume par le présent document, l’obligation de m’assurer que les dispositions prévues par cet Acte dans cet Etat prennent effet, dans la mesure où elles sont applicables en vertu de ce Contrat de Rattachement.
  3. En ce qui concerne les questions spécifiées dans les Prévisions en annexe, je les accepte en qualité d’affaires à propos desquelles le Corps législatif du Dominion est susceptible de faire des lois pour cet Etat.
  4. Je déclare, par le présent document, que je demande le rattachement au Dominion de l’Inde, avec l’assurance que si un accord est passé entre le gouverneur général et le chef de cet Etat – par lequel n’importe quelle fonction relative à l’application de toutes les lois du Corps législatif du Dominion dans cet Etat, sera exercée par le chef de cet Etat – on estime que tout accord de ce genre fera partie de ce Contrat, il fera l’objet d’explications et prendra effet par voie de conséquence.
  5. Les termes de ce Contrat de Rattachement ne seront modifiés par aucun amendement de l’Acte ou de l’Acte d’Indépendance de l’Inde de 1947, sauf dans le cas où cet amendement serait accepté par moi, par un Contrat supplémentaire à ce Contrat.
  6. Rien, dans ce Contrat, ne donnera pouvoir au Corps législatif du Dominion de faire une loi quelconque pour cet Etat, autorisant l’acquisition obligatoire de terre, quel qu’en soit le but, mais, par le présent document, je m’engage – si le Dominion, pour favoriser une loi du Dominion qui s’applique à cet Etat, juge nécessaire d’acquérir une terre quelconque – à acquérir cette terre à leur demande et à leurs frais ou, si la terre m’appartient, à la leur transférer à des conditions à négocier ou, à défaut d’accord, déterminées par un arbitre désigné par le ministre de la Justice de l’Inde.
  7. Rien, dans ce Contrat – tout bien considéré – ne m’engage nullement à accepter une constitution future de l’Inde, ni à entraver ma liberté d’entrer dans des arrangements avec le Gouvernement indien dans le cadre d’une future constitution de ce genre.
  8. Rien, dans ce Contrat, ne m’empêche de continuer à exercer ma souveraineté dans et sur cet Etat, ni – à l’exception des dispositions prévues dans le cadre de ce Contrat – d’exercer tous pouvoirs, autorité et droits dont je jouis maintenant en qualité de chef de cet Etat, ni d’assurer la validité de toute loi en vigueur à présent dans cet Etat.
  9. Je déclare par le présent document que j’exécute ce Contrat au nom de cet Etat, et que toute référence dans ce Contrat à moi ou au chef de cet Etat doit se comprendre comme incluant une référence à mes héritiers et successeurs.

Rédigé de ma main ce vingt-sixième jour d’octobre mil neuf cent quarante-sept.

(Sd) Hari Singh

Maharajadhiraj de l’Etat de Jammu et Cachemire.

[De H.S. Gururaj Rao, Legal Aspects of the Kashmir Problem (Bombay: Asia Publishing House, 1967), pp. 212-13.]

3) S. Gopal, Jawaharlal Nehru – A Biography, p. 185.

4) Ibid., p. 185.

Chapitre 12

  1. Ved Vati Chaturshreni, Indo-US Relations (New Delhi: National Publishing House) p. 153.
  2. Ibid., p. 153.
  3. Ibid., p. 154.
  4. DSB Volume XXVII (705), 29 décembre 1952, p. 1028.
  5. Communiqué conjoint donné le 20 août 1953 à New Delhi à la fin des pourparlers Nehru-Mohammed Ali. Voir Ved Vati Chaturshreni, Indo-US Relations, pp. 176 et 181.
  6. The Dawn, 13 juin 1952.
  7. The Hindu, 26 février 1954.
  8. Parliamentary Debates 1954, vol I, n° 12, part II, col. 963-74: texte complet.
  9. Congressional Record, vol. 100, 1954, p. 481. Egalement The Hindu, 5 mars 1954.
  10. Ved Vati Chaturshreni, Indo-US Relations, p. 220.
  11. Ibid., p. 222.
  12. The Hindustan Times, 22 octobre 1953 (édition internationale).
  13. Ved Vati Chaturshreni, Indo-US Relations, p. 222.
  14. Ibid., p. 222.
  15. R.W. Komer et Mc George Bundy étaient deux aides et conseillers très proches du Président Kennedy à la Maison-Blanche.
  16. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Préface, Introduction, Récit et Guide des Documents, Tab A, 1-7, Vol. I, Doc 6b, Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  17. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Préface, Introduction, Récit et Guide des Documents, Tab A, 1-7, Vol. I, Doc 7e, Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  18. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Préface, Introduction, Récit et Guide des Documents, Tab A, 1-7, Vol. I, Doc 8d, Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  19. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Préface, Introduction, Récit et Guide des Documents, Tab A, 1-7, Vol. I, Doc 8u, Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  20. Ibid., Doc 8v 1.
  21. Ibid. Doc 9f.
  22. Ved Vati Chaturshreni, Indo-US Relations, pp. 234-5. Egalement The Dawn, 2 juillet 1963.
  23. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Préface, Introduction, Récit et Guide des Documents, Tab A, 1-7, Vol. I, Doc 10e, Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  24. Ved Vati Chaturshreni, Indo-US Relations, pp. 235.
  25. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Préface, Introduction, Récit et Guide des Documents, Tab A, 1-7, Vol. I, Doc 10c, – Rapport de la Maison-Blanche du 12 août 1963. « Expurgé » ne signifie pas modifié ou changé. Cela veut dire qu’on a éliminé des parties délicates. Ce qui reste est cependant original et authentique. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  26. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Vol. I, Tab B, 1-13, Doc 15a.
  27. Ibid., Doc 15c.
  28. Ibid., Doc 15e.
  29. Ibid., Doc 15f. Mémo de R.W. Komer en date du 13 décembre 1963 à McGeorge Bundy.
  30. Container n° 128, Collection NSF Country Files Middle East, India, Télégramme du département d’Etat 1221 adressé à l’ambassade américaine, New-Delhi. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  31. Lettre de l’ambassadeur B.K. Nehru en date du 4 décembre 1963, faisant suivre la lettre du Pandit Jawaharlal Nehru datée du 29 novembre 1963. Container n° 136, Dossier – Nehru Correspondence, Doc # la Collection NSF Country Files, Middle East, India, Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  32. Container n° 128, Collection NSF Country Files Middle East, India, Vol I 12/63-3/64 Doc 93b. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  33. Ibid., Doc 93.
  34. Ibid., Doc 92.
  35. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Vol. I, Tab B, 1-13, Doc 16e. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  36. Ibid., Doc 17d.
  37. Ibid., Doc 17f-1.
  38. Asian Recorder, 18-24 mars 1964, p. 5726.

Chapitre 13

  1. Bimal Prasad, Indo-Soviet Relations 1947-1972, p. 1.
  2. Ibid., pp. 17-18.
  3. Ibid., p. 22.
  4. Ibid., p. 40.
  5. Rapport de la quarante-neuvième session du Congrès national indien, p. 20.
  6. Bimal Prasad, Indo-Soviet Relations 1947-1972, p. 57.
  7. Ibid. p. 99.
  8. SCOR Yr 12, mtg 799, pp. 1-4.
  9. Bimal Prasad, Indo-Soviet Relations 1947-1972, p. 254.

Chapitre 14

  1. The Hindustan Times, New Delhi, 13 octobre 1964.
  2. Général (en retraite) Mohammad Musa, H.J., My Version – India-Pakistan War 1965, pp. 4-5.
  3. Ibid. p. 5.
  4. Ibid., p. 7.
  5. Ibid., pp. 5-6.
  6. Ibid. p. 6.
  7. Ibid., pp. 6-7.
  8. USA, Collection Oral History – Bowles, pp. 61-2. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  9. Container n° 24, Collection NSF NSC Histories, South Asia 1962-1966, Vol. I, Tab A, 1-13, Doc 10c. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  10. Collection Oral History – Bowles, pp. 60-1. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.

Chapitre 15

  1. Major Sira Ram Johri (en retraite), The Indo-Pak Conflict of 1965, p. 70.
  2. Brines, The Indo-Pakistani Conflict, p. 287.
  3. The Hindustan Times, New Delhi, 22 mars 1965.
  4. Major Sira Ram Johri (en retraite), The Indo-Pak Conflict of 1965, p. 74.
  5. c’est-à-dire le mercredi 28 avril 1965.
  6. The Hindustan Times, New Delhi, 1er mai 1965.
  7. Ibid., New Delhi, 4 mai 1965.
  8. Brines, The Indo-Pakistani Conflict, p. 289.
  9. Jayaprakash Narayan, ‘Object Lesson in Peace-making’, The Hindustan, New Delhi, 20 juillet 1965.
  10. The Hindustan Times, New Delhi, 2 juillet 1965.
  11. Un journal pakistanais.
  12. The Dawn, Karachi, 20 juin 1965.
  13. Brines, The Indo-Pakistani Conflict, p. 290.
  14. Ibid., p. 301.

Chapitre 16

  1. Brines, The Indo-Pakistani Conflict, pp. 301-2.
  2. Général (en retraite) Mohammad Musa, H.J., My Version, pp. 11-2.
  3. Ibid., p. 36.
  4. Ibid., p. 37.
  5. Brines, The Indo-Pakistani Conflict, p. 302.
  6. Ibid. p. 303.
  7. Général (en retraite) Mohammad Musa, H.J., My Version, pp. 35-6.
  8. Ibid., p. 8.
  9. Ibid., p. 44.
  10. Gauhar, Ayub Khan, pp. 321-2.
  11. Ibid., p. 55.
  12. Gauhar, Ayub Khan, p. 323.
  13. Ibid., p. 324.
  14. Ibid., p. 318.
  15. Ibid., p. 317.
  16. Général (en retraite) Mohammad Musa, H.J., My Version, p. 36.
  17. Gauhar, Ayub Khan, p. 325.
  18. Ibid., p. 329.
  19. Ibid., p. 331-2.
  20. The Hindustan Times, New Delhi, 10 août 1965.
  21. Ibid., New Delhi, 10 août 1965.
  22. Ibid., New Delhi, 15 août 1965.
  23. Ibid., New Delhi, 14 août 1965.
  24. Ibid., New Delhi, 14 août 1965.
  25. Ibid.
  26. Ibid., New Delhi, 23 août 1965.
  27. Ibid., New Delhi, 25 août 1965.
  28. Gauhar, Ayub Khan, p. 326.
  29. Ibid. p. 328.
  30. Ibid., pp. 329-30.
  31. The Hindustan Times, New Delhi, 1er septembre 1965.

Chapitre 17

  1. Général de corps d’armée Harbaksh Singh, VrC (en retraite), War Despatches, Indo-Pak Conflict 1965, p. 59.
  2. Brines, The Indo-Pakistani Conflict, p. 320.
  3. Voir aussi The Hindustan Times, 4 septembre 1965.
  4. Indo-Pakistan Conflict, Security Council Documents, September 1965 (New Delhi: External Publicity Division, Government of India), pp. 13-4.
  5. C.S. Jha, From Bandung to Tachkent, p. 211.
  6. Obtenu par moi à Washington, fourni par un ancien ambassadeur américain. Document déclassifié.
  7. Indo-Pakistan Conflict, Security Council Documents, September 1965 (New Delhi: External Publicity Division, Government of India), pp. 2-5.
  8. USA Memorandum – The Indo-Pakistan War and its Aftermath, Doc 41a, p. 6 – National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History 1. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  9. Ibid., p. 7.
  10. Résolution 209 (1965) adoptée par le Conseil de sécurité lors de 1237ème Réunion le 4 septembre 1965.
  11. The Pakistan Times, Lahore, 6 septembre 1965.
  12. The Hindustan Times, New Delhi, 6 septembre 1965.
  13. Harbaksh Singh, War Despatches, p. 63.
  14. Mohammad Musa, My Version, p. 42.
  15. Mémo – Pakistan Memos Vol IV, Wilson à Shastri, Collection NSF Country File, Mid East, Container n° 151, Doc 184a et 184b. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  16. Indo-Pakistan Conflict, Security Council Documents, September 1965 (New Delhi: External Publicity Division, Government of India), p. 19.
  17. Mémo – Pakistan Memos Vol IV, Collection NSF Country File, Mid East, Container n° 151, Doc 184c. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  18. From Bandung to Tachkent, p. 213.
  19. Ibid., pp 216-7.
  20. Résolution 210 (1965) adoptée par le Conseil de sécurité lors de 1238ème Réunion le 6 septembre 1965.
  21. Lettre en date du 5 juin 1965 adressée par le Président Johnson au Premier ministre Shastri, India Shastri Correspondence, Collection NSF Country Files, Mid-East India, Container 136, Doc 37. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  22. Lettre en date du 9 juilllet 1965 adressée par le Premier ministre Shastri au Président Johnson, India Shastri Correspondence, Collection NSF Country Files, Mid-East India, Container 136, Doc 32. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA
  23. Lettre du Premier ministre Shastri en date du 7 septembre 1965 au Président Johnson. India Shastri Correspondence, Collection NSF Country Files, Mid-East India, Container 136, Doc 25a. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  24. Mémo: The Indo-Pakistan War and its Aftermath, p. 9, Doc 41a – National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History 1. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  25. Mémo en date du 10 septembre 1965, Doc 41w, National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History 1. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  26. Lettre en date du 4 septembre 1965 adressée par le Président Johnson au Président Ayub Khan ; NS File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History 1, Doc 41k Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  27. Mémo – câble, Iran Cables Vol 1, Collection NSF Country File, Mid-East India: Container n° 136 (câble de l’ambassade de Téhéran au secrétaire d’Etat, Washington, en date du 11 septembre 1965, Doc 18. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  28. The Statesman, 7 septembre 1965.
  29. Ibid., 8 septembre 1965.
  30. Ibid., 10 septembre 1965.
  31. Câble en date du 8 septembre adressé par le secrétaire d’Etat à l’ambassadeur des Etats-Unis à New Delhi, NS File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History 1, Doc 41u. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.

Chapitre 18

  1. The Dawn, Karachi, 10 septembre 1965.
  2. Ibid., 11 septembre 1965.
  3. Ibid.
  4. Toute la correspondance entre le secrétaire général de l’ONU et le Premier ministre Shastri, ainsi que le Président Ayub, est citée dans Indo-Pakistan Conflict, Security Council Documents, September 1963, pp. 31-8.
  5. The Hindustan Times, New Delhi, 15 septembre 1965.
  6. Lettre en date du 16 septembre 1965 adressée par le Premier ministre Shastri au Président Johnson des Etats-Unis – Collection NSF Country Files, India : Container n° 136, Doc 15a. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.

Chapitre 19

  1. The Pakistan Times, Lahore, 5 septembre 1965.
  2. Ibid., 8 septembre 1965.
  3. Ibid., 9 septembre 1965.
  4. Ibid., 10 septembre 1965.
  5. The Hindustan Times, New Delhi, 13 septembre 1965.
  6. Ibid., 14 septembre 1965.
  7. Ibid., 18 septembre 1965.
  8. Mémo en date du 17 septembre 1965, Doc 41cc, en provenance d’INR au secrétaire d’Etat, National Security Files, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History 1. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.

Chapitre 20

  1. Indo-Pakistan Conflict, Security Council Document, September 1965, p. 20.
  2. Kashmir – Text of Speeches, Mahomedali Surrim Chagla, ministre de l’Education de l’Union indienne et chef de la Délégation indienne, au Conseil de sécurité, les 17, 18 et 20 septembre 1965 (New Delhi: External Publicity Division), pp. 1-6.
  3. Ibid., pp. 16-20.
  4. Indo-Pakistan Conflict, Security Council Documents, September 1965, p. 47.

Chapitre 21

  1. Harbaksh Singh, War Despatches, p. 7.
  2. Voir Fiza’ya, par Singh, Rokhye and Steinemann, p. 20.
  3. Ibid., p. 42.
  4. Général d’armée aérienne P.C. Lal, My Years with the I.A.F., p.115.

Chapitre 22

  1. Cité dans Brines, p. 330.
  2. War Despatches, p. 86-87.
  3. Brines, p. 328.
  4. War Despatches, p. 96, 98.
  5. Ibid., p. 119.
  6. Ibid., p. 120.
  7. D.R. Mankekar, Twenty-two Fateful Days, pp. 109-110.
  8. Gauhar, Ayub Khan, p. 339.
  9. Ibid., p. 343.
  10. Ibid., p. 343.
  11. P.C. Lal, My Years with the I.A.F., p. 133.
  12. Musa, My Version, p. 56.
  13. Ibid., p. 58.
  14. Brines, p. 342.
  15. Ibid., p. 343.

Chapitre 23

  1. Gauhar, Ayub Khan, p. 401.
  2. Twenty-two Fateful Days, p. 154.
  3. Ibid., p. 155.
  4. Ibid., p. 155.
  5. War Despatches, pp. 204-5.
  6. Ayub Khan, p. 498.
  7. Ibid., pp. 516-7.

Chapitre 24

  1. Le reste de la déclaration du Premier ministre relative à l’ultimatum chinois et à cette partie a été cité ailleurs.

Chapitre 25

  1. Indo-Pakistan Conflict, Security Council Documents, September 1965, p. 35.
  2. Ibid., p. 4.
  3. Ayub Khan, p. 353.
  4. Ibid., p. 352.
  5. Ibid., p. 352.
  6. Télégramme en provenance d’Usun New York en date du 22 septembre 1965 – National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History II, Doc 58. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  7. Indo-Pakistan Conflict, Security Council Documents, September 1965, p. 51.
  8. Ibid., p. 51.

Chapitre 26

  1. Mémorandum, National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 3, Indo-Pak War, State Department History 1, Doc 41a, p.16.
  2. Selected Speeches of Lal Bahadur Shastri, pp. 340-6.
  3. The Hindustan Times, New Delhi, 1er octobre 1965.
  4. Ibid., 4 octobre 1965.
  5. Ibid., 5 octobre 1965.
  6. Ibid., 9 octobre 1965.
  7. Ibid., 18 octobre 1965.
  8. UNI/PTI Report, The Hindustan Times, New Delhi, 20 octobre 1965.
  9. The Hindustan Times, New Delhi, 6 novembre 1965.
  10. Ibid., 7 novembre 1965.
  11. Lal Bahadur Shastri – A Political Biography, p. 54.

Chapitre 27

  1. The Hindustan Times, New Delhi, 26 décembre 1965.
  2. Ibid., 3 janvier 1965.
  3. Ibid., 4 janvier 1965.

Chapitre 28

  1. Mémorandum en date du lundi 13 décembre 1965, 16 heures (Doc 37R), National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 2, Tab B: 22-26. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  2. Signifiant l’Inde et le Pakistan.
  3. Mémorandum pour le Président, en date du mardi 14 décembre 1965, 16h30 ; Doc #37s National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 2, Tab B: 22-26. Lyndon B. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  4. Mémorandum pour le Président : 14h15, le mercredi 15 décembre 1965, Doc 37y ; National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 2, Tab B: 22-26. Lyndon B. Johnson Library, Texas, USA.
  5. Mémorandum en date 15 décembre 1965 (17h30) Doc 37f, p. 1, concernant la rencontre entre le Président Johnson et le Président Ayub dans la salle du Cabinet, à la Maison-Blanche, National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 2, Tab B: 22-26. Lyndon B. Johnson Library, Austin, Texas, USA.
  6. Ibid., p. 2.
  7. Mémorandum en date du 15 décembre 1965 (17h30) Doc 37f, p. 1, concernant la rencontre entre le Président Johnson et le Président Ayub dans la salle du Cabinet, à la Maison-Blanche, National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 2, Tab B: 22-26. Lyndon B. Johnson Library, Austin, Texas, USA.
  8. Ibid., p. 2.
  9. Mémorandum concernant la déclaration orale du Président Johnson, prononcée le 15 décembre 1965 à la fin de la visite du Président Ayub, Doc. 37w, National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 2, Tab B: 22-26. Lyndon B. Johnson Library, Austin, Texas, USA
  10. Mémorandum/Communiqué commun en date du 15 décembre 1965, délivré à la fin de la visite du Président Ayub, Doc 37x, National Security File, NSC Histories, Box 24, South Asia, 1962-66, Vol 2, Tab B: 22-26. Lyndon B. Johnson Library, Austin, Texas, USA.

Chapitre 29

  1. Ayub Khan, p. 354.

Chapitre 30

Pas de notes.

Chapitre 31

  1. Voir éditorial intitulé « Tachkent » dans The Dawn, 3 janvier 1966.
  2. C’est dans le cadre de ces articles que le Conseil de sécurité des Nations Unies a autorisé l’action armée contre l’Irak en 1990.

Article 41 de la Charte des Nations Unies :

Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures, n’impliquant pas l’emploi de la force armée, doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques.

Article 42 de la charte des Nations Unies :

Si le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues à l’Article 41 seraient inadéquates, ou qu’elle se sont révélées telles, il peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Cette action peut comprendre des démonstrations, des mesures de blocus et d’autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de membres des Nations Unies.

  1. The Hindustan Times, New Delhi, 6 janvier 1966.
  2. C’est-à-dire le Premier ministre de l’Inde et le président du Pakistan.
  3. The Washington Post, dimanche 9 janvier 1966.
  4. The New York Times, 9 janvier 1966.
  5. The Guardian, 9 janvier 1966. C’est l’auteur qui met le fait en relief.
  6. The Hindustan Times, New Delhi, 9 janvier 1966.
  7. Times of India, New Delhi, 9 janvier 1966.
  8. The Pakistan Times, 9 janvier 1966.
  9. The Dawn, Karachi, 9 janvier 1966.
  10. The Times, Londres, 9 janvier 1966.
  11. The New York Times, 9 janvier 1966.
  12. The Observer, Londres, 9 janvier 1966.
  13. The New York Times, 9 janvier 1966.
  14. The Times, Londres, 10 janvier 1966.
  15. The New York Times, 10 janvier 1966.
  16. The Statesman, New Delhi, 10 janvier 1966.
  17. The Hindustan Times, New Delhi, 10 janvier 1966.
  18. The Indian Express, 10 janvier 1966.
  19. The New York Times, 10 janvier 1966.
  20. The Times, Londres, 10 janvier 1966.
  21. The Washington Post, 10 janvier 1966.

Chapitre 32

  1. Ayub Khan, p. 400.
  2. The Washington Post, 11 janvier 1966.

Chapitre 33

Pas de notes.

Epilogue

  1. The Analects by Confucius (Harmondsworth, Penguin Books), Book XVI, pp. 140-141.

Annexe 1

Pas de notes.

Annexe 2

  1. The Hindustan Times, New Delhi, 2 janvier 1966.
  2. Ibid., New Delhi, 13 janvier 1966.
  3. Ibid., New Delhi, 12 janvier 1966.
  4. Ibid., New Delhi, 12 janvier 1966.
  5. Ibid., New Delhi, 12 janvier 1966.
  6. The Indian Express, 12 janvier 1966.
  7. The Statesman, New Delhi, 12 janvier 1966.
  8. The Hindustan Times, New Delhi, 12 janvier 1966.
  9. voir Inder Malhotra, Indira Gandhi, A Personal and Political Biography, p. 83.
  10. Voir Frank Moraes, ‘A Grievous Loss’ (« Une perte douloureuse ») dans The Indian Express, 12 janvier 1966.

Sélection bibliographique

Les ouvrages publiés sur Lal Bahadur Shastri comprennent un grand nombre de biographies et d’esquisses biographiques, qui couvrent généralement un domaine limité. Egalement, dans des volumes de commémoration, on trouve de courts articles où d’éminents dirigeants politiques et autres rapportent leurs propres souvenirs et impressions en présentant les différentes facettes de la vertu de M. Shastri. Tout ceci fournit un excellent matériau.

Deux livres publient des informations intéressantes sur la manière dont le Pakistan a préparé et conduit la guerre indo-pakistanaise de 1965. Ils sont l’oeuvre d’auteurs pakistanais importants et bien informés : le commandant en chef de l’armée pakistanaise de l’époque, le général (en retraite) Mohammed Musa, et celui qui était alors secrétaire à l’Information du Gouvernement pakistanais, Altaf Gauhar. J’ai fait usage de ces renseignements pour expliquer l’origine du conflit et son résultat.

J’ai obtenu des documents officiels déclassifiés sur les relations entre l’Inde, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’URSS, le Pakistan et la Chine, à la bibliothèqueLyndon Baines Johnson à Austin, au Texas (Etats-Unis). Ceux-ci contiennent des informations authentiques et, autant que je le sache, non encore publiées à ce jour. J’ai cité de larges extraits de ces documents pour expliquer l’attitude des Etats-Unis, de l’URSS, du Royaume-Uni et de la Chine envers l’Inde et le Pakistan, pendant le mandat du Premier ministre Shastri, surtout au cours de journées critiques de la guerre indo-pakistanaise.

Des journaux et quotidiens contemporains en Inde, au Pakistan, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, m’ont fourni une excellente source d’informations et de commentaires au jour le jour, sur des événements importants dans différentes parties du monde. La British Newspaper Library (le département des périodiques de la bibliothèque britannique) de Colindale à Londres constitue une mine remarquable d’informations sur tous les journaux importants publiés en anglais dans le monde entier, grâce à la technique des microfiches. Cette bibliothèque m’a procuré des renseignements extrêmement intéressants.

En ce qui concerne les débuts de la vie de M. Shastri, les matériaux disponibles ne permettaient pas d’expliquer le développement de sa personnalité et l’ensemble impressionnant de ses qualités morales. Aussi me suis-je rendu à Ramnagar, Mizrapur et Varanasi, où Shastri avait passé son enfance et sa jeunesse dans un collège secondaire, puis à Kashi Vidya Peeth, où il obtint un diplôme avec mention spéciale. J’y ai rendu visite à quelques-uns de ses amis et relations. Ces rencontres m’ont été très profitables : j’y ai acquis des renseignements de première main, surtout auprès de son condisciple et ami de toujours, le pandit Raja Ram Shastri. Les chapitres qui portent sur les débuts de la vie de Shastri s’appuient essentiellement sur cette source première d’informations authentiques.

Tout ceci me donnait satisfaction, mais une chose me préoccupait toujours : j’avais reçu, de la part de ceux qui m’encourageaient, le ferme conseil de dénicher quelques « squelettes dans le placard » au sujet de M. Shastri, et de les dévoilerparallèlement au récit de ses qualités, afin de proposer une image « équilibrée » et d’établir mon objectivité. En conséquence, je demandai aux amis et relations de M. Shastri de me fournir des renseignements « intéressants ». Sans succès !

Un jour que je me trouvais à Varasani, où habite mon neveu, Kailash Narain Srivastava, celui-ci me suggéra d’avoir un entretien avec M. Rohit Mehta, théosophe et humaniste de renommée internationale, qui avait la réputation de dire la vérité en toutes circonstances. Nous lui avons rendu visite tous deux : contemporain de M. Shastri, il portait ses quatre-vingt-cinq ans dans une forme remarquable. M. Mehta était ravi que j’écrive une biographie de M. Shastri. « C’était un grand homme, » dit-il, « un homme vertueux. » Je lui demandai ensuite sans détour : « Présentait-il un défaut de caractère, des faiblesses ? » De toute évidence, M. Mehta ne s’attendait pas à une telle question à propos de Shastri. Il fut surpris. Il réfléchit pendant une bonne minute : « Non, pas à ma connaissance, rien dont j’aie entendu parler, » dit-il. Après une pause, il ajouta avec insistance : « Non, il ne présentait aucune faiblesse. »

Livres

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Livres/Brochures

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  2. Kashmir, Text of Speeches by Mahomedali Currim Chagla, Union Minister of Education and Leader of the Indian Delegation, in the Security Council on 17, 18 and 20 September 1965, External Publicity Division, New Delhi.
  3. Kashmir in Security Council, Text of Documents 2-7 September 1965, External Publicity Division, Ministry of External Affairs, New-Delhi.
  4. Kashmir, Text of Speeches by Mahomedali Currim Chagla, Union Minister of Education and Leader of the Indian Delegation, in the Security Council on 5 and 10 February and 7, 12 and 18 May 1964, Information Service of India, New Delhi.
  5. Memorandum of the Planning Commission on Fourth Five Year Plan, by the Planning Commission, Government of India.

Archives

  1. Lyndon B. Johnson Library, Austin, Texas, USA, White House Papers and Other Documents.
  2. Yale University Library, Connecticut, USA, Chester Bowles Papers.
  3. The British Library, Newspaper Library, Colindale, London.

Contemporary Newspapers of India, Pakistan, UK and USA.

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Le Quotidien du Peuple.

Index

Abdullah, Mohammad (Cheik), 79, 128, 142, 143, 146, 193, 196, 214, 330, 374

Acte de Gouvernement de L’Inde (L’), 141

Acte sur les Langues officielles (L’) 1963, 68, 119, 120, 121, 125, 126, 127

Affaires étrangères – sous Shastri

Visite à l’Union soviétique, 136

Visite à Londres, 133, 134

Visite au Canada, 137

Visite au Etats-Unis, 164, 165

Visite au Népal, 137

Ahmad Aziz, 164, 174, 175, 176, 177, 190, 196, 207, 308, 352

Alagesan, O.V, 125, 126

Ali, Liaquat, 54

Allahabad, VI, 11, 17, 24, 25, 37, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 52, 56, 58, 64, 65, 128, 280, 305

Alliance militaire américano-pakistanaise, 149, 150

All-India Jamiat-Ulema, 305

Amritsar, 176, 193, 194, 222, 223, 232, 238, 267, 268, 269, 293, 297, 306

Anand Bhawan, 52

Armée pakistanaise, 175, 176, 183, 189, 190, 191, 194, 198, 202, 203, 205, 208, 209, 211, 222, 223, 225, 229, 239, 269, 270, 272, 276, 277

asangraha, 36

Ashram de Gandhi

à Bénarès, 33

à Wardha, 37

Assal Uttar, bataille d’, 238, 269, 270, 276

Assam

émeutes, 66

formule de Shastri, 67

aswad, 37

Attlee, Clement, 55, 84

Autonomie (Swaraj), 24, 31

Aviation indienne, 209, 211, 218, 220, 222, 232, 235, 266, 270, 272, 273, 274, 275

Aviation pakistanaise, 209, 223, 232, 236, 265, 266, 274, 275, 277, 297

Azad, Abul Kalam, 11, 34, 51, 280

Ball, G, 151, 156, 161, 162, 178, 179

Bandaranaike, S, 132, 133

Barmer, 212, 267

Bénarès, 11, 24, 28, 30, 31, 32, 33, 34, 41, 50, 280

Bhaktavatsalam, M., 127

Bhutto, Z.A., 12, 132, 155, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 174, 175, 176, 177, 181, 190, 192, 193, 196, 198, 202, 207, 208, 217, 218, 238, 239, 262, 282, 288, 289, 290, 291, 295, 299, 301, 303, 308, 314, 315, 323, 333, 336, 338, 343, 346, 347, 353, 356, 371

Birla, G.D., 298

Bowles, C., 11, 117, 148, 151, 157, 158, 162, 164, 177, 179, 215, 217, 218, 226, 236, 280, 307, 360, 372, 378

Brejnev, 136, 170, 240, 313, 314

Brines, R., 186, 188, 191, 267, 270, 271

Bundy, McGeorge, 151, 152, 158, 178

Bureau Central d’Investigation, 71, 75

Cachemire, 75, 76, 77, 78, 79, 91, 128, 136, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 150, 151, 154, 155, 156, 157, 162, 163, 164, 165, 169, 170, 171, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 181, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 238, 239, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 251, 252, 253, 258, 261, 262, 263, 269, 270, 272, 276, 277, 285, 286, 288, 290, 291, 293, 294, 295, 296, 298, 299, 300, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 310, 311, 312, 320, 321, 323, 324, 326, 328, 329, 330, 331, 332, 334, 335, 336, 338, 339, 340, 342, 343, 344, 345, 346, 347, 349, 350, 353, 354, 371, 374

Cellule du Cachemire, 164, 175

Chagla, M.C., 67, 104, 163, 215, 261, 262, 283, 285, 286

Chaudhuri, J.N. (général), 12, 183, 186, 196, 198, 203, 209, 212, 222, 230, 239, 240, 266, 270, 274, 277, 280, 283, 293, 296, 305, 306, 319, 359, 376

Chavan, Y.B., 13, 82, 85, 86, 92, 104, 113, 114, 183, 209, 211, 222, 229, 240, 283, 296, 298, 305, 321, 329, 332, 333, 336, 347, 357, 359, 370, 377

Chine, III, 68, 71, 110, 135, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 159, 160, 161, 162, 164, 165, 167, 168, 170, 171, 177, 178, 189, 199, 204, 210, 212, 214, 218, 224, 226, 230, 235, 236, 246, 247, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 281, 282, 289, 294, 303, 304, 308, 309, 310, 311, 325, 326, 340, 374

Chittaranjan – Usine de locomotives, 63

Chugh, R.N. (Dr), V, 357, 358, 364, 365, 366, 367, 370

Churchill, Winston, 51, 52, 54, 57, 84

Cinquième Congrès pan indien de la jeunesse, 68

Comité du Congrès pan-indien, 43, 51

Commission centrale de vigilance, 114

Commission des réformes administratives, 71, 114

Commission du Plan, VI, 62, 92, 95, 106, 107, 108, 381

Commission Santhanam, 71, 114

Conférence au sommet des pays non-alignés, 1964, 174

Conférence de Tashkent, 303, 304, 305, 311, 313, 315, 316, 319, 320, 332, 334, 336, 338, 340, 344, 345, 355, 364, 371

Conférence des Premiers Ministres du Commonwealth, 106

Conflit indo-pakistanais

> 215, 226, 233, 235, 236, 242, 274, 275, 276, 288, 303, 307, 309, 340

> et l’URSS, 226

> et la Chine, 235

attaque aérienne sur Kalaikunda, 236, 275

Congrès national indien

> 24, 28, 30, 31, 33, 44, 45, 46, 47, 52, 60, 72, 73, 86, 101, 168

> Comité du Congrès de la Province d’Uttar Pradesh (UPCC), 48

> Commission de travail, 18, 54, 58, 60, 72, 73, 74, 86, 87, 126, 127, 302

> élection à la fonction de Président, 60

> Parti parlementaire, 18, 60, 78, 81, 82, 86, 87, 88, 112, 126, 186, 306

> rapport de Lal Bahadur Shastri, 49

> satyagraha individuelle, 51

> session de Bhubaneshwar, 73

> session de Nagpur, 1920, 33, 34

> soixante-huitième session annuelle, 73

> vingt-et-unième session, 28

Conseil national du développement, 95, 222

Conseil révolutionnaire, 193, 196, 200

Contrôle des institutuons – philosophie de Shastri, 97

Corporation du commerce des céréales, 110

Crise alimentaire (la), 115

Crise de Suez, 150

Crise sur la question linguistique (la), 119, 128

Das, Bhagwan (Dr), 11, 34, 35, 38, 280

Davis, H., 119

Dayanand High School, 28

Déclaration de Tashkent

> 22, 336, 347, 348, 349, 352, 353, 354, 364, 365, 366, 369, 370

> position de l’URSS, 314, 315

Défense – sous Shastri, 92, 113

Desai, Morarji, 64, 71, 72, 73, 74, 82, 84, 85, 86, 87, 88, 102, 106, 126, 127, 360

Devi, Ram Dulari, 24, 25, 28, 32

dharma, 30, 31, 32

Diwan-e-Ghalib, 35

Dulles, J.F., 147, 219

Dzédong, Mao, 199

Ecole des Ingénieurs de la Marine de Bombay (L’), 64

Eisenhower, D., 147, 149, 150, 219

En Lai, Zhou, 153, 164, 171, 199, 210, 235, 253, 289, 309

Fédération des industries britanniques, 133

Force de protection des Chemins de fer, 63

Freeman, J., 185, 213, 360, 372

Freeman, O.L., 116, 119

Fulbright, W.J., 148

Galbraith, J.K., 151, 152, 302

Gandhi, Indira, 45, 79, 82, 84, 85, 87, 89, 102, 103, 104, 107, 121, 125, 299, 377, 378

Gandhi, M.K., 21, 24, 27, 30, 31, 32, 34, 36, 37, 39, 46, 51, 54, 58, 85, 89, 101, 111, 124, 132, 142, 145, 261, 360

Gandhi-Irwin, Pacte, 46

Gange, Projet de pont sur le, 63

Gauhar, Altaf,, 192, 194, 196, 198, 207, 270, 276, 281, 282, 289, 308, 314, 340, 341, 344, 345

Gokhale, Gopal Krishna, 28, 30, 39

Goldberg, A., 219, 220, 226, 290, 291, 300, 310

Gromyko, 306, 333, 334, 335, 338, 339, 341, 342, 343, 345, 346, 347, 349, 357, 359, 370

Gupta, Shiv Prasad, 33, 34

Haji Pir, col, 205, 284, 285, 298, 299, 300, 302, 303, 306, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 332, 354, 355

Harish Chandra High School (Collège), VI, 28, 30, 32, 34

Harriman, A., 113, 130, 131, 156, 178, 179, 307

Harrison, S.S., 149, 277

Hazratbal, vol au sanctuaire, 75, 76, 77, 79

Ibrahim, Hafiz Mohammad, 48

Ichhogil, canal, 267, 268, 269, 274, 297

Industrialisation rurale, 108

Invasion chinoise, 68, 71, 90, 91, 92, 113, 209, 281, 376

Iran, 233, 234, 298

Ismail, Mohammad, 223, 251

Iyer, C.P. Ramaswamy, 67

Jallianwalla Bagh, 31

Jan Sangh, 109, 183, 186, 365, 373, 415

Jha, C.S., VI, 13, 213, 215, 227, 336, 341, 349, 357

Jha, L.K., 13, 19, 105, 106, 305, 336, 357

Jinnah, M.A., 54, 138, 140, 329

Johnson, L.B

> V, 113, 116, 117, 118, 130, 131, 132, 134, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 164, 165, 178, 179, 180, 218, 219, 226, 230, 231, 232, 233, 238, 240, 244, 256, 263, 282, 291, 295, 296, 300, 302, 303, 307, 308, 309, 310, 311, 328, 346, 353, 372, 378, 389

> et Bhutto, 160, 161

> lettre à Shastri, 130

> lettre de Shastri, 131

Kamaraj, K

> 73

>.Plan Kamaraj

> 71, 89

>démission de Shastri, 72

Kanjarkot, 181, 182, 183

Kashi Vidya Peeth, VI, 11, 34, 37, 39, 280

Keelor, T., 12, 214, 222, 273, 280, 297, 376

Kennedy, J.F., 22, 92, 112, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 160, 161, 162, 178, 179, 281, 308

Kennedy, J.F.

et la Résolution indienne, 157

Khan, Asghar (général de corps aérien), 187, 270, 356

Khan, Mohammad Ayub

> 21, 159, 173, 175, 177, 181, 188, 192, 204, 208, 238, 242, 243, 244, 247, 249, 262, 315, 322, 345, 351, 353, 357, 358, 371, 375

> Conférence de Tashkent, 320

> Opération Faucon du Désert, 181

> Opération Gibraltar, 190

> Opération Grand Chelem, 210, 217, 221, 224

> pourparlers sur le Cachemire avec Shastri, 173

> préparation de Tashkent, 308

Khem Karan voir aussi Assal Uttar, 193, 238, 239, 269, 270, 276, 297, 332

Khrouchtchev, N., 111, 113, 313

Kidwai, Rafi Ahmed, 48

Knowland, W., 149

Komer, R.W., 151, 152, 158, 163, 178, 179, 309, 310

Kossyguine, A., 12, 13, 21, 42, 130, 131, 132, 135, 136, 165, 226, 240, 284, 289, 295, 302, 303, 304, 306, 313, 314, 315, 320, 321, 322, 323, 324, 327, 328, 331, 332, 333, 334, 336, 337, 338, 341, 342, 343, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 352, 353, 355, 356, 357, 358, 359, 360, 364, 370, 371

Kripalani, 33, 60, 91, 251, 284, 285

Krishna Menon, V.K., 73, 82, 84, 87, 92, 153, 297

Krishnamachari, T.T.

> 64, 79, 85, 86, 103, 107, 116, 121, 241, 316, 317, 318, 319, 377

> démission, 316

Kulkarni, S.R., 118

Kumaramangalam, P.P. (général), VI, 12, 13, 92, 266, 280, 305, 336, 355, 376

Kutch – l’Accord de, 186, 187

Lal, Darbari (Munshi), 25, 28

Lal, Hazari (Munshi), 24, 25

Lal, Nand (Babu), 24, 25

Lal, P.C., 273

Lal, Purshottam, 25

Lénine, V., 111, 136, 167

Ligne de cessez-le-feu, 144, 190, 191, 192, 193, 194, 199, 200, 202, 203, 205, 209, 210, 213, 214, 219, 220, 221, 225, 226, 228, 231, 232, 233, 238, 243, 248, 252, 272, 284, 288, 289, 290, 299, 300, 303, 325, 326, 329, 331, 337, 346, 350, 352, 354

Ligue musulmane, 50, 54, 55, 223, 305

Lucknow, 14, 15, 38, 42, 48, 56, 58, 60, 63, 376, 397, 415

Macmillan, H., 154, 156

Mahalanobis – modèle, 108, 109

Malaviya, K.D., 73

Malaviya, Madan Mohan, 31

Malik, Akhtar Husain (général, 189, 190, 192, 207

Mankekar, D.R., 48, 49, 50, 58, 60, 61, 65, 68, 73, 78, 268, 276

Maxwell, Reginald, 51, 52, 162

McConaughy, 152, 155, 158, 232, 238

McNamara, R., 113, 151, 157, 158

Mehta, Jagat, 254

Mian, Budhan (Maulavi), 25

Minto-Morley – Réformes de 1909, 138

Misra, Nishkameshwar, VI, 29, 30, 32

Mission Cripps, 51

Mission du Gouvernement Attlee, 1946, 55

Mohammad, Bakshi Ghulam, 76, 78

Moraes, F., 82, 94, 100, 373, 375, 378

Morning News, 288

Morozov, P., 227, 228

Mountbatten, Louis (Lord), 55, 140, 141, 142, 146, 329, 360

Mouvement ‘Quittez l’Inde’, 21, 51, 52, 54, 59

Mouvement de désobéissance civile

boycott des produits étrangers, 46

lancement, 46

Mouvement de Désobéissance Civile

campagne anti-loyer, 46, 47

marche du sel satyagraha, 46, 47

transfert de pouvoir, 49

Mouvement de non-coopération, 30, 31, 89

Mouvement Swadeshi, 29, 298

Mudaliar, A.R., 63

Mukherjee, H., 110, 111, 183, 373

Musa, Mohammad (général), 175, 176, 190, 192, 193, 198, 207, 208, 221, 223, 270, 289

My Version (Musa), 175, 223, 388

Nanda, G., 73, 74, 79, 85, 86, 87, 88, 102, 103, 121, 183, 359, 370, 377

Narayan, Jaya Prakash, 81, 82

Nasser, G.A., 11, 22, 132, 150, 240, 280, 297

Nath Pai, 80, 91

Nations Unies (ONU)

> Groupe d’observateurs (UNMOGIP), 219, 220, 221, 229

Nations Unies (ONU)

> 54, 138, 141, 142, 143, 145, 146, 169, 185, 190, 199, 202, 203, 204, 205, 211, 212, 213, 215, 219, 220, 225, 226, 227, 229, 233, 243, 247, 249, 250, 259, 260, 261, 285, 288, 289, 291, 294, 297, 298, 301, 305, 306, 314, 323, 325, 326, 329, 330, 336, 343, 350, 352, 353

> Conseil de sécurité, 138, 142, 143, 144, 145, 146, 150, 162, 163, 169, 170, 171, 199, 204, 205, 210, 212, 215, 218, 219, 220, 221, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 231, 232, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 257, 259, 260, 261, 262, 263, 283, 284, 286, 288, 289, 290, 291, 294, 297, 298, 299, 300, 301, 303, 306, 311, 312, 314, 315, 320, 324, 325, 326, 328, 329, 332, 333, 346, 352, 354

> III, 91, 145, 146, 185, 192, 202, 203, 205, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 226, 227, 231, 232, 234, 235, 236, 238, 240, 241, 243, 244, 246, 257, 259, 260, 261, 263, 283, 285, 288, 291, 293, 297, 299, 300, 301, 306, 309, 310, 311, 313, 326, 328, 330, 334, 335, 343, 346, 347, 354, 377

Nehru, B.K., 153, 161, 202, 219, 307

Nehru, Jawaharlal

> VI, 15, 16, 18, 22, 34, 41, 49, 51, 55, 56, 58, 85, 88, 89, 107, 111, 113, 122, 124, 142, 145, 150, 167, 169, 247, 281, 286, 360, 374

> mort de, 85, 86, 104

> sur la question de la succession, 82, 83, 84, 85, 89

> sur la Russie, 167

> sur un gouvernement collectif, 89

Nehru’s Mantle – The Politics of Succession in India (Brecher), 105

New York Herald Tribune, 148

Nijalingappa, S., 74

Nimmo, R.H. (général), 203, 204, 205, 216, 220, 231, 239, 288, 301

Nixon, R., 149, 150, 151

Opération Faucon du désert (Pakistan), 181, 186

Opération Gibraltar  (Pakistan)

>, 189, 192, 196, 198, 207, 270

> débats parlementaires sur, 205

> et les nations Unies, 203, 205

> et l’Union soviétique, 204

Opération Grand Chelem (Pakistan)

>, 191, 192, 193, 207, 208, 209, 266, 268, 269

> et les Nations Unies, 212

> la Chine sur, 224

> l’Union soviétique sur, 224

Organisation du Traité Central (CENTO), 234

Organisation du traité pour l’Asie du Sud-Est Asiatique (OTASE), 149, 234

Pacte d’assistance de défense mutuelle 1954, 149

Pakistan, 12, 21, 22, 54, 55, 71, 75, 79, 91, 92, 93, 96, 132, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 169, 171, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 207, 209, 210, 212, 213, 214, 215, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 257, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 269, 270, 271, 274, 276, 277, 281, 283, 284, 285, 286, 288, 289, 290, 291, 293, 294, 295, 296, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 310, 311, 312, 313, 314, 320, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 338, 339, 340, 341, 343, 344, 345, 346, 348, 349, 350, 351, 352, 353, 354, 364, 366, 371, 374, 375, 376, 386, 394

Pande, B.N., VI, 44, 45, 173

Pandit, Vijay Lakshmi, 45, 48, 52, 128, 129, 285, 297

Pandit, Vijay Lakshmi

opposition à Shastri, 128

Pant, G.B., 48, 58, 66, 82, 379

Parthasarathi, G., 220, 227, 228, 261

Parti de la Conférence nationale, 76, 78

Parti du Congrès, Voir aussi Congrès National Indien, 18, 22, 32, 43, 44, 47, 48, 49, 50, 52, 55, 56, 57, 58, 60, 61, 64, 71, 78, 84, 86, 97, 101, 102, 110, 121, 126, 128, 129, 183, 186, 187, 202, 205, 218, 240, 301, 305

Parti Socialiste Praja, 183, 186, 365

Parti Swatantra, 109, 183, 373

Parti unioniste, 54

Partition du Bengale, 28

Patel, Vallabhbhai, 51, 60, 81, 142, 146

Patil, S.K., 72, 74, 82, 103, 377

Patnaik, B., 117

Phillora – bataille de, 239, 271

Plan de partition, 55

Plan Quinquennal

Troisième, 92, 95, 107

Prantiya Raksha Dal, 59

Prasad, Bindeshwari, 25, 27, 28

Prasad, Raghunath, VI, 28, 40

Prasad, Rajendra, 51, 61, 82, 170

Prasad, Rajeshwar, 19, 105

Prasad, Sharda, 24, 25

Pravda, 153, 167, 170

Programme d’alliance militaire, 147, 161, 162, 232, 233, 234, 264

Qasim, Mir, 78, 194, 293, 295, 307

Quotidien du Peuple (Le), 218, 244, 252

Radhakrishnan, S., 11, 97, 126, 162, 218, 239, 280, 307, 319, 359, 373

Rai, Lajpat (Lala), 29, 30, 33, 39, 40, 41, 43, 111

Ram, Jagjivan, 74, 85, 86, 87, 127

Rangaswami, K., 78, 79

Rann de Kutch, 134, 176, 181, 182, 183, 185, 186, 187, 188, 192, 202, 205, 224

rashtriya shiksha, 33

Reddi B. Gopala, 72

Reddy, N. Sanjiva, 74, 104, 125, 377

Réformes agraires, 49

Relations indo-américaines

> achat d’appareils MiG, 151

> agression chinoise, 153

> et le Cachemire :, 145, 146, 147, 155

> programme de défense aérienne, 155

Relations indo-népalaises, 71, 96

Relations indo-pakistanaises

>, 138, 173, 293

> et le Cachemire, 138

Relations indo-soviétiques

> 150

> Accord sur l’Acier, 1955, 169

> et l’agression chinoise, 170

> et le Cachemire, 169, 171

>Accord Commercial, 170

Résolutions du Conseil de sécurité

du 20 septembre, 259, 286, 289, 291, 299, 320

du 5 novembre, 306

du 6 septembre, 229, 333

Rusk, D., 113, 156, 158, 161, 165, 178, 179, 202, 219, 233, 236, 291, 360

Sadiq, G.M., 78, 79, 198, 307

Sahai, Jagannath, 357, 364, 365, 366, 367, 369

samanvay vad, 35, 44

Sanjivayya, D., 73, 74, 104, 125

Satyagraha, 416

Seconde Guerre mondiale, 50, 54, 139, 224, 264, 276

Serviteurs de la Société du Peuple

Centre Achhut Uddhar, 40

dans le district de Muzaffarnagar, 40, 41

Shahabuddin, K., 208

Shamsuddin, 76, 78

Sharma, M.M.N., 357, 365, 366

Sharma, Vichitra Narayan, 33

Shastri, Algu Rai, 31, 33, 34, 37, 39, 40

Shastri, Hari Krishna, 22, 47, 358, 359, 360

Shastri, Lalita, 11, 22, 41, 42, 50, 52, 280, 307, 359, 360

Shastri, Raja Ram, VI, 11, 31, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 280

Shrimali, K.L., 72

Sialkot, 140, 207, 212, 224, 230, 239, 267, 270, 271, 274, 275, 276, 277, 283, 297, 299, 325, 332, 333, 346

Singh, Arjan (chef de corps d’armée aérienne), VI, 12, 187, 209, 213, 230, 236, 239, 240, 272, 274, 280, 283, 305, 306, 355, 359, 376

Singh, Harbaksh (général de corps d’armée), VI, 12, 223, 265, 267, 268, 277, 280, 296, 306, 376

Singh, Karan, 77, 78, 239, 269

Singh, L.P., VI, 13, 99, 100, 212, 305, 306, 336, 357, 370

Singh, Swaran, 13, 103, 129, 132, 183, 213, 239, 283, 293, 299, 305, 315, 321, 329, 336, 357, 370

Singh, Tribhuvan Narain, 31, 33

Socialisme démocratique, 73, 93, 111

Spiro, David (Dr), V, 367, 368

Subramaniam, C., 103, 104, 106, 115, 116, 117, 118, 121, 122, 125, 126, 130, 131, 295, 302

Table Ronde, 46

Talbot, 178, 179, 233

Tandon, Purshottam, VI, 11, 41, 43, 49, 50, 60, 280

Tachkent, 21, 22, 24, 130, 131, 132, 136, 289, 303, 304, 305, 306, 307, 308, 310, 311, 313, 314, 315, 316, 320, 321, 322, 326, 331, 332, 336, 338, 339, 340, 341, 343, 344, 345, 349, 350, 351, 352, 353, 354, 356, 358, 360, 365, 366, 367, 368, 370, 372, 373, 374, 375, 376

Taylor, Maxwell (général), 158, 160, 161, 162

Teen Murti House, 104

Thant, U

> 202, 203, 204, 205, 214, 219, 227, 229, 233, 234, 237, 238, 239, 243, 244, 245, 247, 260, 283, 301, 354

>visite en Inde et au Pakistan, 238

The Dawn, 196, 218

The Economist, 214

The First Round-Indo-Pakistan War 1965 (Khan), 270

The Guardian, 83, 199, 331

The Hindustan Times, V, 100, 108, 120, 133, 148, 185, 194, 204, 298

The Indian Express, 94, 100, 373

The New York Times, 229, 308

The Statesman, 100

The Telegraph, 199

Tibet/Sikkim – problème de la frontière, 254, 256, 257

Tilak, Bal Gangadhar, 29, 30, 111

Tito, 11, 132, 137, 150, 240, 280

Vajpayee, A.B., 109, 183, 365, 373

Vira, Dharma, VI, 85, 98, 99, 100, 105, 115, 212

Vishwanathan, 75, 76, 77

Wavell (Lord), 54

West, Iain (Dr, VII, 368

Wilson, H., 11, 133, 134, 184, 185, 213, 218, 224, 225, 226, 256, 280, 300, 303, 328

Yi, Chen, 164, 171, 218, 235, 252, 289

Zaheer, Syed Ali, 48

Zamiatine, L.M., 313, 314, 315, 320, 333, 341, 342, 346, 347, 352

Glossaire des termes non anglophones

Remarques : Les définitions sont contextuelles et non exhaustives.

Les pluriels correspondent à l’usage dans le texte.

Entrées :

Afridis : importante tribu guerrière pachtoun de la Province Frontière Nord-Ouest du Pakistan.

Anna : ancienne monnaie indienne inférieure à une roupie (un seizième de roupie, en vigueur avant 1960)

Aparigraha : détachement vis-à-vis des possessions matérielles.

Arjuna : héros de l’épopée du Mahabharata, à qui le Dieu Krishna enseigne les voies du yoga dans la Bhagavad Gita

Asangrah : principe philosophique édifié par Gandhi. Ne pas acquérir, accumuler ou consommer plus que sesbesoins essentiels.

Ashram : maison communautaire dont les membres partagent les mêmes principes de vie.

Aswad :détachement par rapport au goût de la nourriture.

Babuji : terme utilisé pour s’adresser à un homme respecté.

Bhagavad Gita : texte sacré fondamental de l’hindouisme présentant l’enseignement du seigneur Krishna.

Bindu : point, voir tika.

Bismillah : signifie en arabe « Au nom de Dieu » et précède souvent un texte ou un acte important.

Charkha :rouet.

Chappal : tongues en cuir.

Chéla : disciple.

Didar : examen.

Déshi :local, du pays.

Dalits : (lit. « les opprimés ») nom que se donnent les « intouchables » ou hors-castes. Ils représentent environ 170 millions de personnes en Inde.

Dharma :code pour une conduite droite, entre devoirs moraux et sociaux.

Dhoti : vêtement noué autour de la taille par les Indiens.

Diwali : fête hindouiste, dite aussi « Fête des lumières », ayant lieu fin octobre, début novembre, et durant laquelle on s’offre des cadeaux et l’on allume de nombreux feux d’artifice.

Ghat : désigne les marches qui couvrent une berge et permettent d’accéder au cours d’eau.

Gurdwara : lieux de culte des Sikhs.

Guru : précepteur ; gourou.

Gurukul : l’endroit où le gourou enseigne à ses disciples.

Hartal : grève générale (acte politique).

Imambaras : constructions ou immeubles faits par et pour les rois musulmans de l’Inde.

Jagir : petit territoire accordé par un souverain à un chef des armées.

Janta : publique  

Jan Sangh: ancien parti politique indien (parti de droite).

Jats : régiment d’infanterie de l’armée indienne ; un des plus anciens régiments et un des plus décorés.

Jawans : soldats indiens.

– ji : suffixe indiquant le respect pour celui à qui ou dont parle. Exemples : Babuji., Bahadurji, Gandhiji, Mataji, Panditji, Shastriji.

Jodhpuri :manteau jodhpuri, provenant de la ville de Jodhpur, dans l’Etat du Rajasthan en Inde.

karma : (lit.) Action

Karma Yoga : yoga de l’action détachée, enseigné par Shri Krishna.

Kshétra : endroit, domaine à travers lequel le karma yogi peut mettre en pratique ses convictions et son ascèse.

Khadi : tissu traditionnel en coton filé à la main avec un rouet.

Kisan : paysan agriculteur ou cultivateur.

Kurta : longue chemise traditionnelle en coton ou en soie portée par les hommes

Kurukshétra : champ de bataille dans l’épopée du Mahabharata, où s’opposent le clan des pandavas (soutenus par le Dieu Krishna) et les Kauravas.

Lakhnavi Tahzib : façon traditionnelle qu’ont les gens de Lucknow, ville du Nord de l’Inde, d’entrer en contact avec d’autres personnes, par la parole ou le comportement. (voir Tahzib).

Lathi : long bâton en bambou, notamment utilisé par la police comme matraque.

Lota : pot, gobelet.

maharaja : grand roi.

Mahatma : grande âme.

Mama : oncle maternel.

Maulvi : titre religieux islamique souvent donné aux professeurs ou aux clercs religieux.

Mausa : le mari de la tante maternelle (oncle maternel par alliance).

Méla : foire.

Naib tashildar : grade de sous-officier dans le Gouvernement indien.

Nishkama : (lit.)sans désir

Paisa : Avant 1960 le quart d’un anna ; depuis 1960 le centième d’une roupie.

Pandit : personne qui maîtrise un sujet, maître.

Parsis : adeptes du parsisme, confession dérivée du zoroastrisme. Originaires de Perse, ils s’installèrent en Inde au VIIIe siècle.

Ramayana : épopée narrant la vie du seigneur Rama.

Rashtriya shiksha : système de l’éducation nationale.

Rishi : sage.

Roupie : monnaie indienne (divisée en 16 annas de 4 paisas avant 1960 ; divisée ensuite en 100 nayas-paisas).

Sag : un plat comme le curry indien que l’on mange avec les galettes de pain indien (Roti, Chapati).

Sabha : « maison, assemblée, conseil » : Lok Sabha, la Chambre du peuple (équivalent du Parlement) ; Rajya Sabha, Conseil des Etats (équivalent du Sénat).

Samadhi : le samadhi du Mahatma Gandhi, lieu de l’incinération où l’âme de Gandhi a quitté son corps pour rejoindre Dieu.

Samanvay vad : philosophie de l’intégration, de l’unification.

Saropas : habits honorifiques

Satyagraha:littéralement, « saisir la vérité ». Principe de désobéissance civile non-violente employé par le Mahatma Gandhi contre les Anglais. Appliqué individuellement (grêve de la faim, discours…) ou collectivement (marches, grêves…).

Shastra : écritures

Shastri : titre reçu pour undiplôme de quatre ans d’études, délivré par la première université utilisant la langue hindi, créée par le Mahatma Gandhi . Lal Bahadur fut l’un des premiers étudiants à y avoir été formé.

Sikhs : communauté religieuse qui suit les enseignements du maître spirituel Guru Nanak (16ème siecle) consignés dans un livre, le Guru Granth. Les sikhs refusent notammentle système de castes de l’hindouisme.

Swadéshi :autonomie, indépendance.

Swaraj : autonomie politique, autodétermination, autodiscipline.

Tahzib : étiquette, code social.

Thali : grande assiette indienne rassemblant l’ensemble du repas comme sur comme un plateau.

Tika : ou « bindu » ; marque rouge portée sur le front des hindous ; signe religieux et aussi du statut de femme mariée.

Urdu : langue officielle du Pakistan.

Ustad : maître, expert.

Vijay Ghat : lieu où Lal Bahadur Shastri a été incinéré, tout proche de Raj Ghat pour Gandhi et de Shanti Van pour Jawaharlal Nehru .

Vir Chakra : haute récompense honorifique.

Yuga : ère ; époque. Yuga dharma (chapitre 1) : le devoir de l’époque.

Zamindari : propriétaires fonciers.

Ziarat : lieu saint musulman (associé à un tombeau ou à une relique).

Sigles

AICC – All India Congress Committee (Comité du Congrès pan-indien)

AID – Agency for International Development

CENTO – Central Treaty Organization

DMK – Dravida Munnetra Kazhagam

IAF – Indian air Force (Aviation indienne)

IAS – Indian Administrative Service

INR – Bureau of Intelligence and Research (Etats Unis)

MAP – Military Alliance programme

NEA – National Education Association

NEFA– North Eastern Frontier Agency

NSC– National Security Council (Etat-Unis)

NSF – National Science Foundation (Etats Unis)

PAF– Pakistan Air Force (Aviation pakistanaise)

PSP – Praja Socialist Party

SCOR – Security Council Official Records

SMS – Shastri Memorial Souvenir

UNMOGIP – United Nations Military Observer Group

UNI United Times of India

Vr. Ch. (Vr. C., VrC) – Vir Chakra

1 NDT : Littéralement en hindi, « rive de la victoire »

2 NDT : Parti socialiste Praja

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Trois professeurs et cinq étudiants condisciples de Shastri en philosophie, Kashi Vidya Peeth, Bénarès. De gauche à droite  : Janardan Pati Tripathy, Dularey Sahai, le pandit Gopal Shastri, Ram Sakhe Singh, le Dr Bhagwan Das, le pandit Raja RaShastri, le Dr Sampurnanand et Lal Bahadur Shastri (Photo prise en 1925)

Shastri avec sa fille Suman (à sa droite) et deux de ses petits-enfants. L’auteur, sa femme Nirmala(à gauche de Shastri) et ses filles, Kalpana (à l’extrême gauche) et Sadhana (à l’extrême droite)
rendent visite aux Shastri à l’occasion de Diwali.
Shastri est accueilli par Kossyguine à Tachkent, le 3 janvier 1966
Avec Ayub à Tachkent, le 5 janvier 1966. A ce stade, c’est le désaccord complet.
Poignée de mains entre Shastri, Ayub et Kossyguine juste avant la signature de la Déclaration de Tachkent. Bhutto ne semble guère heureux.
L’angoisse de la fin : Ayub et Kossyguine tiennent les cordons du poêle du cercueil de Shastri.

L’auteur, C.P. Srivastava, a été l’assistant personnel de Shastri pendant plusieurs années, jusqu’aux derniers jours de la vie du Premier ministre à Tachkent. Pour écrire cette biographie très détaillée, il a recueilli un grand nombre de documents originaux provenant des Etats-Unis, a interviewé les bureaucrates, politiciens et diplomates qui ont suivi les pas de Shastri en Inde et à l’étranger. De plus, il a consulté des experts médicaux pour établir la vérité vraie sur la mort de Shastri.

C.P. Srivastava a servi comme haut fonctionnaire durant toute sa carrière. Tout d’abord en Inde, son pays, comme secrétaire privé de Shastri, qui fut ministre dans le gouvernement de Nehru, puis Premier ministre en 1964-66. Après la mort de Shastri, il a servi en tant que Président et Directeur Général de la Shipping Corporation de l’Inde. Et en 1972, il a reçu la troisième plus haute distinction accordée à un civil en Inde, la Padma Bushan.

Ensuite à Londres, au poste de Secrétaire général de l’Organisation maritime internationale des Nations Unies, où il fut élu en 1974, pour un mandat de quatre ans, et où il fut réélu à l’unanimité trois fois de suite. A la retraite, il a été désigné comme Secrétaire général émérite, le seul Indien à avoir été ainsi honoré par les Nations Unies. Il a également été chancelier émérite fondateur de l’Université maritime mondiale, conçue et créée par lui en 1983 sous l’égide de l’Organisation maritime internationale.

Ses réalisations exceptionnelles lui ont valu divers honneurs, dont le titre de chevalier commandeur de l’ordre de Saint Michel et Saint Georges (KCMG), conféré par la reine d’Angleterre, et ceux décernés par de nombreux autres rois et chefs d’Etat. En 2009, il a reçu la deuxième plus haute distinction accordée à un civil en Inde, la Padma Vibushan.